Notes
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[1]
Traduit de : Being seen or being watched ? A psychoanalytic perspective on body dysmorphia Int. J. Psychoanal. (2009) 90 : 753-771 par Patricia Waltz et relu par Céline Gür Gressot.
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[2]
Parker (2003) a écrit un excellent article sur « la haine du corps ».
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[3]
La majorité de ces patients avaient un diagnostic de trouble dysmorphophobique, ils ont été vus dans le cadre d’une institution publique. J’ai indiqué que j’avais vu le patient dans le cadre de ma pratique privée.
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[4]
L’Homme aux Loups en est un bon exemple avec les défauts imaginaires de son nez et son contrôle obsessionnel dans le miroir (voir Brunswick, 1971 ; Graham, communication personnelle).
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[5]
NdT : (m)other : jeu de mots intraduisible : le signifiant « autre » étant inclus dans le signifiant « mère ».
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[6]
Comme Schore (1994) le souligne, les systèmes neuromusculaires encodent les modes de relation d’objet précoce.
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[7]
NdT : look after : prendre soin, signifie littéralement regarder après.
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[8]
Je me réfère ici à la mère interne.
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[9]
Ce dernier est un sous-groupe de la « mère miroir déformant ».
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[10]
Je pense qu’il s’agit d’un facteur qui contribue parce que les dispositions innées du bébé interagissent de toute manière avec les réponses de la mère.
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[11]
Il est remarquable que, dans le trouble dysmorphophobique, la préoccupation corporelle se situe habituellement au-dessus du cou, très souvent la surface corporelle (75 %) mais aussi la forme de la tête, les cheveux, les traits du visage (Phillips, 2005) qui sont significativement les premiers lieux d’échanges physiques entre la mère et le bébé. Je le comprends comme un indice d’un défaut d’investissement libidinal du corps par l’« objet du désir », au niveau du contact précoce peau à peau et face à face. Bien qu’on rencontre aussi la préoccupation pour les organes génitaux, elle est bien moins fréquente (approximativement 7 % des patients avec un trouble dysmorphophobique). À l’opposé, dans l’anorexie la non satisfaction par rapport au corps est classiquement localisée sous le cou, dans les parties plus basses du corps : les parties plus sexuées comme les seins, le ventre et les cuisses (Cororve et Gleaves, 2001). Dans l’anorexie, l’angoisse apparaît liée plus spécifiquement au corps sexué (contrairement au corps sensuel) et à sa signification inconsciente.
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[12]
NdT : (m)other cf. note 5, p. 130.
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[13]
NdT : italiques de l’auteur.
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[14]
Cet « autre » observateur, comme le suggère Steiner, est souvent représenté par « une partie de l’objet primaire qui observe, souvent les yeux de la mère » (2006, p. 942).
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[15]
Il n’est pas surprenant que les tentatives agies de transformer le corps détesté ne débouchent pas sur une amélioration de l’état du patient : une étude a montré que, suite à une intervention esthétique, 50 % des patients avec un trouble dysmorphophobique ont transféré leur préoccupation sur une autre zone du corps (Veale, 2000). Les scores de satisfaction moyenne de la chirurgie esthétique tendent aussi à baisser après chaque intervention, suggérant qu’au travers de sa mauvaise relation avec le chirurgien esthétique, le patient agit quelque chose du vécu avec un objet interne insatiable à qui il est maintenant identifié. Le chirurgien devient celui qui ne pourra donner au patient le corps parfait qui garantirait son regard approbateur. Cela pourrait expliquer les menaces d’actes violents, décrits comme fréquents, à l’encontre des chirurgiens esthétiques ainsi que les plaintes en justice de ces patients mécontents.
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[16]
Je suis reconnaissante à un des reviewers d’avoir attiré mon attention sur ce point important.
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[17]
C’est, évidemment, une hypothèse qui doit être testée.
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[18]
Ce n’est peut-être pas une surprise que ces patients présentent aussi souvent un trouble de la personnalité évitant (Neziroglu et al., 1996).
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[19]
NdT : jeu de mots : « look after » avec des lunettes et des yeux aimants.
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[20]
Ms G. est suivie dans le cadre d’un traitement du National Health Service, je l’ai suivie en psychothérapie à raison d’une séance par semaine pendant deux ans. Au moment où j’écris cet article, elle a fait des petits progrès mais encourageants, dans le sens qu’elle a repris contact avec plusieurs amis et qu’elle travaille.
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[21]
Bien qu’elle fût clairement sous l’emprise d’un état psychotique, elle n’était pas psychotique au sens psychiatrique.
Le corps haï [2]
Petit dit à Grand : « Et si je me transformais en cafard est-ce que tu m’aimerais encore et me ferais un câlin ? »
« Bien sûr », dit Grand « cafard ou pas je t’aimerai toujours quoi qu’il arrive. »
« Vraiment quoi qu’il arrive ? » dit Petit « et si j’étais un crocodile ? »
« Je te serrerais fort dans mes bras et te borderais tous les soirs dans ton lit » dit Grand.
2Les cafards et les crocodiles ne sont pas les plus jolies des créatures. Cette histoire éloquente parle à l’angoisse de chaque enfant qui cherche à savoir si ce que sa mère voit quand elle le regarde est perçu comme beau et aimable malgré tous ses sentiments cafards et crocodiles, qu’évidemment nous avons tous.
3On parle souvent de sentiments laids, comme si les sentiments pouvaient être attirants, plaisants pour l’œil mental ou repoussants. Une des fonctions de la mère suffisamment bonne est d’aider l’enfant à supporter les vilains sentiments cafards ou crocodiles en lui-même parce qu’elle peut les voir et les accepter.
4Au cours du développement normal, l’enfant acquiert le sentiment d’être attirant et aimable au travers des interactions précoces et préverbales avec les autres, essentiellement avec l’« objet du désir » (Britton 1998), normalement la mère. Je choisis le terme d’« objet du désir » comme opposé à objet primaire ou autre signifiant afin de souligner les composantes sensuelles et corporelles de ces interactions précoces, et combien ceci est essentiel à l’établissement d’un « moi-corps » « désirable » comme fondement à l’espoir que le self sera aimé.
5De manière déterminante, si tout va bien, ces échanges précoces installent un observateur bienveillant à l’intérieur de la psyché, un « autre » qui nous regarde pour ce que nous sommes, sans fioritures, et continue de nous aimer. On peut considérer l’expression « l’amour est aveugle » comme trompeuse : l’amour est la perception couplée à ce qui est vu. En cas d’accrocs dans la relation précoce avec l’objet du désir, ils peuvent se manifester, typiquement à l’adolescence, sous la forme de perturbations de l’image corporelle. Le corps (ou une partie du corps) est perçu comme laid et doit être dissimulé ou transformé.
6Il est probablement juste de dire que nous avons tous un certain degré de préoccupation pour notre corps et son apparence. L’image que nous avons de notre corps n’est pas seulement une représentation statique, elle est une interaction dynamique entre la réalité externe et interne. Les travaux de Schilder (1950) dans ce domaine ont insisté sur l’« élasticité » de l’image corporelle en montrant comment elle fluctue (p. ex. en termes de perception de taille, de sensation de légèreté ou de lourdeur) et combien elle affecte notre relation aux autres. De plus, le corps est un traître : confrontés à la douleur ou à un trait corporel qui ne plaît pas, l’expérience corporelle la mieux intégrée est minée puisque ce « fragment » (p. ex un trait physique détesté) peut insidieusement envahir toute la perception du corps et l’expérience qu’on en fait.
7En pratique analytique, nous avons l’habitude de travailler avec des patients qui présentent une image corporelle perturbée et/ou chez qui l’apparence physique est une source d’angoisse et de souffrance à des degrés divers. C’est une plainte relativement fréquente quand on travaille avec des adolescents chez qui l’image corporelle est intimement liée à l’estime de soi. Puisque les patients qui présentent ce genre de préoccupations ont un air de famille pour de nombreux analystes, il est important pour moi d’être claire sur leurs caractéristiques spécifiques. En procédant ainsi, j’espère cerner un spectre des problèmes rencontrés en clinique en m’attachant à la fois à la souffrance liée au corps et aux mesures prises, d’une manière ou d’une autre, pour le transformer ou le dissimuler.
