Notes
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[1]
Traduit de : The reality of the other : Dreaming of the analyst. Int. J. Psychoanal. (2009), 90 : 93 -108, par Diana Messina Pizzuti et relu par Céline Gür Gressot.
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[2]
L’expression « la pensée en images » est utilisée par Freud dans Le moi et le ça (1923, p. 233) pour indiquer un processus de pensée qui est plus proche des processus inconscients que celui exprimé par les mots : « La pensée en images n’est donc qu’un mode très imparfait du devenir conscient. Elle est aussi, en quelque façon, plus proche des processus inconscients que la pensée en mots et elle est indubitablement plus ancienne que celle-ci, d’un point de vue onto-aussi bien que phylogénétique. »
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[3]
Hautmann (2000) rappelle l’importance de la dimension temporelle, suggérant une lecture du rêve de l’Homme aux loups en termes précisément de scène primitive. Freud rapporte que dans la première séance d’analyse, avant de raconter le rêve, le patient regardait tantôt l’analyste assis derrière lui, tantôt la grande horloge située face à lui. Ce n’est qu’après que Freud pense que le plus petit chevreau dans le conte Le loup et les sept chevreaux était caché dans l’horloge, pendant que ses six frères se faisaient dévorer, comme s’il cherchait refuge dans la temporalité des vécus, pour avoir le temps de grandir.
Un fonctionnement semblable a été décrit par J. Steiner (1993) dans Retraits psychiques. Organisations pathologiques chez les patients psychotiques, névrotiques et borderline. (PUF, 1996). -
[4]
NdT : En italien l’expression peut également signifier «Faisons un effort
Le premier rêve
1Martino est un jeune cadre qui décide d’entreprendre une analyse, envisagée de longue date, une fois sa situation professionnelle et financière bien établie. Il dit vouloir améliorer sa performance au travail et se libérer de certains comportements obsessionnels apparus au seuil de l’adolescence. Il a un bon travail, une fiancée, une famille qu’il aime beaucoup, il a toujours été le petit dernier. Il a perdu son père avant ses 10 ans. Il m’avait entendue parler à une conférence et m’avait idéalisée comme il avait idéalisé la psychanalyse.
2Après deux mois d’analyse où Martino avance « toutes voiles dehors », il arrive un jour à sa séance satisfait : trempé par l’orage, il avait pu passer chez lui pour se changer avant de venir, mais il hésite : ses chaussures sont mouillées… Il me demande ensuite si en analyse on doit tout dire. Je lui dis qu’il peut faire ce qu’il ressent et j’ajoute qu’il est venu en analyse pour être plus en contact avec lui-même – pour mieux comprendre ce qui le concerne. Il me parle alors d’une chose qui le met mal à l’aise. Durant l’intervalle des trois mois qui se sont écoulés depuis les entretiens préliminaires et le début de l’analyse, il a rêvé qu’il faisait l’amour avecmoi avecbeaucoup de plaisir ; dans le rêve je lui disais que personne n’avait jamais été aussi extraordinaire qu’il l’avait été. Je pense, vu le ton de son récit, qu’il considère avoir fait un rêve très positif. Son seul commentaire est : « C’était super pour tous les deux. » Je pense qu’aujourd’hui il n’a pas pu venir à la séance tout propre et bien comme il faut, avec ses pensées et ses émotions sous contrôle : un aspect qu’il tenait caché s’est dérobé à lui et il a laissé sur le divan, avec ses chaussures mouillées, une trace de quelque chose qu’il avait, jusqu’à présent, voulu cacher.
3L’analyse vient de commencer, le patient n’a pas d’associations, la rêverie qui prend forme en moi concerne la théorie psychanalytique qui semble agir comme un bouchon qui sature les émotions. Quel sens peut-on donner à ce début de voyage analytique, représenté par un rêve fait alors que le cadre constitué par les différentes séances n’est pas encore en place, rêve comme retenu en otage lorsque les séances commencent ? Quelle part du monde interne du patient a activé le travail du rêve avec pour acteur le personnage de l’analyste ? Le seul écho non saturé par la théorie qui se fait jour en moi est celui qui me fait penser :« Mais nous venons à peine de commencer… » Le rêve me fait penser à un de ces films qui commencent par la dernière scène et déroulent ensuite la série d’événements qui ont mené à cette conclusion, à un happy end, à un : « et ils vécurent tous heureux ». L’analyse toutefois n’est pas un film mais une histoire à deux. En revanche, le rêve du patient, fait pour ainsi dire en ouverture, au moment même où le patient choisit l’analyste comme protagoniste, lui ôte ainsi toute fonction significative. L’autre, dont la rencontre a été violente lors des entretiens préliminaires, perd toute signification justement lorsqu’elle reçoit le premier rôle, le rôle de l’héroïne : elle existe, mais dans la construction du rêve et de la réalité psychique, elle n’a aucune fonction significative, celle-ci ne pouvant jaillir qu’ in absentia.
4Alors je dis au patient que, lorsque l’analyse touche à sa fin, il arrive que le travail analytique puisse être perçu comme une rencontre à la source d’un plaisir réciproque pour tous les deux, mais que, dans notre cas, le travail n’en est qu’à ses débuts. Mon intervention glisse sans laisser apparemment aucune trace : alors que ma présence était si vive dans le rêve, elle n’a plus aucune signification dans la séance.
