Notes
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Cet article est le texte d’une conférence donnée le 14 octobre 2006 à l’occasion du English Speaking Week-end, lu également le 7 février 2007 lors d’une réunion de la Société Britannique de Psychanalyse. La version de ce travail avait pour titre « Le transfert maintenant et autrefois », dans lequel le double sens avait pour intention de faire une comparaison entre la vision contemporaine et l’ancienne vision du transfert, et de suggérer que le transfert est toujours là et ne se manifeste pas seulement de manière épisodique.
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Traduit de : Transference to the analyst as an excluded observer. Int. J. Psychoanal. 2008, 89 :39-54, par François Gross, relu par John Steiner.
Les origines du transfert
1Dans cet article, je vais faire un bref rappel de l’histoire de notre compréhension du transfert, en me centrant sur les étapes déterminantes des connaissances acquises en ce domaine ; ensuite, je vais essayer de montrer comment ces connaissances ont influencé la pratique contemporaine. L’histoire a commencé lorsque Freud observa qu’un élément romanesque et érotisé s’était introduit dans le travail de Breuer avec Anna O. Du fait que cet élément n’avait pas été reconnu, il le considéra comme étant un des plus influents et que c’était autre chose qu’une simple particularité d’une patiente ou une faiblesse de tel thérapeute. En lieu et place, il en vint à considérer, comme il l’a écrit, « qu’il est inévitable que la relation personnelle du patient avec le thérapeute finit par... se hisser au premier plan » (Freud, 1895). De plus, Freud ne s’estimait pas supérieur à Breuer sur ce point, et il reconnut même sa propre vulnérabilité en écrivant :
Un jour, je fis une expérience qui me montra de la manière la plus crue ce que j’avais suspecté depuis longtemps. Cela concernait une de mes patientes les mieux disposées, avec qui l’hypnose avait permis d’obtenir les résultats les plus merveilleux et que j’allais soulager de sa souffrance en remontant à la source de ses attaques douloureuses. Lorsqu’elle sortit de son état hypnotique, à un certain moment, elle m’enlaça en passant ses bras autour du cou. L’entrée inattendue d’une employée de maison nous épargna une discussion pénible, mais il y eut dès lors entre nous une compréhension tacite pour interrompre la méthode hypnotique. J’étais suffisamment modeste pour ne pas voir dans cet événement un effet du charme lié à ma personne et je sentis que j’avais mis le doigt sur la nature d’un élément mystérieux à l’œuvre derrière l’hypnotisme. De façon à exclure cet élément, mais aussi pour s’en prémunir, il était dès lors nécessaire d’abandonner l’hypnose.
3Au départ, le transfert était considéré comme embarrassant et potentiellement dangereux mais, lorsqu’il abandonna l’hypnose, Freud commença à demander aux patients de décrire des souvenirs et des images pendant qu’il exerçait une pression sur leur front et c’est ainsi qu’il découvrit que le transfert était une résistance à la remémoration. En premier lieu, il déclara que « la technique par la pression n’a jamais été prise en défaut » (Freud, 1895), mais quelques pages plus loin, il mentionne qu’elle peut être mise en défaut lorsque la relation du patient au médecin est perturbée, et il décrit cela comme « le pire obstacle que nous puissions rencontrer ». Obstacle cependant impossible à éviter, et Freud fait observer que « nous devons compter sur le fait de le rencontrer dans toute analyse un tant soit peu approfondie » (Freud, 1895).
4Tout au long de son œuvre, Freud a insisté sur l’importance du transfert en tant que résistance et, dans l’Abrégé de psychanalyse, on dirait qu’il se joue de lui-même lorsqu’il réalise qu’il souhaite toujours que le transfert puisse simplement se dissiper et qu’il conçoit avec une certaine nostalgie que l’analyste soit un « soutien et un conseiller, rémunéré de sa peine, qui se contenterait volontiers du rôle dévolu à un guide montagnard pendant une difficile ascension » (1940a).
5Cependant, cette dimension de rôle détaché et peu impliqué n’a pas survécu aux découvertes dans le domaine du transfert, qui reste selon moi l’empreinte la plus forte du génie de Freud. Ce qu’il évaluait en termes de nuisance et d’entrave en vint à être considéré comme l’un des aspects essentiels du processus analytique, celui qui rend possible tout changement significatif. Dans la dynamique du transfert (1912), il écrit ces fameuses lignes qui ont permis la véritable reconnaissance de l’universalité et du rôle central du transfert :
Il est indéniable que de soumettre à contrainte les phénomènes de transfert comporte pour le psychanalyste les plus grandes difficultés, mais on ne saurait oublier que ce sont justement ces phénomènes qui nous procurent l’inestimable service de rendre actuelles et manifestes chez les malades les pulsions d’amour cachées et oubliées, car finalement nul ne peut être détruit in absentia ou in effigie.
7À la même époque, dans Remémoration, répétition et perlaboration (1914), Freud relie le transfert à la compulsion de répétition, à l’agir et à la perlaboration. Il y écrit les lignes suivantes, tout aussi célèbres :
Le patient ne se remémore absolument rien de ce qui est oublié et refoulé, mais il l’agit. Il ne le reproduit pas sous la forme d’un souvenir mais sous la forme d’un acte, il le répète, mais bien sûr sans savoir qu’il le répète.
Par exemple, l’analysant ne raconte pas qu’il se souvient avoir été défiant et critique envers l’autorité de ses parents, mais il se comporte de la même façon envers le médecin. […]. Il ne se rappelle pas d’avoir eu intensément honte de certaines activités sexuelles et d’avoir redouté qu’elles soient découvertes, mais il fait voir qu’il a honte du traitement auquel il s’est à présent soumis et cherche à le garder secret vis à vis de tout le monde, etc. […]. Aussi longtemps qu’il reste en traitement, il ne se libérera plus de cette contrainte de répétition ; on comprend à la fin que c’est sa façon de se remémorer.
9D’abord, Freud a pensé qu’il suffit d’identifier l’existence du transfert pour qu’il disparaisse, mais, à partir de 1914, il reconnaît que les manifestations du transfert doivent être comprises et interprétées de manière répétée dans le processus de perlaboration.
