Langages 2011/2 n° 182

Couverture de LANG_182

Article de revue

Les linguistes du XIXe siècle, l'« identité nationale » et la question de la langue

Pages 41 à 53

Notes

  • [1]
    C’est sous ce titre qu’ont été réunis ces trois textes par les éditions Lambert-Lucas en 2009 (sauf indications contraires, nous renverrons à cette édition). Au même moment, l’historien israélien Sand a aussi republié la conférence de Renan dans un ouvrage intitulé De la nation et du « peuple juif » chez Renan, les guillemets affectant peuple juif renvoyant à la thématique d’un autre ouvrage du même auteur Comment le peuple juif fut inventé, Fayard, 2008.
  • [2]
    Parmi les ouvrages en relation directe avec ce débat, voir À quoi sert l’identité « nationale » de Noiriel (2007) et L’identité nationale, une énigme de Detienne (2010).
  • [3]
    Les contextes africains, en particulier le Mali, et l’exemple des Roms, permettent à Canut (2007) de montrer que « la définition nationale n’a que peu à voir avec le langage » (op. cit. : 31), que la notion récente de « langue identitaire » est peu consistante (ne serait-ce que parce qu’une langue peut porter diverses « identités »). Passant en revue les « idéologies linguistiques » que sont les questions de l’origine, de l’unicité, de la pureté, du caractère « civilisé » et de la hiérarchie des langues, elle aboutit à circonscrire un modèle dominant, mixte entre un discours culturaliste issu du romantisme allemand (chaque culture a sa langue) et un discours nationaliste sur le modèle républicain français.
  • [4]
    Toute réflexion sur les langues doit alerter sur « le risque extrême que fait courir à la pensée la sacralisation d’une langue donnée – l’auto-constitution et l’auto-contemplation d’un « nous » dans cette langue et dans les œuvres qui la travaillent (une littérature nationale, une philosophie nationale, etc. » (Crépon, 2000 : 8).
  • [5]
    Sur les relations entre Renan et l’ethnographie de son temps, voir Blanckaert (1996).
  • [6]
    « La conscience gauloise avait péri dès le IIe siècle de notre ère » (op. cit. : 21). Si le mythe de la langue gauloise remonte à Ramus, Olender (1989) met en relation la celtomanie et l’éveil national au XIXe siècle. Simon-Nahum, pour sa part, suggère l’émergence dans les années 1870-1871 du Moyen-Âge comme paradigme radical et national, « lieu fondateur de la nation » (1991 : 76), nouveau mythe originel qui se substituerait à l’indo-européanisme. Ainsi, la « fondation » de l’entité nationale française a-t-elle varié dans la recherche de ses référents linguistiques et historiques.
  • [7]
    Dans son développement sur la « race », Renan, attentif à conjurer la quête des origines et les déchirements qu’elle implique, renouvelle son appel à l’oubli : « Pour tous il est bon de savoir oublier » (Renan 1882 in 2009 : 24). S’il importe de ne pas instrumentaliser politiquement l’ethnographie, il y a aussi lieu de se méfier du « progrès des études historiques » (op. cit. : 15), facteur de division dans la nation. Cette méfiance explicite vis-à-vis de l’histoire n’invalide pas l’interprétation d’Anderson sur la participation active de Renan à la construction du « récit d’identité » français : l’oubli présuppose la connaissance d’un passé commun, qui fasse lien et on aurait affaire avec Renan, à « une campagne historiographique systématique » (Anderson, 2002 : 201).
  • [8]
    Même s’il faut continuer à opposer le nationalisme de Barrès au patriotisme de Jaurès, force est de constater, à travers les ambigüités de Renan masquées par le succès de ses deux célèbres formules sur le « plébiscite » et le « vivre ensemble » que la conception républicaine de la nation française ne se démarque pas complètement de toute dimension ethnique. Sand (2009), occupé par sa démonstration de l’inconsistance d’un « peuple juif », occulte, outre l’œuvre philologique de Renan, certains des aspects de la conférence de 1882 qui ne vont pas dans le sens de sa thèse.
  • [9]
    À l’encontre d’une séparation entre théorie et politique (voir la « présentation » de ce numéro), on peut noter avec Olender (1989 & 2005), dans l’aventure philologique du XIXe siècle et au-delà, l’intrication de l’érudition, du savoir « savant » et du politico-idéologique. Évoquant les usages « politiques » des sciences humaines (2005 : 57), il place « politiques » entre guillemets. Je crois que c’est « usages » qu’il faudrait affecter de guillemets pour examiner le contenu même des travaux, quelle que soit la réalité de leur instrumentalisation. Le risque est que les intéressés se disent « piégés » ou victimes d’un « malentendu » comme Dumézil par Alain de Benoist et la Nouvelle Droite (voir Olender, 2005 : 338) ou Chomsky par Faurisson et Pierre Guillaume. Noiriel parle des « usages politiques » de l’« identité nationale » en introduction (2007 : 7), mais conclut que l’« identité nationale... n’est pas un concept scientifique mais appartient au langage politique » (op. cit. : 142).
  • [10]
    Bergounioux (2009 : 6) évoque « l’ambiguïté ethnique ou culturelle de racine (on pense à Barrès, aux Déracinés [1897])... ». Voir aussi, à propos de Barrès, « le raciné, né de ses morts » (Detienne, 2010 : 55).
  • [11]
    Il faudrait examiner la « science du judaïsme français » qui, dans l’optique de Simon-Nahum (1991), par ailleurs éditrice scientifique d’un grand texte de Renan (1848 [2009]), répond au mythe aryen et s’éteint après 1880 quand le modèle d’« intégration réussie » absorbe le judaïsme français. Cette dimension n’est pas sans lien avec les itinéraires de Bréal, de Darmesteter et surtout de son frère Arsène. Voir, dans cette livraison, l’article de Spaëth et, pour les processus d’assimilation/désassimilation qui sont à l’œuvre dans les œuvres mêmes des savants juifs, voir Birnbaum (2004).
  • [12]
    Dans un hommage justifié à Bréal, Bergounioux (2005 : 15) emploie ce terme : « Bréal n’en reste pas moins l’un des premiers à avoir exploré une voie qui réévalue la présence de l’homme, de la raison humaine universellement partagée, contre l’exploitation ethnique, voire raciste, des théories linguistiques ».
  • [13]
    Outre l’ouvrage classique de Schlanger (1971), voir Chiss (2004). Aujourd’hui, le « revival » de cette thématique a pour corrélat politique la protection de la diversité linguistique et culturelle à l’heure de la mondialisation. Voir, par exemple, Judet de la Combe & Wizmann (2004) ; Werner (2007) ; Chiss (2009). Comme la « guerre des langues » (cf. infra), elle prend place dans la liste impressionnante des topoi que Bréal récuse.
  • [14]
    Englobant Humboldt dans le mouvement général de la révolution philologique, Bréal n’analyse pas sa spécificité. Olender (1989) ne lui accorde qu’une place très restreinte, sans doute à cause de ce qu’il appelle son analyse « souvent nuancée » des « relations dynamiques entre langue et caractère national » (op. cit. : 23, c’est moi qui souligne), qui ne permet pas de l’enrôler dans la configuration des visions raciologiques de la linguistique. On ne peut développer ce que suggère la traduction de l’intitulé humboltdien « Sur le caractère national des langues » (Humboldt 2000). Le regard de Humboldt au-delà de l’horizon indo-européen, sa distinction entre la « structure » et le « caractère » des langues, son approche non différentialiste des langues et des cultures, constituent quelques-uns des éléments qui donnent à sa théorie du langage sa productivité heuristique aujourd’hui (voir Chiss 2006 ; Trabant 1995 & 1999 ; Meschonnic 1995 ; Underhill 2009).
  • [15]
    La question de la part effective prise par les linguistes dans les conflits ethniques, territoriaux, dans les entreprises coloniales constitue en soi un objet de recherche que ce numéro n’aborde que très partiellement, centré qu’il est sur la relation entre les théories du langage et leur rapport au politique et à l’idéologique. Pour différents aperçus, on peut se reporter à Canut (2007), Spaëth (dir.) (2010) et, ici même, au cas Meillet en 1918, traité par Moret (2011).
  • [16]
    Il faudrait citer l’ensemble de l’analyse, en particulier deux points : le rôle des « langues littéraires » face aux langues « maternelles » (dialectes ou patois) (op. cit. : 72) et le constat du multilinguisme des empires face à l’idée de « langue nationale » (op. cit. : 69). Ces données sont mises en évidence dans la vue globale d’Anderson (cf. infra).
  • [17]
    Le savant juif alsacien se contente de noter dans le même passage – nous sommes juste avant le déclenchement de l’Affaire Dreyfus : « C’est de la même fabrique d’idées qu’est sorti le mouvement antisémite » (op. cit. : 69).
  • [18]
    Dans le même texte fameux de 1868 « Les idées latentes du langage », Bréal situe sa position face à Port-Royal et montre la fécondité de confronter la grammaire générale à la grammaire comparative (cf. 1877 in 2005 : 189).

