Notes
-
[1]
Cf. la discussion de Ayres-Bennett et al. (2018 : 8-11).
-
[2]
Les exemples ont été transcrits avec des modifications minimales : les s longs ont été remplacés par s et la distinction entre u et v, et i et j suit l’usage moderne.
-
[3]
Voir par exemple Chafe (1982), Tuomarla (1999a), Blanche-Benveniste (2008 : 306-11), Guillot et al. (2013), Glikman & Mazziotta (2013) et Parussa, Colombo Timelli & Llamas Pombo (2017).
1. Introduction
1L’objectif de cet article est d’examiner la représentation de l’oral dans la Gazette d’Amsterdam à la fin du xviiie siècle. Le travail fait suite à un projet de recherche plus large concernant les origines et l’évolution de la langue de la presse (McLaughlin à par.). Ce projet constitue la première analyse linguistique à large échelle du français journalistique historique et il porte sur les deux premiers siècles de la presse périodique : les xviie et xviiie siècles. Une étude de cas dans le deuxième chapitre du livre offre une analyse de l’histoire de l’usage du discours rapporté dans les gazettes historiques de langue française (ibid. : § 2.3). Il a été montré que le discours direct était très rare dans les premières décennies de l’existence de la presse périodique, les auteurs de la Gazette de France préférant, dans la première moitié du xviie siècle, le discours narrativisé ou le rapport d’événements non discursif. C’est à partir du milieu du xviiie siècle que le discours direct a commencé à s’introduire dans les gazettes et ce changement peut être attribué à une diversification du matériel publié par les gazettes ; à la fin du xviiie siècle, les auteurs de la Gazette d’Amsterdam ne se limitent plus à la publication de dépêches traditionnelles mais reproduisent des extraits de lettres, de rapports, de relations et de transcriptions qui peuvent tous mener à l’usage du discours direct. Le présent article s’attache alors à examiner une question connexe en explorant la représentation de l’oral en général dans la Gazette d’Amsterdam à la fin du xviiie siècle.
2Le travail présenté ici s’inscrit au croisement de plusieurs champs de recherche. Citons, premièrement, les travaux en histoire de la langue qui visent à améliorer notre compréhension de l’évolution de la langue à travers une diversification des types de textes utilisés comme source de données linguistiques [1]. Le développement de la sociolinguistique historique a surtout mis en valeur les textes qui donnent un accès plus direct à l’oral spontané à cause de la possibilité qu’ils offrent de fournir une image plus riche de la variabilité de la langue du passé (Elspass 2012). Le présent article s’appuie également sur le grand nombre de travaux consacrés à l’étude du discours rapporté, et surtout ceux portant sur la presse (Tuomarla 1999 ; Marnette 2005 (partie II, chap. 4) ; Biardzka 2009 ; McLaughlin 2012). Ces travaux ont tous souligné l’importance du discours rapporté dans le genre journalistique et U. Tuomarla (1999a) a montré en particulier que le discours direct contribue à l’oralisation de ce genre de discours. La question de l’oralité en général a depuis longtemps attiré l’attention des linguistes. À différents moments, les chercheurs ont tenté de décrire et d’expliquer les différences entre les codes oral et graphique (Söll 1974 ; Chafe 1982 ; Koch & Oesterreicher 2001 ; Blanche-Benveniste, 2008 : 306-311). Plus récemment, la question de la manière dont l’oral est représenté à l’écrit a émergé comme particulièrement importante (Guillot et al. 2013 ; Glickman & Mazziotta 2013 ; Parussa, Colombo Timelli & Llamas Pombo 2017). L’échange dialogal est un type de représentation de l’oral qui s’est avéré intéressant à la fois pour les spécialistes du discours rapporté et pour les historiens de la langue. U. Tuomarla (1999a : 224-226) a montré que ce qu’elle appelle les « citations en dialogue » jouent un rôle important dans l’oralisation du discours journalistique. En linguistique historique, J. Culpeper et M. Kytö (2010) ont expliqué comment l’analyse de leur Corpus of English Dialogues 1560–1760 (Ced) nous aide à mieux cerner la réalité de la langue orale du passé. G. Parussa et F. Lefeuvre ont compilé un corpus similaire pour le français, le Corpus de Dialogues en Français (xiiie-xxie siècles) (CoDiF), qui est utilisé actuellement pour « relever et examiner les marqueurs de l’oral représenté (graphiques, morphologiques, lexicaux, syntaxiques et ‹typographiques›) » (Parussa, 2018 : 184-185).
