Notes
-
[1]
On peut schématiser la structure qui constituerait la base à la fois de (1), de (2) et de (3), dans la perspective où (3) serait dérivé de (1), de la manière suivante :
(e (facile (flatter le peuple)))
La substitution d’un pronom explétif au constituant vide noté ‹e› donne (1), la montée en position externe de l’argument interne flatter le peuple donne (2) et le tough-movement qui déplace l’objet direct du verbe à l’infinitif en position externe donne (3). Quant à la structure que nous proposerons pour (3), elle pourrait se schématiser à peu près (pas plus que dans le schéma précédent nous ne tenons compte de la copule) ainsi :
(le peuple (facile (à flatter))) -
[2]
Faute de place, nous ne remettrons pas ici en question l’idée que les adjectifs du type joli constitueraient une classe totalement disjointe de celle de facile, à laquelle nous pensons qu’elle est au contraire étroitement apparentée ; mais cela fera l’objet d’une étude ultérieure.
-
[3]
Je pense, pour ma part, que le sujet de prédication provient, dans ce cas, d’une position interne car, en français, la formation de en n’est pas normalement possible à l’intérieur d’un sujet engendré in situ, cf. un morceau en a été arraché / *un morceau en manque. Or, l’on peut former un en dans le sujet de prédication des TA : la fin seule en est agréable à lire.
-
[4]
Guérin (2006), entre autres, suppose que l’adjectif des TC sélectionne un vP (‹little v phrase›), dont la tête est à, lui-même étant réduit à un VP (‹verb phrase›), alors que l’adjectif de constructions impersonnelles sélectionnerait un IP (‹inflexion phrase›), mais elle maintient un TM (‹tough-movement›), à partir d’une même structure de base, ce qui me semble peu cohérent.
-
[5]
Cette interprétation est confortée par :
(i) l’existence de nombreuses occurrences de structures du type facile à être {reconnu | compris | plié | coupé | etc.} ;
(ii) le passage systématique du verbe au passif en cas de nominalisation de l’adjectif : facilité à être {reconnu | compris | plié | coupé | etc.} ;
(iii) la possibilité qu’a l’italien d’insérer dans une TC un passif pronominal : questa è una verità facile da capirsi ;
(iv) le fait que l’on puisse nominaliser ce texte est facile à comprendre en la facilité de ce texte à être compris, mais pas en *la facilité de ce texte à comprendre. -
[6]
La présence de l’adverbe très et de son équivalent adjectival grand est nécessaire ici car le nom de qualité ne peut se substituer à l’adjectif que s’il est lui-même qualifié ; cette substitution devenant nécessaire quand la qualification n’est pas exprimable par un adjectif comme dans : cet enfant est d’une maigreur inquiétante.
-
[7]
C’est pourquoi, l’objet sur lequel s’exerce une action peut être considéré comme la cause de l’effectuation de celle-ci (« cause matérielle » au sens d’Aristote) au même titre que son agent.
-
[8]
Sur les dispositions, voir en particulier Mumford (1998) et Gnassounou & Kistler (2002).
-
[9]
Dans les langues germaniques, cette double prédication peut être exprimée par des composés. Ainsi, quand la dimension est constituée par une partie essentielle du sujet relativement à laquelle une propriété est attribuée à ce dernier, on aura en anglais des expressions telles que narrowminded, lightfooted. En allemand, l’équivalent de facile à lire ou facile à déformer sera leichtlesbar ou leichtverformbar.
-
[10]
Il existe quelques très rares adjectifs dont on peut mettre en doute le caractère évaluatif-subjectif (v. sur ce point Boutault 2011). Les deux plus importants (courants) pour le français sont sans doute long et rapide. Mais il est clair, en premier lieu, qu’ils sont bien orientés vers le sujet : un travail {rapide | long} à faire est tel que l’on met {beaucoup | peu} de tempsà le faire et leur caractère évaluatif s’établit par le test de l’insertion sous trouver : j’ai trouvé ce travail {long | rapide} à faire qui montre aussi que l’on est proche, avec ces phrases, de l’idée de facilité/difficulté.
1. Définitions
1Historiquement, les tough-adjectifs (TA) ont d’abord été étudiés en syntaxe à partir d’une relation de paraphrase postulée entre deux, voire trois, constructions illustrées dans les exemples (1)-(3) :
(2) Flatter le peuple est facile.
(3) Le peuple est facile à flatter.
2De ces trois constructions, la première serait la source des deux autres : la dérivation de (2) est, si l’on peut dire, banale et s’applique à toutes les constructions sans sujet syntaxique, dont le prédicat est un adjectif et l’argument interne un groupe verbal à l’infinitif, mais tous les adjectifs qui entrent dans une construction de type (1) ou (2) ne permettent pas pour autant la Tough-construction (TC), comme on le voit en (4)-(6) :
(5) Voir cet oiseau à terre est rare.
(6) *Cet oiseau est rare à voir à terre.
3Une autre différence importante entre facile et rare est la possibilité d’introduire dans la construction impersonnelle de facile un complément au datif :
4En fait, cet élément nominal au datif est toujours présent, fût-ce implicitement, dans les constructions impersonnelles de facile, et cela est une caractéristique importante de cet emploi de l’adjectif, et de tous ceux de sa classe dans la même construction, que d’avoir deux arguments internes : un direct et un oblique (facultatif) au datif. La dérivation supposée de (3) à partir de (1), en revanche, nécessite un mouvement (TM) réservé aux constructions dont le prédicat est un adjectif d’un certain type (TA), et l’argument interne un groupe verbal formé d’un verbe transitif direct dont l’objet subirait le TM qui le placerait en position de sujet de prédication.
5Inversement, il existe une classe d’adjectifs qui présentent en surface la même construction que (3), ainsi que la même relation sémantique entre le verbe à l’infinitif et le sujet de prédication, comme en (8), mais qui n’entrent pas dans une construction de type (1), comme on le voit en (9) :
(9) *Il est joli de voir cette enfant.