1 La question du rapport à la langue (aux langues) dans la problématique de la construction nationale et des représentations qu’elle engendre constitue au XIXe s. et au début du XXe s. un espace de réflexion voire de théorisation chez nombre de linguistes en France et en Allemagne particulièrement. S’il semble nécessaire de « dépayser » un tel questionnement au vu de la multiplicité des contextes et des points de vue disciplinaires pour en souligner la relativité, on ne saurait pour autant lui ôter sa spécificité et sa complexité telle qu’elle apparait à travers les interventions d’E. Renan, M. Bréal et A. Meillet sur la relation entre « langue française et identité nationale » [1].

2 La question de la relation langue(s)/nation se pose à la fois dans le temps relativement long de l’histoire, par exemple la constitution du fait national allemand au long du XIXe s. et dans des conjonctures politiques déterminées, par exemple, en France, après les guerres de 1870 ou de 1914-1918, elles-mêmes inscrites dans ces temporalités plus étendues. Aujourd’hui, le débat français sur l’« identité nationale », quelles que soient les appréciations que l’on puisse porter sur son opportunité ou son instrumentalisation politicienne [2], renvoie aux problématiques de la mondialisation, des migrations, de la construction européenne et se caractérise, suivant nombre de commentateurs, par la faible place accordée à la place du français et des langues. Dans la problématique de « l’imaginaire national » (Anderson 2002), les arguments ne manquent pas pour montrer que la pensée d’un lien consubstantiel entre une langue « nationale » et l’« âme de la nation » constitue, sans doute, un moment de la réflexion linguistique et intellectuelle (le XIXe s. essentiellement allemand), mais qui ferait l’objet d’une double relativisation, si ce n’est répudiation, dans une perspective plus large incluant la multiplicité des contextes [3] et alertant sur les critiques que cette idéologie linguistique a suscitées chez de grands linguistes français de la fin du XIXe siècle.