8Cet article est basé sur mon expérience clinique avec des patients pour qui la dysmorphophobie ou la haine du corps est l’élément principal de leur présentation [3]. Cette plainte occupe leur esprit et les séances, ce qui dérobe le sens de nos échanges en concrétisant à la fois le problème (l’imperfection corporelle) et la solution (la chirurgie esthétique).
9Grâce à ce travail, je me suis intéressée aux différentes qualités du transfert et du contre-transfert avec ces patients, mais j’élaborerai cela plus tard.
10Ces patients présentent une préoccupation excessive qui concerne de façon paradigmatique un défaut mineur ou imaginaire de leur apparence. Cette préoccupation pour une partie laide du corps est tout à la fois persistante et très douloureuse. Il est nécessaire de la distinguer d’angoisses plus transitoires concernant l’apparence ou le sentiment d’être mal à l’aise dans son corps, ne serait-ce que parce que la sévérité des symptômes peut avoir des implications pour le traitement. Ils présentent une atteinte importante de leur fonctionnement car ces préoccupations corporelles les entraînent dans des conduites obsessionnelles allant parfois jusqu’à des efforts démesurés pour cacher ou dissimuler leur apparence, en recourant à la chirurgie esthétique ou à ce qu’on appelle la chirurgie do-it-yourself. Ces conduites peuvent conduire le patient à se blesser (p. ex. avec l’utilisation de papier de verre pour faire disparaître des cicatrices ou blanchir la peau). Ces patients ont certainement en commun un certain degré de pathologie narcissique, mais mon expérience montre qu’il existe aussi des différences qualitatives qui, elles, pourraient avoir des implications cliniques sur l’analysabilité.
11La littérature psychiatrique au sujet des patients qui présentent un trouble dysmorphophobique (DSM-IV) avec les caractéristiques que je viens de décrire est importante, car elle souligne constamment la gravité des atteintes du fonctionnement de ces patients. Ceux-ci viennent nous voir avec une préoccupation primaire, dévorante, concernant une vilaine partie du corps : certains d’entre eux ne peuvent plus sortir de leur domicile car ils ont l’impression d’être trop laids, d’autres passent littéralement des heures à se maquiller et à contrôler leur image dans le miroir [4] (Dyl et al., 2006 ; Neziroglu et al.,1996 ; Phillips et Diaz, 1997 ; Phillips et al., 1993). La littérature psychiatrique nous alerte aussi sur le risque potentiel de gestes autoagressifs. Les idées suicidaires et les tentatives de suicides sont fréquentes, le risque de tentative de suicide sur la vie entière se situe entre 22 et 24 % (Phillips et Diaz, 1997 ; Veale et al., 1996). Une étude qui a cherché à évaluer le risque suicidaire chez 200 adolescents présentant un trouble dysmorphophobique a montré que 44,4 % d’entre eux avaient fait une tentative de suicide (Phillips v., 1993).
12Bien que je pense que la littérature psychiatrique soit d’une certaine pertinence pour la pratique analytique, le travail clinique avec ces patients montre rapidement que ce diagnostic ne fait que brouiller d’importantes différences qualitatives entre ces individus qui, manifestement, présentent des préoccupations semblables concernant leur corps. Il est remarquable que ce diagnostic omette le trait fondamental de ce trouble, c’est-à-dire la haine de ce que la partie honnie du corps représente inconsciemment. Le corps porte toujours la trace de l’objet : c’est en partie par identification à l’image que la mère/autre [5] a de lui que l’enfant développe le sens de son identité. Ceci nous mène au cœur du problème : pour comprendre et aider ces patients il est important de comprendre la qualité prédominante de leurs identifications inconscientes.
Le développement du moi-corps
13Les premiers échanges entre une mère et son nouveau-né sont universellement des échanges corporels et, de manière cruciale, aussi des échanges visuels. Ils se regardent l’un l’autre. On ne peut surestimer l’importance de ce contact visuel précoce pour le développement. Le visage de la mère est le premier miroir émotionnel de l’enfant (Lacan, 1966 ; Winnicott, 1975). Ce jeu visuel, en perpétuel mouvement et affectivement chargé, entre la mère et l’enfant, modèle les expériences les plus précoces des relations d’objet du bébé, qui sont ensuite internalisées et deviennent les fondations du monde interne de l’enfant (Wright, 1991). À ce stade précoce, ce que la mère reflète est la « réalité » pour le bébé.
14La qualité du regard maternel est renforcée par les échanges tactiles et vocaux lorsqu’elle est en contact avec le corps du bébé. L’expérience que le bébé fait quand il attrape le sein et tète, qu’il a mal ou du plaisir, et la manière dont la mère y répond par son regard, son toucher, son intérêt et sa compréhension vont contribuer au développement du moi-corps et de l’image corporelle (Krueger, 1989 ; McDougall,1974 ; Schilder,1950). Il s’ensuit que les expériences affectives de regarder et d’être regardé par la mère, et des soins corporels donnés par la mère, sont engrammées dans le corps [6].
15Si tout va bien, ces sensations somatiques se fondent en une expérience plus intégrée du moi-corps, elles deviennent des représentations somato-psychiques (Glover, 1956 ; Spitz, 1968). Comme Freud l’a observé « le moi est d’abord un moi corporel » (1923), suggérant ainsi que le moi-corps est à la fois le contenant et la fondation du sentiment d’être soi (Haag, 1985 ; Krueger, 1989 ; Mahler and Furer, 1977).
16Lacan (1966) décrit comment le bébé fait l’expérience de son corps : comme une série de fragments, sensations, besoins, plutôt que comme un tout bien intégré. Le bébé ne fait pas l’expérience d’une unité corporelle ou psychique. De plus, Lacan suggère qu’une carte psychique/libidinale va émerger de cette fragmentation et que, de manière déterminante, ce processus n’est pas organisé par le biologique mais par les significations et fantasmes particuliers qu’ont les parents, la famille et l’environnement culturel sur le corps. Ainsi le corps n’est pas qu’une réalité physique. L’expérience que nous faisons de notre corps est inévitablement définie par nos peurs et nos désirs les plus précoces qui prennent forme dans nos interactions avec les autres, car le corps reflète aussi les processus inconscients d’introjection et de projection.
17Au cours du développement normal, l’expérience de la mère qui regarde son bébé avec des yeux aimants est internalisée comme une expérience bienveillante, non seulement comme l’expérience d’être accepté c’est-à-dire d’être reçu par l’autre (en cas de regard accueillant) mais aussi d’être réfléchi (d’être regardé en retour). L’expérience du self se modifie au cours de ce processus d’être regardé et de trouver réceptivité et compréhension dans les yeux de l’autre. Wright (1991) parle de la mère suffisamment bonne comme celle qui prend soin [7], soulignant le fait que regarder est un processus actif par lequel non seulement la mère appelle son bébé et l’invite à entrer en relation avec elle, mais également par lequel elle prend soin des besoins non encore verbalisables de son bébé. C’est pourquoi « être vu » par un « autre » a potentiellement une fonction contenante.
18Anzieu (1989) donnant la réplique à Freud élargit le rôle joué par le toucher et la peau suggérant que le moi est d’abord structuré comme un « moi-peau ». Il pense que le bébé construit la perception de sa surface corporelle au contact de la peau de sa mère lors des soins corporels (p. ex. la tétée). Gaddini souligne l’importance de ce contact : « lors des soins donnés au bébé, la peau de la mère peut être le vecteur d’un éventail d’émotions allant de la tendresse, la chaleur et l’amour, au dégoût et à la haine » (1981). L’expérience que le bébé fait de son propre corps est ainsi médiée par ce qu’il expérimente quand sa mère est en relation avec son corps (Laufer, 1984).
19Ce que la mère voit quand elle regarde son bébé est façonné par la qualité de ses relations internes et notamment par la qualité des relations entre et avec ses parents internes. La mère peut être « occupée » (Rhode, 2005) par ses objets internes à tel point que le bébé peut faire l’expérience, soit d’une mère préoccupée et absente, soit débordée par ses propres projections (Fraiberg et al., 1983, Williams, 1998) et ainsi, d’une manière ou d’une autre, le bébé fait l’expérience qu’il n’y a pas de place pour lui dans l’esprit de sa mère.
