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Article de revue

Plaidoyer contre la neuropsychanalyse

À propos des idées fallacieuses qui sous-tendent la dernière tendance scientifique en psychanalyse et leur impact négatif sur le discours psychanalytique

Pages 11 à 35

Notes

  • [*]
    Traduit de : The case against neuropsychoanalysis. On fallacies underlying psychoanalysis’latest scientific trend and its negative impact on psychoanalytic discourse. Int. J. Psychoanal. 2007 ; 88 : 19-40, par Jean-Michel Quinodoz ; traduction révisée par Rachel B. Blass et Michael Garfinkle, relue par Luc Magnenat.
  • [**]
    Auteur correspondant.
  • [1]
    Par exemple : « Je pense que d’ici peu on assistera à un rapprochement encore plus grand et plus approfondi que l’on n’imagine entre des domaines aussi différents que la neuroscience et la psychanalyse, ou entre les approches interne et externe… Je suppose que cela arrivera encore pendant notre existence, du moins pour les plus jeunes d’entre nous (Sacks [Internet]). »
  • [2]
    D’une manière analogue, il est possible de déterminer si une personne peut penser en termes mathématiques en fonction de sa capacité à le faire, et non en fonction de l’existence d’états neuronaux correspondants sous-jacents à sa capacité à le faire. Naturellement, dans des conditions extrêmes (par exemple, lorsque des zones entières du cerveau associées à la mémoire sont détruites), l’état neuronal nous permet de savoir qu’entreprendre une analyse n’aurait aucun sens. Néanmoins, dans les mêmes circonstances, cette situation apparaîtrait également au cours d’un premier entretien.
    Notons que ce type d’argument s’applique à d’autres domaines de la recherche neuropsychanalytique, notamment lorsqu’on tente de mettre en évidence des phénomènes psychologiques à partir de la description de déterminants neuroscientifiques sous-jacents ou de leurs correspondants. Par exemple, certains neuroscientifiques ont prétendu que l’on pourrait mieux comprendre la pathologie borderline en observant directement chez des patients borderline les correspondants de l’inhibition des émotions et du comportement (Beutel et coll., 2004), et aussi qu’on pourrait observer les processus d’identification en étudiant l’activation des « neurones miroirs » (Olds, 2006 ; Scalzone, 2005). Par ailleurs, parmi d’autres arguments, certains affirment qu’il serait possible, grâce à l’observation du niveau neuronal, de démontrer les effets réels de l’intervention psychodynamique. Cependant, de notre point de vue, nous mettons en avant l’argument suivant lequel l’étude des correspondants neuronaux ne saurait accroître notre connaissance de phénomènes qui ont déjà été reconnus auparavant au niveau psychologique et qui ne sauraient nous renseigner sur des phénomènes qui n’ont pas été préalablement reconnus en tant que tels. Pour toutes ces raisons, nous pensons que les effets d’une intervention psychodynamique ne sont aucunement tributaires des découvertes effectuées par les neurosciences. L’espace nous manque ici pour élaborer davantage cet aspect qui sera repris dans un article ultérieur.
  • [3]
    En pratique, l’un des dangers de se fier malencontreusement aux théories biologiques dans ce contexte vient de ce que, lorsque les souvenirs ne surgissent pas immédiatement, l’analyste risque de conclure rapidement que l’événement n’a pas été inscrit sous une forme qui ne peut être récupérée explicitement et qu’il abandonne alors ses efforts dans cette direction (par ex., Pulver, 2003 ; Yovel, 2000). Comme noté plus haut, la question de la remémoration a été surestimée par les partisans de cette approche mais, paradoxalement, cela peut conduire à une attitude intolérante à l’égard de la lenteur des processus de découverte et de révélation caractéristiques de la situation analytique.
  • [4]
    Naturellement, les modèles psychanalytiques ne doivent pas contredire les découvertes cognitives récentes, mais cela ne fait pas partie de ce qui est prétendu dans ce contexte.
  • [5]
    Ce terme n’a pas d’équivalent en anglais et Strachey l’a traduit avec réticence par « intellectuality » (Freud, 1939, note de bas de page 1). Son sens littéral serait : « ce qui relève de ce qui appartient à l’esprit humain ».

1Au cours de la dernière décennie, le courant neuroscientifique a effectué une formidable percée dans le discours psychanalytique. En plus de l’augmentation rapide du nombre de publications et de l’activité neuropsychanalytiques, tant en étendue qu’en popularité, cette tendance s’est manifestée sous la forme d’un sentiment prévalent – véhiculé par des penseurs de premier plan et répandu dans les milieux officiels – selon lequel la neuroscience est non seulement valable mais nécessaire à l’évolution de la psychanalyse. Ignorer cette tendance, prétend-on, signifie rester attaché à des théories et à des pratiques analytiques uniquement par crainte de se confronter à la réalité, autrement dit au fait qu’il appartient aux neurosciences modernes de confirmer ou d’invalider les théories et les pratiques psychanalytiques (Kernberg, 2004 ; Mayes, 2003). De plus, dénier ce fait, c’est dénier des découvertes portant sur le fonctionnement mental qui sont d’un intérêt vital pour la psychanalyse ; c’est aussi rejeter une vision profondément nouvelle de la théorie et de la pratique qui, grâce à la convergence de plusieurs disciplines, évolue sans doute plus rapidement que nous le pensons (Sax [Internet]). Parfois le ton est prophétique [1], la source autorisée et l’appel largement diffusé. Lors de la séance d’ouverture du 44e Congrès de l’API en 2004, plus d’un millier d’analystes ont applaudi les images de scanner aux couleurs saisissantes provenant de la tomographie aux émissions de positron (PET) présentées par le Prof. Antonio Damasio, éminent conférencier et scientifique réputé dans le domaine des sciences cognitivistes. Plus que jamais, la prééminence du courant neuroscientifique en psychanalyse a paru évidente.

2Bien que tous les analystes ne semblent pas avoir été séduits par la tendance neuroscientifique, on ne trouve dans la littérature qu’un nombre limité de travaux présentant des arguments spécifiques à son encontre (Edelson, 1984 ; voir aussi Boesky, 1995 ; Smith, 1997). Dans cet article, nous tentons de présenter des arguments avec clarté et nous explicitons les raisons qui sous-tendent l’opposition à la neuropsychanalyse. Nous pensons surtout que l’application de la neuroscience à la psychanalyse repose sur des conclusions sans justification, susceptibles d’exercer une influence négative sur l’évolution de la psychanalyse au cours des prochaines années. En effet, nous allons montrer que la neuropsychanalyse ne se contente pas seulement de proposer une perspective sur les relations entre deux domaines aussi distincts que la neuroscience et la psychanalyse, comme l’affirment ses partisans. La neuroscience propose également une perspective nouvelle sur la nature de la psychanalyse : une perspective biologique. Par conséquent, le débat sur la neuropsychanalyse est véritablement un débat qui porte sur l’essence même de la psychanalyse et sur ses buts. Ce dont il est question ici, c’est moins de croire en telle ou telle théorie psychanalytique, mais bien plutôt de se soucier du sens en tant que phénomène psychique, souci commun à toutes les théories psychanalytiques.

3Alors que nos positions de base se situent généralement à un niveau théorique et qu’elles peuvent être démontrées uniquement grâce à une analyse conceptuelle – sans qu’il soit nécessaire d’examiner en détail les découvertes neuroscientifiques et la manière dont elles s’appliquent spécifiquement à la psychanalyse – nous avons préféré choisir de présenter nos arguments à travers des exemples concrets afin de maintenir un dialogue plus direct avec les personnes familiarisées et influencées par la littérature neuropsychanalytique. Nous allons discuter des études neuroscientifiques dans quatre domaines que la littérature psychanalytique récente considère comme étant particulièrement valables par rapport à la psychanalyse : traumatisme et mémoire, motivations et affects, théorie des rêves, théories du psychisme. Nous nous sommes penchés sur un certain nombre d’articles qui exercent actuellement une grande influence sur la psychanalyse. Diffusés récemment dans les milieux psychanalytiques officiels, ces travaux ont été rédigés par des psychanalystes renommés ou experts dans le champ neuropsychanalytique et ils démontrent et illustrent clairement le point de vue selon lequel les neurosciences apportent une contribution significative à la psychanalyse. Parfois, pour étayer notre position, nous nous référons à d’autres articles, en particulier à ceux qui ont été publiés ces deux dernières années dans The International Journal of Psychoanalysis.