3 Il est vrai que la réflexion sur les langues et les théories du langage, très largement au-delà des linguistiques constituées, s’est focalisée, à partir des Lumières, dans l’idéalisme et le romantisme allemands, sur cette configuration entre langue et « nation », facette fondamentale de l’idéologie spontanée du comparatisme linguistique qu’inaugure F. Schlegel dans l’Essai sur la langue et la sagesse des Hindous (1808) posant la parenté entre le sanscrit, le grec, le latin et l’allemand et la différence irréductible entre ces langues et les autres langues. Sans doute y avait-il une pluralité d’options politiques ouverte par la grammaire comparée – et la problématique de W. von Humboldt du « caractère national des langues » (2000) n’autorise pas les dérives politiques de l’« idée nationale » et invite à se tenir en retrait par rapport à l’exceptionnalité d’une langue donnée [4]. Il n’en reste pas moins que la question se pose des liens conceptuels du naturalisme linguistique de la deuxième moitié du XIXe siècle avec le racisme et l’antisémitisme, le « peuple », la « race », la « nation » s’inscrivant dans une série d’enchaînements et de distinguos (cf. Olender 1989, 2005) et que, dans la situation française de la fin du XIXe siècle, la réflexion sur la « nation » s’inscrit dans une constellation complexe, en héritage et en rupture tout à la fois avec des conceptions linguistiques ethnocentrées. Le trajet d’E. Renan depuis ce que D. Kouloughli (2007 : 104) appelle un « racisme ethno-linguistique » jusqu’au thème de la nation comme « un plébiscite de tous les jours » (Renan 1882 in 2009 : 31), les fortes considérations de M. Bréal (1891) sur le rapport entre la langue et la « théorie des nationalités », le corrélationnisme posé par A. Meillet (1915) entre fait linguistique et fait historique s’articulent avec des débats internes à la linguistique de l’époque, spécifiquement les paradigmes, en apparence antagoniques, des sciences naturelles et des sciences historiques.

1. RENAN : LANGUE, RACE ET NATION

4 « Un plébiscite de tous les jours » (Renan 1882 in 2009 : 31). Nul n’ignore plus cette réponse à la question Qu’est-ce qu’une nation ? qui fait le titre de la conférence donnée en Sorbonne, le 11 mars 1882, par le grand philologue et historien des religions, et qu’il avait fait précéder de la parenthèse « (pardonnez-moi cette métaphore) ». Prendre quasiment au pied de la lettre la réponse d’E. Renan – dans sa formulation explicitement politique – se justifierait parfaitement au terme d’une intervention qui passe en revue les fondements possibles du « droit national » : la « race », la langue, la religion, la géographie. E. Renan récuse la « raison ethnographique » (op. cit. : 20) [5], apanage du « germanisme », comme principe fondateur des nations, tout comme il renvoie le mythe de la celtitude à une illusion anachronique [6]. Si le mélange des « races » est une règle à laquelle l’Allemagne n’échappe pas (le contexte franco-allemand des années post 1870, après l’annexion des provinces de l’Est est évidemment éclairant), il s’agit aussi de distinguer le sens de « race » chez les « historiens philologues » (parmi lesquels se range E. Renan) et chez les « anthropologistes physiologistes » (op. cit. : 22) appliquant aux humains les modes de classification hérités de la zoologie : « La race, comme nous l’entendons, nous autres historiens, est donc quelque chose qui se fait et se défait. » (op. cit. : 23) [7].

5 Évoquant le fondement linguistique, E. Renan réfute l’idée que la « politique internationale » puisse « dépendre de la philologie comparée » (Renan 1882 in 2009 : 25), parce que les langues sont des « formations historiques » (op. cit. : 26) et non pas des « signes de race » (op. cit. : 25), qu’il n’y a pas de coïncidence entre les classifications de langues (« créées avec une si admirable sagacité par la philologie comparée » (op. cit. : 26)) et les classements anthropologiques (ethnographiques). L’argumentation s’élargit à la critique de tout déterminisme linguistique, ethnique ou culturel et aboutit à une vision marquée par le rationalisme et l’universalisme. Les trois autres principes susceptibles de régir le « droit national » (la religion, les « intérêts », les frontières) éliminés, le droit du sang et le droit du sol révoqués, reste la nation comme « âme », « principe spirituel » (op. cit. : 30) enraciné dans le passé et son héritage, dans le présent et « le désir de vivre ensemble » (ibid.). À l’évidence, cette dernière formule, comme le « plébiscite de tous les jours », a fait la célébrité « républicaine » d’un Renan très longtemps rétif à la Révolution française et aux principes démocratiques, et dont l’œuvre théorique de linguiste-philologue a suscité bien des controverses autour de son « antisémitisme savant », suivant la formulation de D. Kouloughli (2007).

6 Il faut donc s’interroger sur cette lecture partielle de l’intervention d’E. Renan qui privilégie le « présent » et oublie le « passé », les « sacrifices », les « souffrances » et les « deuils », la légitimité du « culte des ancêtres » (Renan 1882 in 2009 : 30). Comment ne pas voir à l’instar de G. Noiriel (2007), repris par M. Detienne (2010) que, chez E. Renan, seuls ceux qui ont des ancêtres communs participent au « plébiscite de tous les jours », que la question de l’origine reste ainsi déterminante et que certaines des formulations de 1882 ne sont pas éloignées de la problématique d’un Maurice Barrès définissant le nationalisme par « la terre et les morts » (titre d’un de ses ouvrages, 1899) [8] ? Même si s’impose de restituer à cette conférence son contexte, celui des relations France–Allemagne et de noter, comme G. Noiriel (op. cit.), que l’appel au « sentiment de la patrie » se justifie par la question alsacienne (province de langue germanique arrachée à la France), il ne s’ensuit pas que l’on doive en gommer les aspects théoriques pour ne privilégier que la dimension politique [9], ne serait-ce qu’à cause de la dissociation opérée par E. Renan, ici, entre langue et « race » à l’encontre de ses précédents travaux « scientifiques » et de la conception alors déjà dominante en Allemagne qui unit langue et « race » dans la définition de la nation.