10Pour Freud, le transfert a continué d’être simultanément une source de résistance et une forme de communication nous donnant beaucoup d’informations sur l’histoire et sur les attitudes du patient, tout en fournissant des données sur les processus défensifs fondamentaux. Des progrès ultérieurs dans notre compréhension du transfert ont en réalité suivi le développement des idées de Freud et c’est dans son œuvre que l’on peut y trouver les prémices.
Le monde interne
11Un bon exemple en est la découverte du monde interne constitué d’objets perdus ; elle commence avec Deuil et mélancolie (Freud, 1917), avant d’être substantiellement étoffée dans Le Moi et le ça, où Freud énonce :
Il se peut bien que cette identification soit l’unique condition grâce à laquelle le Moi peut renoncer à ses objets… on peut supposer que le caractère du Moi résulte d’un précipité d’investissements d’objets abandonnés et qu’il contient l’histoire de ces choix d’objets.
13Dans l’Abrégé de psychanalyse (1940a), Freud consacre toute une section au monde interne pour exprimer et décrire la même idée générale selon laquelle :
Une portion du monde externe, au moins à ses débuts, a été abandonnée en tant qu’objet et, en lieu et place, a été introduite par identification au sein du Moi pour devenir une partie intégrante du monde interne. Cette nouvelle agence psychique continue d’entretenir les fonctions qui avaient été jusque là réalisées par les personnes [les objets abandonnés] du monde externe.
15La description de base est clairement présente chez Freud mais c’est Klein qui accordera au monde interne une place significative pour le patient, aussi réelle que le monde externe. Son observation d’enfants pour qui des objets internes prenaient vie à travers le jeu au moyen des jouets lui permit de porter un regard vivant sur le monde interne. Elle réalisa que de cette compréhension résultait un bouleversement fondamental de notre vue sur le transfert. Ceci nous permet de reconnaître que ce qui est transféré n’est pas tant un objet du passé mais un objet qui existe au présent en tant qu’objet interne et qui apparaît ainsi par projection dans la situation analytique (Joseph, 1985).
16C’est l’interaction constante entre l’interne et l’externe qui, pour Klein, caractérise le transfert. De plus, selon elle, ce n’est pas simplement le Surmoi qui est projeté sur l’analyste, comme l’avait formulé Strachey dans son article très influent (Strachey, 1934), mais ce que l’on appelle la « situation totale ». Ce qui est transféré, ce sont toutes les émotions, les défenses et les relations d’objet qui existent entre les objets dans le monde interne, de même qu’entre le self et les objets. Klein dit cela de manière simple : « … le patient est conduit à s’occuper de ses conflits et de ses angoisses, revécus avec l’analyste en recourant aux mêmes méthodes qu’il avait utilisées dans le passé » (Klein, 1952).
Le clivage et l’identification projective
17La question de savoir ce qui est transféré à travers le transfert, ou plus exactement, comment le monde interne est externalisé dans le cadre analytique, a changé radicalement après la découverte par Klein du clivage et de l’identification projective (Klein, 1946). Cela entraîna un développement majeur pour notre compréhension du transfert et de la nature du changement psychique, et, par conséquent, des buts du traitement.
18Freud (1940b) avait déjà décrit le clivage et avait même fait un article sur le Clivage du Moi dans le processus de défense, mais il était surtout intrigué par la coexistence au sein du psychisme de deux croyances contradictoires. Ce point de vue est exposé plus clairement dans son article sur le fétichisme (Freud, 1927), où il décrit la connaissance acquise par observation d’un fait simultanément au déni fait de cette connaissance, comme par exemple lors de l’établissement de la différence des sexes. Dans l’Abrégé de psychanalyse, il maintient cette même distinction, en suggérant :
Ce qui arrive dans tous ces cas est un clivage psychique. Deux attitudes psychiques se sont formées en lieu et place d’une – l’une, normale, qui prend en compte la réalité, et l’autre qui, sous l’influence des pulsions, détache le moi de la réalité.
20Toutefois, Freud avait établi une conception plutôt unitaire du Moi, en le voyant conduit par des forces provenant à la fois du ça et du Surmoi et déformé un peu comme un ballon en caoutchouc sous l’effet de leurs pressions plutôt que par des clivages. La théorie de Klein sur le clivage et l’identification projective est très différente (Klein, 1946). Dans son œuvre, le Moi est vu comme étant constamment soumis au clivage, étant à certains moments éclaté en fragments de manière violemment chaotique, à d’autres comme le siège d’un processus plus cohérent où une partie du Moi se trouve clivée et projetée, le plus souvent de manière à se débarrasser de parties indésirables du self. Ces deux aspects du clivage sont particulièrement importants pour la compréhension du transfert. D’abord, dans les états de fragmentation, le moi tout comme l’objet est perçu comme éclaté et cette situation d’extrême détresse se rencontre principalement dans les états psychotiques et prépsychotiques. Ces états sont clairement associés à une angoisse massive et bien souvent à une dépersonnalisation (Rosenfeld, 1947) et, par le transfert, les fragments sont violemment projetés sur l’analyste. Ceci affecte profondément le transfert et peut mettre à l’épreuve l’analyste de manière considérable. S’il peut réceptionner les fragments projetés sur lui et leur donner un sens, l’angoisse pourra diminuer et une certaine intégration des fragments pourra être réalisée.
21Dans le second type de clivage, également décrit dans les Notes sur quelques mécanismes schizoïdes (Klein, 1946), l’analyste est le réceptacle d’un fragment particulier du Moi du patient et ne subit pas simplement un arrosage par de multiples fragments comme dans le clivage par fragmentation. Les conséquences dépendent des projections et des identifications ultérieures, qui peuvent se montrer en elles-mêmes très complexes et difficiles à démêler.
22Il est alors apparu de manière plus nette que l’identification projective n’était pas toujours pathologique et que, en fait, elle avait toujours lieu lorsque des personnes sont en interaction entre elles et sont dans un rapport affectif les unes avec les autres. Le type le plus violent de fragmentation peut être conçu comme une forme pathologique de clivage, alors que les autres formes, documentées en détail par Rosenfeld (1971), peuvent être normales ou pathologiques selon leur intensité et leur rigidité. C’est ce qu’affirme Sodré en disant que :
L’identification projective est un terme vaste qui inclut de nombreux processus très différents les uns des autres, et qui est utilisé à la fois pour décrire des modes normaux de communication et des manœuvres extrêmement pathologiques et même des états pathologiques persistants, à l’origine de bien des traits de caractère.