5Cette apparition non déguisée de l’analyste dans le premier rêve peut être une façon de masquer quelque chose qui concerne l’inévitable altérité de l’autre, représenté comme la copie conforme et véritable de l’analyste, d’en effacer la perception inquiétante et méconnue qui invite au travail analytique. Ce premier rêve pourrait représenter l’impact violent avec l’objet non-moi, une trace archaïque laissée dans l’inconscient du sujet au tout début de la rencontre et court-circuitée, ce qui fait que l’objet est représenté par une reproduction ou par un faux, telle la copie romaine d’une statue grecque.
6La personne de l’analyste, utilisée dans le premier rêve de l’analyse, n’est pas un reste diurne quelconque, il signale la violence de l’impact transférentiel qui a de toute évidence laissé une trace significative dans le monde onirique du patient. Ce qui est sûr, c’est que la rencontre avec ce nouvel autre qui commence à faire partie de la vie psychique du patient a laissé une trace de son passage, au point d’être représenté par une copie qui en atténue sa qualité « d’altérité ». Cette rencontre a laissé une trace puisqu’il y a eu un impact, et ce bien avant la violence de l’interprétation (Aulagnier, 1975), dans un contexte toutefois semblable où entre en jeu un processus de symbolisation qui au début procède par combinaisons figuratives, les pictogrammes. La scène représentée dans le rêve peut illustrer la tentative de « figurabilité » (Botella et Botella, 2001) de l’aventure analytique à ses commencements. Les éléments qui permettent d’utiliser ainsi le matériel onirique comme étant une forme de pensée en images (Freud, 1900 [2]) concernent la temporalité où s’inscrit une première ébauche de « figurabilité » (le début de l’analyse, le premier rêve, le contretransfert de l’analyste lorsqu’elle est frappée par la dimension temporelle). Je considère toutes ces manifestations comme étant des associations sur le rêve, elles renvoient à une contraction de la dimension processuelle du temps nécessaire à construire une relation, représentée ici comme une rencontre déjà advenue, sans que l’on sache avec qui et où, à Corinthe ou à Thèbes ou au carrefour des deux villes ?
Rêver l’analyste en personne
7Les rêves où l’analyste apparaît « en chair et en os » au début d’une analyse peuvent indiquer un trouble des processus de symbolisation : l’objet, qui se présente comme la seule et unique réalité, semble déborder les capacités de mentalisation du sujet et mettre à mal ses capacités de représentation.
8Dans son travail de 1965, Rosenbaum s’intéresse aux rêves dans lesquels l’analyste est représenté en personne, en raison d’un contretransfert intense à l’égard d’une patiente en analyse qui rêvait souvent de lui et d’une contribution de Gitelson (1952) dont il gardait un souvenir très vif. Ce dernier auteur avait exprimé l’idée que rêver l’analyste en personne lors des premières séances d’analyse est de mauvais pronostic, car le patient semble incapable de différencier l’analyste d’une personne importante appartenant au passé : il affirmait la nécessité d’élaborer la situation immédiatement ou encore mieux, d’adresser le patient à un autre analyste. Il est intéressant de relever que ces remarques de Gitelson ne concernent qu’un petit extrait du texte, qui a toutefois été souvent cité et a marqué bon nombre d’analystes – peut-être, pense Rosenbaum, que l’apparition de l’analyste en personne dans un rêve initial crée un sentiment de malaise dû à l’impression d’avoir commis une faute technique. De plus tout élément significatif pour le diagnostic, le traitement et le pronostic est toujours bien accueilli dans un domaine où les analystes manquent de paramètres clairs et de lignes directrices à suivre.
9D’autres auteurs importants ont également abordé ce thème et avancé des hypothèses fortes. Rappaport (1959) rapporte un cas semblable, il affirme que la situation devrait immédiatement être interprétée, afin d’évaluer correctement le pronostic ; Harris (1962) considère que ces rêves renvoient à une problématique orale de fusion avec la mère.
10Rosenbaum démontre que l’impression subjective selon laquelle rêver de l’analyste en personne est de mauvais pronostic est non fondée. Il tire son argumentation d’un cas clinique qui l’a particulièrement touché, de discussions cliniques avec des collègues intéressés à la question et d’une recherche statistique impliquant 22 analystes et 44 patients avec un minimum de 150 heures de séances d’analyse. L’étude examinait la fréquence des rêves où l’analyste apparaissait en personne, et ce au début, au milieu et à la fin de la période étudiée.
11Les données qu’il a ainsi obtenues, contrairement à ses attentes intuitives et à celles formulées par les collègues interviewés, ne montrent aucun pattern significatif récurrent qui puisse suggérer que l’apparition de ces rêves ait une quelconque valeur prédictive pour le diagnostic ou le pronostic. Seule une donnée est significative : la fréquence des rêves où apparaît l’analyste diminue en fin d’analyse dans les situations de transfert intense. L’explication en est incertaine : il pourrait s’agir d’une résistance qui, au début de l’analyse, accentue la tendance du patient à collaborer, ou alors en sens inverse cela traduirait une levée de la résistance par la réduction des désirs infantiles à la fin de l’analyse.
12Dans l’étude clinique et statistique de Rosenbaum, l’aspect le plus intéressant concerne la divergence entre d’une part l’impression subjective de l’analyste qui, apprenant qu’il apparaît dans le rêve du patient, est troublé et éprouve des difficultés contretransférentielles dans la poursuite du travail analytique et d’autre part la dimension objective du phénomène qui est observé parmi tant d’autres qui ne font pourtant pas l’objet de tant d’attention et de commentaires.