4En examinant successivement chacun des quatre domaines étudiés par les neurosciences, nous présentons en premier lieu les affirmations fondamentales de la neuropsychanalyse qui visent à démontrer l’utilité de ces découvertes pour la psychanalyse ; nous mettons ensuite en évidence les intuitions qui sous-tendent ces affirmations. Ces intuitions ont une signification particulière dans la mesure où ce sont elles qui mènent des analystes qui ne sont pas formés en neurosciences – ou pas nécessairement plongés dans ces découvertes – à conclure que les neurosciences sont vraiment utiles à leur travail. Enfin, nous effectuons un examen critique de ces affirmations et de ces intuitions, et nous relevons que continuer à y adhérer entraîne des conséquences négatives. Après avoir examiné sous différents angles ces quatre domaines, nous présentons une image globale de la problématique et de son impact sur la tendance neuropsychanalytique actuelle. Avant d’aborder notre sujet, relevons encore les trois points suivants :

  1. Les arguments théoriques ou conceptuels que nous avançons en ce qui concerne la valeur limitée des découvertes neuroscientifiques par rapport à la psychanalyse ne constituent pas des arguments complètement originaux. Il existe une tradition philosophique ancienne et importante qui a apporté des arguments similaires en ce qui concerne les rapports entre le champ psychologique et le champ biologique et, plus spécifiquement, entre la psychologie et les neurosciences (Edelson, 1986 ; Fodor, 1974, 1975, p. 1-26 ; Polyani, 1968 ; Shanon, 1992, 1993 ; voir aussi Bennett et Hacker, 2003). Notre contribution au débat actuel réside plutôt dans le fait que nous discutons de la portée limitée des neurosciences spécialement par rapport à la psychanalyse, et que nous cherchons à élucider pourquoi, en dépit de leurs limitations, les neurosciences exercent une telle attraction.
  2. Notre opposition aux efforts entrepris pour intégrer psychanalyse et neurosciences ne signifie pas que la psychanalyse se trouve en position de faiblesse dans le dialogue interdisciplinaire, mais elle met avant tout l’accent sur la solidité et la valeur particulière de la psychanalyse en tant que domaine d’élection du sens, domaine dans lequel les découvertes neuroscientifiques n’apportent pas une contribution significative. De fait, les découvertes neuroscientifiques nous aident à préciser les limites de la psychanalyse. Elles peuvent déterminer dans quelle mesure certaines anomalies neuronales rendent inopérante une intervention psychologique. De ce point de vue, les neurosciences n’apportent pas ici une contribution à la psychanalyse en tant que telle, mais elles délimitent seulement les lieux à partir desquels la psychanalyse n’est plus utile.
  3. En refusant que les neurosciences apportent une contribution à la psychanalyse en tant que telle, nous ne mettons pas en doute le fait que tous les processus mentaux sont nécessairement fondés sur un substrat biologique. Ce que nous mettons en question, c’est uniquement la pertinence et la valeur du fonctionnement des substrats biologiques – le « hardware » du psychisme – par rapport à la compréhension du fonctionnement mental. Cet article se voudrait une invitation à réexaminer sérieusement cette question qui, dans de récents débats, semblait considérée comme allant de soi.
Examinons maintenant les quatre domaines abordés par les neurosciences.

Quatre domaines abordés par les neurosciences

Traumatisme et mémoire

Ce qu’affirme la neuropsychanalyse

5Les découvertes neuroscientifiques portant sur les systèmes de mémoire explicite et implicite démontrent clairement que l’organisation de la mémoire est ainsi faite que beaucoup de souvenirs traumatiques ne sont pas codés explicitement et que, par conséquent, ceux-ci ne sont pas récupérables en tant que souvenirs en soi. En fait, le débat sur la récupération des souvenirs s’est instauré au sein de la psychanalyse indépendamment des neurosciences. Mais en révélant les fondements biologiques des processus concernés, les neurosciences orientèrent le débat dans la direction d’une non récupération de certains souvenirs (Pulver, 2003 ; Yovell, 2000). La non récupération des souvenirs ne serait donc pas la conséquence de limitations dans la technique clinique – on pourrait l’améliorer avec le temps – mais elle serait davantage déterminée par la biologie du cerveau, un facteur qui ne saurait être modifié par l’interprétation analytique. Ce fait a pour conséquences cliniques que l’on ne doit plus se mettre à rechercher certains souvenirs traumatiques ou informer le patient que cette recherche est une démarche indispensable ou toujours possible. De plus, en se basant sur la neuroimagerie de l’anatomie du cerveau, les neurosciences distinguent deux sortes de mémoire explicite (générique et épisodique) et deux sortes de mémoire implicite (associative et procédurale). Il s’ensuivrait que ces distinctions concernant la nature fondamentale du psychisme devraient être prises en compte dans toute théorie psychanalytique du psychisme. Westen et Gabbard, par exemple, donnent les explications suivantes :

6

Bien que les études de neuroimagerie se révèlent d’un intérêt primordial parce qu’elles établissent des relations entre cerveau et comportement, les types d’études que nous décrivons sont valables pour la psychanalyse parce qu’elles démontrent que certaines distinctions sont aussi structurales (dans le sens neuroanatomique) et que, par conséquent, il serait inapproprié d’utiliser le même terme (par exemple « mémoire ») pour décrire deux systèmes différents. Ceci est un exemple qui montre que certaines données neuroscientifiques sont contraignantes pour les théories psychanalytiques, ces dernières devant soit établir une distinction qui corresponde à celles établies dans la littérature expérimentale, soit justifier pourquoi de telles distinctions ne correspondent pas à certaines données cliniques.
(2002a, p. 69)

7Pour autant que toutes les différentes formes de mémoire soient impliquées au cours du travail psychanalytique, le fait d’être conscient que ces formes de mémoire exercent des effets distincts, sous différentes conditions, peut nous permettre d’atteindre nos buts thérapeutiques. Yovell décrit cela à travers une illustration clinique et conclut :

8

La vision neurobiologique concernant les effets du stress sur la formation de la mémoire chez des patients ayant subi un traumatisme a imposé un changement dans le choix du moment d’interpréter… Certains patients souffrant d’un syndrome post-traumatique (PTSD) se présentent en thérapie avec des hippocampes déjà compromis et avec des amygdales hypersensibles. Dans ce contexte, il arrive qu’une réponse excessive à la cortisone en réaction à un stress émotionnel déclenché par leurs amygdales puisse submerger leurs hippocampes et les rendre incapables de retenir même la meilleure interprétation. De plus, un affect excessivement négatif durant une séance peut conduire à rien de moins qu’une répétition de la blessure originaire chez un patient qui souffre d’un syndrome post-traumatique. Ainsi, avec des patients comme Tara, il serait vraiment préférable de réagir pendant que la patiente est calme et de donner des interprétations pendant les moments de tranquillité émotionnelle, lorsqu’elles peuvent être utilisées et remémorées.
(2000, p. 179)

9En d’autres termes, le fait de découvrir que différentes pathologies seraient sous-tendues par des états neurologiques et que l’émergence de souvenirs éveillés par les interprétations aurait un impact neurologique, tout cela nous permettrait de mieux prédire et mieux comprendre non seulement qu’un événement douloureux ou traumatique puisse être remémoré, mais aussi de saisir les méthodes qui facilitent sa réapparition et les conséquences de sa remémoration. [Un argument semblable se trouve chez Tutte (2004) et chez Cimino et Correale (2005).]

Les intuitions de la neuropsychanalyse

10Pour qu’on puisse considérer comme valables les théories psychanalytiques sur la mémoire, ces dernières ne sauraient contredire les faits établis par la biologie du psychisme. Par conséquent, si les neurosciences démontraient qu’il existe des souvenirs dont on ne peut se remémorer, la psychanalyse ne saurait alors avancer une théorie clinique de la cure fondée sur la remémoration. De plus, s’il existait des méthodes ou des techniques neuroscientifiques qui permettraient de distinguer entre des idées qui peuvent être remémorées et des idées qui ne le peuvent pas, ainsi que de différencier celles qui peuvent être remémorées explicitement et celles qui ne peuvent l’être qu’implicitement, et, de plus, s’il existe des méthodes capables de révéler que la remémoration a des conséquences thérapeutiques sous diverses conditions, alors on pourrait mettre en application un processus thérapeutique plus affiné et plus efficace. Grâce aux avancées technologiques, nous pourrions nous attendre à ce que ces méthodes et ces techniques se développent à l’avenir.

Les problèmes

111. La remémoration objective n’est pas nécessairement le but du traitement psychanalytique. Les découvertes neuroscientifiques concernant la mémoire ne seraient utiles qu’aux analystes qui continueraient à penser que la remémoration actuelle d’événements du passé constitue l’un des objectifs majeurs du traitement psychanalytique. Or, il s’agit d’une question controversée. À part les cas où nous avons affaire à des traumatismes précoces très massifs et de nature très spécifique, la tendance dominante en psychanalyse est de considérer que la remémoration en tant que telle d’événements anciens joue un rôle relativement limité dans le processus psychanalytique. À la suite de l’accent mis par Freud sur le fantasme et sur le transfert, certains ont prétendu que les deux types de processus suivants auraient acquis une importance plus grande que la remémoration des faits proprement dits : (a) d’une part, on a découvert qu’un patient a tendance à se souvenir d’une manière qui varie en fonction des significations qu’il attribue à ses souvenirs et des dynamiques inconscientes qui déterminent ces attributions ; et (b) d’autre part, pour les éprouver et les comprendre dans le présent du transfert il n’est pas indispensable de retrouver le souvenir en soi d’événements ou de pensées significatifs par rapport au passé (Caper, 1999, p. 61 ; Feldman [internet] ; voir aussi Kris, 1956, p. 55 ; Laplanche, 1992). Dès lors qu’on considère que les découvertes des neurosciences sont utiles à la psychanalyse, on peut présumer que la remémoration a toujours joué un rôle crucial dans le processus psychanalytique et qu’une place prédominante lui a été attribuée (Pulver, 2003 ; Tutte, 2004 ; Yovell, 2000), et/ou que l’on doit modifier le processus psychanalytique pour le rendre conforme au fait qu’on ne peut pas toujours parvenir à une remémoration, ce qui est une découverte des neurosciences (Andrade, 2000). Reconnaissons cependant que le point de vue selon lequel la remémoration joue un rôle central dans la psychanalyse traditionnelle n’est confirmé par aucune découverte neuroscientifique, et que cette position exprime plutôt l’intention des neurosciences de montrer leur utilité à l’égard de la psychanalyse.