24Il y a un consensus général pour admettre que le clivage et l’identification projective affectent à la fois le patient et l’analyste et donnent lieu à des phénomènes à la fois transférentiels et contre-transférentiels. Par contre, les analystes sont davantage divisés sur la valeur que confère l’examen du contre-transfert, de manière à gagner des informations sur ce qui a été projeté par le patient. Klein elle-même était sceptique (Spillius, 2007), allant jusqu’à suggérer que le contre-transfert en dirait davantage sur l’analyste que sur le patient et que l’effet sur l’analyste dépendrait clairement de nombreux facteurs, y compris son état d’esprit et sa réceptivité face au patient. Un facteur supplémentaire provient du fait très remarquable que le contre-transfert reste en grande partie inconscient.
Acting out de relations d’objet internalisées
25Du fait que bon nombre de nos réactions demeurent inconscientes, nous sommes toujours exposé au danger d’agir au lieu de contenir ce qui a été projeté en nous. Freud, se fondant sur la différenciation fondamentale entre la pensée et l’agir, a décrit une catégorie d’acting out « commandés par la besoin de soulager le psychisme des stimuli accumulés » (1911). Ceci est très proche de ce que nous appellerions aujourd’hui une identification projective évacuatrice et nous avons réussi à établir que le patient aussi bien que l’analyste recourent à de tels mécanismes lorsque tous deux ne peuvent pas contenir les « stimuli accumulés ». L’attitude analytique (Segal, 1967) peut être considérée comme celle où l’analyste se permet de recevoir des projections et où, autant que possible, il se retient de les agir. En lieu et place, il essaie de remplacer l’agir par la pensée et, lorsqu’il arrive à comprendre ce qui est communiqué par le patient, il est en mesure de laisser parler la pensée au moyen de l’interprétation (Bion, 1962). Si l’analyste réceptionne des projections difficiles, les stimuli accumulés qui se déposent en lui pourront être trop compliqués à mettre en mots et sa capacité de contenance sera entravée à un degré variable, occasionnant un acting out partiel de l’analyste.
26Notre compréhension de l’agir a spécialement progressé grâce aux travaux de Sandler (1976a, 1976b) et de Joseph (1981, 2003). Sandler a décrit la manière dont se rejoue une relation de rôle infantile dans l’actualisation de la relation avec l’analyste, tandis que Joseph a présenté une vaste étude où elle développe l’idée que l’analyste est inévitablement conduit à jouer un rôle au sein de l’activité phantasmatique du patient. Ces deux auteurs considèrent comme essentiel de décrire de manière détaillée la façon dont l’analyste est amené à jouer le rôle d’un objet du point de vue du monde interne du patient. Tous deux suggèrent également que l’observation de ce rôle permet de mettre en évidence le système défensif du patient et le style habituel de ses relations d’objet. Ainsi, Sandler montre que l’analyste doit pouvoir, à côté d’une attention flottante, maintenir une capacité équivalente à répondre de manière flottante ; ceci aboutit au fait que tout passage à l’acte, bien qu’il reflète toujours une défaillance au niveau de la contenance, est quelque chose d’impossible à éviter et que les tentatives dans ce sens se heurtent à l’établissement d’une relation guindée et artificielle (Steiner, 2006). Bien sûr, le passage à l’acte peut rester méconnu de l’analyste, mais il finit toujours par aboutir à sa conscience à cause de la gêne qu’il lui procure mais aussi parce que le patient peut le lui indiquer.
Identifications
27Rosenfeld (1971) a décrit une variété très riche de motivations pouvant générer selon lui différents types d’identification projective, certaines conçues pour se débarrasser de parties indésirables de la personnalité, d’autres dans l’intention de contrôler et de posséder l’objet, et d’autres encore utilisées en premier lieu pour communiquer avec l’analyste. Il est probable que toutes opèrent à des degrés variables et en même temps, mais il est cependant utile de définir quelle en est la motivation dominante.
28Les identifications qui succèdent à la projection peuvent aussi être complexes et variables. Par exemple, lorsque la motivation est de se débarrasser de quelque chose, un élément indésirable est projeté dans l’objet et, dans ce processus, cet élément perd son attribution au sujet et se trouve identifié à l’objet. Britton (1998) parle dans ce cas d’identification projective par attribution et la distingue de l’identification projective par acquisition dans laquelle la personne s’identifie avec un attribut de l’objet. Parfois l’identification inclut un processus introjectif qui affecte le caractère et l’identité du sujet.
29Freud lui-même avait déjà décrit de telles identifications multiples en 1910, dans le cas de Léonard de Vinci, où il montre que Léonard traitait ses apprentis comme s’ils étaient à sa place en tant que jeune garçon. Simultanément, Léonard s’identifiait à sa propre mère et aimait le jeune apprenti de la façon dont il aurait aimé que sa mère l’eût aimé. Freud (1910) le décrit en ces mots :
L’amour pour la mère ne peut pas accompagner le développement ultérieur conscient, il succombe au refoulement. Le garçon refoule l’amour pour la mère, en se mettant à la place de celle-ci, en s’identifiant avec la mère et en prenant sa propre personne pour le modèle à la ressemblance duquel il élira ses nouveaux objets d’amour.
31Ici, une partie infantile du self est projetée sur les apprentis et identifiée avec eux, tandis que les éléments restants du self sont identifiés avec la mère. Dans d’autres cas, ou chez la même personne mais à des moments différents, les identifications peuvent changer et l’on peut voir le tableau inverse d’un objet interne maternel projeté et identifié dans un objet externe, tandis que le self assume une identité infantile.
32Tels sont quelques développements de la compréhension du transfert qui m’ont personnellement interpellé ; j’espère avoir montré clairement à quel point bon nombre d’entre eux ont été découverts par Freud ou s’appuient sur des fondements essentiellement établis par lui.