7 Dans son enquête sur le XXe siècle philologique et comparatiste, Les Langues du paradis. Aryens et Sémites : un couple providentiel (1989), M. Olender souligne la « vision raciologique des langues et des peuples » chez E. Renan (op. cit. : 115) et, à travers les ambiguïtés constantes autour du terme « race », la substitution des « races linguistiques » aux « races anthropologiques » (op. cit. : 117). Même si la « race » ne renvoie pas aux caractéristiques physiques, si elle ne doit pas être entendue au sens de la physiologie (cf. supra) mais comme « esprit du peuple », elle préexiste à la langue dans laquelle elle s’exprime :

8

C’est en effet dans la diversité des races qu’il faut chercher les causes les plus efficaces de la diversité des idiomes. L’esprit de chaque peuple et sa langue sont dans la plus étroite connexité : l’esprit fait la langue, et la langue à son tour sert de formule et de limite à l’esprit. (Renan 1848 in 1987 : 100)

9 D. Kouloughli (2007 : 95), qui cite ce passage de De L’origine du langage (1848) avant de centrer son analyse sur Histoire générale et systèmes comparés des langues sémitiques (1855), montre, à travers de nombreuses citations d’E. Renan (cf. Kouloughli, 2007 : 107-108 particulièrement), que les traits négatifs qui caractérisent la « race sémitique » (c’est l’expression d’E. Renan), dépourvue de mythologie, d’épopée, de science, de philosophie, se retrouvent, selon le philologue, dans l’organisation des langues sémitiques (hébreu et arabe), sans syntaxe, sans flexions, avec un système phonétique dominé par les gutturales et les sifflantes... L’opposition est frontale avec la « race indo-européenne », pourvue d’une métaphysique et d’un sens de l’abstraction que traduisent les langues aryennes « avec leur souplesse merveilleuse, leurs flexions variées, leurs particules délicates... » (ibid.).

10 Cette approche constitutivement inégalitaire des « races » et des langues dans un schéma où pauvreté et richesse intellectuelle et linguistique marquent chacun des partenaires du « couple providentiel » (Olender) ne saurait être séparée des « nouvelles sciences religieuses » (Olender, 1989 : 243), ni de « l’horizon biblique que partagent les savants et les théologiens » au XIXe siècle (op. cit. : 246). Le lien constant, et somme toute naturel, entre la philologie comparée et la mythologie comparée qui amène M. Müller à affirmer que « l’histoire de la religion est, en un sens, une histoire du langage » (cité par Olender, 1989 : 161), ce qui, à sa manière, renouvelle le débat sur monothéisme et polythéisme, fait partie de l’épistémè linguistique du XIXe siècle. M. Bréal, dans sa thèse française (« Hercule et Cacus. Étude de mythologie », 1863, nous citons sa republication dans Bréal 2005) affirme que « c’est la langue avec ses variations qui est le véritable auteur de la mythologie » (op. cit. : 24), que la philologie est un auxiliaire indispensable de la mythologie comparée, que comme « science historique » elle se consacre à « l’origine et au développement des conceptions religieuses, et non [à] leur plus ou moins de ressemblance » (op. cit. : 104), ce qui induit le refus « d’une religion primordiale commune à tous les peuples » (ibid.). En ce sens, le fondateur en France de la mythologie comparée et l’introducteur du comparatisme allemand déplace la « grammaire comparée » vers la « grammaire historique » (2005 : 188) et révoque l’idée d’une langue originelle (‘Ursprache’) solidaire de la notion de « racine », dans sa relation au commencement du monde et à la formation des idées : « Il n’y a aucune information directe à tirer des racines pour la question de l’origine du langage » (op. cit. : 252) [10]. J. Darmesteter (1849-1894), pour sa part, montrera l’absence de lien entre une évolution sémantique et une révolution des conceptions religieuses et qualifiera de « douteux » l’identification du concept de race et du concept de langue (sur ce point, cf. Olender, 1989 : 130-131).

11 Si pour des auteurs comme M. Müller et E. Renan, il semble normal de ne pas séparer l’élaboration scientifique et la dimension apologétique chrétienne [11], on peut faire l’hypothèse que la question de la scientificité de la linguistique ne prend une consistance réelle qu’au moment où l’étude de la langue coupe toute relation avec la mythologie. Si l’on pose, par une pétition de principe, que la neutralité épistémologique des linguistes ne peut être soutenue jusqu’au bout, elle est, en tout cas, insoutenable dans le cadre de la « science totale » qu’est la philologie. Elle l’est d’autant plus que les dimensions idéologiques et politiques interfèrent de manière particulière avec les aspects « scientifiques » d’un débat sur la philologie impliqué dans la relation entre la France et l’Allemagne à la charnière XIXe / XXe siècle. Interpréter la réalité des travaux et de leurs objectifs, les stratégies et positionnements des uns et des autres nécessite, sans doute, une étude des trajets théorico-politiques de chacun que nous ne pouvons ici développer. C’est M. Olender qui, soulignant les contradictions d’E. Renan et de M. Müller, note qu’ils prennent conscience, après 1870, des « conséquences imprévisibles que pouvaient avoir les usages raciologiques d’une science à la mode, aux développements de laquelle ils avaient tant contribué : la philologie comparée » (1989 : 158). Peut-être ce point de vue constitue-t-il une clef pour la conférence de 1882, si éloignée, en apparence au moins, des thèses constamment défendues par E. Renan dans son œuvre. Mais, le lexique des « conséquences », des « usages » (cf. supra), de l’« exploitation » [12] ne rend pas compte de ce que les œuvres mêmes permettent ou interdisent (alors que cet examen est fermement mené par M. Olender) et ouvre à une schize entre linguistique et politique qui reste la conception dominante dans les « sciences du langage » aujourd’hui. Évidemment, ce sont aussi les causes et « conséquences » qui éclairent le jugement d’un Bernard Lazare, en 1896, « dialoguant » avec Edouard Drumont en pleine Affaire Dreyfus : « derrière le décor antisémite, derrière les théories pseudo-scientifiques de l’aryanisme et du sémitisme, il importe de trouver les causes réelles » (Lazare 1903 in 1996 : 139).