13Les conclusions claires qui découlent du travail de Rosenbaum sont les suivantes :
- Parmi les rêves rapportés par les patients en analyse, les rêves dans lesquels apparaît l’analyste en personne ont une fréquence plus élevée (9,3 %) que ce que je n’avais imaginé, ils surviennent plus fréquemment chez les patients dont l’analyse a été terminée (91 %).
- En termes statistiques, ces rêves n’ont pas de valeur pronostique. Dans une situation clinique donnée, de tels rêves peuvent avoir une portée prédictive pour un patient donné en fonction de circonstances spécifiques mais en soi, ils ne sont pas significativement liés à l’évolution, qu’ils surviennent en début ou en fin de cure.
- Aucune corrélation significative n’a été observée entre l’apparition et la fréquence de ces rêves et l’intensité du transfert et du contretransfert, l’apparition de sentiments conscients inhabituellement intenses de l’analyste envers son patient, ou encore l’apparition d’un transfert très érotisé.
- La signification symbolique de ces rêves semble davantage liée à l’équation visage=sein et renvoie donc à des conflits liés au stade oral du développement.
- La principale signification de ce type de rêves réside dans le sentiment qu’a l’analyste qu’ils constituent un évènement spécifique porteur d’un sens particulier. Si une telle attention lui est réservée, l’analyste devra alors considérer que sa réaction à ce type de rêve est un signal qui l’invite à chercher aussi bien en lui-même qu’au niveau de son patient.
14Pazzagli et Hautmann (1980) soutiennent que « le rêve de la personne de l’analyste » ne peut être interprété comme l’indice univoque d’une analysabilité incomplète, même lorsqu’il s’agit du premier rêve rapporté dans l’analyse. Ces auteurs considèrent le fait de rêver l’analyste en personne comme étant l’expression d’une double attitude conflictuelle : à la fois un désir de contrôler l’analyste et un début de lâché-prise via le rêve rêvé et raconté :
15Il est donc possible que ces rêves aient une valeur prédictive d’acting-out, ils indiqueraient que quelque chose tend à sortir du champ de l’analyse – et en même temps à y comparaître –, ils peuvent donc signaler à l’analyste que la relation analytique est en danger et en même temps qu’elle se constitue ou qu’elle se transforme.
Considérations cliniques
16Longtemps le rêve est maintenu sous silence, il n’est même pas raconté lors du récit du deuxième rêve qui met pourtant aussi en scène l’analyste comme protagoniste, ici vue assise tranquillement dans son fauteuil, comme dans le bureau d’analyse. Le rêve arrive peut-être à la surface (« Faut-il absolument tout dire ? ») grâce à une petite faille des défenses qui maintiennent en dehors de l’espace analytique des parties en attente d’attention, de réparation et de soins (les chaussures mouillées). Ici, un élément de rétention et de contrôle anal est mis en évidence en relation avec des mécanismes obsessionnels de l’adolescence encore présents. Retenir le rêve est toutefois un acte conscient, consécutif et extérieur au rêve lui-même – un acte qui, à un niveau plus profond, permet au patient de maintenir une aire secrète hors de la relation analytique. Cette modalité qui consiste à garder le rêve pour soi évoque davantage le narcissisme que l’analité, elle renvoie à une attente où les changements sont exclus, dans l’intime conviction que les choses sont comme le rêveur les a rêvées, sans rien attendre des aléas liés à la rencontre avec l’autre, sans même attendre que cette rencontre ne devienne tôt ou tard évidente et reconnue. Les choses sont à leur place depuis le début, il suffit d’attendre. Dans le rêve il n’y a que deux personnages : le patient et l’analyste. Toute référence au « tiers » est abolie (sa fiancée, l’éventuel époux de l’analyste, la fonction analytique) : ni les commentaires, ni le peu d’associations sur le rêve (« la situation était agréable pour tous les deux ») évoquent l’idée que l’analyste pourrait avoir une vie affective, sexuelle et psychique différente de la sienne.
17Je me trouve moi aussi dans une situation contretransférentielle analogue : je me surprends à penser que la scène du rêve est une sorte de prototype qui a pris la place d’une scène primitive complètement détruite car elle risquait de détruire l’auto-estime du sujet, en frappant de plein fouet son narcissisme (Chasseguet-Smirgel, 1986). Je pense que depuis le début Martino se représente un couple déjà constitué, annulant tout le travail qui est l’aboutissement de ce que Green (1990, 2000) nomme les processus tertiaires, qui ont pour fonction d’établir des liens entre les processus primaires et les processus secondaires.
18Je réalise que moi aussi je dois « retenir » un secret précieux concernant le monde interne du patient et je dois « attendre » la bonne occasion pour le lui dévoiler. Mon contretransfert prend forme autour de la conviction de pouvoir me passer de l’autre et de pouvoir trouver refuge dans la représentation d’une scène interne dans laquelle je suis une analyste parfaite qui forme un couple avec la psychanalyse, au sein duquel l’apport du patient est inutile : il n’y a pas de pensée « tierce » qui fasse pont entre lui et moi, et ce qui vient de lui ne me semble pas essentiel.