L’analyste en tant qu’observateur exclu
33Dès le moment où l’on s’intéresse à déchiffrer les composantes du transfert, il est essentiel de réfléchir, comme l’a fait remarquer Melanie Klein (1952), en termes de situation totale transférée du passé dans le présent. Je voudrais à présent attirer l’attention sur la manière dont différents aspects de la configuration œdipienne interne peuvent devenir manifestes. Britton (1989) a décrit le lien qui existe entre les parents dans la configuration œdipienne en le qualifiant de « lien manquant » ; il a montré qu’il est difficile pour l’enfant de reconnaître cette relation, de laquelle il est exclu. À la place de la reconnaître, l’enfant préfère établir un lien séparé avec chacun des deux parents, ce qui implique que l’un des deux est toujours exclu. Au cours du développement précoce, un objet – habituellement la mère – en vient à être considéré comme objet primaire de désir, sur lequel viennent se focaliser des sentiments d’amour et de haine. L’objet secondaire exclu en vient cependant à faire remarquer sa présence à un degré pouvant varier, présence ressentie typiquement dans le rôle d’un surmoi observateur, juge de la relation primaire de l’enfant. Parfois cette figure présente des éloges, de l’admiration et des encouragements, mais elle finit bien souvent par démontrer les propriétés persécutrices d’un surmoi envieux destructeur. J’ai été frappé par le fait que, dans bon nombre de cas, être observé de cette manière est vécu comme une humiliation, qui s’avère par la suite être particulièrement douloureuse (Steiner 2003, 2006b).
34Le transfert sur l’analyste en tant qu’observateur est difficile à tolérer et je pense que ce type de transfert est particulièrement apte à provoquer des passages à l’acte de la part de l’analyste. Ceci se produit en particulier lorsqu’est rapporté un matériel impliquant une violente émotion sans lien direct avec le transfert, par exemple un conflit avec un parent, une épouse, un rival. Ici, l’analyste peut se sentir contraint de retrouver une position ou un rôle primaire, être enclin à faire des interprétations extra-transférentielles en faisant par exemple des commentaires sur les relations que le patient entretient. Je trouve qu’il y a souvent une pression énorme sur l’analyste pour qu’il prenne parti dès que les aspects moraux de la situation conflictuelle tendent à être au premier plan. Lorsque nous agissons ainsi, nous sommes enclins à exercer un jugement ; même si nous essayons de comprendre ce qui se passe et faisons des commentaires empathiques et sensés, nous sommes impliqués dans un rôle de surmoi, en conformité avec le surmoi interne du patient tel qu’il a été projeté en nous.
35Si nous arrivons à reconnaître cette situation, il est alors possible de moins réagir au sentiment d’exclusion et de moins chercher à établir un rôle comme participant. Nous pouvons dans ce cas reconnaître plus librement le rôle d’observateur dans lequel nous avons été placé et nous retenir de faire une interprétation extra-transférentielle dominée par le jugement. Cela implique que nous ne nous limitons pas à interpréter le transfert « de temps à autre », lorsque l’analyste devient le centre d’un sentiment primaire, mais que nous devons chercher en permanence à comprendre les implications transférentielles de chaque situation amenée par le patient. S’il nous est possible de nous reconnaître comme objet d’amour et de haine, parfois il nous est demandé de commenter et de juger. Évidemment, clarifier et interpréter dans le transfert le rôle d’objet qui observe peut éveiller chez le patient des sentiments parfois intenses, en rapport avec la situation de se sentir jugé et observé. C’est dans un tel instant, toutefois, que cet objet qui observe, sous les traits d’une figure surmoïque sévère, parvient à être élaboré et analysé.
36Quand il réalise qu’il n’est pas l’objet primaire pour le patient, l’analyste peut se sentir blessé ou même irrité en étant exclu ; mais il arrive également que l’analyste vive un sentiment de perte lié à l’abandon d’un rôle primaire. Lorsque c’est le cas, il peut initier un véritable travail de deuil en regard de cette perte, ce qui permet au patient de poursuivre plus facilement son propre travail de deuil.
Matériel Clinique
37Je vais discuter à présent d’un matériel clinique récent et voir comment nous pouvons l’examiner à la lumière de notre compréhension contemporaine du transfert.
38M. A est un célibataire dans la quarantaine, ayant fait des progrès significatifs durant ses quelque six ans d’analyse. Après la dernière interruption de Noël, il annonça son intention d’arrêter son analyse. Il dit, en effet, qu’il avait l’intention de réduire ses séances avant d’arrêter complètement en juillet. Il m’expliqua qu’il savait déjà ce que j’en penserais, à savoir qu’il y avait encore du travail pour nous mais que lui pensait en avoir fait suffisamment, et qu’il ne voulait plus vivre les difficultés apparaissant chaque fois qu’il prenait congé en dehors de mes absences. Il me dit soupçonner que je voudrais maintenir les cinq séances par semaine mais qu’il se savait libre d’arrêter quand il le voulait et de réduire la fréquence des séances s’il le désirait. Un peu plus tard, il imagina que je pourrais le faire payer pour les cinq séances alors qu’il ne viendrait plus qu’à trois ou quatre, mais qu’alors il pourrait toujours refuser de payer. Il dissimulait mal sa colère par rapport à ma manière de voir les choses tout en reconnaissant une certaine dette envers mon soutien grâce à la stabilité du cadre.
39Les séances que je vais présenter eurent lieu au cours d’une semaine où j’avais dû m’absenter du lundi au mercredi. Le jeudi à mon retour, le patient était plutôt irritable. Il avait mis un peu d’ordre chez lui dans ses papiers, conservant certains d’entre eux, en détruisant d’autres. Sa partenaire B le trouvait grincheux et il pensait qu’elle allait lui faire le reproche habituel qu’il n’était pas sexuellement intéressé par elle. Il imagina lui répondre que, si elle se mouchait moins et qu’elle n’avait pas ses règles, il la trouverait plus attirante.