122. La possibilité de se souvenir et ses conséquences n’est pas spécifiquement une découverte des neurosciences. La question de savoir si les traumatismes tendent à être remémorés explicitement, implicitement, ou pas du tout, peut faire l’objet d’une étude empirique qui ne relève pas particulièrement du domaine des neurosciences. Pour répondre à cette question de manière adéquate, il s’agirait d’examiner la fréquence du retour du souvenir d’un traumatisme au sein d’un groupe de sujets connus pour avoir subi un traumatisme. Ou bien, il s’agirait d’examiner si les souvenirs du traumatisme sont authentiques et s’ils entraînent également des conséquences pour la thérapeutique de ces souvenirs. En fait, si l’on découvrait que seuls peu de souvenirs peuvent être remémorés ou se révéler authentiques, l’espoir de parvenir à les retrouver au cours de l’analyse serait faible. Dans ce cas, la psychanalyse devrait tirer les conséquences de telles découvertes. À vrai dire, c’est précisément en reconnaissant ce fait que Freud a décidé de se tourner vers une théorie étiologique centrée sur le fantasme plutôt que sur le traumatisme externe. Néanmoins, ajoutons qu’il serait erroné de considérer ces faits empiriques comme étant exclusivement du ressort des neurosciences.

133. Les découvertes neuroscientifiques ne peuvent que mettre en évidence des processus biologiques portant sur des formes de mémoire qui sont déjà reconnues d’un point de vue phénoménologique. Les découvertes neuroscientifiques concernant les rapports entre traumatisme et mémoire citées par des analystes expliqueraient par quelles voies certains événements oubliés – spécialement des événements traumatiques – parviennent à être oubliés. Par exemple, ces découvertes décrivent les divers centres cérébraux et les voies impliquées dans la mémoire générique, épisodique, associative et procédurale. Cependant, les explications au sujet des processus, voies et mécanismes impliqués dans la remémoration ou l’oubli d’événements exigent en premier lieu qu’on établisse une distinction phénoménologique entre les différentes formes de remémoration et d’oubli. En d’autres termes, nous devons d’abord repérer certains types d’événements remémorés ou oubliés lorsqu’ils surgissent et, ensuite seulement, nous pouvons étudier leur fondement neuroscientifique. Puisqu’il est clair que l’analyse se préoccupe d’événements qui surviennent au niveau phénoménologique – à qui et à quoi le patient pense, ce qu’il éprouve, ce dont il se souvient – au niveau psychologique et au niveau non biologique – la description biologique et neuroscientifique a posteriori de ces événements n’ajoute rien à la compréhension de la mémoire et certainement pas d’une manière significative pour un analyste [2].

144. Les découvertes neuroscientifiques ne fournissent pas d’information sur la probabilité qu’on se souvienne ou qu’on oublie certains événements spécifiques ou les conséquences de ces derniers. Lorsqu’un événement traumatique précoce est oublié, les neurosciences peuvent décrire les processus neuronaux qui expliquent pourquoi cela s’est produit. Mais elles ne peuvent pas prédire si, en tant que tel, un événement traumatique précoce sera oublié, ni s’il est probable qu’il sera oublié, ni si le fait de s’en souvenir aura des conséquences.

15Expliquons-nous : si l’on accepte que les neurosciences éclairent les conditions qui sous-tendent les événements traumatiques oubliés, on peut prétendre, inversement, qu’il devienne possible d’établir si un événement donné restera à jamais oublié ou si on s’en souviendra, et si s’en souvenir aura des conséquences bénéfiques pour le processus psychanalytique. En d’autres termes, il pourrait arriver que, dans un futur proche, un certain type de scanner du cerveau nous permette de savoir s’il existe des événements traumatiques qui ont été enregistrés de manière à les rendre accessibles à la mémoire ou, au contraire, à empêcher cette possibilité. Le scanner pourrait aussi nous informer sur les conséquences d’une remémoration.

16À notre avis, ce type d’argument reste problématique. On peut considérer que, pour qu’un scanner du cerveau fournisse une telle information, celle-ci doit avoir été inscrite discrètement. En effet, pour qu’un scanner du cerveau soit utile en clinique, il devrait montrer qu’il existe des événements traumatiques qui rendent compte spécifiquement de la situation difficile dans laquelle se trouve actuellement le patient, événements qui seraient enregistrés d’une façon qui empêche à jamais de s’en souvenir. Si le scanner cérébral révélait uniquement qu’il existe des événements enregistrés dont on ne peut pas se souvenir, quelle qu’en soit la forme, la conclusion n’aurait évidemment aucun intérêt. Nous savons tous que nous ne pouvons pas nous souvenir de tous les événements de notre histoire. Mais la notion d’une inscription discrète impliquerait de posséder de vastes informations sur l’histoire d’un patient – histoire qui serait ignorée par le patient lui-même – ainsi que des informations sur ce qui a été ou n’a pas été enregistré dans sa mémoire. Comment serait-il possible d’acquérir de telles informations ? Un autre fait s’avère également problématique, c’est la notion d’une inscription discrète car cette dernière contredit curieusement toutes les autres théories couramment admises sur les processus de mémorisation. Les théories prévalentes (en accord avec les modèles connectionnistes du cerveau) conçoivent ces processus en termes de capacité du psychisme de reconstruire un souvenir, et non en termes de capacité de récupérer un souvenir déjà fixé, déterminé et codé (voir Shanon, 1993, p. 227-230 ; Leuzinger-Bohleber and Pfeifer, 2002). La notion d’inscription discrète nous séduit parce qu’elle évoque la tendance trompeuse qu’ont les humains de visualiser concrètement les représentations. Bien que nous puissions en avoir une connaissance nettement meilleure, nous avons tendance à penser aux événements qui nous arrivent comme s’ils étaient enracinés dans des images possédant une localisation spécifique dans notre cerveau, en attendant d’être récupérés. Cette tendance risque cependant de déformer notre lecture et notre évaluation des découvertes neuroscientifiques dans ce contexte.

17Enfin, lorsque les neurosciences affirment qu’inversement, on peut appliquer cette approche à leurs découvertes, cela pose un problème. En effet, lorsqu’on cherche à déterminer les effets de la remémoration d’événements spécifiques, on se heurte aux limites d’une telle approche. Comme nous l’avons relevé plus haut, les tenants de la neuropsychanalyse prétendent que les découvertes neuroscientifiques peuvent nous renseigner non seulement sur la possibilité de se remémorer des événements, mais également sur les effets de ces remémorations. Toutefois, pensons-nous, il est difficile de soutenir cette affirmation si l’on admet que les effets de la remémoration ne peuvent pas être isolés du contexte psychanalytique au cours duquel la remémoration prend place. Certes, nous pouvons accepter certaines découvertes neuroscientifiques, comme par exemple la réponse exagérée de la cortisone au stress émotionnel qui est déclenchée par les amygdales et peut submerger les hippocampes chez des patients présentant un syndrome post-traumatique (découverte sur laquelle Yovell s’appuie dans son exemple clinique ci-dessus). Sans doute, pareille réaction peut se produire lorsque certaines interventions auprès de ce type de patients déclenchent des processus de mémorisation producteurs de stress. Mais ces découvertes neuroscientifiques ne nous disent pas si l’expérience du stress peut avoir des effets favorables d’un point de vue analytique. Dire que, dans certaines situations, le stress va submerger l’hippocampe ne résoudra rien, car un « hippocampe submergé » peut être une bonne ou une mauvaise chose d’un point de vue analytique, et cela dépend de nombreux facteurs. Si, par exemple, le contexte analytique est tel que le stress peut être contenu et compris, le fait que l’hippocampe qui sous-tend le stress soit « submergé » peut être une bonne chose et, si ce n’est pas le cas, ce peut être une mauvaise chose. En fait, qu’est-ce qu’un hippocampe submergé si ce n’est une personne qui se sent submergée au moment d’un changement de l’état de son hippocampe ? Il n’appartient pas aux neurosciences de décider ou de prévoir si cette manière d’être submergé est souhaitable ou non par rapport au processus psychanalytique. Le contexte analytique implique d’innombrables facteurs qui ne sont pas captés par l’état neurologique sous-jacent et ces états ne peuvent être définis en tant que tels et par avance pour chaque patient ni de manière spécifique, ni pour chaque événement destiné à être remémoré. Penser autrement, c’est considérer nos souvenirs et leur signification comme des événements qui, de même que le substrat biologique de notre cerveau, sont complètement déterminés sans qu’on comprenne le contexte complexe dans lequel ils trouvent leur expression (voir Cavell, 1993, p. 9-42 ; Davidson, 1980, p. 207-24) [3].

Motivation et affect

18En ce qui concerne la motivation et l’affect, la nature des affirmations qui sont avancées par les partisans de la neuropsychanalyse est du même ordre, de même que les problèmes relatifs aux affirmations et aux intuitions sous-jacentes à leur acceptation. Nous commençons par la question de la motivation et ensuite nous mentionnerons brièvement la manière dont les idées avancées peuvent également s’appliquer à l’étude neuroscientifique de l’affect.