20Évidemment, le rôle joué par le père est aussi vital. Il faut qu’il « prenne soin » à la fois des relations entre la mère et le bébé et des efforts du bébé pour se retrouver dans le regard de sa mère. Ainsi le père procure une autre « paire d’yeux » qui regarde le self, et le self en relation avec la mère. Si les yeux du père sont absents ou « aveugles » à ce qui se passe entre la mère et l’enfant, cela peut mettre l’enfant en danger. Le bébé peut ainsi se trouver exposé à un seul point de vue sur lui et devoir alors se battre pour séparer l’image précoce qu’il a de lui-même de celle qu’il trouve dans le regard de sa mère.
21Au travers de mon expérience avec ces patients dont la haine d’une partie du corps envahit tout, trois portraits de « mère comme miroir » ont émergé, par le jeu du transfert et du contre-transfert, elle [8] peut être perçue comme présentant un miroir non réfléchissant, « vide » ou comme activement déformant si elle regarde son bébé avec des yeux pleins de haine ou comme étant investie narcissiquement et de manière inadéquate par l’apparence du corps de son bébé [9]. Bien sûr, en pratique ces définitions ne sont pas toujours aussi claires, elles tentent de conceptualiser des états mentaux, diversement infiltrés par la mainmise du « sur » moi comme je le décrirai plus tard, qui sont observés lors du déploiement du transfert et du contre-transfert. Ces distinctions devraient être comprises comme indicatives du degré de difficulté le long d’un spectre où la haine du corps est le symptôme principal du patient. Elles peuvent nous aider à comprendre pourquoi seuls certains patients présentant un trouble dysmorphophobique sont poussés à faire de la chirurgie esthétique.
La mère-miroir-non-réfléchissant
22Le premier groupe de patient semble être préoccupé par un objet interne perçu comme inaccessible ou indisponible : une mère-miroir-non-réfléchissant qui est « opaque » (Sodré, 2002), difficile à lire. Des échanges répétés avec une mère réelle perçue comme inaccessible, quelle qu’en soit la raison, contribue à la construction d’un vécu d’incertitude torturant au sujet des sentiments de la mère pour le self [10]. La quête d’une certitude absolue concernant ce que l’autre voit quand il regarde le self peut amener à faire des efforts désespérés pour modeler le corps idéal qui garantira le regard aimant.
23Quand ces personnes viennent chercher de l’aide, elles ne se présentent pas nécessairement avec une histoire traumatique évidente, mais, lors du déploiement du transfert, on a le sentiment qu’elles ont échoué à faire une vraie impression sur la mère telle qu’être, d’une manière ou d’une autre, uniques et attirantes. Les traumatismes périnataux, un défaut physique réel du nourrisson, les dépressions du post-partum sont des éléments qui peuvent venir brouiller ce que la mère voit quand elle regarde son bébé. Je pense qu’à la place d’un regard accueillant ces individus ont rencontré le vide, l’absence, un miroir opaque, rien sur quoi « imprimer » et construire ainsi une image attirante et unique d’eux-mêmes [11]. Kilborne (2002), dans sa discussion de l’angoisse sur l’apparence, remarque que ceux qui ne peuvent se trouver dans le regard d’un autre ont le besoin compulsif de contrôler leur apparence pour « se rendre intelligibles » (p. 27). Dans de nombreux cas, j’ai été amenée à formuler le vécu précoce du patient comme celui d’une expérience avec une « mère morte » (Green, 1990).
24Le concept de Meltzer (2000) de « conflit esthétique » est utile pour comprendre l’expérience d’incertitude faite en lien avec l’objet du désir. Meltzer met en lumière un conflit central, et pour lui universel, auquel le bébé fait face alors qu’il est au sein et regarde sa mère. Il se réfère à l’impact esthétique qu’a la mère si belle sur le bébé, ce qu’il conçoit comme la représentation première de la beauté du monde. Il parle de « réciprocité esthétique » pour capter quelque chose du regard mutuellement admiratif entre la mère et l’enfant. Il souligne combien cette expérience de béatitude expose simultanément le nourrisson à la « part énigmatique » de sa mère, à ce qu’il ne peut ni voir ni savoir. C’est une autre façon de décrire combien la mère présente contient toujours en elle l’ombre de la mère absente, de la mère/autre [12] au-delà du contrôle tout-puissant. Au cœur de chacun d’entre nous se niche le désir ardent et douloureux, de savoir ce qu’il y a à l’intérieur de l’autre, ce qui, puisqu’il est séparé de nous, ne peut jamais être complètement appréhendé ou possédé.
25Dès le début, ainsi que le suggère Meltzer, nous sommes tous confrontés à un douloureux vécu d’incertitude. Nous trouvons des moyens plus ou moins adaptés pour nous réconcilier avec ce que nous ne pouvons voir et ne connaîtrons jamais avec certitude ceux qui nous sont le plus proches, et ce qu’ils voient en nous. Cependant si cette expérience est renforcée dans la réalité par une mère qui présente un miroir opaque, non réfléchissant, alors la tâche de supporter ce que Meltzer définit comme l’« intérieur énigmatique » de la mère peut exposer le bébé au doute torturant sur ce que la mère peut bien voir quand elle le regarde. Cette affirmation et son potentiel de tourments est bien décrite par Sartre :
« Autrui me regarde et, comme tel, il détient le secret de mon être, il sait ce que je suis ; ainsi le sens profond de mon être est hors de moi, emprisonné dans une absence. »
27Pour certains, cette incertitude peut conduire au besoin de contrôler l’objet comme un moyen d’éliminer tout doute sur ce que l’autre voit : plus la mère est perçue comme retirée en elle-même, inaccessible ou ambivalente, plus cet impératif est pressant. Il est frappant de constater que pour certains patients la conviction de leur laideur semble préférable aux affres de l’incertitude.
28Le contrôle de l’« autre » peut s’exprimer par des tentatives de remodeler le self corporel, créant ainsi la certitude illusoire que le self « sait » et, par là même, contrôle ce que l’autre voit quand il regarde le self. Je pense que la dynamique sous-jacente à ce groupe de patients est semblable à ce que j’ai décrit ailleurs comme le « mensonge qui préserve le moi » (Lemma, 2006). Comme ces mensonges, utilisés pour montrer une image fantasmée et plus attrayante du self comme défense contre l’angoisse produite par l’impénétrabilité ou l’indisponibilité de l’objet, le nouveau nez est une sorte de mensonge qui donne l’impression de garantir un regard admiratif et aimant. La relation très dépendante et complètement idéalisée que certaines personnes établissent avec les chirurgiens esthétiques (avant que la déception ne survienne) donne un indice sur ce qui est mis en acte : la recherche d’un « objet transformationnel » (Bollas, 1987) qui donnera naissance à une nouvelle et meilleure version du self.
29Une mère impénétrable, vide ou absente semble contribuer à l’échec de la construction d’un objet observateur interne sécurisant qui regarde le self d’un œil bienveillant [14]. À la place, un autre plus critique et scrutateur peut avoir la mainmise sur la psyché du patient. Néanmoins, il me semble que ce groupe particulier de patients a la capacité de se libérer plus facilement de l’emprise de l’objet persécuteur. Bien qu’ils se sentent laids et humiliés, et donc qu’ils se cachent des autres, il est moins probable qu’ils aient recours à la chirurgie esthétique. Ils racontent qu’ils envisagent de le faire et même qu’ils sont préoccupés par cette question à des degrés divers, mais, dans l’ensemble, les patients qui sont en lien avec ce type d’objet interne sont ceux qui trouveront le plus probablement un chemin vers l’analyse et un moyen d’en faire bon usage. Bien que ces patients présentent une capacité relativement meilleure à penser, on voit, qu’au cours d’une séance, ils fluctuent entre la pensée et un repli défensif dans la concrétude de la préoccupation corporelle.
La mère-miroir-déformant
30Le deuxième groupe de patients transmet par le transfert un vécu avec un objet plus déformant, intrusif et hostile : une mère-miroir-déformant. Classiquement, ces patients se présentent avec des histoires précoces qui sont clairement plus difficiles et caractérisées par une hostilité interpersonnelle. Ceci contribue aussi à un défaut d’investissement libidinal précoce auquel s’ajoute une difficulté supplémentaire : non seulement le corps du bébé n’est pas désirable mais il devient aussi le réceptacle de projections hostiles. Cette hostilité peut tout à fait se jouer à visage découvert : lorsque la mère regarde son bébé, elle voit quelque chose de laid (c’est-à-dire d’inacceptable) en elle-même mais découvre cette laideur dans le bébé et va donc être en lien avec le corps du bébé comme quelque chose de « mauvais » et de « laid ». Ce type de mère utilise son regard pour projeter des parts « vilaines », non désirées, d’elle-même sur le bébé, pour pouvoir le condamner parce qu’il ne correspond pas à son idéal. De tels échanges exposent le nourrisson à un autre qui observe de manière critique ce qui maintenant est sa « laideur » et sa méchanceté. Toutefois, cette hostilité peut être bien plus implicite, dévoilée par l’incapacité de la mère à accepter les projections du bébé de ce qu’on appelle les « vilains » sentiments. Ceci peut déboucher sur un déficit important de la pensée symbolique et il devient plus probable que les projections se localisent concrètement dans le corps.