6Dans ce qui suit, nous ne reviendrons pas sur l’histoire du TM, de toutes les contraintes, bien établies par ailleurs, qu’il viole, et sur les nouvelles règles toutes plus ou moins ad hoc qu’il faut inventer pour l’intégrer dans un cadre syntaxique générativiste. Mais nous ajouterons à toutes les objections syntaxiques, auxquelles la dérivation de (3) par TM se heurte, quelques considérations sémantiques destinées à renforcer l’idée que les constructions du type (3) ne sont pas dérivées de constructions de type (1) mais que leur sujet est aussi leur unique argument, leur prédicat étant constitué par le groupe adjectival complexe facile à contenter [1].
7Notre première partie sera consacrée à argumenter contre l’idée du TM sur la base (i) de l’inexistence d’une relation de paraphrase entre les constructions impersonnelles et les Tough-constructions et (ii) de l’alternance, dans ces deux types de constructions, en français du moins, entre les prépositions à et pour. Considérant que le groupe formé par l’adjectif et le verbe à l’infinitif est d’emblée un constituant, nous nous consacrerons à l’analyse des rapports très complexes qu’entretiennent le verbe à l’infinitif – (à) contenter – et l’adjectif qui le précède – facile [2]. Cela se fera en deux temps : d’abord (§ 4) à travers une comparaison systématique des groupes [Adj+Vinf] avec des groupes parallèles formés de compléments nominaux en de (très facile à manier / d’une grande facilité de maniement). Les équivalences ainsi révélées permettent (§ 5) de proposer une analyse syntaxique et sémantique des TC dans laquelle il apparaît que :
- l’adjectif qualifie son sujet comme facile mais seulement relativement à une dimension exprimée par l’infinitif (pour ce qui est d’être manié) ;
- mais l’infinitif lui aussi qualifie ce même sujet (par la propriété qu’il a de pouvoir être manié), et ce, d’une certaine manière (facilement).
9Ces remarques mènent à la conclusion (§ 6) que les tough-adjectifs constituent une sous-classe des prédicats dits ‹dispositionnels›.
2. Contre l’existence du mouvement
2.1. L’absence de relations de paraphrase entre les constructions impersonnelles et les Tough-constructions
10Au point de départ (Rosenbaum 1967) de l’idée d’une dérivation de (3) à partir de (1), on trouve le postulat d’une relation de paraphrase entre ces deux phrases. En réalité, il est assez facile de voir que cela est loin d’être toujours le cas. Prenons comme exemples le couple suivant :
(11) Cette lettre est impossible à publier.
11Il est vrai que (11) implique (10), mais l’inverse n’est pas vrai : il peut être impossible de publier une lettre non parce qu’elle a certaines propriétés qui rendent sa publication impossible mais parce que tous les journaux sont en grève. Dans ce cas, il n’est pas nécessaire qu’il y ait quoi que ce soit dans la lettre en question qui la rende impubliable, comme l’implique au contraire (11) qui signifie que la lettre est telle qu’il est impossible de la publier. De là vient le contraste entre (12a) et (12b) :
b. ??Cette lettre est impossible à publier, tous les journaux sont en grève.
12De là vient aussi que l’adjonction de la qualification ‹telle quelle› produit des résultats différents dans (13) :
b. Cette lettre est impossible à publier telle quelle, elle est beaucoup trop injurieuse.
13Dans un cas, la modalité concerne directement la réalisation d’un événement ; dans l’autre, elle ne concerne qu’indirectement cet événement, dont la possibilité de réalisation est soumise aux propriétés de la lettre en question.
14Mais, en dépit de ces différences, on comprend que l’idée se soit d’abord imposée d’une relation de dérivation entre la construction impersonnelle (1) et la TC (3) : il y a entre les deux une proximité de sens qui, sans être une relation de paraphrase, n’en est pas moins évidente. Pour exprimer simplement ce qui les distingue, on peut formuler les choses ainsi : la TC contient la construction (1) qu’elle insère dans une structure sémantique telle qu’illustrée par (14), structure dans laquelle la difficulté qu’il y a à contenter Jean (signification de la subordonnée) se présente comme une conséquence d’une propriété de celui-ci (exprimée par tel) :
15Les adjectifs du type facile, difficile entrent donc dans deux constructions syntaxiquement distinctes : l’une impersonnelle, à sujet de prédication phrastique, l’autre personnelle (TC) à sujet nominal. Ces différences de structure ont pour corrélat des différences sensibles d’interprétation.
2.2. La question de l’argument au datif et du complément en pour
16On admet généralement dans la littérature que les tough-adjectifs (TA) des constructions impersonnelles sont des prédicats ergatifs sans argument externe. Dans cette construction, ils reçoivent donc, comme de très nombreux autres adjectifs, deux arguments internes : l’un direct, l’autre oblique, lequel en français reçoit le cas datif (Van Peteghem 2006 ; Tayalati & Van Peteghem 2009). Ainsi, pour la phrase (15a), on a la construction de base (15b) :
b. (e (cher (Pierre) (à Marie)))
17Et de même pour (16a), on aura (16b) :
b. (e (difficile (faire un tel choix) (à un enfant)))
18Une sous-classe importante de ces adjectifs à second argument au datif dénote l’effet produit par un sujet sur un expérienceur (Tayalati 2005), comme c’est par exemple le cas dans les vers suivants :
19C’est aussi le cas des TA qui très généralement signifient, du moins dans les constructions impersonnelles, que le fait pour quelqu’un d’accomplir une certaine action (sur un patient ou non) produit en retour sur lui-même (l’agent, coréférentiel de l’expérienceur) un effet d’un certain type. Il en va ainsi dans une phrase telle que (18), phrase dont la signification est que dresser ce cheval a fait éprouver une certaine difficulté à mon cousin, agent de l’action de dressage (et sujet non exprimé de l’infinitif) en même temps qu’expérienceur du sentiment de difficulté :
20Mais dès qu’un TA entre dans une TC, l’argument au datif disparaît au profit d’un groupe prépositionnel en pour, dont le statut d’adjoint (et non plus d’argument) est clairement indiqué par sa mobilité ainsi qu’il apparaît dans le contraste entre (19b) et (19c) :
b. Pour mon cousin, ce cheval a été difficile à dresser.
c. *À mon cousin, ce cheval a été difficile à dresser.