Ce qu’affirme la neuropsychanalyse

19Les recherches neuroscientifiques révèlent l’existence de plusieurs centres de motivation. Cette recherche est à la source du développement de nouvelles théories psychanalytiques qui considèrent l’individu en termes de motivations variées et relèvent l’inadéquation de la théorie classique qui limite la motivation aux pulsions instinctuelles (Pulver, 2003, p. 764). Pulver affirme :

20

Le changement… est dans le vent. La clarté avec laquelle les neurosciences démontrent l’existence de systèmes émotionnels spécifiques dans le cerveau a un fort impact. Ces systèmes englobent des motivations telles que la sexualité, l’agression, l’attachement social, le dévouement maternel, la faim, la soif et la sécurité, ainsi qu’un système général de demande (Panksepp, 1998) responsable du sentiment de désir (appelé poussée en termes de théorie des pulsions) qui accompagne toute motivation. Nous commençons à intégrer ces découvertes dans nos propres hypothèses.
(p. 764)

Les intuitions de la neuropsychanalyse

21La nature fondamentale de la motivation humaine est uniquement une question de biologie, déterminée par les types de centre motivationnels existant dans le cerveau. Grâce aux études neuroscientifiques du cerveau, ces centres peuvent être repérés presque immédiatement. Quant à la théorie psychanalytique de la motivation, c’est au niveau phénoménologique qu’elle tente d’en déterminer les motivations essentielles à partir de l’étude des données cliniques. Mais les catégories de motivations qu’elle propose ne sont guère davantage que des approximations par rapport à la réalité biologique du système motivationnel découvert dans le cerveau. En conséquence, la recherche neuroscientifique serait à même de juger de la véracité ou de la fausseté des théories psychanalytiques.

Les problèmes

221. La théorie psychanalytique des pulsions n’affirme pas que les pulsions constituent les seules motivations. Il apparaît que les êtres humains possèdent des motivations variées : l’attachement social, le dévouement maternel, la faim, la soif, la sécurité, etc., en plus des pulsions agressives et sexuelles. Ceux qui souscrivent aux théories psychanalytiques des pulsions ne dénient pas ce fait d’évidence. Ils cherchent plutôt à formuler les facteurs psychiques qui organisent de manière significative la variété des motivations, les façons dont elles fonctionnent et établissent des relations au niveau psychodynamique. C’est ce qu’avance la théorie des pulsions (Freud, 1915, 1938). Ainsi, lorsque les neurosciences postulent qu’il existe des motivations en plus de celles qui se trouvent incluses dans la théorie des pulsions, cette affirmation ne remet aucunement en question la théorie psychanalytique des pulsions en tant que telle. Au contraire, cette affirmation constitue le fondement de cette théorie.

232. Les découvertes neuroscientifiques sur la motivation mettent en évidence le substrat biologique des motivations, et non leur structure psychologique. Il est clair que les neurosciences n’ont pas découvert le phénomène du dévouement maternel, ni la faim, ni aucune des motivations auxquelles elles se réfèrent. En fait, en premier lieu, les neurosciences constatent un phénomène et, dans un second temps, elles explorent la manière dont le cerveau pourrait rendre compte de ce phénomène. Si le phénomène que nous décrivons comme étant le dévouement maternel n’avait jamais été repéré préalablement (directement ou indirectement) ni reconnu comme tel, on n’aurait jamais eu la possibilité d’en trouver le centre cérébral et en parler comme d’une motivation n’aurait aucun sens. Par conséquent, même si la présence de motivations additionnelles invalidait la théorie des pulsions, leur présence ne dépendrait aucunement des neurosciences.

24Mais il semble que ce soit précisément sur ce point que l’intuition de base concernant la validité des neurosciences entre en jeu. En effet, l’argument avancé par ces dernières postule qu’il existe plusieurs motivations apparentes, mais que leur structure est révélée essentiellement par leur substrat biologique fondamental. Par exemple, on peut observer qu’un individu peut ressentir diverses motivations, mais on ne parviendrait à identifier que très peu de centres motivationnels dans le cerveau susceptibles d’en rendre compte au niveau biologique, cérébral. Ainsi identifiés, on en déduit que ces centres constituent les éléments les plus fondamentaux de la structure de la motivation humaine et, par conséquent, toute théorie psychologique des motivations devrait s’y adapter pour se conformer aux découvertes neuroscientifiques concernant ces centres.

25Nous répondons que l’argument qui consiste à affirmer que la structure fondamentale de la motivation est de nature purement biologique est sans fondement, susceptible dès le départ de remettre en question la validité de l’investigation psychanalytique. De même que nous pouvons invoquer des catégories esthétiques ou mathématiques pour expliquer les arts ou les nombres sans qu’il soit nécessaire que ces catégories correspondent à des structures spécifiques cérébrales, de même nous pouvons invoquer des catégories pour expliquer l’expérience et le fonctionnement de l’être humain sans que ces catégories correspondent à des centres biologiques des motivations. Autrement dit, nous pouvons éprouver dans l’immédiat une douzaine de facteurs qui sont autant de motivations ; nous pouvons ensuite estimer que, d’un point de vue biologique, ces motivations sont associées à un petit nombre de centres biologiques, mais nous pouvons néanmoins continuer à penser que l’expérience humaine et le fonctionnement psychique sont mieux expliqués en postulant l’existence de deux pulsions.

26Comme noté plus haut, le débat sur l’utilité des découvertes neuroscientifiques par rapport à la motivation peut également s’appliquer au domaine de l’affect. Dans ce contexte, les neurosciences prétendent révéler l’existence d’affects de base et cela contredit la théorie analytique classique qui considère l’affect comme un produit de la décharge des pulsions (Pulver, 2003, p. 764). Ce type de déduction est fondé sur l’idée que c’est la biologie qui détermine la manière dont l’affect devrait être classé par catégorie. Les problèmes qui découlent de cette affirmation sont analogues à ceux qui surgissent dans le contexte des motivations, car les neurosciences présentent en termes simplistes aussi bien la théorie psychanalytique de l’affect que le discours psychanalytique.

La théorie du rêve

Ce qu’affirme la neuropsychanalyse

27Les découvertes neuroscientifiques affirment qu’elles sont en mesure de confirmer ou d’infirmer la théorie psychanalytique du rêve. Cette dernière postule que le rêve est le produit d’une poussée libidinale qui cherche une issue. C’est une forme d’expression au sein de la conscience qui résulte de processus mentaux complexes et impliquent des mécanismes liés aux motivations qui « déterminent le sujet à rechercher au-dehors de lui et à investir des objets externes susceptibles de satisfaire ses besoins biologiques internes » (Solms [internet]). Très tôt, des études sur les connexions entre le REM et le rêve ont remis en question cette théorie puisqu’on considère que le REM dérive de l’activité automatique provenant de certains zones du tronc cérébral, survenant avec une certaine régularité. Si l’on se base sur cette théorie, rêver ne saurait être lié uniquement à l’activation de mécanismes motivationnels. Mark Solms [internet], éminent chercheur en neuropsychanalyse dans le domaine du rêve, résume ainsi cet aspect :

Si nous acceptons que le substrat physiologique de la conscience se situe dans le cerveau antérieur, ces faits [c’est-à-dire que le REM est déclenché automatiquement par les mécanismes de la base du cerveau] éliminent complètement toute contribution possible des pensées (ou de leur substrat neural) par rapport à la poussée pulsionnelle du processus onirique.
(Hobson & McCarley, 1977, p. 1346, 1338)
Sur cette base, on peut conclure à juste titre que les mécanismes causals sous-jacents au rêve sont « neutres d’un point de vue motivationnel » (McCarley & Hobson, 1977, p. 1219) et que l’imagerie du rêve n’est rien de plus que « ce qui correspond le mieux possible aux données intrinsèques peu précises qui sont produites par l’auto-activation du cerveau-psychisme ».
(Hobson, 1988, p. 204)
Cependant, des découvertes neuroscientifiques plus récentes ont montré qu’il n’est pas possible d’identifier complètement le rêve avec le REM, qu’une activité cérébrale d’un niveau plus élevé est nécessaire au déclenchement de ce processus et qu’il implique à la fois le lobe frontal et le lobe occipital. Ce fait permet de postuler que des stimuli somatiques (l’activité REM étant l’une d’elles) déterminent une série d’événements qui conduisent finalement au rêve, mais que des processus motivationnels d’un niveau plus élevé sont également impliqués dans son apparition (Solms [internet]). Ainsi, la prise en compte de ces processus motivationnels apporte un soutien neuroscientifique à la théorie du rêve de Freud (Solms, 1997a).

Les intuitions de la neuropsychanalyse

28La théorie psychanalytique du rêve est fondée sur l’idée que le rêve est un produit de facteurs motivationnels de haut niveau. Si le substrat neuroscientifique sous-jacent au fait de rêver démontre que des centres motivationnels d’un niveau encore plus élevé ne peuvent pas y être impliqués, il s’ensuit que la théorie psychanalytique ne peut pas être valable ; par contre, si ce substrat montre que de tels centres y sont impliqués, alors la théorie psychanalytique se trouve renforcée. Du fait que la théorie psychanalytique freudienne du rêve n’est pas fondée scientifiquement sur la base de découvertes effectuées à l’intérieur du cadre analytique lui-même, il est donc nécessaire de s’appuyer sur les découvertes neuroscientifiques.