19Cette expérience contretransférentielle est forte : bien que je me rende compte de l’absurdité de cette configuration mentale, elle se présente à moi maintes et maintes fois au cours de l’analyse, elle se matérialise dans la conviction d’avoir compris le fantasme organisateur de la psyché du patient, elle se fait jour dans le sentiment de pression interne à vouloir le lui communiquer et dans la « certitude » qu’il ne pourra recevoir qu’avec joie le fruit de mes pensées, dont il a toutefois été exclu au moment de leur construction et de leur élaboration. Dans ce jeu serré de projections d’affects transféro-contretransférentiels, il m’apparaît clairement que je ne suis pas parvenue à « rêver » le rêve du patient, n’ayant pu introduire des éléments de tiercéité et de symbolisation. Le rêve de l’analyste en personne signale une difficulté contretransférentielle de l’analyste à pouvoir « démasquer » le personnage « non déguisé », à pouvoir activer en séance un processus de travail onirique avec le patient, à rêver avec lui.
L’évolution de la relation transférentielle comme matrice des rêves qui tournent une page
20L’auteur qui a le plus approfondi le thème des rêves qui tournent une page est J.-M. Quinodoz (2001). Il note que ces rêves apparaissent après qu’un changement s’est déjà produit dans l’analyse : en particulier des parties clivées sont acceptées par le moi grâce à des transformations survenues suite à l’élaboration de la relation transférentielle.
21L’analyse de Martino, à quatre séances par semaine, a été caractérisée pendant longtemps par la répétition des mécanismes de clivage, de déni et de projection : Martino affirmait que l’analyste et le patient sont tous deux exceptionnels alors que tous les autres doivent être critiqués – tout particulièrement son chef avec lequel il est en conflit parce que justement il ne le reconnaît pas à sa juste valeur. Toute distance entre lui et l’autre est perçue comme une trahison et non comme la condition permettant la représentation.
22J’ai longtemps été moi-même engluée dans un état mental répétitif. Dans le contretransfert je sentais que le patient « ne me laissait pas faire mon travail » : il s’insinuait dans mes pensées prédéterminant mes interprétations de ses rêves, comme s’il était moi, alors que lui-même, avec son âge, son corps, son histoire, disparaissait d’une manière qui rappelle la forme primitive d’imitation décrite par Gaddini (1969) – un mode de fonctionnement qu’il faut pouvoir reconnaître et faire évoluer vers une dimension de symbolisation.
23La stase dans la relation était à son comble et en même temps à son terme au moment où il avait été question de fin – d’interruption – de l’analyse. Après plus de quatre ans, Martino voulait terminer l’analyse car il se sentait mieux et ses comportements obsessionnels avaient diminué. Je me surprenais à partager tout au fond de moi son point de vue, pensant qu’il y a des cas où l’analysabilité ne peut arriver qu’à un point donné où l’analyste raisonnable préfère s’arrêter. Après quoi je réalisais que j’étais dans une position de contre-identification projective : j’étais devenue la partenaire en pseudo-copulation parfaite du premier rêve – j’étais une copie de moi-même, qui acceptait avec complaisance l’image de moi qu’il avait forgée au début : « Comme tu me veux » dit le titre de la pièce de Pirandello. J’essayais de ne pas me laisser envahir par le flux des identifications projectives, qui tendaient à m’annuler en tant que sujet différencié et à ne garder sur scène que le patient, qui avait fini par se substituer à moi dans mes pensées, prenant ainsi la place de mon altérité.
24Suite à cette prise de conscience de la nécessité de mon altérité, la relation transféro-contretransférentielle commença à changer, avant même la survenue du rêve qui représentait un tournant. Une séance permet de saisir et de représenter l’élaboration de la relation transfert-contretransfert qui s’est progressivement développée de façon souterraine. Martino est né dans un milieu familial où il était le plus jeune, au milieu d’adultes qui potentiellement submergeaient ses capacités d’élaboration mentale. Peut-être tout comme le septième chevreau du conte (.Le loup et les sept chevreaux ) a-t-il lui aussi trouvé refuge au début de son analyse, dans la grande horloge que l’Homme aux loups de Freud (Freud, 1918) regardait sans cesse lors de sa première séance d’analyse – dans son cas cela se manifestait par le fait d’arriver souvent en retard à sa séance [3], ce qui le mettait à l’abri de l’impact trop vif suscité par la rencontre avec l’autre et par la différence des sexes et des générations.
25L’élaboration de mes sentiments contre-transférentiels d’impuissance a été l’élément qui a permis l’évolution du processus analytique, dès la séance qui a marqué l’amorce du changement. Le fait de me sentir dans un état d’impuissance [ Hilflosigkeit ], sans ressource aucune, a finalement éclairé mon espace mental : la seule chose qui pouvait m’aider était ce patient-là, dans cet endroit-là, avec ses défenses obsessionnelles et sa difficulté à entrer en contact avec l’autre. Pour la première fois dans cette analyse je réalisais avoir été inconsciemment en collusion avec mon patient dans le déni de l’altérité de l’autre, avoir pensé que sa contribution à la construction psychique et au changement analytique était sans importance. Je l’avais senti comme porteur d’une altérité résistante au travail analytique. Pourtant c’est justement cela l’altérité dans son essence même : une expérience du non-Moi fermée aux mécanismes d’identifications, qu’ils soient introjectifs ou projectifs – c’est l’expérience de l’étrangeté la plus radicale, celle du degré zéro de métabolisation. Seule l’expérience d’être sans ressources me permettait – m’obligeait plutôt – à porter un nouveau regard sur mon patient : c’était peut-être lui qui pouvait m’aider. Dans le bureau, il n’y a que lui qui est présent à mes côtés, avec son altérité irréductible.