3Dans ce contexte, le présent article a pour objectif d’examiner la manière dont la langue orale est représentée dans la presse française historique au moment où le discours direct commence à se manifester de manière plus systématique à la fin du xviiie siècle. La recherche se base sur une partie du corpus que nous avons compilé pour notre projet sur la langue de la presse historique (McLaughlin, à par. : chap. 1). La présente recherche porte sur les neuf numéros de La Gazette d’Amsterdam (un bihebdomadaire de langue française publié à Amsterdam de 1688 à 1795) qui ont été publiés au mois de janvier 1782. Chaque numéro se compose de deux cahiers qui s’intitulent Amsterdam et Suite des nouvelles d’Amsterdam. Les deux cahiers de la Gazette d’Amsterdam consistent en une série de dépêches d’informations qui sont les antécédents évidents des dépêches diffusées par les agences de presse contemporaines. Nous disposons de deux versions de chaque numéro : des images des originaux et des transcriptions complètes qui permettent de faire des recherches en plein texte. Les trois parties qui suivent cette introduction examinent la représentation de l’oral de trois perspectives différentes. La partie 2 offre un examen des types de textes publiés par la Gazette d’Amsterdam pour identifier ceux qui sont liés à l’oral. La partie 3 présente un examen plus détaillé de toutes les occurrences de discours rapporté oral dans le corpus. Enfin, la partie 4 porte sur les échanges dialogaux, l’objet d’étude particulier de ce numéro thématique.
2. Les types de texte liés à l’oral
4L’objectif de cette partie est de déterminer si la Gazette d’Amsterdam publiait en 1782 des types de textes que l’on peut considérer comme liés à l’oral (« speech-related » dans la terminologie de Culpeper & Kytö, 2010 : 2). Nous avons développé une typologie des différents types de textes publiés par la Gazette d’Amsterdam au mois de janvier 1782. Elle se base sur des catégories déjà établies pour la presse contemporaine et historique, mais elle a été adaptée pour prendre en compte les spécificités du périodique sous examen. Elle comprend six catégories :
- Ours : texte figé qui paraît de manière systématique au début de chaque cahier (numéro, titre, privilège, date) ;
- Dépêche traditionnelle : un court texte qui diffuse des informations dans un style sec et officiel. Elle commence toujours par une indication de la date de composition et de la provenance ;
- Dépêche mixte : dépêche traditionnelle qui comprend au moins un extrait d’un autre type de texte (reproduction d’une lettre, d’une pétition, etc.) qui est séparé du reste de la dépêche ;
- Lettre : reproduction d’une partie ou de la totalité d’une lettre en dehors du cadre de la dépêche ;
- Publicités : annoncent les spectacles, les offres de service, ou la vente de marchandises ;
- Annonce : paraît avec les publicités et fournit des informations officielles de différents types telles que les déclarations d’insolvabilité.
6La distinction qui est faite dans la typologie entre les dépêches traditionnelles et les dépêches mixtes reflète la conclusion de notre recherche antérieure qui a lié une augmentation de la fréquence du discours direct à une diversification des types de textes inclus dans les gazettes (McLaughlin, à par. : § 2.3). À première vue, la typologie elle-même nous renseigne sur la représentation de l’oral parce qu’aucune des six catégories ne constitue un type de texte qui est, de par sa nature, lié à l’oral. On rencontre ici une première différence entre les gazettes historiques et les journaux contemporains parce qu’il n’est pas difficile de trouver des textes liés à l’oral dans la presse contemporaine ; citons, à titre d’exemple, les entretiens.
7Le Tableau 1 présente la fréquence des types de textes dans les numéros de la Gazette d’Amsterdam publiés au mois de janvier 1782.