21Or, on fait souvent comme si cet adjoint en pour, qui apparaît en distribution complémentaire avec le datif des constructions impersonnelles, en était un équivalent, sans jamais se demander pourquoi cette substitution est obligatoire, comme le montre le contraste entre (19a) et la suivante (20) :
22Mais l’alternance entre datif expérienceur dans la construction impersonnelle et groupe en pour dans les TC, loin d’être une sorte de caprice de l’usage, est au contraire révélatrice d’une différence profonde de structure entre les deux constructions, différence qui s’accompagne même d’une nuance sémantique assez nette.
23La présence d’un datif dans les constructions impersonnelles est la preuve structurale que, dans ces constructions, l’adjectif a deux arguments internes dont l’un, le groupe à l’infinitif, est l’argument direct qui peut monter en position de sujet et l’autre, le groupe au datif, l’argument indirect dénotant l’expérienceur qui ‹éprouve› de la difficulté, de la peine, etc. Cet argument ne renvoie pas directement à l’agent de l’action mais l’on peut déduire de la structure que son référent est identique à cet agent : le verbe à l’infinitif n’a pas lui-même de sujet mais son sujet est ‹retrouvable› sur la base de son identité avec un groupe nominal présent dans la phrase (faute de quoi, il serait totalement indéterminé), et ce groupe ne peut être que celui au datif. Ainsi, dans la phrase (21a), le groupe à l’infinitif et l’adjectif étant deux constituants distincts peuvent être séparés, le premier devenant le sujet de prédication du second comme dans (21b) :
b. Faire ce travail m’est agréable.
24L’argument au datif n’est pas obligatoire et en son absence la phrase prend une portée générale, le sujet de l’infinitif n’ayant plus d’antécédent.
25Dans la TC correspondante, à la différence de ce qui se passe dans la construction impersonnelle, on peut montrer que le prédicat n’est pas l’adjectif seul mais le groupe [Adj. + à + Vinf], lequel n’a donc qu’un argument. On peut, en effet, pronominaliser ce groupe ‹en bloc› comme on le voit dans le dialogue de (22) :
26Le même groupe a un rôle qualifiant pour son sujet de prédication, comme on le voit dans cet autre dialogue, où il constitue à lui seul la réponse à la question :
27Les phrases (22)-(23) ont une portée générale, aucune mention d’un expérienceur ou d’un agent ne venant en restreindre la portée. Mais le prédicat n’y étant plus un adjectif à complément au datif, le seul moyen de relativiser l’affirmation est de passer par un adjoint en pour comme dans (24) :
28Le rôle sémantique de cet adjoint est d’enlever à la propriété agréable à faire son caractère ‹absolu› pour la rendre relative à un (ou plusieurs) individu(s) ou, comme en (24), à un certain type d’individu. On peut dire évidemment que ce rôle est également celui de l’argument au datif des constructions impersonnelles mais la spécification ne passe pas par les mêmes voies dans les deux cas. Dans la construction impersonnelle, le datif dénote directement l’expérienceur et indirectement l’agent. Mais le seul sens disponible de pour, exprimable à la fois par cette préposition et par un datif, serait celui de bénéficiaire, illustré en (25) :
29rôle qui n’est pas approprié ici. Le rôle d’expérienceur étant exclu, il faut aussi exclure celui d’agent, auquel ne correspond aucun emploi de pour. Il semble que les emplois les plus proches de celui de pour dans les TC soient ceux où il établit une relation, dans le sens général où il ‹relativise›. On peut d’abord penser à un rôle d’évaluateur, dans lequel le groupe prépositionnel, placé en tête de phrase et séparé du reste par une pause, rapporte le contenu propositionnel à l’opinion d’un sujet, énonciateur ou non : la préposition équivaut alors à selon, comme en (26) :
30Un autre emploi proche est celui où le groupe prépositionnel est placé (sans pause) après un prédicat et indique que ce dernier est attribué non absolument mais relativement à quelque propriété ou action d’un actant, comme en (27) :
31Quoique proches, ces deux emplois sont néanmoins bien distincts puisque l’on peut les rencontrer dans la même phrase, ainsi qu’on le voit en (28) :
32le sens de cette phrase étant que, pour (selon) l’énonciateur, l’appartement peut être estimé trop grand si c’est une personne seule qui l’habite. Si nous revenons à (24), où le prédicat est agréable à faire, l’adjonction restrictive de pour quelqu’un comme lui soumet l’attribution de ce prédicat à une propriété (non précisée) de l’agent de l’action. D’où l’on peut déduire que l’agent non exprimé de faire est identique au référent de quelqu’un comme lui mais il ne s’agit que d’une déduction.
33Cette première déduction en entraîne une autre : si l’agent de l’action est identique au référent du nom introduit par pour, on en déduira que l’accomplissement de cette action procure à son agent (non exprimé mais présent dans la structure) un certain agrément, ce qui suppose un expérienceur (non exprimé mais présent dans la structure), les deux, agent et expérienceur, étant toujours coréférentiels : si le caractère agréable à faire d’un travail vaut pour quelqu’un comme lui et pas pour tout le monde, cela implique que le travail soit tel qu’il soit agréable à quelqu’un tel que lui de le faire.
34Pour résumer : le constituant au datif des constructions impersonnelles est l’argument second d’un prédicat adjectival à deux arguments, le premier argument étant lui-même un groupe verbal à l’infinitif décrivant l’accomplissement d’une action transitive. C’est l’accomplissement de cette action qui est caractérisé au moyen de l’adjectif, lequel, comme tous les adjectifs à complément au datif, décrit l’effet produit par le sujet sur un expérienceur.
35Le prédicat des TC n’est pas, lui, un adjectif (agréable, facile) mais un groupe adjectival complexe ([{agréable | facile} à Vinf]) prédiqué d’une entité et non de l’accomplissement d’une action. Ce prédicat n’a qu’un seul argument, qui est son sujet de prédication, le groupe en pour qui peut compléter la construction ne pouvant être qu’un adjoint, comme le prouve la liberté avec laquelle il peut être déplacé dans la phrase. Il y a donc une raison structurale à l’impossibilité d’un datif dans ce type de construction. Quant à la question de savoir si le nom sujet de prédication est aussi sujet syntaxique – autrement dit, argument externe engendré in situ –, elle cesse d’être cruciale puisque, même si ce nom est l’unique argument, mais interne, d’un prédicat complexe, sa montée ne pose aucun des problèmes que pose au tough-movement la montée de l’objet de l’infinitif [3].