31En présence d’une mère-miroir-déformant et, en l’absence d’autres regards ou psychés plus accueillants, il se peut que le bébé soit obligé à inclure dans la sensation naissante de lui-même cette image déformée de lui, y compris les aspects haïs et haineux de l’objet. Dans ces circonstances, l’image qu’a la mère de lui acquiert une tonalité persécutoire. La source de l’angoisse paranoïde peut ensuite être attribuée à une vilaine partie du corps. Dans ce cas, on peut comprendre le remodelage ou l’ablation d’une partie du corps comme une attaque hostile sur un mauvais objet perçu comme occupant le corps de manière tout à fait concrète. En effet, le patient perçoit souvent son corps comme étant le persécuteur qui expose au monde la laideur du self. Le fantasme d’un remodelage ou de l’ablation d’une partie détestée du corps pour exécuter ce persécuteur représenterait le seul moyen de se séparer de l’autre qui est perçu comme « résidant dans le self » (Fonagy et Target, 2004).
32Dans ces cas on peut réellement parler d’une situation psychique violente pour le patient. C’est probablement la raison pour laquelle ces patients sont plus enclins à s’adonner à la chirurgie esthétique, parfois de manière répétée. Le patient qui veut se débarrasser d’une partie de son corps est identifié à un objet tout-puissant, qui, au moyen du clivage, de l’incorporation et de l’idéalisation, est investi du pouvoir de protéger le self d’un nouveau rejet en présentant la chirurgie – une coupure littérale – comme une alternative à la pensée et à une intégration douloureuse des « vilains » sentiments pour le self et l’objet [15].
33Au sein de ce groupe de patients, je pense qu’il est possible de distinguer un sous-groupe : la « mère miroir de tu es moi ». Ces patients sont en lien avec une version particulière de la « mère-miroir-déformant », car l’objet est réellement déformant, mais leurs histoires infantiles sont quelque peu différentes. Leur histoire et la qualité transférentielle qui en découle font penser à un vécu avec une mère narcissiquement très investie dans le corps du patient et son apparence (parfois avec une nette tonalité sexuelle) minant tout effort de séparation. La mère sur-stimule le corps du bébé et provoque un hyper investissement du moicorps. La surface corporelle est surinvestie par les inquiétudes, les attentions et les projections du besoin maternel d’admiration. Il s’agit pour utiliser le terme de Joyce McDougall (1989) d’un cas d’« un corps pour deux ».
34Il n’est pas rare que ces patients racontent des histoires de vécu avec une mère littéralement intrusive (sans respect pour le besoin d’intimité physique au cours du développement), mettant la pression pour qu’ils aient « l’air jolis » et, faisant souvent tout un plat de leur apparence et de celle de l’enfant. Ce n’est pas tant que la mère est perçue comme en relation avec le « vilain » corps de l’enfant (bien que cela puisse faire partie du tableau), mais plutôt que le corps devient le lieu d’inspections intrusives et devrait devenir de plus en plus beau. Comme le relate une de mes patientes, sa mère la regardait et lui disait « Si seulement tu avais un plus petit nez, alors tu serais vraiment jolie ». Ces patients donnent l’impression qu’ils ne perçoivent pas leur corps comme leur appartenant en propre, mais comme une « production » maternelle. Ils présentent souvent des désordres alimentaires à côté des angoisses spécifiques concernant une partie du corps qu’ils souhaitent modifier. Ces patients sont plus enclins à se soumettre à la chirurgie esthétique à la fin de l’adolescence, parfois sur l’instigation maternelle, essayant de se conformer à ce qu’on attend d’eux et ainsi apaiser l’objet.
Dysmorphophobie à peau épaisse ou fine
35J’ai suggéré jusqu’ici que certains patients sont en lien avec un objet interne qui est surtout perçu comme absent, ce qui conduit à un sous-investissement du corps. D’autres sont le plus souvent en lien avec un objet qui, par projection, identifie le « mauvais » dans le corps de l’enfant, ou avec un objet vécu comme narcissiquement fusionné au self et qui contrôle l’apparence corporelle. Le plus souvent, ces trois types d’objets sont vécus comme persécutoires [16], bien qu’à des degrés divers. Mais toutefois, le transfert qui se déploie avec ces patients suggère qu’il existe des différences dans la manière dont ils sont en contact avec eux-mêmes et avec l’objet par le biais de leur relation au corps. Il est particulièrement important de noter les différences dans la gravité de l’attaque du corps (et ainsi de l’objet avec lequel il est inconsciemment identifié) dans la réalité par l’intermédiaire des procédures chirurgicales. C’est pourquoi il est vraisemblablement plus approprié de parler d’un spectre de désordres narcissiques sous-jacents au symptôme dysmorphophobique.
36La distinction proposée par Rosenfeld (1990) entre narcissisme à peau fine et narcissisme à peau épaisse est utile pour penser ce spectre. J’aimerais proposer que le patient qui est de manière prépondérante en lien avec un objet « miroir non réfléchissant » présentera plus probablement un narcissisme à peau fine. Il sera plus facilement vulnérable, fragile, hyper vigilant dans son contact aux autres et il se sentira facilement humilié. Le patient qui de manière prépondérante est en lien avec un objet « miroir déformant » présentera plus probablement un narcissisme à peau épaisse et aura plus de peine à s’engager dans le traitement. Je met l’accent sur l’aspect prédominant de la qualité des ces relations internalisées, car, comme plusieurs auteurs l’ont fait remarquer, la limite entre peau fine et épaisse n’est pas fixe, la plupart des patients oscillant d’une position à l’autre, souvent même pendant la même séance (Bateman, 1995 ; Britton, 1998). En effet, chaque fois qu’un patient se résout à pratiquer la chirurgie esthétique (même si cela n’aboutit pas), cela peut être compris comme une tentative de se créer une peau épaisse. À tel point qu’avec ces patients, la concrétude de cette quête de chirurgie peut rendre tout engagement porteur de sens très difficile.
37La rigidité des identifications qui sous-tendent ces troubles est au cœur des chevauchements mais aussi des différences entre les deux pôles sur le spectre de la dysmorphophobie. On trouve un mode particulier d’identification inconsciente chez ces patients : au moyen de l’identification introjective le patient internalise un objet perçu comme haïssant et haï qui observe sans pitié le self. Le patient-comme-objet s’adresse des injures comme à un objet, c’est-à-dire qu’il se retourne contre la partie clivée du moi identifiée à l’objet (Freud, 1915). Avec cette identification narcissique, on trouve chez ces patients un mode de clivage et d’identification supplémentaire par lequel ce qui est perçu comme haï par l’objet (c’est aussi le self identifié aux haines de l’objet) est projeté et concrètement identifié à la partie honnie du corps. Ainsi le corps se transforme en objet. Une partie du corps devient par identification projective un mélange confus de parties du self et de parties de l’objet.
38Ces patients sont sous l’emprise d’angoisses paranoïdes. C’est le degré d’envahissement de la fixation schizo-paranoïde dans le fonctionnement mental qui permet de distinguer les deux groupes : dans le groupe à peau épaisse, l’identification à un objet observateur sans pitié est plus rigide, un point sur lequel je reviendrai plus tard. De plus, dans ce groupe, il semble que l’attaque au corps, devenu le contenant de projections clivées, soit plus violente, ce qui crée davantage de difficultés à penser à ce que ce passe à l’intérieur de la psyché.