26Cette élaboration a pris forme et a été exprimée en mots lors d’une séance de la moitié de la cinquième année d’analyse. Martino arrive à l’heure en disant qu’il a pu le faire malgré toutes les obligations à remplir avant l’heure de sa séance. Il raconte que hier son chef était content et il lui a dit : « Aidons-nous l’un l’autre [4]. » Martino me dit qu’en réalité son chef voulait dire : « Aidez-moi. » Cela m’évoque une interprétation de type projectif : c’est en fait le chef qui a besoin d’aide et il la demande en projetant une partie de lui-même en Martino.
27L’élaboration de mes sentiments dépressifs relatifs au hiatus inéluctable existant entre ma subjectivité propre et l’altérité d’autrui me permettait de rester en contact avec mon besoin profond du patient pour développer un processus de transformation analytique et pour éviter aussi bien le silence qu’une interprétation « obligée ». Jusqu’alors j’avais pensé que j’aurais peut-être eu besoin de me référer à une théorie analytique plus raffinée, ou encore que j’aurais pu être aidée par l’avis d’un collègue expérimenté, mais je n’avais pas envisagé que j’aurais eu besoin de cette individualité là, apparemment immuable, avec laquelle « m’accoupler ». En d’autres mots, ce dont j’avais besoin était quelque chose comme une « secousse » pour la psyché individuelle : l’autre non encore connu, non encore pensé ni symbolisé, celui que je ne suis pas, ou que je sais ne pas être.
28Je lui dis que peut-être son chef voulait justement dire « Aidons-nous l’un l’autre » : il n’est pas nécessaire d’éliminer quelqu’un de la scène – lui ou son chef, lui ou son père, lui ou moi – afin d’éviter de se sentir impuissant ou incapable. Sur la scène du travail ou encore sur la scène de l’analyse, il est possible de représenter des sentiments de faiblesse qui n’impliquent pas l’élimination d’un des personnages. Tous deux peuvent avoir de bonnes raisons pour sentir qu’une aide est vraiment utile, tout en continuant à rester vivant ou « vifs », comme lui et moi. Martino est très frappé par ces mots, il dit que son chef fait preuve d’une grande ténacité, il est parvenu à établir une relation.
29La relation transféro-contretransférentielle change après cette séance : le clivage diminue, le flux des associations libres et de l’attention flottante est activé, le patient et l’analyste collaborent à l’interprétation des rêves, sans avoir recours à des interprétations toutes faites. Le patient continue à arriver en retard aux séances, mais la position transférentielle a changé : l’analyste n’est plus vécue comme un objet menaçant qui doit être maintenu hors du psychisme et dont il faut se protéger par crainte d’en subir l’envahissement.
30Lorsqu’un processus de représentation peut enfin être activé, la réduction des clivages ainsi qu’une plus grande intégration permettent un déploiement des ressources non disponibles auparavant – mais ils deviennent aussi source de déplaisir pour le moi du patient, menacé dans sa cohésion et sa force par des éléments primitifs angoissants dont l’impact avait jusqu’alors été évité. Maintenant nous sommes deux à œuvrer dans la situation analytique, et non plus l’un à la suite de l’autre, chacun à son tour usurpant le psychisme de l’autre. C’est la condition qui prépare le terrain analytique à l’éclosion du rêve qui représente un tournant, pour donner une représentation aux angoisses de scène primitive.
Le rêve qui tourne une page
31Durant cette analyse, la façon dont Martino rapporte ses rêves est caractérisée par le fait de les raconter et d’évoquer simultanément les interprétations que je pourrais en faire ; cette façon de faire lui donne ainsi la satisfaction de me permettre d’être une analyste douée. Le patient reste fixé à ce que Green (2000) a appelé « la position phobique centrale » – un état psychique qui évite à tout prix la libre association car celle-ci pourrait susciter la rencontre avec des émotions impensables. Les rêves sont présentés sous une forme qui rappelle les exercices d’apprentissage d’une langue étrangère dans lesquels il faut « remplir les blancs » – ceci étant la demande implicite du patient, qui aura par la suite la satisfaction de se prouver à lui-même qu’il avait déjà tout résolu tout seul, comme dans le premier rêve. Dans cet emprisonnement, je me trouve dans une position d’écoute de la réalité de l’autre, j’essaie d’éveiller ma curiosité, en le décevant de ne pas remplir les blancs, et en maintenant par contre à l’intérieur de moi une assise psychique analytique et une attention interprétative silencieuse.
32À la fin de la cinquième année, un rêve marque un tournant dans l’analyse. Martino arrive à l’heure et rapporte un rêve : Des collègues sont venus chez lui ; ils regardent ensemble la télévision et prennent un verre. Il remarque ensuite que sa fiancée n’est pas là. Il va la chercher dans la chambre à coucher et là il trouve son chef – avec lequel il était en conflit – nu dans le lit, avec à ses côtés sa fiancée en pyjama. Alors il se rend à la salle de bains avec elle et lui dit qu’il ne veut plus faire l’amour avec elle.