3. La nature du groupe à l’infinitif des TC et sa relation avec l’adjectif
3.1. L’infinitif des TC n’est pas une phrase réduite
36Le verbe à l’infinitif des TC diffère sur un point crucial de celui des constructions impersonnelles en ce qu’il est impossible qu’il résulte, comme lui, d’une réduction de complétive [4]. Dans les constructions impersonnelles, l’on peut en effet trouver une subordonnée en que comme premier argument interne de l’adjectif :
b. Il me serait agréable de ne plus vous y voir !
37L’infinitif de (29b) est le verbe d’une phrase réduite d’interprétation factuelle, le de qui l’introduit est un complémenteur (v. Huot 1981), et la phrase est porteuse du rôle sémantique de cause (de l’effet agréable que produirait sur le locuteur le fait de ne plus voir une certaine personne à un certain endroit).
38L’impossibilité qu’il y a à trouver, dans les TC, un infinitif au passé ou modalisé, comme en (30), alors que les phrases impersonnelles (31) sont parfaitement acceptables :
b. *Cela ne devrait pas être trop difficile à avoir terminé pour demain.
b. Il ne devrait pas être trop difficile d’avoir terminé cela pour demain.
39dérive du fait que le groupe à l’infinitif des TC ne contient rien qui n’appartienne au VP : le V lui-même, avec une interprétation clairement passive [5], aucun argument direct (pas de pronom résomptif en français) mais des arguments indirects, si le verbe en a, et d’éventuels modifieurs de manière :
b. Cet outil est dangereux à mettre entre les mains d’un enfant.
40Enfin, si la négation est possible dans les constructions impersonnelles (33a), elle est exclue des TC (33b) :
b. *Ce travail lui serait facile à ne plus faire.
41Tous ces faits montrent que l’infinitif des constructions impersonnelles appartient à un IP, lui-même partie d’un CP (‹complementizer phrase›), dont en français le de constitue le complémenteur. Les mêmes faits démontrent que l’infinitif des TC est un simple VP, qui n’appartient pas à un IP, ce qui entraîne d’ailleurs que le à qui l’introduit ne peut pas être un complémenteur.
42Il a coulé beaucoup d’encre sur la nature de ce à dans la littérature (Canac Marquis 1996 ; Guérin 2006) mais il est difficile qu’il soit une préposition, tête d’un PP argumental, comme il l’est dans enclin à rêver, prêt à partir, par exemple. Il n’en reste pas moins qu’il existe une relation syntaxique entre l’adjectif et l’infinitif. En effet, le groupe qu’ils forment est bien un constituant, et même un constituant qualificatif complexe, qui attribue une propriété à son sujet de prédication.
43Cependant, la relation entre l’adjectif et l’infinitif n’est pas de prédicat à argument, comme elle l’est dans d’autres groupes de même structure apparente, par exemple enclin à rêver dans (34) :
44Ici, l’infinitif peut être disloqué à droite et repris par un clitique à l’intérieur de la phrase :
45Ce n’est pas le cas dans les TC, comme on le voit en (36) :
46D’autre part, le groupe adjectif-argument, que forment ensemble des suites telles que enclin à rêver, peut sans difficulté être scindé par d’autres compléments, ce qui n’est pas le cas de TA :
47La relation entre l’adjectif et l’infinitif est donc très étroite. Nous essaierons de l’éclairer au moyen des nominalisations constituant des paraphrases possibles de la construction.
3.2. Ce qu’enseignent les nominalisations dans les constructions des TA
48L’idée que dans les Tough-constructions (TC), les tough-adjectifs (TA) eux-mêmes et l’infinitif qui leur est associé contribuent, ensemble, à attribuer une propriété au sujet trouve une première confirmation dans des constructions telles que (38), où l’adjectif apparaît nominalisé, dans un génitif de qualité selon l’équivalence très beau = d’une grande beauté [6] :
b. Cette voiture est d’une grande facilité *(à conduire).
49Ce génitif est l’équivalent exact de l’adjectif, et d’ailleurs, comme lui, il peut être ou ne pas être complété par l’infinitif en à selon que celui-ci est obligatoire (quand aucun verbe approprié n’existe, cf. (38b)) ou facultatif (quand il en existe au moins un, cf. (38a)).
50Mais l’adjectif n’est pas le seul à pouvoir être nominalisé, et le verbe à l’infinitif semble bien pouvoir l’être aussi, et apparaître sous la forme d’un complément nominal en de, quoique l’on ne puisse plus parler dans ce cas d’un génitif de qualité. Ainsi, parallèlement à (38), l’on peut aussi avoir :
b. Cette voiture est d’une conduite très facile.
51Dans ces deux derniers exemples, la facilité est attribuée, explicitement ou implicitement, à une action envisagée comme subie par une entité, ce qui permet de proposer une autre équivalence :
b. Cette voiture se conduit facilement.
52Dans ces deux dernières phrases, le prédicat être d’un Ndév Adj a été remplacé par se V Adv, ce qui confirme l’intuition que, dans les TC, l’adjectif est sémantiquement apparenté aux prédicats de manière de l’action. Plus précisément, il indique ‹de quelle manière› le sujet (équation, sentier, livre, voiture) se prête à une action déterminée puisque l’infinitif, comme une nominalisation inachevée, a une interprétation passive, qui a d’ailleurs la même nuance modale que le passif pronominal en français.
53Le génitif de qualité et le complément en de nominalisant l’infinitif peuvent, en outre, apparaître ensemble, ce qui prouve d’ailleurs que le second n’est ni syntaxiquement ni sémantiquement l’équivalent du premier :
b. Ce livre est d’une grande facilité de lecture.
c. Cette voiture est d’une grande facilité de conduite.