Fréquence des types de textes
Date | Ours | Dépêche traditionnelle | Dépêche mixte | Lettre | Publicité | Annonce | Total |
---|---|---|---|---|---|---|---|
1 janv. | 2 16.67 % | 3 25 % | 4 33.33 % | 1 8.33 % | 1 8.33 % | 1 8.33 % | 12 100 % |
4 janv. | 2 12.5 % | 8 50 % | 5 31.25 % | 1 6.25 % | 16 100 % | ||
8 janv. | 2 12.5 % | 7 43.75 % | 6 37.50 % | 1 6.25 % | 16 100 % | ||
11 janv. | 2 15.38 % | 5 38.46 % | 5 38.46 % | 1 7.69 % | 13 100 % | ||
15 janv. | 2 12.5 % | 7 43.75 % | 4 25 % | 1 6.25 % | 1 6.25 % | 1 6.25 % | 16 100 % |
18 janv. | 2 14.29 % | 5 35.71 % | 5 35.71 % | 1 7.14 % | 1 7.14 % | 14 100 % | |
22 janv. | 2 10 % | 10 50 % | 7 35 % | 1 5 % | 20 100 % | ||
25 janv. | 2 15.38 % | 6 46.15 % | 4 30.77 % | 1 7.69 % | 13 100 % | ||
29 janv. | 2 18.18 % | 3 27.27 % | 5 45.45 % | 1 9.09 % | 11 100 % | ||
Total | 18 13.74 % | 54 41.22 % | 45 34.35 % | 3 2.29 % | 9 6.87 % | 2 1.53 % | 131 100 % |
Fréquence des types de textes
8Les chiffres indiquent que les dépêches traditionnelles et mixtes sont de loin les types de textes les plus fréquents dans la Gazette d’Amsterdam. Cela confirme l’idée que la dépêche reste l’unité organisatrice de ce périodique dans les années précédant la Révolution de 1789 (McLaughlin, à par. : §2.1.3). Le Tableau 2 fournit des informations concernant la composition de l’ensemble des numéros calculées cette fois-ci à partir du nombre de mots.
Composition du périodique en nombre de mots
Ours | Dépêche traditionnelle | Dépêche mixte | Lettre | Publicité | Annonce | Total | |
---|---|---|---|---|---|---|---|
Nb. de mots | 236 | 9 475 | 44 575 | 1 990 | 2 991 | 426 | 59 693 |
Proportion | 0.40 % | 15.87 % | 74.67 % | 3.33 % | 5.01 % | 0.71 % | 100 % |
Composition du périodique en nombre de mots
9Ce tableau attire notre attention sur l’importance des dépêches mixtes parce qu’il montre que ce type de textes est largement dominant : il représente 74.67 % de tout le matériel publié par la Gazette d’Amsterdam au mois de janvier 1782.
10Le même type d’analyse peut être conduit sur les dépêches mixtes pour déterminer si les extraits qu’elles introduisent représentent des types de textes qui sont liés à l’oral. Chaque extrait a été classé selon la terminologie utilisée par la Gazette d’Amsterdam elle-même dans le discours qui l’introduit. L’exemple (1) accompagne une lettre et celui de (2) accompagne un édit :
11Le Tableau 3 présente la fréquence de chaque type de textes dans les dépêches mixtes.