33Il commente le rêve en disant que c’est bizarre de faire un rêve pareil, si dramatique, alors qu’en ce moment il se sent bien, aussi bien au travail que dans sa relation affective. Il réagit à son rêve avec surprise, avec intérêt, voire avec incrédulité : comment diable se fait-il que son chef qu’il déteste a pu atterrir là, dans son lit ? Il remarque que le chef lui a justement pris sa place dans le lit, mais… qu’il est nu – tout comme son père qui dormait tout nu. Il se rend compte soudainement que cette place dans le lit était celle de son père – quant à lui, il ne l’occupait que lorsqu’il était malade, avec son père assis à ses côtés dans le fauteuil, lui lisant des histoires. J’interviens en disant qu’il sent que la place occupée par le chef dans le lit était la sienne au début et qu’il en avait été expulsé.
34Le patient dit que l’analyste est représentée par un des collègues à qui il montre la télévision et à qui il offre à boire une liqueur amère. Je lui dis qu’il y a peut-être aussi quelques allusions à ma personne dans le personnage de la fiancée, à laquelle il dit qu’il ne veut plus faire l’amour, contrairement à ce qui se passait dans le premier rêve de l’analyse. Il avoue alors que c’est la première chose à laquelle il a pensé, mais il ne l’a pas dite.
35C’est ici que, parallèlement à l’activation du travail onirique du patient, je peux moi aussi quitter cette dimension d’attention interprétative silencieuse et rêver en séance. Suivant ma rêverie, je pense au premier rêve où apparaît l’analyste en personne, alors que maintenant celle-ci est représentée par plusieurs personnages qui expriment différents aspects du monde interne du patient. Il est désormais possible d’avancer depuis l’absence de déguisement au dévoilement de celui-ci, sur la base d’une disposition mentale onirique qui s’est constituée – un fonctionnement mental onirique de l’analyste qui est en contact avec le fonctionnement onirique du patient.
36Le changement psychique survient suite à ce rêve, il est signalé par un indice lié au cadre : Martino n’arrive plus en retard. Ce qui a changé en lui est la prise de conscience de la réalité psychique : au lieu de tenter uniquement de se défendre des émotions qui déferlent dans son monde interne et dans la scène analytique, il s’y intéresse ; il essaie de comprendre et ensuite d’utiliser cette compréhension qu’il a acquise pour se sentir plus à l’aise dans la relation avec lui-même et avec les autres.
Quelle sorte de transformation ?
37On peut se demander quelle est la transformation qui se produit dans le rêve qui tourne une page, rêve qui prend forme dans une nouvelle configuration de la relation analytique.
38La place originaire. Dans le rêve, Martino représente le chef qui occupe la place qui est la sienne à côté de sa fiancée – qui représente la femme, l’analyste – mère. Le fantasme organisateur inconscient est celui d’une version de la scène primitive, dans laquelle il a toujours été là, à côté de sa mère, occupant une place qui a toujours été la sienne, où le tiers était absent en tant que rival ou en tant qu’autre. C’était sa place, puisqu’il n’y avait personne d’autre qui venait troubler l’horizon de la scène, lui conférer ombres et lumières au lieu qu’elle soit plongée dans la lumière aveuglante du premier rêve. Ce rêve qui tourne une page révèle le caractère trompeur de ce fantasme : il y a un tiers qui a envahi la scène, il a réussi à forcer le passage à travers les clivages et les dénis, il a conquis le droit de se faire une place dans la maison de la psyché du patient. Le point clé est la première association au rêve qui révèle le fantasme organisateur inconscient : « C’est justement ma place dans le lit. »
39Au cours de l’analyse, Martino a continuellement tenté d’utiliser le psychisme d’un autre – celui de l’analyste – par un procédé de substitution. Je me réfère aux récits de rêves où il y avait un espace prévu pour l’intervention de l’analyste, les « blancs à remplir ». Cette utilisation des pensées implicites ou explicites de l’analyste comme étant les siennes – cette utilisation de l’analyste transformée en une fausse copie de l’original, privée de sa fonction de tiers et réduite à une simple image – survient en dehors de toute conflictualité œdipienne, dans une lutte visant à éliminer un adversaire inconnu et à conquérir l’objet d’amour. La mort du père à l’aube de l’adolescence du patient a sans doute empêché qu’un conflit puisse avoir lieu, du moins à cette époque, qui aurait permis ainsi de récupérer un œdipe non inscrit dans l’enfance. Le mode de fonctionnement du patient est d’être à la place d’un autre : il n’a point besoin d’activer une pensée capable d’évoquer la scène primitive, car il y est déjà, il est logé à l’intérieur de celle-ci depuis toujours, hors du temps.
40Le rêve qui tourne une page est le produit d’une activité de pensée qui parvient à donner une représentation à un fantasme organisateur inconscient de son psychisme : le chef, le père a occupé la place qui a toujours été la sienne à côté de la femme, suivant un revirement de la séquence temporelle de la naissance, comme l’exprime le point de vue de l’enfant qui pense : « J’étais le premier. » Dans le rêve les fantasmes angoissants et anihilants sont symbolisés et le fait de pouvoir les penser et les représenter les rend assimilables et leur ôte leur pouvoir de destruction de la vie psychique du patient. Le tiers, l’autre représenté dans le rêve – le chef, le père – est à la fois le contenu de la représentation et l’instrument qui la produit. Ici on retrouve à la fois la difficulté et le paradoxe : le tiers à représenter est à la fois et en même temps instrument et condition de possibilité de symbolisation de la scène angoissante.