54Résumons :
- En (38a) et (41b), la facilité est attribuée au livre par le biais d’un génitif de qualité ; le groupe à lire de (38a) alterne en (41b) avec un GN en de(de lecture) dans lequel le N apparaît sans déterminant et qui, ne serait-ce que pour cette raison, n’est pas un génitif de qualité, et dont le rôle dans ce cas reste à déterminer.
- En revanche, en (39a), ce n’est plus la facilité mais la lecture (le ‹pouvoir-être-lu› d’une certaine manière) qui est prédiquée du livre par un groupe introduit par de(d’une lecture), dont le nom tête est le N déverbal, qualifié à son tour par un adjectif (qui pourrait, si ce n’était la lourdeur de l’expression, être lui-même remplacé par un génitif de qualité).
56D’un côté, donc, le groupe à l’infinitif (qui joue le même rôle que lecture dans d’une lecture facile) peut être compris comme dénotant directement une propriété du sujet ; de l’autre, c’est l’adjectif qui joue ce rôle (le même que celui de facilité dans d’une grande facilité de lecture) et le groupe à l’infinitif en joue un autre, que nous allons examiner maintenant.
4. Génitifs de qualité et de relation, propriétés et dimensions
57Reprenons l’exemple du livre, sous la forme entièrement nominalisée :
58L’usage du génitif que l’on y trouve ne peut pas ne pas être rapproché du suivant :
59On retrouve, en effet, en (43), une situation comparable à celle de (42) : la perfection, comme la facilité, sont celles du livre mais elles sont aussi celles de sa lecture et de sa forme, respectivement :
b. Ce livre est d’une forme parfaite.
60En (42)-(43), le second groupe nominal en de (de lecture, de forme) ne peut pas, disions-nous, être un génitif de qualité, ce dont un indice est l’absence d’article devant forme et lecture. Cette absence est en général (sauf dans les cas prévus par une règle particulière) l’indice d’une ‹désactualisation› du nom ou, en tout cas, d’un blocage de son actualisation, comme dans un mets de roi où le nom ne réfère à aucun roi et où le groupe en de(de roi) peut être remplacé par l’adjectif de relation (un mets royal). Or, en (43), le complément de forme peut aussi être remplacé par un adjectif, lui aussi relationnel, s’il en existe un, comme tous les compléments en de du même genre de structure :
b. Il est d’une grande profondeur spirituelle. [= relativement à l’esprit]
61Dans ces exemples, où la qualité est exprimée par un N dé-adjectival, le groupe en de (de forme, d’esprit) sans article est remplacé par un adjectif relationnel. Dans le cas où la qualité reste exprimée par un adjectif, l’adjectif relationnel prend alors très normalement la forme d’un adverbe, preuve qu’il existe aussi des adverbes relationnels :
b. Il est très profond spirituellement.
62Dans ces phrases, le caractère relationnel de l’adverbe apparaît clairement dans la possibilité qu’il soit coordonné avec un groupe prépositionnel explicitement relationnel comme en (47) :
63Ce que suggèrent tous ces exemples, c’est que l’infinitif des TC, équivalent d’un complément adnominal en de sans article, indique lui aussi une propriété relationnelle, comme le fait le second complément de (43). Cette conclusion est confortée par le fait que, s’il existe en français un adjectif dérivé du N déverbal substituable à l’infinitif, ce qui est rare mais arrive, alors l’on retrouve un parallélisme parfait entre ce que nous appellerons le ‹génitif de relation› avec un adjectif lui-même de relation. Ce cas est illustré par (48) :
64Nous proposons donc la conclusion suivante : dans un exemple tel que (48), le groupe entier d’une grande difficulté à rédiger est un génitif qualitatif et le groupe à l’infinitif qui y est contenu l’équivalent d’un adjectif relationnel qui indique sous quel rapport la qualité est attribuée au sujet. Cette conclusion peut se transposer, sans difficulté, aux TC canoniques du type de (49) :
65Dans ces constructions, le groupe [à + Vinf] est non pas un argument mais un modifieur de l’adjectif, finalement un équivalent assez exact du supin latin, généralement analysé comme nom verbal à l’ablatif ‹de relation›.
66On dira donc que le groupe à l’infinitif dénote sous quel rapport (et plus précisément relativement à quelle action déterminée) le sujet peut être dit ‹TA›, ce qui revient à dire qu’il dénote la dimension relativement à laquelle le sujet est TA, comme les compléments en de sous (50) :
67Les dimensions sont des propriétés essentielles des choses : un poème a une forme ; les objets matériels ont une certaine taille, une certaine forme, une certaine couleur, un certain aspect ; les humains ont un certain caractère, etc. et leurs propriétés contingentes (être {élégant | grand | rond | rouge | indolent | agréable | etc.}) leur sont attribuées par la médiation d’une dimension déterminée. Que veut-on dire quand l’on transfère cette notion de ‹dimension› pour caractériser la contribution sémantique de l’adjoint à l’infinitif des TA ? Reprenons un exemple :
68et rappelons que l’infinitif a une interprétation à la fois passive et modale : ‹pouvoir être utilisée› constituerait donc pour une perceuse une dimension eu égard à laquelle elle peut être caractérisée comme ‹simple›. Dans cet exemple, les choses semblent presque aller de soi puisqu’une perceuse est un outil et que les outils ont, par définition, une utilisation (comme ils ont une taille) ou une forme. Mais que dire du cas illustré en (52) :
69Hors discours, la restauration ne constitue pas une dimension d’un tableau, si bien que l’on peut dire que la TC permet de constituer en discours une dimension des choses non prévue dans le lexique de la langue.