2. M. BRÉAL ET A. MEILLET : PENSÉE D’UNE RELATION OU DISCOURS DE CIRCONSTANCE

12 En découvrant dans les titres des deux textes de M. Bréal (« Le langage et les nationalités » de 1891 [2009]) et d’A. Meillet (« Les langues et les nationalités » de 1915 [2009]), ce terme de « nationalités », sans doute faudrait-il analyser les itinéraires historiques qui conduisent à ce que M. Bréal lui-même nomme « la théorie des nationalités » (op. cit. : 59). Mais, s’il y a nouveauté politique dans la situation héritée de la guerre de 1870, puis de 1914-1918, l’important est de noter que sous des terminologies diverses, le débat sur la définition de la « nation » et de l’« identité nationale » s’est poursuivi depuis la fin du XVIIIe siècle. C’est G. Noiriel (2007) qui souligne que ce paradigme a inclus les termes de « personnalité », « âme », « caractère » même si l’on peut considérer que, très tôt, « des philosophes comme Herder, puis Fichte et Jahn forgent le concept d’‘identité nationale’ en inventant un mot nouveau Volkstum, qui sera traduit en français par ‘identité nationale’ » (Noirel, 2007 : 15). Si, chez Herder (1744-1803), « nation » est employé dans le sens de « communauté », de « peuple » où la langue est « soudée à la nation » (Olender, 1989 : 23), les déterminations en sont élargies :

13

Pour Herder, ce sont la culture, avec son outil indispensable, la langue, mais aussi les contraintes du climat, du milieu géographique qui déterminent les possibilités et les limites de chaque nation. (Olender, 1989 : 94)

14 On se souvient qu’E. Renan (1882) avait ajouté, pour le contester, le facteur religieux. M. Bréal, dans son texte de 1891, ne va pas se consacrer à la reprise de toutes ces acceptions pour écrire un roman historique comme fondement de la « nation », mais va délivrer un cours de linguistique et d’épistémologie aux objectifs axiologiques et politiques.

15 M. Bréal situe d’emblée son intervention dans une évaluation critique du moment historique qu’ont constitué l’avènement et le développement des études philologiques et comparatistes au XIXe siècle. Ce retour réflexif ne peut manquer de se confronter au XVIIIe siècle français (Voltaire et Rivarol sont cités) et à ses consensus théoriques : une conception du langage assise sur la rationalité et la volonté et un universalisme linguistique ; la première contestée par l’organicisme et l’emprise sur le langage de lois naturelles et nécessaires, le second mis en cause par la thèse d’une diversité des langues mise au service de la séparation des nations. S’il lui apparaît évident de reconnaître l’importance de la philologie comparée, mouvement d’études où lui-même occupe une place centrale, de noter que désormais « les conquêtes de la linguistique sont assurées » (1891 : 37), il souhaite soumettre à discussion l’appartenance de la linguistique aux sciences naturelles et la « fatalité » des lois phonétiques et grammaticales qui régiraient le changement linguistique.

16 Ces thèses que M. Bréal rappelle ici s’inscrivent dans une démarche que certes encore une fois le contexte politique inspire (mention explicite de la question de l’Alsace-Lorraine, op. cit. : 65), mais dans une stratégie plus large qui devrait rendre compte du « rôle qu’il [le langage] est appelé à jouer dans les affaires de ce monde » (op. cit. : 37). Contre A. Schleicher, M. Müller et A. Darmesteter (op. cit. : 38), M. Bréal place la « science du langage » dans les sciences historiques : s’il y a une « vie » du langage, elle n’est pas d’ordre naturel, mais d’ordre purement intellectuel. Toute comparaison avec un être vivant est caduque ou – au plus métaphorique. C’est toute la panoplie de la « naissance », « vie » et « mort » des langues qui est révoquée par M. Bréal [13]. L’organicisme ou « théorie naturaliste » (cf. Auroux 2007) rejoindrait dans ses conclusions la « théorie mystique » (op. cit. 41) qui voit le langage comme une révélation divine – M. Bréal cite les frères Grimm et Wilhem Von Humboldt [14] – les deux conceptions partageant le mythe de l’origine, l’« urindo-germanisch » (ibid.), la filiation privilégiée des langues, toutes idées auxquelles il conviendrait de « renoncer » (op. cit. : 42). Le second point de l’argumentaire porte sur les « lois nécessaires et aveugles » (op. cit. : 43) auxquelles obéirait le langage. S’il concède que dans les « lois phonétiques » la nature fait partiellement sentir son influence à côté des « faits d’accoutumance » (op. cit. : 48), en écartant de cette problématique la grammaire et le lexique, les vues sur le changement linguistique qu’il propose remettent au premier plan l’intervention des sujets parlants, leur activité, y compris dans les mécanismes de l’analogie, dans une dialectique de l’héritage et de la liberté. En ce sens, « la continuité du langage en fait l’éducateur de l’humanité » (op. cit. : 56).