40J’interprétai qu’à la suite de mon absence il ne me trouvait pas attirant et qu’il ne voulait pas s’approcher de moi. Il répondit qu’il n’était pas sûr de ce qu’il ressentait. B lui avait demandé si son analyse lui avait manqué pendant mon absence mais il n’avait pas été capable de lui répondre. J’interprétai alors qu’il ne ressentait pas cette absence de manière suffisamment claire pour savoir que répondre à B. Il dit que c’était bien vrai mais qu’il avait d’autres pensées. Parmi les papiers que B lui avait demandé de ranger, il y avait une pile d’articles que j’avais écrits et qu’il avait accumulés. Cette information m’étonna du fait que le patient n’avait aucun lien professionnel avec la psychanalyse, mais je savais qu’il allait parfois sur Internet pour chercher des informations me concernant et je me demandai s’il y avait trouvé mes articles et mes résumés. Il m’expliqua que ces articles étaient avec d’autres documents concernant un fonds de prévoyance et qu’il ne savait pas s’il fallait les détruire ou les classer. Pour le moment, il les avait gardés.
41Malgré son irritabilité, il me sembla qu’il se sentait vraiment triste aussi bien à cause de mon absence récente que de la fin de son analyse et qu’en faisant de l’ordre dans ses papiers, il essayait de clarifier ce qu’il avait pu tirer de son analyse. Je suggérai qu’il craignait que je ne puisse comprendre qu’il me trouvait peu attirant à mon retour d’une interruption, mais qu’il voulait que je sache qu’il allait conserver en lui quelque chose de moi et non pas l’éliminer, en tout cas pas pour le moment. J’ajoutai que je pensais qu’il voulait en savoir plus sur ses propres sentiments afin de pouvoir préparer la fin de son analyse, de façon à ne pas être pris au dépourvu comme il l’avait été enfant, lorsque personne n’avait fait attention à l’état inquiétant de dépression où se trouvait sa mère.
Discussion de la première séance
42Dans cette séance, je pense que le patient a commencé par m’écarter, à la manière d’un enfant dont la mère s’est absentée et qui a besoin d’être cajolé pour retrouver le contact. Je pense qu’il avait besoin que je comprenne qu’il se sentait distant et irritable après une interruption, et qu’il s’était détourné de moi de la même manière qu’il l’avait fait pour sa partenaire. Je pense qu’il sentait en lui une certaine pression de ma part pour se montrer chaleureux et content de me revoir et que cela signifiait qu’il devait surmonter la froideur des sentiments occasionnée par mon absence. Son humeur grincheuse suggérait qu’il ne pouvait y arriver sans protester. À un niveau plus profond, j’ai pensé que son émoussement émotionnel était illustratif de sa manière de réagir à la perte et représentait quelque chose de mort et de dévitalisé dans son monde interne. Sous la pression de sa partenaire, il avait mis un peu d’ordre dans ses papiers et, ce faisant, il était tombé par hasard sur quelque chose en rapport avec moi, ce qui le surprit. Au départ, je pensais que ma tâche était de contenir ses angoisses face à la pression pour répondre d’une manière chaleureuse et vivante ; il semblait soulagé que je ne m’attende pas à ce qu’il m’aime et que je ne le rejette pas à mon tour comme il m’avait rejeté. Je pense que ce point s’applique aussi à ses sentiments à propos de la fin de l’analyse. Il était soulagé que je n’essaye pas de l’empêcher d’arrêter son analyse ni de l’influencer d’un côté ou de l’autre. Je crois, cependant, qu’il sentait une pression de ma part pour maintenir le cadre et qu’il ne croyait pas que je serais d’accord de réduire le nombre de séances. En abordant ces thèmes, je me sentais à certains moments mis sous une pression considérable qui était difficile à contenir. J’étais préoccupé que je puisse me tromper et de le mettre sous pression en suggérant qu’il eût besoin de continuer son analyse ou, au contraire, de le laisser partir trop facilement avant qu’il ne soit prêt.
43L’ambiance changea à propos de mes articles trouvés en rangeant son appartement, qu’il décida entre-temps de conserver. Il m’est apparu que, même si j’avais bien une place dans son monde interne, il ne pouvait pas me l’attribuer avec précision. Il ne m’a jamais dit où il avait trouvé mes travaux, ni même s’il les avait lus ou compris. Je pense que cette situation était liée à des événements traumatiques de son enfance dont il avait peu de souvenirs et de ressentis ; revécus dans le transfert, de nouveaux sentiments apparaissaient alors mais il ne savait pas bien que faire de ceux-là. Certains de ces sentiments touchaient au deuil et à la perte qu’éveillaient, au fur et à mesure qu’il en devenait plus conscient, mes absences et la crainte de me perdre. Quand mon patient essayait de faire de l’ordre dans ses papiers et devait décider lesquels garder et lesquels détruire, j’ai repensé à l’article de Melanie Klein sur la dépression (Klein, 1935) où elle décrit le tri des lettres de Mme A en tant que stade préliminaire du deuil. Je pense qu’il avait des sentiments encore trop émoussés et trop peu vivants pour qu’ils s’enracinent de façon vraiment claire en lui, et qu’au fond il n’arrivait pas à savoir vraiment ce qu’il pensait ni ce qu’il ressentait.
Deuxième séance
44Le patient commence la séance suivante de bonne humeur en disant que c’était amusant de monter la colline alors que les trous des égouts en réparation étaient bouchés par des couvercles en plastique. Quand on marchait dessus, ces couvercles rebondissaient et faisaient un drôle de bruit. C’était une belle journée, un peu frisquette et il se sentait bien. Il ajouta qu’il était agacé cependant par ma manière de tout interpréter en relation avec moi ; cela lui convenait de temps en temps, mais cela lui paraissait souvent forcé. Il savait que cela rendait les rapports plus directs mais il avait bien d’autres choses en tête. Comme il était très occupé, l’espace disponible pour moi s’en trouvait réduit. C’était déjà vendredi et il n’y aurait que deux séances cette semaine. Il y avait comme une rupture dans la continuité. Et il se pouvait qu’il manque une séance la semaine prochaine, peut-être mercredi ou jeudi. Son ami C venait avec son fils et il ne voulait pas interrompre le temps qu’il allait passer avec eux. Il s’attendait à ce que je voie cette absence comme une rétorsion pour mon absence, mais il n’était pas d’accord avec cela.