Les problèmes

291. La notion de source des motivations a une validité limitée par rapport à la théorie psychanalytique qui postule que les rêves ont un sens. Les neurosciences prétendent apporter une contribution à la théorie psychanalytique du rêve en avançant l’idée que le sens des rêves dérive de l’activation d’une source motivationnelle. Par conséquent, si ces sources motivationnelles à l’origine du rêve sont inexistantes, ce fait prouve que la théorie psychanalytique du rêve n’est pas valable. Cependant, on peut objecter qu’il est essentiel pour toute théorie psychanalytique que les rêves aient un sens, par contre il ne lui est pas essentiel que les rêves ou leur sens soient reliés à une source motivationnelle. En conséquence, les observations neuroscientifiques qui tendent à inférer que le rêve ne possède pas de source motivationnelle n’invalident pas la théorie psychanalytique du rêve.

30Bien entendu, Freud parle de la source du rêve ou de son incitation comme étant motivées par des poussées libidinales sous forme de désirs instinctuels. Mais on devrait tenir compte de deux facteurs : (a) il ne considère pas que les désirs sont la seule source des rêves : selon lui, il existe également des sources préconscientes et somatiques (Freud, 1900), ainsi qu’une poussée provenant de fixations traumatiques (Freud, 1920) ; et (b) à la suite de Freud, la théorie psychanalytique du rêve distingue entre le sens et la source du rêve. C’est le sens qui intéresse principalement la pratique psychanalytique et la théorie du rêve, indépendamment de la question de la source du sens. Freud l’explique ainsi au début de L’interprétation des rêves :

31

Je me propose de montrer dans les pages qui suivent qu’il existe une technique psychologique qui permet d’interpréter les rêves : si on applique cette technique, tout rêve apparaît comme une production psychique qui a une signification et qu’on peut insérer dans la suite des activités mentales de la veille.
(1900, p. 11)

32L’accent mis sur le sens ne nie ni ne minimise le rôle joué par le désir. En effet, le sens d’un rêve peut provenir d’un désir – pour Freud, c’est généralement le cas – mais il n’est pas nécessaire que le rêve soit déclenché en premier lieu par un désir ou par tout autre mécanisme motivationnel. Freud affirme aussi que le désir peut être introduit dans le rêve au cours du travail du rêve et que le sens du rêve ne résulte pas de la présence d’une source motivationnelle, qu’il soit réalisation d’un désir ou provienne d’un autre facteur. Par exemple, Freud écrit que les rêves traumatiques sont motivés « par une poussée vers le haut provenant de la fixation traumatique qui devient active » ; mais leur sens n’est pas sous-tendu par une réalisation de désir consécutif à « un échec dans le fonctionnement du travail du rêve qui aurait souhaité transformer les traces mnésiques de l’événement traumatique en une réalisation de désir » (S.E., 1933, p. 29). En d’autres termes, ce qui confère au rêve le sens d’une réalisation de désir, c’est la fonction de travail du rêve qui transforme le matériel qui surgit pendant le sommeil (quelle qu’en soit la raison). D’autre analystes ont adopté cette distinction entre la source du rêve et son sens (voir Sandler et coll., 1997 ; Blass, 2002). Cependant, cette position est peu présente dans la littérature psychanalytique, ce qui reflète un certain manque d’intérêt pour rechercher quel est le véritable facteur déclenchant du rêve – ou source du rêve – ce qui pose la question du sens (Etchegoyen, 1991, p. 331 ; Flanders, 1993). Quoi qu’il en soit, le travail analytique a toujours focalisé son attention sur la recherche du sens inconscient du rêve (y compris le sens des motivations du rêve) et non sur la question de déterminer lesquels, parmi les sens possibles, ont été à l’origine de la priorité accordée au rêve.

33À la lumière de ce qui précède, nous pouvons dire que les découvertes neuroscientifiques portant sur la source du rêve ne sont pas vraiment utiles [à la psychanalyse]. Ainsi, même si les études du REM montrent que le rêve est « généré automatiquement par les mécanismes de la base du cerveau », cela n’empêche aucunement la possibilité que le rêve renferme des sens spécifiques.

342. Les découvertes neuroscientifiques concernant l’activité cérébrale au cours du rêve ne fournissent aucune information sur la richesse de significations propre à l’activité de rêver. [Les tenants des neurosciences] prétendent que, même si l’on met de côté la question de la source du rêve, l’idée que le rêve puisse être riche de significations présuppose également l’implication d’une activité cérébrale de niveau élevé décelable par la recherche neuroscientifique. Ce type d’argument peut se montrer trompeur. En premier lieu, en effet, le contenu du rêve reflète en lui-même des niveaux élevés de fonctionnement. Dans nos rêves nous pensons, raisonnons, décidons, faisons des projets, etc. Les neurosciences ne sont pas indispensables pour démontrer ces faits, pas davantage que nous ne comptons sur ces dernières pour savoir que nos états de veille impliquent des niveaux élevés de fonctionnement.

35En second lieu, si les neurosciences parviennent à démontrer qu’il existe un niveau élevé de fonctionnement, ce constat ne saurait forcément s’appliquer au sens. En d’autres termes, même si les neurosciences prouvaient qu’il existe une activité cérébrale de niveau élevé pendant qu’on rêve, cela ne signifie pas que cette activité cérébrale s’applique au sens du rêve. Certes, il peut arriver que nos activités mentales les plus élevées fonctionnent sans posséder de sens : par exemple, nos connexions peuvent s’effectuer au hasard, nos souvenirs être confus, notre raisonnement illogique et nos décisions fondées sur l’ignorance de nos propres intérêts. En fait, les neuroscientifiques n’ont jamais nié le fait qu’une activité cérébrale de haut niveau puisse s’installer pendant qu’on rêve ; par contre, en même temps, ceux-ci ont constamment remis en question le fait que cette activité puisse se montrer riche de sens (Domhoff, 2004). En conséquence, on peut considérer que la démonstration de la présence d’une activité cérébrale de niveau très élevé ne constitue pas un argument en faveur de la théorie psychanalytique du rêve.

36À ce point, il est nécessaire de savoir si une activité riche de sens est en cours dans le cerveau pendant le rêve : question qui appartient en fait à la psychanalyse mais pas aux neurosciences (voir Blass, 2002). En effet, les pensées riches de sens possèdent nécessairement un substrat biologique et leur richesse de sens appartient au discours propre à tout être humain, échappant à la nature biologique. La richesse de sens est déterminée par le langage, la culture, l’expérience personnelle et le contexte qui encadre la manière dont nos pensées sont interconnectées et mises en valeur. De même que le sens et la richesse du sens des mots ne peuvent être déterminés par l’action de les prononcer – ceci dépend plutôt de la façon dont la personne qui les prononce comprend le langage des mots prononcés – de même la richesse du sens des rêves et des pensées va au-delà de la simple description objective de leurs correspondants neuronaux sous-jacents.

Théories du psychisme

Ce qu’affirme la neuropsychanalyse

37Selon ce point de vue, la théorie du psychisme sur laquelle repose la théorie psychanalytique est obsolète et doit être remplacée par un modèle neuroscientifique. Cette affirmation repose sur trois arguments : (a) la théorie classique du psychisme est limitée ; (b) elle devrait être remplacée par une théorie neuroscientifique contemporaine ; (c) l’adoption d’une théorie contemporaine entraîne des conséquences pour la pratique psychanalytique.

38[Les tenants des neurosciences] avancent un argument suivant lequel les modèles freudiens du psychisme échouent à rendre compte des données qui découlent des études expérimentales de la cognition. Par exemple, Westen et Gabbard écrivent :

39

Les données provenant de plusieurs courants de recherches expérimentales démontrent clairement que de nombreuses qualités que Freud attribuait aux processus de pensée primaire – c’est-à-dire l’inconscient, la figurabilité, la réalisation de désir omnipotent ou soumis à la domination des pulsions, l’irrationnel, le développement primitif, le préverbal et la libre association – sont en fait indissociables ; elles sont caractéristiques de différents types de processus inconscients (et certains conscients) et ne constituent pas une forme unique de mentalisation… Certain processus relèvent de la figurabilité et d’autres pas, comme ceux qui surgissent lors d’expériences sémantiques primordiales… Certains processus associatifs impliquent des désirs, tandis que d’autres impliquent des peurs… Certains processus associatifs… n’ont rien à voir avec l’affect ou la motivation. Et beaucoup de processus inconscients sont si avancés du point de vue du développement qu’ils nous guident dans le choix du moment d’interpréter au cours du processus psychanalytique.
(2002a, p. 56)

40À partir de là, ces auteurs arrivent à la conclusion suivante : bien que Freud ait contribué de manière importante à la compréhension du psychisme, on n’a « pas d’autre choix » que de prendre en compte les données [neuroscientifiques] qui ont été accumulées systématiquement au cours des années et de modifier la théorie psychanalytique du psychisme en conséquence (p. 55-56). Ils avancent l’argument selon lequel la théorie psychanalytique doit être remplacée par des modèles cognitifs susceptibles de procurer le cadre le plus complet pour comprendre et étudier en permanence de nouvelles données, c’est-à-dire, selon eux, des modèles neurocognitifs.