Fréquence des types de textes dans les dépêches mixtes
Type de texte | Fréquence | Fréquence relative |
---|---|---|
Acte | 2 | 3.45% |
Annotation | 2 | 3.45 % |
Articles | 1 | 1.72 % |
Calculs | 1 | 1.72 % |
Compte | 1 | 1.72 % |
Déclaration | 1 | 1.72 % |
Détails | 1 | 1.72 % |
Discours | 5 | 8.62 % |
Edit | 5 | 8.62 % |
Lettre | 27 | 46.55 % |
Liste | 2 | 3.45 % |
Mémoire | 1 | 1.72 % |
Note | 1 | 1.72 % |
Pétition | 3 | 5.17 % |
Pièce | 1 | 1.72 % |
Prière | 1 | 1.72 % |
Proclamation | 1 | 1.72 % |
Relation | 1 | 1.72 % |
Représentation | 1 | 1.72 % |
Total | 58 | 100 % |
Fréquence des types de textes dans les dépêches mixtes
12Ce tableau illustre la diversité des types de textes qui sont inclus dans les dépêches mixtes en janvier 1782 : au total, 19 types de textes différents y figurent et, en moyenne, chaque dépêche mixte comprend 1.29 extraits. L’importance des lettres se fait immédiatement remarquer parce qu’elles représentent 46.55 % du total. Si l’on en juge par une définition prototypique des termes employés par la Gazette d’Amsterdam, il n’y a que quatre types de textes qui sont directement liés à l’oral : les déclarations, les discours, les prières et les proclamations. Le reste de cette partie est consacré à l’analyse de ces types de textes.
13Le Tableau 4 fournit les informations suivantes sur tous les exemples des quatre types de textes liés l’oral : la longueur de l’extrait, le type de discours citant qui est présent et le type de marquage typographique qui le sépare du reste de la dépêche.
Informations descriptives concernant les types de texte liés à l’oral
Texte | Longueur | Discours citant | Marquage | |||
---|---|---|---|---|---|---|
Introduction | Incise | Guillemets | Italique | Taille police | ||
Déclaration | 1075 | ✔ | ✔ | ✔ | ||
Discours a | 148 | ✔ | ✔ | |||
Discours b | 660 | ✔ | ✔ | |||
Discours c | 1493 | ✔ | ✔ | |||
Discours d | 637 | ✔ | ✔ | |||
Discours e | 580 | ✔ | ✔ | |||
Prière | 332 | ✔ | ✔ | |||
Proclamation | 700 | ✔ | ✔ |
Informations descriptives concernant les types de texte liés à l’oral
14Ce tableau montre qu’il y a huit exemples des types de textes liés à l’oral : cinq discours et un exemple de chacun des trois autres types. Les informations concernant le discours citant et le marquage permettent de clarifier la manière dont l’oral est représenté dans la Gazette d’Amsterdam à cette époque. Il y a deux types de discours citant qui servent à introduire les extraits : les introductions – comme dans (3) – et les incises – comme dans (4) :
15Les introductions accompagnent les extraits isolés tandis que les incises figurent dans les dépêches qui présentent des discours parlementaires en série. Le Tableau 4 montre également que trois types de marquages typographiques différents sont utilisés : les guillemets qui figurent tout au long dans les marges, l’italique et un changement de taille de police. L’italique est le type de marquage le plus fréquent, suivi par les guillemets, et ce n’est que dans un exemple que l’extrait est marqué par une réduction de la taille de police. Ces informations descriptives générales permettent de souligner la relative visibilité – littérale et figurative – dans le périodique des extraits de types de textes qui représentent l’oral : ils sont introduits par un discours citant et marqués au niveau de la typographie.
16Si l’on examine les huit extraits de plus près, on voit facilement qu’ils n’ont pas tous le même rapport à l’oral. La déclaration et la proclamation ne démontrent aucun lien à l’oral : dans les deux cas, c’est un verbum scribendi, et non pas dicendi qui paraît dans le discours citant, comme dans (3). Le statut de la prière est plus ambigu : selon le discours citant, il s’agit d’une parodie liturgique publiée d’abord dans la presse anti-gouvernementale britannique (Gazette d’Amsterdam, Amsterdam, 15 janvier 1782). Il est donc tout à fait possible que le texte n’ait jamais été prononcé à l’oral. Cela dit, en tant que parodie liturgique, il reproduit intentionnellement des traits de la langue orale des cérémonies de l’église, et tout particulièrement du Pater Noster, comme l’illustre (5) :
17En revanche, les cinq discours reproduits dans les dépêches mixtes ont un rapport beaucoup plus direct à l’oral. Dans chacun des cinq cas, il s’agit d’interventions ou de discours prononcés soit dans le parlement britannique, soit dans les États Généraux ou les États de Hollande. Il n’est bien sûr pas possible de prétendre qu’il s’agit de transcriptions exactes de ces discours, ni de supposer que ceux-ci n’avaient pas été rédigés d’abord à l’écrit avant d’être prononcés. Néanmoins, on peut être certain que ces textes sont censés représenter de manière plus ou moins directe un discours prononcé à l’oral.