17 Le troisième mouvement du texte aborde frontalement l’objet de débat que M. Bréal a choisi, sans qu’il faille considérer le « cours » de linguistique qui vient d’être délivré comme un excursus, tout au contraire (il en va, si j’ose dire, de la « politique des linguistes ») :

18

Par une conséquence logique des idées qui précèdent, la langue en est venue à être présentée comme une sorte de marque de fabrique imposée par la nature aux différents groupes ethniques. Cette manière de voir a, comme on le sait, trouvé accueil dans la politique où, en s’aidant plus ou moins du secours de l’ethnographie et de l’histoire, elle a servi de fondement à la théorie des nationalités. (Bréal, 1891 : 59)

19 C’est le rôle « flatteur » mais « dangereux » (op. cit. : 60) de la linguistique dans l’entreprise nationale et le « principe des nationalités » qui est discuté par M. Bréal. Il en va tout autant d’une pétition de neutralité de la science que d’une juste position de la question de la langue dans les conflits autour de l’idée nationale. D’un côté, M. Bréal se montre particulièrement sévère pour les linguistes, en particulier allemands, qui ont compromis leurs recherches au service de ces querelles : « Il s’est trouvé cependant des savants pour remplir un rôle analogue à celui dont les hommes de loi s’acquittaient jadis auprès de souverains désireux de s’agrandir » (op. cit. : 62) [15]. D’un autre côté, si M. Bréal accepte parfaitement l’idée que la genèse d’une « communauté », d’une « nation » ait pu passer, entre autres, par l’affirmation d’une « mêmeté » linguistique, il ne peut que récuser, au nom des principes théoriques qu’il a développés, une conception qui ferait de la langue, « indépendamment de toute autre considération » (op. cit. : 63), le signe de l’appartenance nationale et le discriminant entre les nationalités [16]. En rapprochant cette manière de penser des « procédés de la zoologie » (ibid.), il montre que précisément, une « autre considération » intervient : la polarisation sur la langue est indissociable du « principe ethnique » (op. cit. : 69) et la « conséquence de la théorie naturaliste du langage » (op. cit. : 65) est l’assignation identitaire : « non seulement le développement de la parole est soumis à des lois fatales, mais l’homme est fatalement rivé à la place que lui assigne son langage » (ibid.)[17].

20 Se référant au Renan de Qu’est-ce qu’une nation ? (cf. supra), remettant à sa place la fonction jouée par la langue dans la construction de la nation et brisant l’identification entre peuple et langue que la lignée Herder-Fichte avait léguée au nationalisme philologique germanique, M. Bréal répète que l’« âme de la nation » se trouve dans « la ferme et persévérante résolution de vivre ensemble et de partager » (op. cit. : 64, c’est moi qui souligne). Mais, il ne s’agit pas d’un discours de circonstance ou de l’aboutissement ambigu d’un trajet personnel. On lit ici la solidarité d’une théorie et d’une politique : sa critique de la « guerre des langues » (l’expression figure p. 66 et 67) sur la base de leurs supposées inégalités, son aversion pour les « séparations tranchées » (p. 66), son intérêt pour les lieux frontaliers, mixtes, où se font les circulations des langues et des hommes, et pour la pluralité, sans nostalgie du rêve d’une langue universelle (cf. p. 72), tout cela est congruent avec sa critique des autres idéologies linguistiques (la « vie », la « mort », etc.) et l’ensemble de son travail de linguiste. Attentif à la « contradiction » (p. 71) que le principe des nationalités a introduite et, sans en mésestimer les bienfaits, il sait que :

21

Par certains côtés, le principe des nationalités est en opposition avec les idées de liberté proclamées par la révolution française, laquelle ne connaissait que l’homme abstrait, et avait fait profession d’en finir avec les divisions superficielles. (op. cit. : 70, c’est moi qui souligne)

22 Parce que ce « principe » se soutient, dans le contexte de 1891, d’une politique expansionniste de l’Allemagne et de la France, parce que, plus fondamentalement il fait de la race et/ou de la langue des contraintes auxquelles se confronte la « liberté », il ne ruine pas pour autant la pensée d’une spécificité nationale. Sans doute n’est-ce pas un hasard, mais une des modalités du lien entre sa linguistique et sa politique si cette dialectique entre l’universalisme abstrait et le différentialisme inégalitaire se retrouve dans sa volonté de concilier la grammaire générale (ou philosophique) et la grammaire historique :

23

Mais si la grammaire générale avait tort d’appliquer un patron fait d’avance à des idiomes d’organisation très différente, et si l’on se trompait en attribuant à tous les peuples de la terre la même manière de classer et de subordonner les idées, il ne faudrait point aujourd’hui, par un excès contraire, nier a priori chez les hommes d’autres races que la nôtre l’existence de toute notion qui ne serait point marquée d’un signe spécial dans leur idiome. (Bréal 1877 in 2005 : 209) [18]

24 Dans le texte d’A. Meillet (1915), plus court et que nous évoquons brièvement, les choses sont claires. C’est la guerre. Si le linguiste affirme ne pas entrer dans la querelle des responsabilités, il met en avant « l’hégémonie allemande » (1915 in 2009 : 76) pour, dès l’entrée, proposer une lecture linguistique, les armes étant l’autre moyen de poursuivre la guerre des langues :