39Je suggère que les patients, qui se mettent le plus en danger, montrent davantage d’obsessionnalité dans leurs efforts à cacher ou modifier le corps qu’ils ont. Ils s’engagent à grand-peine (et sont probablement les plus difficiles à aider par le traitement analytique) et, vraisemblablement, présenteront la dynamique dont je viens de parler [17]. En consultation, nous sommes souvent confrontés à une partie du patient identifiée de manière pernicieuse à un observateur dur et cruel, où le regard est au service de la destruction et non de l’amour. Il arrive que l’analyste soit perçu comme cet observateur dur, qui couvre le self de honte et l’humiliera certainement, ou alors l’analyste lui-même est la cible des remarques cruelles et du dénigrement du patient. La part psychotique de la personnalité détient un contrôle plus important sur le fonctionnement global du patient que dans le groupe que j’ai décrit précédemment. Le transfert peut être bloqué dans une impasse oscillant entre la perception du patient d’être haï par l’analyste et de haïr l’analyste, anéantissant ainsi toute possibilité d’un contact riche de sens entre l’analyste et lui.
Être vu ou être regardé ?
40L’angoisse principale exprimée par les patients qui se voient comme physiquement imparfaits est celle d’être observé et considéré comme laid et pas aimable [18]. L’humiliation est une expérience douloureuse commune à ces personnes qui se sentent continuellement exposées au regard dur et observateur de l’« autre ». Ceci nous amène à réfléchir au rôle du Surmoi.
41La littérature sur les patients avec un trouble dysmorphophobique montre souvent qu’ils insistent sur le fait qu’ils ne sont pas à la recherche d’un corps idéal, ils veulent simplement être dans la norme et correspondre à ce qu’on attend d’eux. Bien que ce soit vrai dans le sens que, dans la plupart des cas, ces patients ont l’impression qu’ils ne font que modifier une imperfection pour atteindre la normalité, dans leur fantasme inconscient ce changement rendra le self parfait aux yeux de l’objet. Cette quête d’interventions de chirurgie esthétique, qui peut se révéler sans répit, met en lumière l’identification du self avec un surmoi anormal qui trompe le self en lui faisant croire qu’il existe quelque chose comme un « moi-idéal » c’est-à-dire un moi parfait et idéalisé. C’est une situation bien différente de l’« idéal du moi » qui se situe plutôt du côté de l’ambition (Hanly, 1984).
42Les recherches en thérapie cognitive qui comparent des patients avec un trouble dysmorphophobique à des contrôles sains montrent que les premiers se regardent du point de vue de l’observateur (Osman et al., 2004). Mais ceci ne correspond pas à la faculté à pouvoir prendre du recul de manière adéquate qui découle de la résolution du complexe d’Œdipe, moment où l’on peut prendre la position du tiers observant le self. Bien au contraire, certains patients semblent identifiés avec un objet qui observe de manière cruelle, un « sur »moi qui détruit le moi (Bion, 1979). Le soulagement temporaire de l’angoisse, que la soumission à un surmoi si terrifiant offre comme consolation, ne sert en fait qu’à accroître l’angoisse, alimentant ainsi des cycles toujours plus intenses de cruauté et de punition. Ce « sur » moi pathologique regarde le moi de haut et s’oppose fondamentalement à la douleur provenant de la pensée et de la compréhension (O’Shaughnessy, 1999). C’est la loi d’un tyran.
43David Veale (2000 ; Veale et al., 1996), qui a abondamment contribué à la compréhension des patients dysmorphophobiques d’un point de vue cognitif, pense qu’ils ont perdu leurs « lunettes roses » comme il le dit, c’est-à-dire les défenses au service du self qui protègent la plupart d’entre nous de blessures narcissiques trop douloureuses lorsque nous nous regardons dans le miroir. Nous pourrions dire que ces lunettes roses sont transmises par la mère suffisamment bonne qui « prend soin » [19] de son bébé avec des yeux aimants. Les lunettes roses sont le surmoi bienveillant (Shafer,1960) qui se développe partiellement à partir des soins maternels précoces, comme de son amour et de son attention.
44D’un point de vue clinique, je pense que l’étendue et la rigidité de l’identification à un « sur »moi destructeur du self font la différence entre les deux groupes. Dans le groupe à peau fine, nous avons affaire à une identification moins absolue. Bien qu’ils se sentent souvent à la merci d’un objet interne qui observe sans pitié et cruel, ces patients gardent l’espoir que leurs projections seront acceptées par l’objet. Leur attente du désir de l’objet se transforme parfois en haine de l’objet perçu comme rejetant, mais il est plus fréquent de pouvoir s’engager avec eux sur le chemin de la pensée.
45À l’opposé, dans le groupe à peau épaisse, on trouve une identification plus rigide et malfaisante à un « sur »moi destructeur du self, garant de la peau épaisse, qui nous confronte, en consultation, à une partie du patient qui se mobilise contre la vie. Je vais maintenant illustrer cette dynamique fondamentale avec un bref extrait de l’évaluation d’une adolescente, puis d’une séance détaillée d’analyse avec un homme adulte.
On m’a adressé Ms G. [20], une jeune fille de 17 ans, en raison d’un trouble dysmorphophobique. Elle me dit qu’elle se sent laide depuis aussi longtemps qu’elle s’en souvienne, mais que cette sensation a pris une tournure particulièrement douloureuse autour de ses 13 ans. Elle était spécialement préoccupée par le grain de sa peau et la forme de son visage. Elle pensait que sa peau était couverte de taches et rugueuse. Elle ne pouvait définir clairement ce qui ne lui convenait pas dans son visage, mis à part qu’il avait la « mauvaise forme », que d’une certaine manière il était trop grand. En réalité, c’était une jeune fille attirante avec une peau exceptionnellement douce à ce que j’ai pu voir. Pourtant, elle passait chaque matin des heures à se maquiller et à changer de tenue avant de se sentir capable de sortir de la maison. Cela l’a amenée à quitter l’école et à ne plus voir ses amis. Bien que tous les rituels autour de son apparence soient douloureux, ils peuvent aussi avoir un aspect contenant, presque sensuel, comme si la minutie des soins donnés à l’habillement, au maquillage ainsi que le contrôle obsessionnel de son reflet dans le miroir mettaient en acte le tressage primaire, tant désiré et idéalisé, des regards et du toucher entre le self et l’objet.
Quel que soit l’effort investi pour se rendre « acceptable » comme elle dit, et même si elle peut temporairement se sentir capable d’affronter le regard de l’autre cachée derrière les couches de son déguisement, elle se sent rapidement de nouveau à la merci du regard persécutoire et le cycle recommence.
Un des traits le plus étonnant et déroutant était son obsession à collectionner des poupées « mortes-vivantes », des poupées faites pour avoir l’air mortes mais qui ont les yeux ouverts. J’ai choisi de présenter cet extrait de l’évaluation parce qu’il capte de manière saisissante certains points que je viens de décrire.
Ms G. arriva à la deuxième des quatre séances d’évaluation bouleversée et fâchée. En venant à la séance, elle s’était disputée avec une femme dans le bus. « C’est toujours une femme », souligne-t-elle. Cette femme lui avait demandé de sortir du bus en lui disant « je sais bien ce que tu as l’intention de faire » et qu’elle était grosse et moche. Ma patiente me fit part des fantasmes très violents sur ce qu’elle aurait bien voulu faire à cette femme, elle ne s’était retenue qu’en raison de la caméra de vidéosurveillance installée dans le bus. Elle me dit qu’elle lui avait retourné son regard et avait crié. Elle lui avait certainement rendu la monnaie de sa pièce compte tenu de ce qu’elle m’a rapporté lui avoir répondu.
Ms G. poursuivit en disant qu’elle s’était sentie un peu mieux après la première séance, mais que maintenant elle doutait que je puisse l’aider, les agissements de cette femme avaient tout détruit. Elle ne savait si elle allait faire l’effort de revenir à la séance suivante d’évaluation. Elle me dit que cette attaque avait été complètement inattendue, comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Elle me signifia clairement qu’elle avait fait un gros effort pour sortir de la maison et venir me voir, mais maintenant qu’elle était là, elle se demandait si cela en valait la peine. Elle répéta que cette femme avait agi de manière « imprévisible ».
Alors qu’elle parlait, il était clair qu’elle était fâchée et sur la défensive. Je répondis que, bien qu’elle se soit sentie mieux à la fin de la séance précédente, maintenant elle était de retour et une part d’elle trouvait que le doute sur ce que pensais réellement d’elle était bien cruel. Elle était maintenant convaincue que je pouvais directement voir en elle (comme la femme dans le bus qui lui a dit « je sais bien ce que tu as l’intention de faire »), que j’y avais vu quelque chose de moche et, qu’en conséquence, elle redoutait qu’à tout moment je ne lui dise « dégage » pour l’humilier. Elle n’était plus en présence de quelqu’un qui essayait de la comprendre, mais avec quelqu’un en qui elle n’avait pas confiance, quelqu’un d’imprévisible. Elle me disait qu’elle ne viendrait peut-être pas à la séance suivante pour que je ne sache pas qu’attendre d’elle.