18Une brève comparaison de deux courts extraits permet de souligner l’importance de la différence entre, d’une part, la déclaration et la proclamation qui ne sont pas liées à l’oral et, d’autre part, les discours qui y sont liés. L’exemple (6) est tiré de la proclamation et l’exemple (7) d’un discours tenu devant le parlement britannique :
19Les exemples (6) et (7) illustrent de nombreuses différences générales entre les deux textes. On constate premièrement une syntaxe beaucoup plus élaborée et des phrases beaucoup plus longues dans la proclamation par rapport au discours. Deuxièmement, le discours fait un usage beaucoup plus fréquent de questions rhétoriques et d’exclamations. Enfin, l’exemple (7) illustre un trait qui ne figure pas dans la proclamation, c’est-à-dire une interjection (« Juste Ciel ! »). Ces différences, comme sans doute d’autres, ont déjà été discutées dans les études qui visent à identifier les traits typiques de la langue orale (ou oralisée) et écrite (ou écrituralisée) et elles peuvent toutes être attribuées à la relative oralité du discours par rapport à la proclamation [3]. La présence de traits associés à l’oral indique que, même si les textes qui sont liés à l’oral sont relativement rares dans la Gazette d’Amsterdam en 1782, ils méritent l’attention des linguistes parce que la langue orale y est représentée accompagnée d’au moins un certain nombre de ses traits typiques et ce sont précisément ces traits qui sont au centre de l’intérêt des chercheurs travaillant soit sur l’oralisation du discours journalistique, soit sur l’histoire de la langue.
3. Le discours rapporté
20Cette partie tente d’éclaircir notre compréhension de la représentation de l’oral dans la presse historique en examinant non pas les textes et extraits en général comme dans la partie 3 mais les occurrences particulières du discours rapporté oral. Chaque occurrence a été classée à l’aide de la typologie développée par S. Marnette (2005 : 23-25) qui distingue entre discours direct et indirect, dont chacun inclut une variante libre, discours narrativisé, et une série d’autres stratégies moins étudiées comme les modalisateurs et les catégories mixtes (le discours direct avec que, etc.). Deux types d’informations ont permis de déterminer que l’auteur ou le correspondant rendait compte de propos oraux plutôt que de propos écrits ou de pensées : les indications explicites et les informations contextuelles. Le Tableau 5 présente la fréquence des occurrences de tous ces différents types de discours rapporté dans la Gazette d’Amsterdam au mois de janvier 1782.
21Il indique qu’au total les neuf numéros de la Gazette d’Amsterdam sous étude comprennent 250 instances où sont rapportés des propos oraux. Le tableau indique aussi qu’il y a en moyenne 4.19 occurrences de discours rapporté par 1 000 mots, c’est-à-dire un exemple tous les 238,66 mots. Il est difficile de comparer la fréquence du discours rapporté oral dans ce corpus historique à sa fréquence dans la presse contemporaine à cause des différences méthodologiques entre les études du discours rapporté. Mais notre impression générale, ayant travaillé sur des corpus journalistiques historiques et contemporains, est que le discours rapporté oral est certainement moins fréquent dans la presse historique. Cette hypothèse est confirmée si l’on considère les sources des informations utilisées pour rédiger les articles journalistiques aujourd’hui et dans le passé. Les dépêches historiques se basaient, pour la plupart, sur des discours écrits dont des dépêches, des lettres et des numéros d’autres périodiques. De nos jours, les journalistes se servent bien évidemment de sources écrites mais, comme l’indique la liste suivante des discours qu’ils emploient, ils disposent aussi de sources variées d’informations orales : « witness accounts, press agencies reports, written reports of all kinds, press conferences, spokespersons speaking in the name of specific authorities, etc. » (Marnette, 2005 : 300). En résumé, le fait que l’on ait pu relever 250 exemples de discours rapporté oral indique que ce dernier se trouve évidemment représenté dans la Gazette d’Amsterdam à la fin du xviiie siècle, mais tout donne à penser qu’il y est représenté moins souvent qu’il ne l’est dans les journaux contemporains.