70Dans les TC, le TA semble donc qualifier à la fois l’action (dont il signifie la manière) et l’objet sur lequel porte l’action (ou, plus exactement, une dimension de cet objet). Cet apparent paradoxe disparaît si l’on pense que la manière de l’action (facilité de maniement, par exemple) et autres semblables constituent elles-mêmes des propriétés dispositionnelles des choses, propriétés en vertu desquelles les choses permettent que certaines actions soient, premièrement, exercées sur elles et, deuxièmement, exercées sur elles d’une certaine manière : le maniement, le bris, le fractionnement, le blanchissage et autres actions ne peuvent s’exercer que pour autant que les objets qui les subissent y sont d’abord disposés, c.-à-d. tels qu’ils se laissent manier, fractionner, briser, blanchir, casser : même avec la meilleure des haches, on ne peut pas casser l’eau de la rivière [7]. Et, d’autre part, même si certaines choses sont, si l’on peut dire, disposées à se laisser manier, fractionner, briser, blanchir, casser, elles ne le sont pas toutes au même point ou de la même manière mais plus ou moins facilement, agréablement, aisément, etc., avec tels outils et non tels autres, et ainsi de suite : la simple disposition à subir une action n’épuise pas le sens de nos adjectifs sauf pour quelques-uns d’entre eux à savoir impossible, nécessaire et quelques autres, purement modaux. La plupart d’entre eux spécifient la manière dont un objet est susceptible d’être ce qu’Aristote aurait appelé la « cause matérielle » d’un événement quelconque. Il faudrait donc déjà distinguer les TA généraux (en gros, les purs modaux) et les TA spécifiques, porteurs eux aussi d’une signification modale mais à laquelle s’ajoute une spécification de manière, ce pourquoi l’on peut dire que ce sont des prédicats doublement ‹dispositionnels› [8].
71Il faut souligner, en outre, que ce n’est ni le TA seul, ni son complément à l’infinitif seul, mais la combinaison des deux, qui constitue l’équivalent d’un prédicat ‹dispositionnel› ; cette construction ayant parfois (selon les hasards du lexique) un équivalent adjectival simple (en fait, ‹construit› mais morphologiquement) comme dans le cas de imbuvable = ‹impossible à boire› (sans spécification de manière) ou de fragile = ‹facile à briser› (avec spécification de manière). Mais ce dernier cas est relativement rare, contrairement à celui où la modalité et la manière sont exprimées séparément, l’une par un adverbe, l’autre par un adjectif à suffixe modal, comme en (53) :
72Il y a donc, dans les TC, une double prédication : celle qui concerne la disposition du sujet à subir tel ou tel procès (être {manié | fractionné | brisé | etc.}) et celle qui concerne sa manière de le subir (facilement, agréablement, etc.). La première est portée par le groupe à l’infinitif, la seconde par l’adjectif, et la première est logiquement première : pour qu’un appareil soit facile à manier, il faut d’abord qu’il soit maniable, qu’il puisse être manié [9].
5. Le sémantisme propre aux TA
73Si les tough-adjectifs (TA) signifient la manière dont une entité rend possible, par les propriétés qu’elle possède, l’exercice sur elle d’une action déterminée, ils doivent être apparentés aux adverbes de manière, réputés ne pouvoir apparaître qu’avec des prédicats verbaux de type ‹actif›. Arrêtons-nous donc sur le type d’adverbes ou d’adverbiaux de manière dont nos adjectifs seraient des équivalents adnominaux.
74Précisons d’abord qu’il est fréquent qu’aucun lexème morphologiquement caractérisable comme ‹adverbe› n’existe comme corrélat d’un TA : on a bien difficilement, facilement, agréablement, aisément qui sont parfaitement substituables aux adjectifs correspondants, pourvu que l’infinitif ait fait place à une relative dont le verbe est au moyen passif :
b. qui se manie {difficilement | facilement}
(55) a. {agréable | aisé} à conduire
b. qui se conduit {agréablement | aisément}
75Mais l’adverbe de manière en -ment peut aussi exister avec une signification telle que ces équivalences soient impossibles. C’est le cas de honteusement ou terriblement : soient les phrases dans lesquelles le prédicat est adjectival (56a), elles n’ont pas pour paraphrases celles de (56b), qui d’ailleurs sont inacceptables :
b. *Ces choses-là se disent {terriblement | honteusement}.
76En effet, les deux adjectifs de (56a) dénotent l’effet produit (terreur ou honte) sur l’agent implicite de l’action par l’effectuation même de celle-ci ou, pour être plus précis, par les choses en question elles-mêmes mais pour autant qu’elles sont dites. Mais les adverbes de (56b) ne permettent pas de conserver cette interprétation : l’un (terriblement) est devenu un intensifieur (qui équivaut à extrêmement) et l’autre (honteusement) ne s’applique plus à une source de honte mais à une source de réprobation. Dans beaucoup de cas cependant, on peut former, faute d’adverbe, des adverbiaux de manière en utilisant la préposition avec suivie d’un nom abstrait morphologiquement apparenté à l’adjectif. On pourra choisir, par exemple, indifféremment l’une ou l’autre des formulations contenues dans les exemples suivants :
b. Le film {est plaisant à regarder | se regarde avec plaisir}.
77Ces paraphrases ont pour premier intérêt de suggérer une réponse à la question de savoir pourquoi la manière de l’action subie par un sujet devient une propriété de celui-ci.
78Les TA des phrases (57) sont des participes présents adjectivaux mais qui conservent de leur origine verbale une signification active : un phénomène ‹intéressant› est un phénomène ‹qui intéresse›, un film ‹plaisant› ‹fait plaisir› au sens où ils provoquent respectivement l’intérêt et le plaisir chez un sujet. Par conséquent, les adverbiaux de manière qui apparaissent dans les secondes variantes de ces exemples – comme modifieurs d’un verbe de sémantisme actif (qui pourrait aussi être à une forme active comme dans qu’on observe avec intérêt) – caractérisent certes la manière de l’action mais par le biais de l’effet qu’elle produit sur l’agent qui l’accomplit.
79Dans les TC, la capacité de produire cet effet (intéresser, faire plaisir) est attribuée directement par un prédicat participial-adjectival à l’entité à laquelle s’applique l’action exprimée par le verbe à l’infinitif et cela se comprend si l’on admet que ce n’est pas seulement sa disposition à subir cette action, mais cette disposition associée à certaines de ses propriétés, qui la rend responsable des effets qu’elle produit. Ainsi, aucune fleur ne peut être dangereuse à manier (sauf dans certains contextes imaginaires) et la nitroglycérine, si elle est dangereuse à manier, n’est pas dangereuse à regarder.