En réponse à cette intervention Ms G. se calma un peu. Elle put ensuite me raconter combien elle s’était sentie « parano » [21] dans la rue, convaincue que tout le monde la dévisageait et se rendait compte combien elle était laide. Elle admit alors qu’elle s’était sentie très inquiète avant notre rencontre ne sachant pas ce que j’allais faire d’elle.
Discussion
Ms G. était en lien intérieurement avec ce que j’ai appelé une « mère-non-réfléchis-sante ». Sa perception d’elle-même comme quelqu’un de « mort-vivant » est une image puissante et déroutante qui contient à la fois son identification à une mere « morte », inaccessible et la haine pour cette mère qui, je pense, la regardait avec des yeux vides et morts. Ms G. utilisait son regard pour attaquer l’objet. C’était une des caractéristiques de la confrontation avec la femme du bus, elle l’a rejetée du regard. Cet élément plus menaçant, bien que plus muet, faisait aussi partie de notre échange. Dans une partie de son esprit, Ms G. percevait l’évaluation non comme ma tentative de la comprendre et de l’aider mais comme si je l’observais de manière cruelle tout en gardant mes pensées pour moi. Cela la mit en colère contre moi, et elle s’engagea avec moi dans une impasse rageuse où ce que je pouvais lui offrir ne lui était d’aucune utilité, et il était possible qu’elle ne revienne pas. À ce moment, il n’y avait pas d’espace pour penser à ce qu’elle éprouvait vraiment. Ms G. me percevait comme quelqu’un avec une vision en rayons X qui l’humilierait et elle se percevait comme quelqu’un que je garderais hors de ma « vision aimante ». Au moment où l’anticipation de ma réponse rejetante provoqua des « vilains » sentiments à mon égard chez Ms G., elle se sentit en présence d’une analyste-caméra de vidéosurveillance : j’allais enregistrer ce qu’elle ferait et la punir plutôt que de comprendre sa part imprévisible, qui pouvait si brutalement, comme « un coup de tonnerre dans un ciel bleu », l’attaquer elle et le soutien dont elle savait avoir besoin.
48Comme avec Ms G., le défi thérapeutique avec ce groupe de patients est de trouver des interventions apaisantes qui ne devraient pas être perçues comme mettant trop à nu et donc faites pour provoquer la honte. Ceci est essentiellement dû au fait que ces patients perçoivent le regard, et donc la compréhension, comme être vu « de haut ». Quand il travaille avec ces patients, l’analyste est souvent identifié par projection à un œil de caméra vidéo tout-puissant, continuellement critique et cruel. L’identification du moi à un « sur » moi destructeur du self est une tentative de maintenir un équilibre narcissique fragile face à un observateur si dur et sans pitié. La soumission à ce « sur » moi permet l’investissement narcissique indispensable. Mais le prix psychique est élevé car il s’agit d’une alliance impossible avec une partie destructrice du self. Le « sur »moi est par essence un objet malfaisant : il possède la psyché plutôt que d’en faire partie. L’équilibre narcissique ainsi regagné ne peut être que précaire.
49J’aimerais poursuivre de façon plus détaillée mon illustration de cette dynamique particulière avec le matériel d’une analyse à cinq séances par semaine sur le divan avec un homme adulte, Mr S., que je voyais dans le cadre de ma pratique privée.
50Mr S. présentait une foule de problèmes handicapants, présents de longue date, qui incluaient une dysmorphophobie sévère. C’est l’aspect sur lequel je vais me centrer. Je comprends la façon dont il se présente comme le reflet d’un monde interne dominé par la présence d’une « mère-miroir-déformant » très intrusive.
51D’aussi longtemps qu’il pouvait s’en souvenir, Mr S. haïssait plusieurs traits de son physique. Adolescent, il avait eu recours à la chirurgie esthétique do-it-yourself pour essayer de changer un trait particulier de son visage. La haine avait changé de localisation au cours du temps et concernait surtout les traits du visage, mais, devenu adulte, son attention s’était tournée sur l’apparence de son prépuce. Bien qu’au cours des séances il parlât de manière générale de son aversion pour son pénis, sa souffrance et son angoisse concernaient spécifiquement son prépuce. Sa préoccupation pour les imperfections de sa peau s’étendait à la peau du visage et du cou. Cette anxiété dominait le tableau et s’y associaient des comportements ritualisés prenant beaucoup de temps (il contrôlait son pénis pendant de longues périodes et cachait son cou avec des foulards, même en plein été). Ceci l’avait conduit à un grave isolement social et à des pratiques obsessionnelles concernant son apparence. Il racontait que sa mère, non plus, n’était pas à l’aise avec son physique. Les deux parents étaient décrits comme très intrusifs, mais de façon différente.
La séance a eu lieu vers la fin de la deuxième année d’analyse. Le patient manqua les deux séances précédentes et juste auparavant il y avait eu une courte interruption de l’analyse parce que je m’étais absentée. Ceci avait coïncidé avec un événement familial qui le mettait sous pression (la fête d’anniversaire de sa sœur) et qu’il redoutait. Lors de cette séance, la troisième de la semaine, le patient arriva et me demanda comment mes vacances s’étaient passées. Il ne fit aucun commentaire sur ses propres séances manquées. Comme je ne répondais pas, il éclata de rire et me dit qu’il savait que je ne pouvais pas répondre mais qu’il voulait que je sache qu’il espérait que j’avais eu du bon temps. Il était sûr que je devais être très fatiguée, et que mon travail était émotionnellement très prenant. Il me dit ensuite que l’anniversaire s’était bien passé mais qu’il n’avait pas pu rester longtemps. Il avait essayé d’embrasser sa sœur parce ce qu’il pensait que c’était ce qu’il devait faire, mais que, vraiment, il détestait le contact physique. C’est pourquoi il avait trouvé toute cette expérience plutôt contraignante. Il continua en me décrivant combien il avait été difficile de voir sa mère se soumettre aux exigences de sa sœur, bien qu’il sache que c’était ce qu’il fallait faire, sa sœur étant plus jeune que lui et ayant besoin de leur mère. Il était parfois dégoûté par sa mère, spécialement quand elle s’habillait de manière voyante pour ce genre d’événements et affichait sa sœur comme dans un défilé de mode. « Elle dit qu’elle l’aime mais ça n’a rien à voir avec de l’amour. » Il fit une pause et continua : « Elle est si préoccupée par elle-même qu’elle n’a aucune idée de ce que les autres peuvent ressentir. » Il haïssait l’importance que sa mère donnait à l’apparence physique et continua en décrivant combien elle-même était en surpoids et se détestait. Dans ces moments-là, il redoutait de se soumettre à la voix intérieure lui intimant de faire du mal à sa mère (une pensée obsédante récurrente).
Je lui dis qu’il était venu aujourd’hui avec l’urgence d’être gentil avec moi, de me demander comment s’étaient passées mes vacances, mais, qu’en réalité, cette « mascarade » d’attention et de sollicitude masquait ce qu’il ressentait vraiment pour cette analyste habillée de manière voyante qui l’avait abandonné pour s’occuper de ses besoins à elle.
Mr S. fut brièvement silencieux puis me dit que sa sœur avait bien profité de son anniversaire. Il se souvenait que, plus jeune, il avait toujours détesté ces fêtes parce qu’il se sentait gauche et laid, un « intello ». Par contre, il voyait bien que sa sœur n’était pas timide. « Elle était détendue et je dois bien avouer qu’elle était jolie. Elle est populaire. On a envie d’être avec elle. » Alors qu’il était en train de me décrire son terrible embarras quand il se sentait regardé, j’ai remarqué quelque chose de plus vrai dans notre échange. Il me parlait de son désir de se cacher et me transmettait de manière expressive combien il se sentait observé sans pitié. J’ai ressenti sa douleur alors qu’il se comparait défavorablement à sa sœur.