45Je lui dis qu’il voulait que je sois d’accord de rester à l’arrière-plan quand il avait autre chose au premier plan. Il dit : « Hum. Oui. Toutes ces visites. Mon cousin à présent, puis C avec son fils J. Je me demande si J va casser des objets. Il a maintenant 4 ans et il sera peut-être plus sage que l’année dernière. » J’interprétai son plaisir à marcher sur des couvercles en plastique suffisamment résistants pour supporter son poids comme étant lié à la manière dont il me sentait suffisamment fort pour accepter sa mauvaise humeur au sujet de mon absence et de ma façon de me mettre en avant. Cette année, il semblait aussi plus conscient que certaines brèches étaient difficiles à colmater et qu’à certaines occasions quelque chose pouvait facilement se casser.
46Il répondit qu’il pensait que je me mettais en avant quoi qu’il en soit et se souvint que George Bush était en visite au Pakistan mais que cela n’apportait pas grand-chose aux survivants des terribles tremblements de terre qui avaient laissé tellement de gens sans abri. Je suggérai que d’une manière générale, il se sentait plutôt privilégié de pouvoir survivre aux interruptions de l’analyse et que les brèches arrivaient ainsi à être colmatées, mais que des fois, je produisais sur lui l’effet d’un tremblement de terre, plus particulièrement si je lui donnais l’impression d’être indifférent ou au contraire si je me mettais trop en avant. Il avait alors des doutes sur la solidité de l’ensemble de l’analyse. Je me demandai encore si, peut-être, il s’était senti mal à l’aise d’avoir ignoré ma facture alors qu’il avait l’habitude de payer avec empressement. Il me répondit qu’il n’avait même pas regardé la facture quand je la lui avais donnée. Actuellement, il n’y avait pas assez d’argent sur son compte. Il fallait qu’il mesure soigneusement ses dépenses. Je lui dis que je pensais qu’il essayait d’évaluer certaines choses en faisant de l’ordre dans ses papiers mais qu’il tombait sur des souvenirs et des émotions qu’il n’arrivait pas à évaluer avec précision. Il dit : « Oui, mais vous m’aviez mis sur la touche pendant trois jours. Alors, qu’en est-il de la continuité à ce moment-là ? » Je lui dis que, depuis un moment, il semblait gêné d’être sur la touche et qu’il n’était pas sûr que je me fasse du souci pour lui. Peut-être que lorsqu’il se sentait un petit garçon comme J, qui allait lui rendre visite, la brèche était trop grande et qu’il ne se sentait pas en sécurité.
47Il dit que c’était toujours difficile pour lui de discuter comment il se sentait quand il avait été un petit garçon ; il trouvait ça humiliant, insensé et dégradant. Il préférait se voir comme mûr et débrouillard. J’interprétai que je pensais qu’il cherchait à savoir si j’étais assez mûr pour ne pas éprouver de gêne en étant placé à l’arrière-plan, à attendre que ses sentiments puissent émerger et que ma facture soit réglée. Il dit, après une pause, qu’il supposait que les gens avaient des enfants pour la simple raison que les enfants sont beaucoup plus dans le besoin que leurs parents. Je suggérai que ce n’était pas toujours le cas, et que des fois des adultes aussi étaient dans le besoin. Je pensais que c’était notamment le cas de ses parents, dont les besoins semblaient avoir passé bien avant les siens, de la même manière qu’il craignait que ce soit le cas pour les miens. Il dit que c’était là un paradoxe. Quand sa mère était préoccupée par ses propres affaires, elle ne pensait ni à lui ni à son frère. Et il y avait son père, caché derrière son journal. « Ils ne se mettaient pas en avant pour nous. »
48Je dis que je pensais qu’il voulait que je me tienne à l’arrière-plan pour qu’il puisse rester avec ses visites, mais qu’il attendait également de moi que je sois présent ici, de façon à pouvoir revenir dès qu’il avait besoin, je me mettrais en avant. Il dit qu’il avait lu dans Freud que, si l’on arrivait à vivre en étant ordinairement malheureux, il fallait croire qu’on se débrouillait pas si mal. Je dis alors que je pensais que ses souvenirs le renvoyaient au sentiment d’être malheureux, ce qu’il avait de la peine à évaluer. S’agissait-il d’un malheur ordinaire ou de sentiments plus terrifiants, comme un tremblement de terre qui menacerait l’ensemble de ce que nous avions construit. En particulier, je pensais qu’il ne savait pas trop comment il avait ressenti cette interruption, peut-être qu’il l’avait envisagée comme une répétition générale de la fin de l’analyse. Il dit qu’il ne savait pas ce qu’il allait ressentir au moment de la fin de l’analyse. Il supposait qu’il allait paniquer. Comment serait la dernière séance ? Allais-je lui sourire, allait-il pleurer, me serrer dans ses bras ou me serrer la main ? Aurait-il peur ? Il s’imaginait qu’il allait conserver des souvenirs de son analyse. Le tableau numérique pour entrer le code de la porte d’entrée, la salle d’attente, les tapis, les plantes et les tableaux. Il ne savait pas comment il se débrouillerait sans moi.
49J’interprétai qu’il ne savait pas trop à quoi s’attendre, et qu’en ce moment, il n’était pas sûr de savoir ce qu’il ressentait, qu’il craignait que la fin de l’analyse le prenne au dépourvu comme l’avait fait l’hospitalisation de sa mère. Il prétendait qu’il n’avait rien vu venir d’anormal, mais je pensai alors que ceci n’était plus tout à fait vrai. En effet, il avait bien ressenti certaines émotions mais cela restait difficile de mettre des mots dessus parce que, pour lui, cela restait nécessairement lié au fait qu’il était un petit garçon et qu’il avait l’idée que les adultes ne sont pas tristes au moment où quelque chose prend fin. Il mentionna qu’il avait souvent ressenti que la fin de son analyse allait être comme un suicide assisté mais que cela n’était pas la seule image qu’il en avait, qu’il pensait que cela pourrait aussi être comme une césarienne. Je dis alors qu’il sentait également les avantages d’être libéré et éloigné d’un lien trop proche et trop intime avec moi, afin d’établir un rapport qui lui procure sa propre autonomie. Ce qui l’inquiétait dès lors, c’était que cela puisse me blesser et que je ne sois plus alors présent à l’arrière-plan même s’il avait vraiment besoin de moi.