Fréquence des types de discours rapporté oral
Discours direct libre | Discours direct | Discours indirect libre | Discours indirect | Discours narrativisé | Autres stratégies | Total | |
---|---|---|---|---|---|---|---|
Fréquence | 3 | 16 | 51 | 171 | 9 | 250 | |
Fréquence relative | 1.2 % | 6.4 % | 20.4 % | 68.4 % | 3.6 % | 100 % | |
Fréquence par 1 000 mots | 0.05 | 0.27 | 0.85 | 2.86 | 0.15 | 4.19 |
Fréquence des types de discours rapporté oral
22Ce tableau fournit également des informations importantes concernant la fréquence des différents types de discours rapporté. Il y a une préférence assez nette pour le discours narrativisé (8) qui est utilisé dans plus des deux tiers des cas (68.4 %) :
23Nous avons expliqué ailleurs (McLaughlin, à par. : § 2.3.2) la prédominance du discours narrativisé dans les débuts de la presse périodique en renvoyant à l’explication de son utilité dans la presse contemporaine donnée par S. Marnette (2005 : 300). Elle explique que ce type de discours rapporté offre un moyen simple et concis d’intégrer le discours rapporté dans la narration. Ces mêmes avantages expliquent, sans doute aussi, sa prédominance dans la Gazette d’Amsterdam en 1782. Le discours narrativisé est suivi par le discours indirect (9) avec une fréquence relative de 20.4 :
24On peut de nouveau évoquer l’économie linguistique pour expliquer la fréquence du discours indirect. L’exemple (9) attire l’attention sur un autre facteur qui motive l’usage du discours indirect de préférence au discours direct. Dans ce cas, les informations importantes ne résident aucunement dans le choix de mots particuliers effectué par le locuteur original ; le plus important est de communiquer de manière concise les informations précises concernant le mouvement des troupes. Cet exemple montre que le choix des différents types de discours rapporté est lié au type d’informations dont rendent compte les périodiques ; la prépondérance des informations officielles et impersonnelles dans les gazettes historiques signifie que le discours narrativisé et le discours indirect sont plus convenables que le discours direct.
25Tous les autres types du discours rapporté sont beaucoup plus rares dans la Gazette d’Amsterdam, y compris le discours direct (10) :
26Au total, le corpus ne comprend que 16 occurrences du discours direct, ce qui représente 6.4 % de toutes les occurrences de discours rapporté en général, ou une fréquence de 0.27 par 1 000 mots. De nouveau, les différences méthodologiques rendent malaisée une comparaison directe avec la presse contemporaine, mais il semble clair que le discours direct y représente une proportion beaucoup plus élevée des occurrences qu’il ne le fait dans notre corpus historique. Par exemple, la fréquence moyenne du discours direct dans quatre extraits de différents journaux contemporains examinés par S. Marnette (2005 : 305) est de 13.75 %. Ce n’est que dans un des quatre journaux que le discours direct est rare ; il s’agit de Le Soir, un journal belge qui rend compte dans ce cas d’événements français. Il est intéressant que la description offerte par S. Marnette (ibid. : 304) semble s’appliquer également à la Gazette d’Amsterdam en 1782 :
There is only one Direct Discourse while Narrated Discourses predominate […], thereby summarising the various discourses as a series of events while avoiding any dramatisation and possibly hiding the lack of access to primary sources.
28Les similarités avec notre corpus sont évidentes : le discours oral se trouve souvent représenté dans la Gazette d’Amsterdam comme le sont les événements non discursifs, la dramatisation est l’exception plutôt que la règle, et les auteurs et correspondants n’avaient en général pas accès aux sources primaires.