Je lui dis alors qu’il s’était senti blessé par la perte de mon attention pendant l’interruption, et, que, maintenant, il n’était toujours pas sûr de pouvoir compter sur moi puisqu’il était convaincu que j’avais détourné mon regard de lui pour le porter sur cette fille bien plus jolie qui occupait mes pensées.
Il me répondit d’un ton rejetant que j’avais peut-être marqué un point. Je me sentis ébranlée par cette soudaine rupture dans le sentiment d’être en lien avec lui que j’avais éprouvé quelques secondes auparavant, comme si je m’étais laissé bercer par un faux sentiment d’intimité.
Mr S. ajouta que je le connaissais assez bien maintenant pour savoir qu’il se sentait toujours le « vient-ensuite ». Il se sentait plein d’horribles sentiments. Il pensait que sa mère voulait toujours « ce qui brille et pas la merde ». Il recommença à énumérer la liste obsessionnelle et avec force détails, à ce moment de l’analyse, de ses tentatives de modifier l’apparence de son prépuce. Il me dit qu’il avait trouvé sur Internet des informations très utiles concernant les prépuces et que, s’il suivait ces conseils, il verrait une vraie différence de l’apparence de son pénis et par conséquent de son humeur. Il pensait que ce site était particulièrement utile en raison des explications qu’il donnait, contrairement aux autres sites qu’il avait visités. Il avait téléchargé un dépliant qui l’impressionnait beaucoup. Il me dit qu’il le trouvait particulièrement remarquable parce qu’il montrait vraiment des images « avant » et « après ». Il pensait qu’une des qualités de cette brochure résidait dans le fait qu’elle soit écrite par ceux qui souffraient du problème : « qui savent vraiment ce que c’est que de haïr son corps, c’est comme un groupe de self-help. Ils ne sont pas comme ces chirurgiens de luxe de Harley Street qui n’en veulent qu’à votre argent », dit-il, réprobateur. Il reprit son discours détaillé sur l’allure des différents pénis et devint très euphorique. En l’écoutant, j’ai senti l’engourdissement qui m’était devenu familier quand il se distanciait de toute possibilité de s’engager véritablement avec moi pendant la séance comme s’il feuille-tait un magazine de luxe sur les pénis.
Je lui dis qu’il lui était bien difficile de se permettre un contact avec moi aujourd’hui, qu’il croyait que je n’étais intéressée que par ce qui brille et que c’est bien ce qu’il me donnait à voir : une brochure sur papier glacé de son expérience « avant » et « après » l’interruption, ce qui nous protégeait tous les deux de la crudité de ses sentiments. Je lui dis qu’il percevait mes vacances comme si je le forçais à regarder ma jolie fille, que je lui préfère, sans le moindre intérêt pour ses sentiments à lui. Maintenant c’est lui qui est tout excité de me montrer son site web si secourable : voici mon remplaçant et me voilà reléguée dans les viennent ensuite.
Mr S. resta silencieux. Quand il se remit à parler, il me dit qu’il savait bien que son souhait d’avoir un prépuce n’était pas la solution mais que parfois il ne pouvait s’en empêcher. « C’est comme une drogue, je ne peux y résister. L’image qui me vient à l’esprit, que je peux voir si je baisse la tête… que je verrai mon pénis qui aura l’air normal… ça me fait me sentir mieux. »
Je lui dis que, quand il sentait si plein de sentiments difficiles, tout deviendrait plus facile s’il pouvait se consoler avec l’idée qu’il avait un prépuce parfait. Comme une drogue qui faisait disparaître la douleur.
Il fut à nouveau silencieux puis amena le rêve suivant qu’il avait rêvé pendant mon absence : Il y a une grosse araignée dans le coin d’une chambre. Cette chambre est vide, il n’y a pas d’endroit pour se cacher. Il regarde l’araignée puis doit détourner son regard car l’araignée le fixe. Il sait qu’il ne peut ni la piétiner ni l’écraser car elle est trop grosse, Elle a un œil immense et c’est comme si de cet œil émanait de la chaleur qui lui brûle la peau, même à cette distance. Il se tient là, gelé sur place, ne sachant s’il fallait partir en courant ou essayer de se battre contre l’araignée.
Il fut silencieux, puis dit qu’il avait trouvé une araignée dans son lit la nuit précédente. Il n’aimait pas les araignées. La pensée de l’une d’entre elles rampant sur son corps le répulsait. Elles étaient de « vilaines » créatures. Il se souvint, qu’adolescent, il avait peur des cafards. Il était dégoûté par l’idée qu’ils pourraient s’insinuer sous sa peau et le dévorer de l’intérieur. Il rit et ajouta : « Ils verraient toute la merde qu’il y a en moi. »
Je lui dis qu’il semblait penser que je ne voulais pas voir comment il se sentait à l’intérieur. S’il me dévoilait ses « vilains » sentiments merdiques sur mon absence, il redouterait de se retrouver face à face avec une analyste-araignée à l’œil perçant qui le fixerait dans un coin, pénétrant son esprit et regardant avec dégoût ce qui se trouvait en lui.
Il fut silencieux pendant un assez long moment, ce qui est plutôt inhabituel pour lui, puis me dit que, plusieurs semaines auparavant, il avait vu un documentaire sur les araignées à la télévision. Le présentateur du documentaire avait fait une description très poétique des toiles d’araignée : « pendant un instant ça m’a fait penser que les araignées peuvent être belles, je pense que c’est parce qu’il avait appris à les connaître si bien… des années d’études… j’imagine qu’après s’être dédié à ça il en est venu à les aimer… de voir en elles quelque chose que les autres ne peuvent pas voir ». Je me suis sentie très émue par cette image.
Je lui dis que, peut-être, il y avait une part de lui qui pouvait jouer avec la possibilité que je ne le regarderais pas avec des yeux si durs, si perçants, mais qu’à la place, je pourrais voir ce qu’il avait de spécial.
Il était silencieux et j’ai pris quelques minutes à réaliser qu’il était au bord des larmes, ce qui était tout à fait inhabituel : « J’entends une forte voix qui me dit que je dois rentrer à la maison et travailler sur mon prépuce… que c’est la bonne manière pour qu’il ait l’air normal… et puis une autre voix qui dit que ce n’est pas la solution. Ça me rend dingue. Qui dois-je écouter ? »
Je lui dis, qu’effectivement, c’était le dilemme du rêve : quand il ressent cette tension il peut soit « partir en courant » dans ses fantasmes concernant un plus beau pénis, ou il peut faire face à cette voix puissante. C’était un choix difficile. Je lui dis qu’il était si pénible pour lui d’être dans ses pensées parce qu’il devait apaiser cette voix exigeante qui lui promettait un pénis parfait. J’ajoutai que je voyais bien combien cette voix entrait en rivalité avec notre travail pendant la séance.
Mr S. fut d’accord et soupira. Après quelques minutes, il me dit qu’il savait bien qu’il finirait par retourner sur le site web une fois à la maison, c’était inévitable. Il battit à nouveau en retraite et avec force détails, dans les histoires écrites par des gens qui souffraient comme lui et qui avaient seulement envie d’avoir l’air normal, qu’il lisait sur le site. Il racontait tout cela avec une certaine excitation, comme si sa brève incursion dans la réalité et la douleur n’était plus qu’un souvenir lointain, alors qu’il était, une fois encore, séduit par la promesse de solutions concrètes.
Discussion finale
53Mon patient a vécu l’interruption de l’analyse comme un rejet brutal qui l’a conduit à se réfugier dans le fantasme d’un pénis /prépuce parfait, ce qui serait non seulement bien mieux que ce que pouvait m’offrir ma « plus jolie » fille pendant mes vacances, mais qui garantissait aussi que je n’aie aucun doute sur combien j’étais devenue inutile dans sa vie. De manière passagère, je me suis sentie plus en contact avec lui quand il me parla de sa timidité extrême pendant l’anniversaire de sa sœur. Cependant, au moment où Mr S. répondit à mon intervention, il avait déjà battu en retraite dans ses énumérations obsessionnelles. J’ai alors eu l’impression que j’avais été attirée vers l’intimité pour me faire ensuite ressentir la douleur de l’expulsion. Je pense que c’est réellement de cette manière que le patient a vécu l’interruption et qu’il est maintenant identifié à un objet rejetant et sans pitié. L’idéalisation du site web et de ce qu’il peut lui apporter devient sa façon de faire face aux sentiments de douleur que j’avais essayé de penser avec lui.