41Ainsi, si les psychanalystes adoptaient des modèles neurocognitifs, ils éviteraient des erreurs théoriques conceptuelles et parviendraient même à résoudre des problèmes psychanalytiques controversés. Par exemple, en reconnaissant la validité du modèle neurocognitif proposé par le Connexionnisme, on résoudrait la controverse portant sur l’implication de certains aspects de réalité qui déterminent la forme spécifique que prend la relation de transfert. Comment pense-t-on que ce soit possible ? En bref, le Connexionnisme est un modèle qui explique comment le cerveau traite les processus d’information grâce à un réseau complexe d’unités processuelles qui fonctionnent en interaction. La structure et l’architecture du réseau déterminent les expériences entreprises par l’individu – tout en étant largement déterminée par celles-ci. Ainsi, le fonctionnement de ce réseau est constamment soumis aux influences simultanées provenant de nouvelles expériences et de nouveaux stimuli, de même que par la forme préexistante du réseau. En se basant sur cette théorie, d’aucuns prétendent qu’il est nécessaire de déduire que le transfert n’est pas seulement façonné par des réalités du passé, mais aussi par l’impact permanent provenant de la relation analytique en cours. Tandis que, d’un côté, les réalités du passé déterminent la nature des connexions qui sont formées au sein du réseau neuronal entre les différents points nodaux, d’un autre côté, la réalité du présent – la relation analytique en analyse – détermine quelles connexions seront stimulées à un moment donné (Westen & Gabbard, 2002b).

42D’une façon plus générale, si l’on parvenait à mieux comprendre le fonctionnement des réseaux neuronaux sous-jacents, cela influencerait plus largement la pratique [psychanalytique] parce qu’il est clair que « changer la problématique des relations d’objets internes correspond à un changement dans les réseaux dont la fonction est de représenter l’« autre » significatif » (Westen & Gabbard, 2003, p. 828). Cette approche nous conduirait à diriger nos efforts en vue d’obtenir un changement dans les réseaux neuronaux afin de parvenir à modifier la problématique des relations d’objet. Certes, on y parvient partiellement grâce aux méthodes psychanalytiques traditionnelles, mais il s’agit d’élargir l’usage de ces dernières et de les associer à des méthodes non psychanalytiques qui ont une action plus directe sur les réseaux neuronaux (2003, p. 828).

Les intuitions de la neuropsychanalyse

43Les théories psychanalytiques et neuroscientifiques cognitivistes représentent des tentatives en vue d’expliquer le travail du psychisme et, dans ce sens, « elles poursuivent en définitive le même but » (ainsi qu’il est stipulé dans la page d’introduction du Journal of Neuropsychoanalysis). Alors que les théories neuroscientifiques rendent compte d’une manière adéquate des données concernant le fonctionnement mental et que leurs modèles sont soumis à des critères empiriques acceptables, la psychanalyse a échoué de ce point de vue. En conséquence, prétend-on, la psychanalyse devra adopter les théories neuroscientifiques si elle souhaite poursuivre son activité de manière adéquate. En adoptant ces théories, la psychanalyse profiterait également de leurs apports pour comprendre l’activité humaine et de ses changements.

Les problèmes

441. Il s’agit d’une représentation peu judicieuse des vues et des buts de la théorie psychanalytique. Les théories psychanalytiques du psychisme ont pour but d’expliquer les phénomènes mentaux et leur fonctionnement d’un point de vue psychanalytique. En effet, pas davantage qu’elles ne s’intéressent directement aux fondements de la logique ou des mathématiques, les théories [psychanalytiques] ne s’intéressent pas aux processus impliquant l’apprentissage et la perception, ni à la manière dont le langage évolue, ni à la pensée automatique. D’une façon générale, la psychanalyse ne prétend pas proposer un modèle global qui expliquerait toutes les formes et tous les niveaux des processus de pensée (Brook, 1992, p. 278 ; Edelson, 1986, p. 508 ; Freud, 1905, p. 27, 1914, p. 127). Néanmoins, on peut considérer que les critiques formulées par la neuropsychanalyse envers les théories psychanalytiques reposent sur deux postulats : d’une part, les théories psychanalytiques devraient rendre compte des nouvelles découvertes cognitives portant sur le fonctionnement mental en général ; d’autre part, elles seraient en compétition avec les théories neurocognitives pour expliquer les mêmes domaines d’étude. À notre avis, une telle affirmation est sans fondement et peu judicieuse, car elle fait fi du caractère particulier de la vision du modèle psychanalytique [4].

45De plus, lorsqu’il est question d’examiner la validité clinique des modèles neuroscientifiques du psychisme, la théorie psychanalytique est présentée de façon erronée. Les concepts cliniques auxquels ces modèles sont censés correspondre apparaissent comme réducteurs, simplistes, et sont présentés de manière à les faire coïncider avec les contributions neuroscientifiques. Pour revenir à l’exemple du transfert, on aurait du mal à trouver un analyste qui ne soit pas d’avis que le transfert est déterminé à la fois par des influences extérieures et intérieures. Freud avait certainement conscience de cette double influence (comme cela apparaît dans ses études de cas et ses écrits techniques). En effet, la controverse psychanalytique sur le transfert ne tourne pas autour de la question de savoir s’il existe oui ou non des influences extérieures qui déterminent la relation du patient envers son analyste, mais bien plutôt si l’on doit centrer notre attention en analyse sur les influences extérieures, ou si l’on doit la centrer en premier lieu sur les facteurs déterminants inconscients d’origine interne (par exemple Caper, 1997, p. 23 ; Ponsi, 1997, p. 245). Autrement dit, la véritable question est de savoir quel type d’attention et d’intervention servira au mieux le processus analytique. Sur cette dernière question, les neurosciences n’ont rien à dire.

46La nature de la psychanalyse semble également présentée de façon erronée à travers l’idée que le point de vue neuroscientifique sur le psychisme sert utilement les buts de l’analyse du fait de la possibilité qu’elles ont d’apporter des changements positifs en modifiant les réseaux neuronaux sous-jacents. Ce qui est mal présenté, c’est le fait de définir la psychanalyse à travers une méthode de changement. Cependant, un analyste qui entreprendrait une thérapie comportementale dans le but de rendre les relations du patient davantage adaptables ferait certes quelque chose de très valable, néanmoins il ne ferait pas de la psychanalyse mais de la thérapie comportementale. De même, modifier les réseaux neuronaux peut sans doute conduire à des changements positifs, mais cela ne signifie pas que ces modifications appartiennent au domaine de la psychanalyse, et faciliter ces modifications ne constitue pas davantage une contribution à la psychanalyse (Blass, 2003).

472. Les modèles neuroscientifiques ont une portée limitée. Les théories cognitives du psychisme cherchent à expliquer les processus de pensée chez l’être humain en termes de fonctions ou de structures psychologiques, tandis que, de leur côté, les variantes théoriques neuroscientifiques cherchent à expliquer ces fonctions et ces structures en termes de substrats neuronaux correspondants. Dans le domaine cognitif, cette focalisation sur les neurosciences constitue un sujet controversé et certains psychologues cognitivistes réputés la regardent comme reflétant un glissement hors de la dimension psychologique qui caractérise le domaine auquel appartient la cognition (voir Fodor et Pylyshyn, 1988 ; Shanon, 1992). En d’autres termes, si on laisse un instant de côté la question de l’utilité de la psychanalyse en tant que telle, cela pose la question de savoir s’il est nécessaire de se tourner vers les neurosciences pour comprendre les processus cognitifs. Ce dont nous avons besoin, c’est de posséder de bonnes théories du psychisme, et pas nécessairement de bonnes théories neuroscientifiques du psychisme.

48Dans ce contexte, la portée limitée des théories neuroscientifiques peut être mise en lumière par l’illustration clinique suivante. Imaginons une patiente qui pense sans cesse que tous ceux qui l’entourent sont envieux d’elle. Si l’on ne tient pas compte de la situation réelle, c’est une vision paranoïde qui prédomine chez elle. La situation présente ne semble donc avoir aucune influence sur le transfert. En ce qui concerne cette patiente, et contrairement à ce qu’on pourrait attendre sur la base du point de vue connexionniste sur le psychisme, les réalités présentes n’ont aucune influence sur les types de connexions qui trouvent leur expression dans sa vision paranoïde. Doit-on réfuter pour autant la théorie Connexionniste ? Non, certainement pas. Plutôt, les partisans de cette théorie prétendraient que, chez une telle patiente, la prédominance d’un type de connexion interne suffit pour qu’on n’ait pas besoin d’un stimulus spécial pour le déclencher. En fait, il existe à la fois des influences internes et externes, mais l’impact externe est virtuellement inexistant dans ce cas.

49À travers cette illustration, il devient clair que le niveau neuroscientifique est subordonné au niveau phénoménologique et que celui-ci ne rend pas sa compréhension plus riche. Bien entendu, en insistant, on peut encore prétendre qu’il existe toujours une influence de la réalité externe présente, mais que parfois cette influence est nulle ; cependant, affirmer les choses ainsi, c’est simplement éviter de dire que la réalité présente n’exerce parfois aucune influence, et pour éviter de reconnaître qu’une telle influence, qu’elle s’exerce ou non, constitue un fait d’ordre phénoménologique, et pas une découvertes neuroscientifique. C’est pourquoi, à notre avis, les neurosciences ne nous aident pas ici à comprendre dans quelle mesure un patient est influencé par la réalité présente, mais ce qu’elles proposent plutôt est une explication biologique de ce type d’influence, seulement après que l’influence de la réalité ait été repérée cliniquement.