4. Les échanges dialogaux
29La question qui nous intéresse dans cette dernière partie de notre recherche est de savoir si les échanges dialogaux sont présents dans la presse historique comme ils le sont dans la presse contemporaine (Tuomarla 1999a) et, le cas échéant, si et comment ils pourraient être étudiés dans différents sous-champs disciplinaires. Nous avons utilisé la liste des occurrences du discours direct compilée dans la partie 4 pour identifier tous les échanges dialogaux dans le corpus. Nous avons emprunté la définition de la « citation en dialogue » de U. Tuomarla (1999a) :
un extrait sélectionné pour être introduit dans le texte du journaliste [qui] possède les caractéristiques minimales d’un dialogue, à savoir la succession d’au moins deux tours de paroles.
31Mais à cause de la rareté du discours direct en général dans notre corpus, nous avons inclus aussi les exemples qui utilisent d’autres stratégies à côté du discours direct. On rencontre ici la première grande différence entre les journaux contemporains et historiques : si les numéros de la Gazette d’Amsterdam sous examen incluent un certain nombre d’échanges dialogaux, il est beaucoup plus rare de trouver des exemples au discours direct.
32En fait, les échanges dialogaux en général sont beaucoup plus rares dans la presse historique que dans la presse contemporaine telle qu’elle est décrite par U. Tuomarla (1999a : 225) ; selon ses propos, « la forme dialogique est un moyen constamment utilisé et variable pour organiser le discours hétérogène à l’écrit » (op. cit. ; notre soulignement). Même en choisissant une définition large de ce phénomène discursif, nous n’en avons trouvé que trois exemples : l’un qui rend compte d’un événement plutôt personnel qui implique deux comtesses (11) et deux autres, comme (12), qui représentent des débats parlementaires au Palais de Westminster :
33L’exemple (11) présente un échange dialogique minimal : le discours narrativisé impersonnel (« on refusa de l’ouvrir ») est suivi par le discours direct (« Elle s’écria, Ma Sœur n’est donc plus ! »). Cet exemple rappelle la description faite par J. Culpeper et M. Kytö (2010 : 68) de deux genres de discours qu’ils ont exclus au cours de la compilation du Ced, à savoir l’histoire et la bibliographie. Leur exclusion s’explique par la rareté avec laquelle le discours direct paraît dans ces genres ; en général, ce ne sont que ce que J. Culpeper et M. Kytö (op. cit.) appellent des « momentous words » qui s’y trouvent reconstruits après les faits, et les mots « Ma Sœur n’est donc plus! » semblent bien appartenir à cette catégorie. Ce qui motive le choix du discours direct dans l’exemple (11) est sans doute l’importance émotive du moment et il est toujours rare de trouver des descriptions de tels faits dans la Gazette d’Amsterdam à la fin du xviiie siècle.
34Les deux autres exemples d’échanges dialogaux que nous avons identifiés dans notre corpus sont plus représentatifs en ce qu’ils se trouvent tous les deux dans des dépêches qui rendent compte des activités du parlement britannique. Tout comme (11), l’exemple (12) emploie un mélange de stratégies pour représenter un échange dialogal oral à l’écrit : les propos de Mr. Byng sont rapportés au discours direct et les propos du Lord North au discours indirect avec guillemets. Le reste de l’échange, qui n’a pas été reproduit ici, comprend d’autres exemples du discours indirect et des exemples du discours narrativisé. Comme dans la presse contemporaine, la fonction de l’échange dialogal – illustré par (12) – semble être d’« organiser le discours hétérogène à l’écrit » (Tuomarla, 1999a : 225). Ce qui motive la représentation écrite des échanges oraux parlementaires en général est l’intérêt médiatique des activités du parlement britannique à un moment où la continuation de la Guerre d’Amérique est en question. Ces exemples rappellent un autre genre discursif – qui a été exclu lui aussi par J. Culpeper et M. Kytö (2010 : 69) – celui des journaux parlementaires. Ils expliquent que « Parliamentary journals contain very little direct speech, and the indirect speech that is used often blurs into summary » ; en outre, ils notent que ce n’est qu’au début du xxe siècle que les débats commencent à être transcrits mot à mot. Ces même commentaires s’appliquent, sans doute, aux deux exemples repérés dans notre corpus mais il n’en demeure pas moins que leur présence dans la Gazette d’Amsterdam en 1782 mérite notre attention.