54À ce moment de la séance, Mr S. est identifié à un « sur » moi qui lui promet un plus beau pénis, lui offre la « drogue » qui va soulager la douleur et me relègue à la deuxième place. Contrairement au site web, je ne sais pas lui expliquer les choses et ne peux lui donner de pénis parfait. Ce genre de « sur » moi ne donne naissance qu’à la peur et sape tout lien avec un bon objet. En retour, je suis projectivement identifiée avec un objet « perverti » qui apparaît ici sous les traits d’un chirurgien sans scrupules de Harley Street qui tire profit de sa douleur.
55Le rêve saisit le dilemme central de notre travail : que je le comprenne, le « voie » ressentir autre chose que ces « jolis » sentiments pour moi (p.ex. la fausse attention qu’il porte à mes vacances au début de la séance) n’amena pas le soulagement attendu. Au contraire, cela parut plutôt me transformer en une araignée phallique écrasante munie d’un seul œil qui le traversait de mon regard brûlant. Il ne pouvait simplement pas trouver une cachette, la pièce était nue. Je pense que dans une part « nue » de l’esprit du patient, être « vu », et ainsi compris, était perçu comme être exposé de façon humiliante à son « vilain » self. Il se défendait contre cela en créant une alliance avec un « sur »moi qui m’écrasa, me rendant inutile pour lui, il n’avait plus besoin que de self-help.
56Vers la fin de la séance, nous réussissons à établir à nouveau un certain contact et, de façon émouvante, il joue brièvement avec la possibilité que, comme l’expert en araignées, je pourrais voir quelque chose d’attrayant en lui que les autres ne réussissaient pas à voir. J’ai pensé, qu’à ce moment, il était plus en lien avec ce qu’il ressentait et écoutait ce que je lui disais. Cependant, alors que la séance touchait à sa fin, je l’ai senti s’éloigner à nouveau, se réfugiant dans ce qu’il présente comme la position qui a perdu la bataille : « Je vais me rendre à l’illusion d’un plus beau prépuce. » Mais, à ce moment, probablement parce qu’il savait que c’était la fin de la séance, il avait de nouveau battu en retraite dans son ancien état mental, défensivement excité.
Conclusion
57« Le corps parle un langage inconnu, écrit Joyce McDougall, pourtant il sert, ici et là, comme un cadre pour communiquer les scènes psychiques du théâtre interne » (1989). Ce n’est nulle part plus apparent que pour ces individus qui sont emprisonnés dans une douloureuse bataille menée sur le corps, contre le corps et ce qu’il a été amené à représenter.
58L’essentiel du travail, avec les patients des deux principaux groupes que j’ai décrits, consiste à traquer les identifications du patient à un surmoi impitoyable et les identifications projectives dans l’analyste d’un objet observateur, dur et intrusif. C’est un travail de longue haleine qui est sans cesse détourné par le miroitement de solutions concrètes. Ces patients sont poussés, rien qu’en raison de la qualité de leurs identifications primaires, à être particulièrement vulnérables à l’actuelle préoccupation des médias pour la perfection corporelle et, la mise à disposition répandue d’interventions de chirurgie esthétique pour transformer son apparence.
Remerciements
Je suis reconnaissante à mes collègues du séminaire intitulé « Désordres de l’image corporelle » de la Tavistock Clininic de leur aide apportée à développer les idées présentées ici. Je suis particulièrement redevable à Richard Graham avec qui j’ai co-animé ce séminaire. J’aimerais aussi remercier Susan Levy, Priscilla Roth et Heather Wood pour leurs observations précieuses sur une version préliminaire de cet article ainsi que tous les reviewers pour leurs commentaires et leurs encouragements.Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : moi-corps, dynamiques du regard, surmoi destructeur du moi, image corporelle, narcissisme
Date de mise en ligne : 01/03/2013
https://doi.org/10.3917/lapsy.101.0127Notes
-
[1]
Traduit de : Being seen or being watched ? A psychoanalytic perspective on body dysmorphia Int. J. Psychoanal. (2009) 90 : 753-771 par Patricia Waltz et relu par Céline Gür Gressot.
-
[2]
Parker (2003) a écrit un excellent article sur « la haine du corps ».
-
[3]
La majorité de ces patients avaient un diagnostic de trouble dysmorphophobique, ils ont été vus dans le cadre d’une institution publique. J’ai indiqué que j’avais vu le patient dans le cadre de ma pratique privée.
-
[4]
L’Homme aux Loups en est un bon exemple avec les défauts imaginaires de son nez et son contrôle obsessionnel dans le miroir (voir Brunswick, 1971 ; Graham, communication personnelle).
-
[5]
NdT : (m)other : jeu de mots intraduisible : le signifiant « autre » étant inclus dans le signifiant « mère ».
-
[6]
Comme Schore (1994) le souligne, les systèmes neuromusculaires encodent les modes de relation d’objet précoce.
-
[7]
NdT : look after : prendre soin, signifie littéralement regarder après.
-
[8]
Je me réfère ici à la mère interne.
-
[9]
Ce dernier est un sous-groupe de la « mère miroir déformant ».
-
[10]
Je pense qu’il s’agit d’un facteur qui contribue parce que les dispositions innées du bébé interagissent de toute manière avec les réponses de la mère.
-
[11]
Il est remarquable que, dans le trouble dysmorphophobique, la préoccupation corporelle se situe habituellement au-dessus du cou, très souvent la surface corporelle (75 %) mais aussi la forme de la tête, les cheveux, les traits du visage (Phillips, 2005) qui sont significativement les premiers lieux d’échanges physiques entre la mère et le bébé. Je le comprends comme un indice d’un défaut d’investissement libidinal du corps par l’« objet du désir », au niveau du contact précoce peau à peau et face à face. Bien qu’on rencontre aussi la préoccupation pour les organes génitaux, elle est bien moins fréquente (approximativement 7 % des patients avec un trouble dysmorphophobique). À l’opposé, dans l’anorexie la non satisfaction par rapport au corps est classiquement localisée sous le cou, dans les parties plus basses du corps : les parties plus sexuées comme les seins, le ventre et les cuisses (Cororve et Gleaves, 2001). Dans l’anorexie, l’angoisse apparaît liée plus spécifiquement au corps sexué (contrairement au corps sensuel) et à sa signification inconsciente.
-
[12]
NdT : (m)other cf. note 5, p. 130.
-
[13]
NdT : italiques de l’auteur.
-
[14]
Cet « autre » observateur, comme le suggère Steiner, est souvent représenté par « une partie de l’objet primaire qui observe, souvent les yeux de la mère » (2006, p. 942).
-
[15]
Il n’est pas surprenant que les tentatives agies de transformer le corps détesté ne débouchent pas sur une amélioration de l’état du patient : une étude a montré que, suite à une intervention esthétique, 50 % des patients avec un trouble dysmorphophobique ont transféré leur préoccupation sur une autre zone du corps (Veale, 2000). Les scores de satisfaction moyenne de la chirurgie esthétique tendent aussi à baisser après chaque intervention, suggérant qu’au travers de sa mauvaise relation avec le chirurgien esthétique, le patient agit quelque chose du vécu avec un objet interne insatiable à qui il est maintenant identifié. Le chirurgien devient celui qui ne pourra donner au patient le corps parfait qui garantirait son regard approbateur. Cela pourrait expliquer les menaces d’actes violents, décrits comme fréquents, à l’encontre des chirurgiens esthétiques ainsi que les plaintes en justice de ces patients mécontents.
-
[16]
Je suis reconnaissante à un des reviewers d’avoir attiré mon attention sur ce point important.
-
[17]
C’est, évidemment, une hypothèse qui doit être testée.
-
[18]
Ce n’est peut-être pas une surprise que ces patients présentent aussi souvent un trouble de la personnalité évitant (Neziroglu et al., 1996).
-
[19]
NdT : jeu de mots : « look after » avec des lunettes et des yeux aimants.
-
[20]
Ms G. est suivie dans le cadre d’un traitement du National Health Service, je l’ai suivie en psychothérapie à raison d’une séance par semaine pendant deux ans. Au moment où j’écris cet article, elle a fait des petits progrès mais encourageants, dans le sens qu’elle a repris contact avec plusieurs amis et qu’elle travaille.
-
[21]
Bien qu’elle fût clairement sous l’emprise d’un état psychotique, elle n’était pas psychotique au sens psychiatrique.