503. Affirmer que seul le niveau biologique d’explication peut décrire ce qui se passe réellement dans le cerveau est une idée erronée. Comme nous l’avons vu, la recherche d’une théorie cognitive qui expliquerait davantage les nouvelles données cognitives conduit les partisans de la tendance neuroscientifique à adopter les théories neurocognitives. Cependant, comme nous l’avons vu également, un glissement vers la perspective biologique n’est ni nécessaire ni bien fondé. Cette approche semble basée sur l’idée que seul le niveau biologique d’explication est en rapport avec le réel et le concret, tandis que les niveaux d’explication psychologiques (psychanalytiques ou autres) sont seulement métaphoriques et resteront toujours hypothétiques (voir Westen et Gabbard, 2002a, p. 57). Les auteurs n’ont fourni aucun argument pour privilégier le niveau biologique d’explication.

Résumé et implications

51Il nous semble évident que tous les phénomènes psychologiques requièrent un substrat biologique et que la biologie peut imposer des limites à l’expérience psychologique. Nous ne remettons pas ces faits en question. Néanmoins, nous pouvons comprendre que ceux qui s’intéressent aux rapports entre les domaines psychologiques et biologiques se mettent à l’étude de travaux neuroscientifiques récents. Mais ce que nous mettons en question dans cet article, c’est surtout de savoir si l’étude de tels travaux contribue d’une manière ou d’une autre à la compréhension ou au développement de la psychanalyse en tant que théorie et pratique, autrement dit si les neurosciences sont utiles à la psychanalyse en tant que telle. En passant en revue les affirmations de la neuropsychanalyse, nous avons examiné les arguments en faveur de ces études et la valeur qu’on peut leur accorder, et nous avons relevé les intuitions qui sous-tendent leur point de vue dans les domaines suivants dont s’occupe la psychanalyse : la mémoire, l’interprétation des rêves, les motivations et le fonctionnement psychique. Si l’on considère que ces fonctions sont déterminées et limitées par les réseaux neuronaux du psychisme, il serait légitime d’affirmer que nous devons connaître la nature de ces réseaux biologiques. Ainsi, nous pourrions limiter nos tentatives – devenues inutiles – de nous remémorer le passé et de comprendre les rêves si cela s’avère impossible. Tirant les conséquences de ce qui précède, nous pourrions modifier nos théories analytiques de la motivation, de l’affect et du psychisme de manière à les mettre en accord avec des systèmes qui ont déjà été testés et confirmés dans le domaine biologique, ce qui permettrait de les valider scientifiquement. Ce sont de solides intuitions.

52Cependant, comme nous l’avons montré au cours de cet article, ces intuitions sont peu judicieuses. Elles attribuent aux neurosciences des potentialités qui dépassent leurs compétences. Ces dernières peuvent décrire le réseau neuronal qui sous-tend les phénomènes psychologiques, leurs modèles et leurs tendances, mais ces phénomènes, modèles et tendances sont déjà connus ainsi que leurs lois ; pourtant, les neurosciences ne fournissent aucune information concernant les neurones qui fonctionnent parallèlement aux phénomènes psychologiques. De fait, les neurosciences ne peuvent procéder à leur description que dans un second temps, après que ces phénomènes ont été reconnus au niveau psychologique. Néanmoins, leur description n’ajoute rien à la connaissance psychologique déjà obtenue précédemment. Certes, les neurosciences peuvent nous parler de la biologie du psychisme lorsqu’on rêve, lorsqu’on se sent motivé, lorsqu’on vit une expérience affective, mais elles ne peuvent rien nous dire quant à la richesse du sens à partir du substrat biologique, ni comment ce phénomène peut être compris et catégorisé d’une manière significative. Du fait que la psychanalyse constitue un processus et une théorie qui ont pour but la compréhension des sens latents et des vérités psychiques qui déterminent le psychisme humain, les découvertes neuroscientifiques n’ont donc aucun rapport avec ses buts et sa pratique.

53Nous insistons ici sur le fait que la psychanalyse ne devrait pas s’intéresser autant à des domaines scientifiques qui concernent la détermination des correspondances biologiques ou physiques sous-jacentes à l’expérience. Tandis que, dans beaucoup de domaines, la science se développe d’une manière naturelle en passant de l’expérience à la compréhension des bases physiques de l’expérience (par exemple de l’expérience de l’eau vers la compréhension de la constitution chimique de l’eau), des recherches de ce type ne permettent pas d’avancer dans le domaine de la psychanalyse. Cela pour deux raisons principales : en premier lieu, l’objet de la psychanalyse n’est pas un phénomène clairement défini. Son objet – le sens des pensées et des expériences vécues – n’est jamais complètement saisissable dans les pensées et les expériences spécifiques qui les contiennent : leur sens est en effet davantage déterminé par le contexte humain dans lequel elles surgissent, qui est infiniment plus vaste. Les mêmes pensées, les mêmes mots ou les mêmes idées auront des sens différents en fonction de ce qui précède ou de ce qui suit une fois exprimés. Nul autre domaine que la psychanalyse ne l’a aussi clairement mis en évidence. Par conséquent, si le sens ne peut être saisi par les expériences qui le déterminent, l’objet de la psychanalyse ne pourra jamais être saisi par les correspondants biologiques et neuronaux de l’expérience. Par exemple, il n’existe aucune correspondant biologique à l’idée « père » qui permette de saisir la multiplicité des sens que possède cette idée chez un individu donné (voir Edelson, 1986).

54Le second facteur qui différencie la psychanalyse par rapport à d’autres disciplines intéressées par les correspondances physiques des phénomènes vient de ce que la psychanalyse cherche à faciliter le changement au cours d’un processus psychanalytique, et non pas au cours d’un processus physique ou biologique. Bien que la possibilité de déterminer les corrélations physiques de phénomènes nous permette de manipuler des phénomènes sur un plan physique, cette possibilité n’ajoute rien à la compréhension de ce qui est purement mental, c’est-à-dire le niveau psychologique du psychisme qui sous-tend le processus psychanalytique en soi. Ainsi, même s’il était possible de déterminer des correspondances au niveau neuronal qui permettraient de capter le sens, cela n’ajouterait rien à la psychanalyse ; par contre, ce fait pourrait intéresser d’autres formes de thérapies, comme par exemple la psychiatrie, car celle-ci s’intéresse aux changements du psychisme à travers des interventions situées au niveau neurologique.

55Bien entendu, d’un point de vue biologique, on peut expliquer l’activité et l’expérience humaines sous divers angles et il est possible de les influencer et de les modifier grâce à des interventions de nature biologique. Cependant, l’explication biologique ne permettra pas d’approfondir la façon dont nous comprenons l’influence des sens latents ou des vérités psychiques qui appartiennent en propre au domaine de la psychanalyse. Évidemment, nous serions dans l’erreur si nous ignorions les effets de lésions ou d’affections cérébrales, et si nous interprétions des événements biologiques dépourvus de sens de la même façon que s’ils étaient pourvus d’un sens psychique. Il est important d’éviter de telles erreurs, mais si l’analyste se trompe quand même, il n’est pas indispensable pour autant qu’il entre en dialogue avec les neurosciences ; il s’agit plutôt qu’il possède une connaissance suffisante des tableaux cliniques susceptible de lui fournir une indication sur le rôle majeur que jouent certaines influences extérieures au psychisme dépourvues de sens.

56Il est difficile de présenter des arguments opposés à la tendance neuropsychanalytique, car celle-ci est portée par une tendance croissante dont l’influence gagne en force dans la culture occidentale : la tendance biologisante. Il s’agit d’un point de vue selon lequel ce qui est réel est uniquement d’ordre biologique. Cette tendance contemporaine présente deux aspects significatifs par rapport à notre sujet. Le premier aspect concerne l’idée que nos pensées et nos vécus sont des entités psychologiques de caractère secondaire et éphémère comparées au caractère concret et tangible de la réalité des structures neuronales. C’est pourquoi, les affirmations qui consistent à dire que nous avons besoin de visualiser les centres motivationnels du cerveau pour connaître les motivations humaines telles qu’elles sont en réalité, constituent des affirmations raisonnables selon nous, de même que l’idée que nous devons visualiser les réseaux neuronaux pour connaître réellement le psychisme.

57Le second aspect de la tendance biologisante se rapporte aux buts que l’on cherche à atteindre concrètement plutôt qu’aux processus ou à la méthode pour y parvenir. Ce qui est essentiel, selon la perspective biologisante, c’est de parvenir à la santé ou au bien-être et, par conséquent, la voie la plus efficace pour atteindre ce but sera la meilleure. C’est pourquoi, nous dit-on, les psychanalystes devraient accepter l’idée suivante : si les neurosciences parviennent à démontrer que des modifications des réseaux neuronaux produisent des changements dans notre état psychique, nous devrions à l’avenir nous ouvrir à la possibilité d’intégrer la psychanalyse parmi les méthodes de changement fondées sur les neurosciences.