41Le travail du rêve. Le rêve qui tourne une page a un effet transformateur parce qu’il est le fruit de l’activité de pensée du sujet. Aussi longtemps qu’il essayait dans ses fantasmes d’être le psychisme même de l’analyste, où il s’était logé, aucun processus transformatif ne pouvait avoir lieu ; ce n’est qu’en occupant sa place de sujet qui se sent exclu du couple parental qu’il peut utiliser ses propres émotions et ses propres pensées. Toutefois pour pouvoir occuper cette place mentale il a été nécessaire qu’un autre – l’analyste – puisse reconnaître son propre besoin irréductible de la rencontre avec l’altérité radicale de l’autre : chez l’analyste aussi, il existe toujours un élément psychique d’exclusion de la scène primitive dont « l’autre » est le témoin évident. C’est ce qui est arrivé à l’analyste dans la séance du « Aidons-nous l’un l’autre ».
42En ce qui concerne Martino, le contenu de ses angoisses, bien que toujours manifeste, appartenait aux pensées de l’autre – de l’analyste en tant que père écrasant – qui était présent dès le début de sa vie psychique et dont il devait se défendre par le clivage et le déni. Le facteur de transformation exigeait l’activation d’une capacité onirique à partir d’une situation où l’autre était présent dans le champ du fonctionnement mental de l’analyste et du patient. Après le changement survenu dans la relation analytique, le rêve qui tourne une page a enfin acquis sa fonction de représentation figurative et de tentative de résolution des conflits.
43Même lorsque le rêve survient après une intense activité d’élaboration des échanges transféro-contretransférentiels en séance, il est une création du patient et précisément pour cela il a un effet transformateur : il est l’expression de l’activité mentale du sujet qui parvient à représenter des scènes de son monde interne et de ses vicissitudes infantiles, rééditées dans le transfert en tant que rencontre avec l’autre. L’horizon conceptuel du travail analytique lui-même est constitué par l’altérité du sujet, l’altérité de ses modalités de fonctionnement psychique et de relation d’objet. Il est donc nécessaire de trouver une place pour l’autre dans le fonctionnement mental aussi bien de l’analyste que du patient (Di Chiara, 1985) ainsi que dans le dialogue analytique (Nissim Momigliano, 1992).
44L’objet symbolisant. L’analyste peut toutefois aussi éprouver à la première personne l’état psychique d’impuissance et le manque d’outils psychiques requis pour l’élaboration, et se trouver dès lors dans la nécessité de découvrir le patient comme le « meilleur collègue », suivant l’expression de Bion que Nissim Momigliano a souvent citée.
45Avec le sentiment d’avoir perdu sa capacité de symbolisation et sur le point d’acquiescer à l’intention du patient d’interrompre ou de terminer l’analyse, l’analyste a pris conscience du besoin d’être aidée – par la personne qu’elle avait rencontrée là, « par hasard », dans son cabinet de consultation – sortant ainsi de l’accouplement réalisé avec la théorie psychanalytique connue, qui l’emprisonnait. La fonction tierce (Green, 1999), celle qui lie émotions et actions, se trouve activée : Martino peut progressivement s’approprier la fonction symbolisante de l’objet (Roussillon, 1999) ayant fait l’expérience d’une analyste qui a survécu à sa tentative de la détruire dans sa fonction tierce, l’enfermant dans un accouplement idéal. L’analyste reste présente, elle n’accepte pas d’interrompre le travail analytique, elle reste vivante (Winnicott, 1971) dans un état psychique d’activité analytique interprétative silencieuse et de contact avec l’autre inconnu, dans l’attente que survienne dans sa pensée une interprétation issue du triangle analyste – patient – théorie et que celle-ci s’impose avec sa force émotive et explicative, laissant analyste et patient dans une position de spectateurs étonnés.
46« Les rêves qui tournent une page ». J.-M. Quinodoz (2001) utilise cette expression pour désigner les rêves dont le contenu primitif effraie le patient qui croit qu’il a régressé, alors que pour l’analyste ils marquent une étape dans le processus d’intégration psychique – précisément celui du rétablissement de la capacité de symbolisation par identification à la fonction analytique.
« Une nouvelle phase dans l’élaboration du rêve s’installe, marquée par le désir du patient d’utiliser le psychanalyste comme un objet séparé et différent, dans le but d’élucider le sens manifeste et latent de son rêve au niveau symbolique. […] Alors, le rêve n’apparaît plus au rêveur comme l’équivalent d’événements concrets, dans lequel il existe peu de différence entre hallucinations, rêve et réalité, et qui fonctionne comme équation symbolique ou expulsion d’éléments b. Le rêve devient alors pour le rêveur un moyen de communication intrapsychique entre conscient et inconscient, ainsi qu’un moyen de communication dans la relation entre patient et psychanalyste. »
48Un intérêt particulier du rêve qui tourne une page de Martino réside dans la complexité de l’intrication des aspects synchroniques et diachroniques entremêlés, qui en analyse prennent toujours une forme non-linéaire : ils suivent un cheminement caractérisé par des réorganisations constantes qui surviennent en après-coup et marqué par des nouvelles possibilités de symbolisation d’éléments régressifs ou inaccessibles, grâce à la rencontre avec des objets nouveaux (Winnicott, 1963 ; Bollas, 1995). L’objet – analyste était à la fois et simultanément l’instrument qui pouvait aider le patient à activer une fonction de symbolisation des angoisses primaires et le contenu « autre » à représenter. Dans l’analyse de Martino ce « big-bang » entre appareil à penser les pensées et angoisses à représenter conduit à l’impasse : nous l’avons vu, au lieu d’utiliser l’objet pour ses fonctions de symbolisation, il se met à la place de l’objet, en fait une copie et en adopte les pensées, dans une sorte de conviction a priori qu’il s’agit là de sa place, et ce depuis toujours. Le rêve qui tourne une page est le fruit d’une appropriation subjective de la fonction symbolisante de l’objet : le patient est désormais capable de se représenter l’objet angoissant. Le rêve remplit sa fonction de lien symbolique entre deux altérités – celle de la scène analytique et celle de l’histoire infantile, celle qui est la sienne et celle de l’analyste – séparées et réunies par la présence du premier chef, le père à qui appartient la place qu’il avait toujours cru être la sienne ; cette réalité psychique-là constitue une menace pour son narcissisme et est le précurseur de la fonction tierce.