80Il se dégage donc de ce qui précède l’idée que les TA sont des adjectifs dotés d’un sémantisme actif et signifiant un effet (psychologique ou physique) exercé ou susceptible d’être exercé sur un expérienceur. Cette conclusion explique de manière simple pourquoi l’adjectif modal possible n’entre pas dans les Tough-constructions alors que impossible s’en accommode très bien.
81Ce contraste a intrigué la linguiste N. Akatsuka dès 1979. L’explication qu’elle en donne, quoiqu’elle reste dans le cadre transformationnel de l’époque, est déjà proche de celle que nous proposons, et strictement sémantique : H. Lasnik et R. Fiego (1974) avaient déjà noté que les TA exprimaient une évaluation subjective de l’énonciateur sur l’entité à laquelle réfère leur sujet. Mais, si évaluation il y a, nous dirions qu’elle est plus précisément le fait non pas de l’énonciateur mais d’un expérienceur toujours présent dans la structure, quoique très souvent de manière implicite, expérienceur qui peut se trouver être aussi l’énonciateur. Si nous prenons la batterie de phrases suivante :
b. Ce travail est aisé à faire pour qui(conque) a du talent.
c. Ce travail n’a pas été aisé à faire pour l’apprenti.
82les deux premières (58a-b) sont génériques et, dans la première, l’expérienceur est un ‹on› totalement indéterminé (donc implicite) comme il l’est toujours s’il n’est pas sujet (dans les phrases passives où il est agent par exemple) ; dans la seconde, il est encore presque totalement indéterminé sauf sur un point puisqu’il vaut pour ‹n’importe qui pourvu qu’il ait du talent› : sa présence n’enlève donc rien au caractère générique de la phrase. Mais (58c) a une interprétation événementielle dans laquelle un travail a été effectué, qui a donné à son agent des difficultés.
83L’idée que les TA sont des causatifs – dans le sens qui vient d’être décrit – ayant été avancée par J. Kim (1995) a été repoussée sur la base d’une objection due à G.-Y. Goh (2000) – cité par I. Giurgu et E. Soare (2006) – qui nous semble invalide. À l’exemple (59), G.-Y. Goh oppose (60), censé ruiner l’idée que ce sont des propriétés du sujet qui sont responsables de l’impression de difficulté produite sur l’agent-expérienceur :
(60) Even the smallest mountain is difficult to walk up while wearing size 14 silettos. (Goh 2000)
84En (60), la proposition temporelle fonctionne comme un modifieur restricteur de l’expérienceur implicite (‹pour quelqu’un qui porte…›), ce qui est censé reporter la responsabilité de la difficulté de l’ascension de la montagne sur le marcheur ou plutôt sur les conditions de la marche. Mais justement l’action, dans ce cas, n’est plus de gravir une montagne mais de ‹gravir-une-montagne-avec-des-chaussures-trop-grandes› et c’est en relation avec cette action-là que toute montagne ‹offre des difficultés› (elle et non pas les chaussures).
85Si nous revenons au couple possible/impossible et à l’analyse de N. Akatsuka (1979), elle suggère que les TA en général ont une valeur émotive-affective que partage impossible mais que ne peut avoir possible. Cette suggestion est corroborée par les faits du français qui montrent clairement que l’impossibilité ‹à› faire quelque chose mais non la possibilité ‹de› le faire peut affecter un sujet. Ainsi, de même que l’on peut dire (61) et (62), on ne dira pas (63) :
(62) Le malade éprouve parfois une soudaine impossibilité à fermer la bouche. (Fabre, Dictionnaire des dictionnaires de médecine français, 1842)
(63) *J’éprouve maintenant la possibilité de faire ce travail.
86Les mêmes faits confirment aussi que ce que signifie l’adjectif est bien un effet produit sur un humain (ou assimilé) par une entité en tant que celle-ci est l’objet d’une action qu’il exerce sur elle [10].
6. Conclusion
87L’essentiel des différences entre les constructions impersonnelles et les Tough-constructions (TC) réside en fin de compte en ceci :
- Le tough-adjectif (TA) des constructions impersonnelles est un prédicat à deux arguments internes dont le premier est une phrase complète à valeur de fait (le fait en question étant la cause d’une impression produite sur un expérienceur) ; ainsi, en (64), difficile indique-t-il l’effet produit sur un expérienceur quelconque par le fait de traverser le chenal :
- Le tough-adjectif (TA) des Tough-constructions (TC) est la tête d’un groupe dans lequel il reçoit comme modifieur obligatoire un verbe à l’infinitif et il est prédiqué d’un sujet qui est le seul argument de ce groupe prédicatif. Le modifieur à l’infinitif indique une disposition du sujet à subir une action et l’adjectif lui-même la manière dont il la subit. Ainsi de (65a) peut-on conclure (65b) :
b. Le chenal est difficilement traversable.
90Les différences interprétatives entre (64) et (65a) sont claires : le chenal est difficile à traverser pour des raisons qui lui sont propres mais il peut être difficile de le traverser parce qu’il y a très peu de bateaux.
91Nous avons donc montré non seulement que les constructions impersonnelles contenant un tough-adjectif ne peuvent pas être à l’origine transformationnelle des Tough-constructions mais que les unes et les autres ont des conditions d’emploi et ce que l’on peut appeler un ‹intérêt sémantique› très différents.
92Les premières attribuent à l’accomplissement d’une action ou d’une activité (dénotée par un groupe verbal à l’infinitif dans lequel le verbe n’a aucun besoin d’être transitif direct) la propriété d’avoir un certain effet sur le sujet qui l’accomplit : ainsi la propriété de être agréable (à qui le fait) est-elle attribuée à l’activité de se promener au crépuscule dans Il (lui) est agréable de se promener au crépuscule.
93Mais l’objet des secondes est de dénoter des propriétés des choses elles-mêmes : ce sont elles et elles seules qui sont le thème des énoncés où elles apparaissent comme sujets d’une Tough-construction. Ainsi lorsque l’on dit que la poésie est difficile à traduire, on ne parle pas de traduction mais de poésie et l’on attribue à celle-ci la propriété de pouvoir être traduite mais difficilement.