25

Ainsi conçue, la guerre actuelle apparaît comme la suite des longues luttes qui ont abouti à imposer à une grande partie du monde la langue de la nation indo-européenne, puis à substituer les langues indo-européennes soit les unes aux autres, soit à des nations parlant des langues d’autres familles. (op. cit. : 77)

26 Se lançant dans un excursus sur l’origine et la diffusion des langues en Europe, A. Meillet pose un parallélisme, une corrélation entre « fait linguistique » et « fait historique, à savoir l’existence d’une nation » (op. cit. : 78). Il note l’arrêt de l’expansion linguistique de l’allemand du côté des Slaves, la guerre en prenant le relais. Son analyse de l’expansion russe ne distingue pas l’agrandissement de la Russie et la diffusion de la langue russe. La comparaison entre l’anglais et l’allemand débouche sur l’opposition entre rupture et fidélité :

27

On peut résumer le contraste entre la grammaire allemande et la grammaire anglaise, en disant que l’allemand est, de toutes les langues germaniques, la plus fidèle au vieux type, et que l’anglais ayant rompu entièrement avec le type ancien, représente, sous une forme presque idéale, le terme de l’évolution vers laquelle se dirigent toutes les langues indo-européennes. (op. cit. : 85)

28 Reprenant, à propos du russe, la même problématique évolutionniste, il souligne « l’archaïsme » des langues slaves et le caractère « aberrant » de leur vocabulaire (cf. p. 88). Cet article de circonstance destiné à justifier l’alliance entre Grande Bretagne, France et Russie par « la prétention allemande à l’hégémonie » (op. cit. : 89) et, à l’intérieur de cette alliance, à démarquer le cas russe du couple France–Grande Bretagne, instrumentalise des données linguistiques très générales dans l’épistémologie rudimentaire d’un comparatisme que l’on aurait cru dépassé. À l’encontre de M. Bréal et du Renan de 1882, il confère à la langue le rôle d’un marqueur culturel identitaire : « La différence entre les Français et les Anglais, d’une part, les Russes de l’autre, se marque dans la langue » (op. cit. : 89). La conception téléologique du changement linguistique, la thématique de la hiérarchisation des langues, ce corrélationisme langue/nation justifient peut-être conjoncturellement la défense d’une cause. On n’y réduira pas la linguistique et la politique d’A. Meillet.

29 Au terme de ce parcours, il apparaît que le débat sur « l’identité nationale », à travers la multiplicité des acceptions et des circulations entre « race », « ethnie », « communauté », « nation », de son apparition à la fin du XVIIIe siècle jusqu’à ses résurgences actuelles, confère à la question de la langue/des langues une place qui va de la centralité absolue à la relative marginalisation. Cette thématique se manifeste à l’intérieur même du champ circonscrit de la philologie comparée du XIXe siècle et des relations intellectuelles et politiques entre la France et l’Allemagne. Si les linguistes ne sont pas les seuls acteurs de cette entreprise, c’est à eux qu’il semble pertinent de poser la question de la solidarité entre leur théorie du langage, quand elle existe, et leur politique. La « science », de son côté, quand elle existe, n’a rien à en redouter.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : nation, politique, langues, linguistique, langue française