Discussion de la deuxième séance
50La deuxième séance commence dans une ambiance plutôt joyeuse et je pense que le patient s’est senti plus fort en s’étant quelque peu identifié au petit garçon J, qui allait venir séjourner chez lui. Les plastiques qui recouvraient les trous des travaux lui plaisaient et l’amusaient, et cela indiquait, je pense, qu’il sentait que la structure de son analyse était capable de le soutenir. J’imagine également que ce sentiment de confiance lui permettait de se plaindre plus ouvertement de la manière dont il sentait que je me mettais en avant en interprétant le transfert de manière trop pesante. Trop souvent, je pense, il ressentait ma présence en tant qu’objet primaire, plus important pour lui que B ou que ses visites, alors qu’il voulait davantage me voir comme un objet secondaire qui l’observait et qui, entre autres, évaluait s’il était adulte et raisonnable. Cependant il était inquiet que ce garçon de 4 ans puisse casser quelque chose et je suppose que c’était lié en partie à l’insistance avec laquelle il m’annonçait qu’il manquerait une séance la semaine suivante en vue de rester avec ses invités. Je pense qu’il se doutait que cela pourrait déclencher un tremblement de terre et qu’il craignait que, comme le Président Bush, je ne sois d’aucune aide.
51Souvent ce tremblement de terre se manifestait en moi alors que le patient n’était pas vraiment contenu, qu’il se sentait mis sous pression et critiqué par moi. Dès lors, manquer une séance était perçu comme un mouvement d’indépendance, quelque chose comme une césarienne le libérant de mon contrôle. Pourtant il semblait en même temps très préoccupé que je demeure à l’arrière-plan et que je puisse revenir au premier plan dès qu’il en éprouvait le besoin, chose que ses parents avaient été incapables de lui procurer à cause des problèmes qu’ils avaient. Je pense qu’une difficulté importante pour lui était de ressentir le fait d’être ému et bouleversé comme quelque chose d’infantile. Il trouvait alors humiliant de me percevoir comme son objet primaire, un objet dont il était dépendant et dont il attendait du soutien pour se débrouiller et devenir grand et courageux. Je soupçonne ce facteur d’avoir contribué à entretenir l’émoussement de ses sentiments et, de ce fait, leur manque de clarté à ses yeux. La fin brusque de son analyse était toujours en toile de fond et il trouvait impossible d’évaluer comment il allait se sentir. Il y avait aussi la question de mes sentiments concernant le fait de le perdre. Ces deux perspectives s’entremêlaient et, même s’il était clair que j’étais triste de le voir partir, je n’étais pas sûr, et lui non plus d’ailleurs, que ce fût le bon moment pour terminer son analyse. Je n’ai pas de doute que, parmi de tels sentiments, certains infiltraient mes interprétations et que celles-ci pouvaient ainsi être perçues comme une pression sur lui pour exprimer des sentiments que je trouvais moi-même difficiles à clarifier.
Thèmes transférentiels
52Je pense que bien des caractéristiques du transfert auxquelles je me suis référé se trouvent à l’œuvre dans ces deux séances. Pour Freud, au départ, c’était des sentiments érotiques qui se manifestaient dans le transfert et ceux-ci se sont présentés à différentes reprises dans la relation du patient à mon égard. Pourtant, son fantasme qu’il me serre dans ses bras était, je pense, plus du côté de la tendresse que de l’excitation. L’atmosphère était très différente de celle apparue à d’autres reprises où, emporté par sa curiosité, il laissait transparaître des fantasmes intrusifs et très excitants.
53Les effets du transfert sur la remémoration étaient aussi, de mon point de vue, très significatifs. Du fait que le trauma précoce central de la dépression de sa mère semblait avoir joué dans sa vie un rôle organisateur, il conservait peu de souvenirs de son enfance et ceux qu’il avait n’étaient pas très intenses émotionnellement. Sur ce point, il me semble qu’il répétait plutôt qu’il ne se remémorait et il était rare pour nous de pouvoir rétablir ou reconstruire les événements de sa vie. Un peu de tout cela avait commencé à changer, parallèlement à un approfondissement du contact entre nous.
54Je trouve que le concept de monde interne contenant des objets projetés et agis vis-à-vis de l’analyste dans les séances agissait également comme point cardinal pour m’orienter vis-à-vis de sa situation. Je pense que cela m’a aidé à maintenir une attitude analytique faite de curiosité et d’intérêt, en reconnaissant d’ailleurs que ses sentiments avaient moins à faire avec mes « irrésistibles qualités » d’analyste qu’avec la capacité du patient à me faire agir une relation d’objet provenant de son monde interne.
55Parfois, c’était la compréhension d’une identification projective qui me permettait de reconnaître que j’étais sous pression pour contenir des sentiments qui débordaient inévitablement en acting-out de ma part. Quand il a annoncé qu’il manquerait des séances ou bien qu’il mettrait prématurément fin à son analyse, je pense qu’il voulait que je me sente rejeté et perturbé, et que de tels sentiments étaient parfois insuffisamment contenus. De manière semblable, si le patient faisait face à de la culpabilité et à d’autres sentiments dépressifs et si ces sentiments étaient projetés, ils trouvaient une contrepartie toute prête dans mes propres sentiments de culpabilité et mes doutes sur moi-même. Cela veut dire qu’il était parfois très difficile de clarifier les sentiments qui lui appartenaient de ceux qui étaient provoqués en moi par lui, ou encore de ceux qui se rapportaient à moi en particulier. Je pense que de reconnaître ces thèmes transférentiels m’a aidé à m’orienter par rapport à la situation avec mon patient, et que cela m’a permis de contenir et d’interpréter, plutôt que de mettre en acte ce qu’il me projetait.
Sentiment d’exclusion et travail de deuil chez l’analyste
56Je me suis particulièrement intéressé et senti concerné par les séquences où j’étais exclu, lorsque la pression pour agir un rôle de surmoi était si forte que je pouvais facilement devenir critique et prendre parti. Aurait-il le droit de s’absenter pour une séance afin d’être avec son ami ? Devrait-il permettre à sa compagne d’emménager avec lui, nettoierait-il son appartement ? Pouvait-il terminer son analyse à ce stade ? À certains moments, il ressentait clairement que je me mettais trop en avant, se plaignait qu’il devait m’accorder la priorité sur ses proches et sur ses amis. Simultanément, je devais prendre conscience que j’étais un objet primaire pour lui et qu’une séparation d’avec moi était souvent perçue comme un acte violent dont il craignait qu’elle soit une façon de me rendre déprimé, blessé ou me laisser pour mort.