94De telles différences interprétatives entre des manières de parler pourtant si proches sont d’ailleurs révélées, comme toujours, par l’outil syntaxique, puisque seules des contraintes syntaxiques différentes pesant sur les unes et les autres nous permettent de les saisir.
Bibliographie
Références
- Akatsuka N. (1979), “Why tough-movement is impossible with possible”, in P. R. Clyne, W. F. Hanks & C. L. Hofbauer (eds.), Papers from the Fifteenth Regional Meeting of the Chicago Linguistic Society, Chicago, Chicago Linguistic Society, 1-8.
- Aristote (1953), La métaphysique, trad. J. Tricot, t. 2, Paris, J. Vrin.
- Boutault J. (2011), “A Tough Nut to Crack: A semantico-syntatic analysis of Tough-constructions in contemporary English”, Syntaxe et Sémantique 12, 95-119.
- Canac Marquis R. (1996), “The distribution of à and de in Tough-constructions in French”, in K. Zagona (ed.), Grammatical Theory and Romance Languages, Amsterdam, John Benjamins, 35-46.
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- Huot H. (1981), Constructions infinitives du français : le subordonnant ‹de›, Genève, Droz.
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- Lasnik H. & Fiengo R. (1974), “Complement object deletion”, Linguistic Inquiry 5 (4), 535-571.
- Mumford S. (1998), Dispositions, Oxford, Oxford University Press.
- Rosenbaum P. S. (1967), The Grammar of English Predicate Complement Constructions, Cambridge (MA), The MIT Press.
- Tayalati F. (2005), Les adjectifs à complément au datif en français : interface sémantique-syntaxe, Thèse de l’Université Lille 3 – Charles De Gaulle.
- Tayalati F. & Van Peteghem M. (2009), « Pour un traitement unitaire de l’assignation du datif en français », Lingvisticae Investigationes 32 (1), 99-123.
- Van Peteghem M. (2006), « Le datif en français : un cas structural », Journal of French Language Studies 16 (1), 93-110.
Notes
-
[1]
On peut schématiser la structure qui constituerait la base à la fois de (1), de (2) et de (3), dans la perspective où (3) serait dérivé de (1), de la manière suivante :
(e (facile (flatter le peuple)))
La substitution d’un pronom explétif au constituant vide noté ‹e› donne (1), la montée en position externe de l’argument interne flatter le peuple donne (2) et le tough-movement qui déplace l’objet direct du verbe à l’infinitif en position externe donne (3). Quant à la structure que nous proposerons pour (3), elle pourrait se schématiser à peu près (pas plus que dans le schéma précédent nous ne tenons compte de la copule) ainsi :
(le peuple (facile (à flatter))) -
[2]
Faute de place, nous ne remettrons pas ici en question l’idée que les adjectifs du type joli constitueraient une classe totalement disjointe de celle de facile, à laquelle nous pensons qu’elle est au contraire étroitement apparentée ; mais cela fera l’objet d’une étude ultérieure.
-
[3]
Je pense, pour ma part, que le sujet de prédication provient, dans ce cas, d’une position interne car, en français, la formation de en n’est pas normalement possible à l’intérieur d’un sujet engendré in situ, cf. un morceau en a été arraché / *un morceau en manque. Or, l’on peut former un en dans le sujet de prédication des TA : la fin seule en est agréable à lire.
-
[4]
Guérin (2006), entre autres, suppose que l’adjectif des TC sélectionne un vP (‹little v phrase›), dont la tête est à, lui-même étant réduit à un VP (‹verb phrase›), alors que l’adjectif de constructions impersonnelles sélectionnerait un IP (‹inflexion phrase›), mais elle maintient un TM (‹tough-movement›), à partir d’une même structure de base, ce qui me semble peu cohérent.
-
[5]
Cette interprétation est confortée par :
(i) l’existence de nombreuses occurrences de structures du type facile à être {reconnu | compris | plié | coupé | etc.} ;
(ii) le passage systématique du verbe au passif en cas de nominalisation de l’adjectif : facilité à être {reconnu | compris | plié | coupé | etc.} ;
(iii) la possibilité qu’a l’italien d’insérer dans une TC un passif pronominal : questa è una verità facile da capirsi ;
(iv) le fait que l’on puisse nominaliser ce texte est facile à comprendre en la facilité de ce texte à être compris, mais pas en *la facilité de ce texte à comprendre. -
[6]
La présence de l’adverbe très et de son équivalent adjectival grand est nécessaire ici car le nom de qualité ne peut se substituer à l’adjectif que s’il est lui-même qualifié ; cette substitution devenant nécessaire quand la qualification n’est pas exprimable par un adjectif comme dans : cet enfant est d’une maigreur inquiétante.
-
[7]
C’est pourquoi, l’objet sur lequel s’exerce une action peut être considéré comme la cause de l’effectuation de celle-ci (« cause matérielle » au sens d’Aristote) au même titre que son agent.
-
[8]
Sur les dispositions, voir en particulier Mumford (1998) et Gnassounou & Kistler (2002).
-
[9]
Dans les langues germaniques, cette double prédication peut être exprimée par des composés. Ainsi, quand la dimension est constituée par une partie essentielle du sujet relativement à laquelle une propriété est attribuée à ce dernier, on aura en anglais des expressions telles que narrowminded, lightfooted. En allemand, l’équivalent de facile à lire ou facile à déformer sera leichtlesbar ou leichtverformbar.
-
[10]
Il existe quelques très rares adjectifs dont on peut mettre en doute le caractère évaluatif-subjectif (v. sur ce point Boutault 2011). Les deux plus importants (courants) pour le français sont sans doute long et rapide. Mais il est clair, en premier lieu, qu’ils sont bien orientés vers le sujet : un travail {rapide | long} à faire est tel que l’on met {beaucoup | peu} de tempsà le faire et leur caractère évaluatif s’établit par le test de l’insertion sous trouver : j’ai trouvé ce travail {long | rapide} à faire qui montre aussi que l’on est proche, avec ces phrases, de l’idée de facilité/difficulté.