Conclusions
49La réalité de l’autre est évitée dans le premier rêve par la représentation de l’analyste en personne, qui apparaît sans aucun déguisement. Cette figuration comporte justement le déni de la nécessaire et énigmatique contribution de l’autre à la construction de la vie psychique. L’apparition de la personne de l’analyste dans le rêve du tout début indique son insignifiance dans la construction de la vie psychique du sujet ; elle apparaît telle une fausse reconnaissance, une copie inauthentique de l’altérité de l’autre, un stratagème utilisé pour garder intact le fantasme d’auto-engendrement de la vie psychique.
50Un phénomène analogue se produit dans le contretransfert de l’analyste, dont l’espace mental est encombré par une interprétation du monde interne du patient qu’elle a construite toute seule. Pour l’analyste aussi la réalité de l’autre est apparue comme insignifiante pour la construction de ses interprétations.
51Dans le premier rêve, la réalité de l’autre, présentée sans aucune transformation et sous une apparente objectivité, montre sa faiblesse précisément dans sa qualité « d’évidence », qui est un déni de la nécessaire participation de l’autre dans la construction de la vie psychique. Seuls les processus inhérents au travail onirique du rêve et du fonctionnement en séance reconnaissent la réalité de l’autre en tant que fonction vitale pour l’existence de la vie psychique, réduisant ainsi le narcissisme de mort et nourrissant le narcissisme de vie (Green, 1983).
52Le travail onirique du sommeil et de la veille (Ferro, 2002) peuvent être pensés comme des voies d’accès à la « réalité » de l’autre, des voies ouvrant la conquête de nouveaux territoires et de nouvelles objectivités, des voies permettant de représenter ce qui n’est pas visible avec les instruments habituels – comme c’est le cas dans le domaine des arts et de la science, qui représentent ce qui n’est pas visible à l’œil nu. Dans le premier rêve l’analyste était un faux, une copie tardive, bien que représentée avec soin, dans le but de s’en débarrasser. Le patient pouvait ainsi avoir la conviction que la réalité gênante de l’autre n’avait jamais fait partie de son monde interne et n’y pénétrerait jamais, par crainte qu’elle n’y jette son ombre et qu’elle ne l’appauvrisse au lieu de l’enrichir. Ce rêve signe le début du travail de création d’une « réalité » psychique créée par au moins deux psychismes, dont témoigne le rêve qui tourne une page qui met en scène la fonction de l’autre dans la construction du sujet : au lieu de l’analyste en personne, il y a l’analyste en tant que fonction transformative et en tant qu’acteur qui interprète les différents personnages du rêve.
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Mots-clés éditeurs : scène primitive, rêves non déguisés de l'analyste, rêves qui tournent une page, altérité, transformations
Mise en ligne 01/03/2013
https://doi.org/10.3917/lapsy.101.0065Notes
-
[1]
Traduit de : The reality of the other : Dreaming of the analyst. Int. J. Psychoanal. (2009), 90 : 93 -108, par Diana Messina Pizzuti et relu par Céline Gür Gressot.
-
[2]
L’expression « la pensée en images » est utilisée par Freud dans Le moi et le ça (1923, p. 233) pour indiquer un processus de pensée qui est plus proche des processus inconscients que celui exprimé par les mots : « La pensée en images n’est donc qu’un mode très imparfait du devenir conscient. Elle est aussi, en quelque façon, plus proche des processus inconscients que la pensée en mots et elle est indubitablement plus ancienne que celle-ci, d’un point de vue onto-aussi bien que phylogénétique. »
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[3]
Hautmann (2000) rappelle l’importance de la dimension temporelle, suggérant une lecture du rêve de l’Homme aux loups en termes précisément de scène primitive. Freud rapporte que dans la première séance d’analyse, avant de raconter le rêve, le patient regardait tantôt l’analyste assis derrière lui, tantôt la grande horloge située face à lui. Ce n’est qu’après que Freud pense que le plus petit chevreau dans le conte Le loup et les sept chevreaux était caché dans l’horloge, pendant que ses six frères se faisaient dévorer, comme s’il cherchait refuge dans la temporalité des vécus, pour avoir le temps de grandir.
Un fonctionnement semblable a été décrit par J. Steiner (1993) dans Retraits psychiques. Organisations pathologiques chez les patients psychotiques, névrotiques et borderline. (PUF, 1996). -
[4]
NdT : En italien l’expression peut également signifier «Faisons un effort