35Le fait de n’avoir identifié que trois exemples d’échanges dialogaux pertinents nous empêche d’en offrir des analyses plus approfondies ici. Il faut cependant souligner leur intérêt général : ce sont des exemples précoces d’un trait qui finira par caractériser la presse écrite contemporaine et ils représentent des moments d’oralisation et de dramatisation du discours journalistique qui se font remarquer dans le contexte de l’évolution de ce type de texte. Le mélange de stratégies qui est illustré par les exemples que nous avons repérés est d’un intérêt évident pour les spécialistes du discours rapporté. La question qui se pose est alors de savoir si et comment on pourrait faire une étude plus approfondie des échanges dialogaux dans la presse historique telle qu’elle est représentée par la Gazette d’Amsterdam en 1782. Leur rareté dans la presse à cette époque, et surtout la rareté du discours direct, veut dire que les échanges dialogaux des gazettes historiques ne trouveront pas facilement leur place dans un corpus d’échanges au discours direct comme le CoDiF. Cela dit, il est tout à fait possible de rendre compte des exemples d’échanges dialogaux dans le contexte d’une étude du discours journalistique historique comme nous avons tenté de le faire ici. Il existe très probablement une voie moyenne entre ces deux extrêmes. Les échanges dialogaux parlementaires sont présents de manière plus systématique que ne le sont les exemples ponctuels comme (11), ce qui rendrait donc possible à l’avenir la compilation d’un corpus de taille réduite de tels échanges en se servant des journaux parlementaires discutés par J. Culpeper et M. Kytö (2010 : 69) ou de périodiques qui, comme la Gazette d’Amsterdam, rendent compte de débats parlementaires. Quand on aura développé un tel corpus, il serait ensuite possible de l’examiner dans le contexte des résultats des études de corpus multi-génériques beaucoup plus larges comme le Ced et le CoDiF pour améliorer notre compréhension du discours journalistique historique, du discours rapporté et de l’histoire de la langue française.
5. Conclusion
36L’objectif de cet article était d’examiner la représentation de l’oral dans la presse historique à travers une analyse des numéros de la Gazette d’Amsterdam publiés au mois de janvier 1782. Nous avons examiné trois aspects différents : les types de textes (§ 2), le discours rapporté (§ 3) et les échanges dialogaux (§ 4). Il est important de souligner ici l’unanimité des résultats présentés dans les trois parties : ils montrent tous que l’oral est représenté dans la Gazette d’Amsterdam en 1782, mais il l’est moins souvent que dans les journaux contemporains. Cela dit, le fait qu’il puisse être accompagné de ses traits typiques là où il est présent signifie qu’il mérite l’attention des linguistes et surtout de ceux qui s’intéressent au discours rapporté et au discours journalistique. En ce qui concerne les échanges dialogaux, l’objet d’étude principal de ce numéro thématique, une question importante pour une étude ultérieure sera d’explorer – dans la mesure du possible – la rédaction des dépêches qui rendent compte de débats parlementaires pour savoir à quel moment se fait la sélection des différents types de discours rapporté : est-ce au moment où les propos sont enregistrés pour la première fois, au moment où un correspondant rédige sa dépêche, au moment de sa traduction, ou au moment où les auteurs de la Gazette d’Amsterdam insèrent les dépêches dans le périodique ?
Bibliographie
Références
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Notes
-
[1]
Cf. la discussion de Ayres-Bennett et al. (2018 : 8-11).
-
[2]
Les exemples ont été transcrits avec des modifications minimales : les s longs ont été remplacés par s et la distinction entre u et v, et i et j suit l’usage moderne.
-
[3]
Voir par exemple Chafe (1982), Tuomarla (1999a), Blanche-Benveniste (2008 : 306-11), Guillot et al. (2013), Glikman & Mazziotta (2013) et Parussa, Colombo Timelli & Llamas Pombo (2017).