58Nous sommes d’avis que la perspective biologique qui sous-tend la neuropsychanalyse va à l’encontre de l’essence même du point de vue psychanalytique. Alors que des tenants de la neuropsychanalyse prétendent qu’ils ne cherchent pas à englober le domaine psychologique dans le domaine biologique (voir Solms, 1995, 1997b ; Kandel, 1999, p. 519 ; Westen and Gabbard, 202a, p. 58-60), nous constatons que la neuropsychanalyse attribue néanmoins à la biologie des significations qui sont fort éloignées de la notion de sens et de vérité psychique qui sont au fondement de la psychanalyse. Or, les neurosciences ne captent aucunement ce qui constitue précisément notre préoccupation majeure, c’est-à-dire le sens et la vérité psychiques situés au cœur de la psychanalyse. Par ailleurs, selon le point de vue psychanalytique, du fait que le sens et la vérité psychique échappent jusqu’à un certain point à notre connaissance et qu’ils sont sans cesse en évolution, ces notions restent étrangères au champ neuroscientifique pour qui la réalité mentale constitue un substrat biologique donné. En conséquence, il nous apparaît que les neurosciences et la psychanalyse constituent deux perspectives irréductibles de l’expérience humaine, de la même façon que la chimie et l’art constituent deux perspectives irréductibles par rapport à la peinture de Van Gogh. En effet, un tableau n’existerait pas sans les composantes chimiques de la peinture et sans la toile, mais ce serait dénier la valeur de l’art que de considérer que ces composantes donnent une explication valable du tableau par rapport à l’artiste : la valeur de l’art ne peut être saisie qu’à travers une perspective artistique.

59La neuropsychanalyse dénie également le caractère unique de la perspective psychanalytique dans la mesure où les descriptions neuropsychanalytiques déforment la théorie et la pratique psychanalytiques. Si l’on s’en tient à ces descriptions, comme nous l’avons montré plus haut, la psychanalyse apparaît comme une pratique essentiellement intéressée par la remémoration de faits ; le cœur de sa théorie des rêves est dépeint en termes de source du désir des rêves, et sa théorie du psychisme comme un modèle destiné à expliquer tous les fonctionnements cognitifs. Ces nombreuses déformations déprécient le rôle joué par la richesse du sens dans le psychisme et sont présentées d’une façon qui permette aux découvertes neuroscientifiques de montrer qu’elles sont d’une certaine utilité pour la psychanalyse. En se basant sur ce type d’argument, les tenants des neurosciences affirment que les problèmes psychanalytiques pourraient être résolus si les psychanalystes s’intéressaient à leurs découvertes plutôt que de se lancer dans des débats complexes concernant la compréhension et la conceptualisation du matériel clinique. Il s’agit du même déni du point de vue psychanalytique lorsque les neurosciences affirment que les changements apportés par leurs méthodes ne diffèrent pas de manière significative des changements apportés par la psychanalyse. Ce qui compte le plus, c’est le changement. Écrivant pour une audience de psychanalystes, Westen et Gabbard s’expliquent ainsi :

60

Il est probable que les lecteurs se demanderont dans quelle mesure certaines propositions techniques que nous défendons sont analytiques. Nous suggérons cependant de reporter à plus tard la question de savoir si ces principes ou ces techniques sont analytiques ou non et, à la place, de nous centrer sur la question de savoir si elles sont thérapeutiques. Si la réponse est affirmative, la question suivante est celle de savoir comment intégrer ces techniques dans la pratique psychanalytique ou psychothérapeutique, de sorte qu’elles soient le plus utiles possibles au patient. La question de savoir si quelque chose est analytique peut parfois être utile, mais elle peut, croyons-nous, devenir un piège contre-transférentiel en détournant notre attention de la compréhension de l’action thérapeutique – c’est-à-dire de la compréhension qui aide les gens à modifier certains aspects de leur caractère et les formations de compromis problématiques, afin qu’ils puissent vivre une vie qui soit davantage satisfaisante.
(2003, p. 826-7.)

61En définitive, ce qui est essentiel pour la psychanalyse, c’est de constater que le processus d’auto-compréhension et d’insight pour parvenir à la connaissance de soi-même – ou du moins de s’y essayer – constitue le genre de satisfaction que la pratique psychanalytique peut offrir (Blass, 2003). Et, de même que le sens et la vérité psychique appartiennent à une réalité indépendante de leurs substrats neuronaux, de même le processus analytique qui vise à découvrir le sens est une réalité valable, indépendamment des résultats thérapeutiques qui peuvent en découler.

Conclusion

62Dans la seconde partie de son troisième essai sur L’homme Moïse et la religion monothéiste, Freud considère qu’un progrès dans la nature humaine a été accompli lorsque Moïse a interdit la représentation de l’image de Dieu. Il déclare que, si on acceptait cela, les conséquences en seraient profondes. « Elle signifiait, en effet, une mise en retrait de la perception sensorielle au profit d’une représentation qu’il conviendrait de nommer abstraite, un triomphe de la vie de l’esprit [Geistigkeit[5]] sur la vie sensorielle, à strictement parler un renoncement aux pulsions avec ses conséquences nécessaires sur le plan psychologique » (1939, p. 212). Au cours de la dernière décennie, la neuropsychanalyse a conduit la psychanalyse dans la direction d’une prise en compte du sensoriel, du physique et du visuel aux dépens du sens psychologique, de la vérité psychique et des pensées qui ne peuvent pas être saisies dans des images du scanner PET, quelle que soit l’avance technologique. En présentant ce plaidoyer contre la neuropsychanalyse, notre intention a été d’offrir des arguments destinés à contrer la tendance contemporaine à biologiser la psychanalyse et de légitimer l’intérêt central de la psychanalyse à l’égard de la dimension psychique de l’existence humaine [« ce qui valait le mieux » selon Freud (1939, p. 215)], dimension qui a été remise en question par cette nouvelle tendance.

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Mots-clés éditeurs : théorie du psychisme, cognition, biologisme, sens, mémoire, neuropsychanalyse, motivation, théorie du rêve, idées fallacieuses

Mise en ligne 26/02/2013

https://doi.org/10.3917/lapsy.081.0011

Notes

  • [*]
    Traduit de : The case against neuropsychoanalysis. On fallacies underlying psychoanalysis’latest scientific trend and its negative impact on psychoanalytic discourse. Int. J. Psychoanal. 2007 ; 88 : 19-40, par Jean-Michel Quinodoz ; traduction révisée par Rachel B. Blass et Michael Garfinkle, relue par Luc Magnenat.
  • [**]
    Auteur correspondant.
  • [1]
    Par exemple : « Je pense que d’ici peu on assistera à un rapprochement encore plus grand et plus approfondi que l’on n’imagine entre des domaines aussi différents que la neuroscience et la psychanalyse, ou entre les approches interne et externe… Je suppose que cela arrivera encore pendant notre existence, du moins pour les plus jeunes d’entre nous (Sacks [Internet]). »
  • [2]
    D’une manière analogue, il est possible de déterminer si une personne peut penser en termes mathématiques en fonction de sa capacité à le faire, et non en fonction de l’existence d’états neuronaux correspondants sous-jacents à sa capacité à le faire. Naturellement, dans des conditions extrêmes (par exemple, lorsque des zones entières du cerveau associées à la mémoire sont détruites), l’état neuronal nous permet de savoir qu’entreprendre une analyse n’aurait aucun sens. Néanmoins, dans les mêmes circonstances, cette situation apparaîtrait également au cours d’un premier entretien.
    Notons que ce type d’argument s’applique à d’autres domaines de la recherche neuropsychanalytique, notamment lorsqu’on tente de mettre en évidence des phénomènes psychologiques à partir de la description de déterminants neuroscientifiques sous-jacents ou de leurs correspondants. Par exemple, certains neuroscientifiques ont prétendu que l’on pourrait mieux comprendre la pathologie borderline en observant directement chez des patients borderline les correspondants de l’inhibition des émotions et du comportement (Beutel et coll., 2004), et aussi qu’on pourrait observer les processus d’identification en étudiant l’activation des « neurones miroirs » (Olds, 2006 ; Scalzone, 2005). Par ailleurs, parmi d’autres arguments, certains affirment qu’il serait possible, grâce à l’observation du niveau neuronal, de démontrer les effets réels de l’intervention psychodynamique. Cependant, de notre point de vue, nous mettons en avant l’argument suivant lequel l’étude des correspondants neuronaux ne saurait accroître notre connaissance de phénomènes qui ont déjà été reconnus auparavant au niveau psychologique et qui ne sauraient nous renseigner sur des phénomènes qui n’ont pas été préalablement reconnus en tant que tels. Pour toutes ces raisons, nous pensons que les effets d’une intervention psychodynamique ne sont aucunement tributaires des découvertes effectuées par les neurosciences. L’espace nous manque ici pour élaborer davantage cet aspect qui sera repris dans un article ultérieur.
  • [3]
    En pratique, l’un des dangers de se fier malencontreusement aux théories biologiques dans ce contexte vient de ce que, lorsque les souvenirs ne surgissent pas immédiatement, l’analyste risque de conclure rapidement que l’événement n’a pas été inscrit sous une forme qui ne peut être récupérée explicitement et qu’il abandonne alors ses efforts dans cette direction (par ex., Pulver, 2003 ; Yovel, 2000). Comme noté plus haut, la question de la remémoration a été surestimée par les partisans de cette approche mais, paradoxalement, cela peut conduire à une attitude intolérante à l’égard de la lenteur des processus de découverte et de révélation caractéristiques de la situation analytique.
  • [4]
    Naturellement, les modèles psychanalytiques ne doivent pas contredire les découvertes cognitives récentes, mais cela ne fait pas partie de ce qui est prétendu dans ce contexte.
  • [5]
    Ce terme n’a pas d’équivalent en anglais et Strachey l’a traduit avec réticence par « intellectuality » (Freud, 1939, note de bas de page 1). Son sens littéral serait : « ce qui relève de ce qui appartient à l’esprit humain ».
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