57La question de la fin de son analyse, qui était restée ouverte, était pour nous un objet de préoccupation à ce stade et elle déclenchait un dilemme à propos de comment faire face à une perte. Pour que je reconnaisse et tolère la position d’observateur exclu, il me fallait abandonner ma position d’objet primaire pour le patient, ce qui coïncidait avec l’actualisation de la perte de mon patient qui parlait d’arrêter l’analyse. Il me semble qu’un changement d’humeur en direction de sentiments de tristesse et de perte pouvait se reconnaître dans chacune des séances rapportées. Je voudrais terminer à présent en suggérant que le conflit autour de la perte est une partie importante du transfert et qu’il occupe inévitablement une position centrale vers la fin d’une analyse. De plus, il est parfois difficile pour l’analyste de s’en occuper parce que cela touche en lui des sentiments plutôt pénibles. De reconnaître et de tolérer la position d’observateur exclu exige de renoncer à être dans la position d’objet primaire pour le patient. Je pense que ce renoncement équivaut à l’adoption d’une position de moindre importance, ce qui peut naturellement peser sur le narcissisme de l’analyste. Si cela coïncide avec une actualisation de la perte liée à l’arrêt de l’analyse par le patient, le besoin d’affronter le deuil et la perte peut prendre une dimension centrale ; des passages à l’acte comme d’inciter directement ou indirectement le patient à rester en analyse peuvent alors être prévenus. Le doute subsiste certainement quant à une fin prématurée de l’analyse, mais un tel doute m’apparaît inévitable : une certaine culpabilité quant à laisser le patient s’en aller ou au contraire faire pression pour qu’il reste fait partie intégrante du processus de deuil. Je crois que mes efforts dans ce sens m’ont aidé à contenir les angoisses du patient et lui ont permis en partie d’aller à la rencontre de tels conflits.
58C’est un point établi (Steiner 1933, 1996) que c’est précisément en faisant face à la perte et à travers le processus de deuil qu’un changement psychique significatif peut intervenir. La capacité de contenance est une condition nécessaire pour un tel changement, mais de mon point de vue, elle n’est pas suffisante. Lorsque le patient se sent compris dans son travail analytique, il est soulagé dans son angoisse et la capacité de contenance peut être évaluée comme satisfaisante. Toutefois, même dans ce cas, l’objet internalisé est celui qui contient les parties projetées du self et qui, ainsi, n’est pas entièrement séparé. Cela crée alors un objet interne « self-objet » complexe, dans lequel le self et l’objet restent emmêlés. Le patient peut se sentir amélioré et l’aide qu’il a reçue être réelle et substantielle, mais je crois qu’une étape supplémentaire doit être franchie afin que le patient puisse regagner les fragments du self perdus au cours de leur séjour dans l’objet, et permettre qu’ils enrichissent le moi dès le moment où le patient peut se les réapproprier.
59Atteindre un tel niveau de séparation est un processus long et complexe, mais les étapes concernées ont été magnifiquement décrites par Freud dans son article Deuil et mélancolie écrit en 1917 déjà. Il y montre comment, suite à un deuil, la perte d’un objet conduit en premier lieu à une identification avec lui et à un déni de sa perte, et il va plus loin en soulignant l’importance de regarder la réalité en face, ce qui exige un renoncement à l’objet afin de permettre l’élaboration la plus complète possible de la perte.
60Il me semble que certaines des étapes d’un tel processus ont eu lieu chez mon patient quand il se débattait pour comprendre et pour élaborer ses réactions à la perte qui apparaissaient dans le transfert. Il pouvait se montrer froid et rejetant tout en ruminant des représailles, mais il était aussi capable de bénéficier de la structure de l’analyse et miser sur un gain d’indépendance. La fin d’une analyse peut se concevoir comme un acting-out ayant plusieurs significations, en premier lieu pour mon patient celle d’être semblable à un suicide assisté dans lequel il allait être condamné à mourir. C’était une position mélancolique qui, je pense, représentait une identification à une mère dépressive et, dans le transfert, à un analyste déprimé et possessif. Mais il pouvait aussi trouver la force nécessaire pour terminer l’analyse ; l’image de la césarienne suggérait une issue positive et une possibilité d’accorder la priorité à sa propre existence, même si cela était associé avec une rupture violente et des phantasmes me dépeignant dans la souffrance, abandonné à une mise à la retraite, au vieillissement et à la mort.
61Dans le processus analytique, il n’était ni submergé par la culpabilité ni écrasé par un surmoi envieux et, dans l’une des séances, l’image d’un enfant plein de vie supposait qu’il pourrait être capable de résilier l’identification mélancolique, d’en faire le deuil et de retrouver l’identité d’un enfant capable de développement. Je pense que c’est au cours d’un tel processus qu’intervient une certaine élaboration de la perte et qu’un quantum de deuil procure l’équivalence d’une séparation, laquelle permet de savoir plus clairement ce qui appartient respectivement au patient et à l’analyste.
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Mots-clés éditeurs : honte, ennui, transfert, humiliation, deuil, envie, Klein
Mise en ligne 27/02/2013
https://doi.org/10.3917/lapsy.091.0039Notes
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[1]
Cet article est le texte d’une conférence donnée le 14 octobre 2006 à l’occasion du English Speaking Week-end, lu également le 7 février 2007 lors d’une réunion de la Société Britannique de Psychanalyse. La version de ce travail avait pour titre « Le transfert maintenant et autrefois », dans lequel le double sens avait pour intention de faire une comparaison entre la vision contemporaine et l’ancienne vision du transfert, et de suggérer que le transfert est toujours là et ne se manifeste pas seulement de manière épisodique.
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[2]
Traduit de : Transference to the analyst as an excluded observer. Int. J. Psychoanal. 2008, 89 :39-54, par François Gross, relu par John Steiner.