Mise en ligne 17/08/2011

https://doi.org/10.3917/lang.182.0041

Notes

  • [1]
    C’est sous ce titre qu’ont été réunis ces trois textes par les éditions Lambert-Lucas en 2009 (sauf indications contraires, nous renverrons à cette édition). Au même moment, l’historien israélien Sand a aussi republié la conférence de Renan dans un ouvrage intitulé De la nation et du « peuple juif » chez Renan, les guillemets affectant peuple juif renvoyant à la thématique d’un autre ouvrage du même auteur Comment le peuple juif fut inventé, Fayard, 2008.
  • [2]
    Parmi les ouvrages en relation directe avec ce débat, voir À quoi sert l’identité « nationale » de Noiriel (2007) et L’identité nationale, une énigme de Detienne (2010).
  • [3]
    Les contextes africains, en particulier le Mali, et l’exemple des Roms, permettent à Canut (2007) de montrer que « la définition nationale n’a que peu à voir avec le langage » (op. cit. : 31), que la notion récente de « langue identitaire » est peu consistante (ne serait-ce que parce qu’une langue peut porter diverses « identités »). Passant en revue les « idéologies linguistiques » que sont les questions de l’origine, de l’unicité, de la pureté, du caractère « civilisé » et de la hiérarchie des langues, elle aboutit à circonscrire un modèle dominant, mixte entre un discours culturaliste issu du romantisme allemand (chaque culture a sa langue) et un discours nationaliste sur le modèle républicain français.
  • [4]
    Toute réflexion sur les langues doit alerter sur « le risque extrême que fait courir à la pensée la sacralisation d’une langue donnée – l’auto-constitution et l’auto-contemplation d’un « nous » dans cette langue et dans les œuvres qui la travaillent (une littérature nationale, une philosophie nationale, etc. » (Crépon, 2000 : 8).
  • [5]
    Sur les relations entre Renan et l’ethnographie de son temps, voir Blanckaert (1996).
  • [6]
    « La conscience gauloise avait péri dès le IIe siècle de notre ère » (op. cit. : 21). Si le mythe de la langue gauloise remonte à Ramus, Olender (1989) met en relation la celtomanie et l’éveil national au XIXe siècle. Simon-Nahum, pour sa part, suggère l’émergence dans les années 1870-1871 du Moyen-Âge comme paradigme radical et national, « lieu fondateur de la nation » (1991 : 76), nouveau mythe originel qui se substituerait à l’indo-européanisme. Ainsi, la « fondation » de l’entité nationale française a-t-elle varié dans la recherche de ses référents linguistiques et historiques.
  • [7]
    Dans son développement sur la « race », Renan, attentif à conjurer la quête des origines et les déchirements qu’elle implique, renouvelle son appel à l’oubli : « Pour tous il est bon de savoir oublier » (Renan 1882 in 2009 : 24). S’il importe de ne pas instrumentaliser politiquement l’ethnographie, il y a aussi lieu de se méfier du « progrès des études historiques » (op. cit. : 15), facteur de division dans la nation. Cette méfiance explicite vis-à-vis de l’histoire n’invalide pas l’interprétation d’Anderson sur la participation active de Renan à la construction du « récit d’identité » français : l’oubli présuppose la connaissance d’un passé commun, qui fasse lien et on aurait affaire avec Renan, à « une campagne historiographique systématique » (Anderson, 2002 : 201).
  • [8]
    Même s’il faut continuer à opposer le nationalisme de Barrès au patriotisme de Jaurès, force est de constater, à travers les ambigüités de Renan masquées par le succès de ses deux célèbres formules sur le « plébiscite » et le « vivre ensemble » que la conception républicaine de la nation française ne se démarque pas complètement de toute dimension ethnique. Sand (2009), occupé par sa démonstration de l’inconsistance d’un « peuple juif », occulte, outre l’œuvre philologique de Renan, certains des aspects de la conférence de 1882 qui ne vont pas dans le sens de sa thèse.
  • [9]
    À l’encontre d’une séparation entre théorie et politique (voir la « présentation » de ce numéro), on peut noter avec Olender (1989 & 2005), dans l’aventure philologique du XIXe siècle et au-delà, l’intrication de l’érudition, du savoir « savant » et du politico-idéologique. Évoquant les usages « politiques » des sciences humaines (2005 : 57), il place « politiques » entre guillemets. Je crois que c’est « usages » qu’il faudrait affecter de guillemets pour examiner le contenu même des travaux, quelle que soit la réalité de leur instrumentalisation. Le risque est que les intéressés se disent « piégés » ou victimes d’un « malentendu » comme Dumézil par Alain de Benoist et la Nouvelle Droite (voir Olender, 2005 : 338) ou Chomsky par Faurisson et Pierre Guillaume. Noiriel parle des « usages politiques » de l’« identité nationale » en introduction (2007 : 7), mais conclut que l’« identité nationale... n’est pas un concept scientifique mais appartient au langage politique » (op. cit. : 142).
  • [10]
    Bergounioux (2009 : 6) évoque « l’ambiguïté ethnique ou culturelle de racine (on pense à Barrès, aux Déracinés [1897])... ». Voir aussi, à propos de Barrès, « le raciné, né de ses morts » (Detienne, 2010 : 55).
  • [11]
    Il faudrait examiner la « science du judaïsme français » qui, dans l’optique de Simon-Nahum (1991), par ailleurs éditrice scientifique d’un grand texte de Renan (1848 [2009]), répond au mythe aryen et s’éteint après 1880 quand le modèle d’« intégration réussie » absorbe le judaïsme français. Cette dimension n’est pas sans lien avec les itinéraires de Bréal, de Darmesteter et surtout de son frère Arsène. Voir, dans cette livraison, l’article de Spaëth et, pour les processus d’assimilation/désassimilation qui sont à l’œuvre dans les œuvres mêmes des savants juifs, voir Birnbaum (2004).
  • [12]
    Dans un hommage justifié à Bréal, Bergounioux (2005 : 15) emploie ce terme : « Bréal n’en reste pas moins l’un des premiers à avoir exploré une voie qui réévalue la présence de l’homme, de la raison humaine universellement partagée, contre l’exploitation ethnique, voire raciste, des théories linguistiques ».
  • [13]
    Outre l’ouvrage classique de Schlanger (1971), voir Chiss (2004). Aujourd’hui, le « revival » de cette thématique a pour corrélat politique la protection de la diversité linguistique et culturelle à l’heure de la mondialisation. Voir, par exemple, Judet de la Combe & Wizmann (2004) ; Werner (2007) ; Chiss (2009). Comme la « guerre des langues » (cf. infra), elle prend place dans la liste impressionnante des topoi que Bréal récuse.
  • [14]
    Englobant Humboldt dans le mouvement général de la révolution philologique, Bréal n’analyse pas sa spécificité. Olender (1989) ne lui accorde qu’une place très restreinte, sans doute à cause de ce qu’il appelle son analyse « souvent nuancée » des « relations dynamiques entre langue et caractère national » (op. cit. : 23, c’est moi qui souligne), qui ne permet pas de l’enrôler dans la configuration des visions raciologiques de la linguistique. On ne peut développer ce que suggère la traduction de l’intitulé humboltdien « Sur le caractère national des langues » (Humboldt 2000). Le regard de Humboldt au-delà de l’horizon indo-européen, sa distinction entre la « structure » et le « caractère » des langues, son approche non différentialiste des langues et des cultures, constituent quelques-uns des éléments qui donnent à sa théorie du langage sa productivité heuristique aujourd’hui (voir Chiss 2006 ; Trabant 1995 & 1999 ; Meschonnic 1995 ; Underhill 2009).
  • [15]
    La question de la part effective prise par les linguistes dans les conflits ethniques, territoriaux, dans les entreprises coloniales constitue en soi un objet de recherche que ce numéro n’aborde que très partiellement, centré qu’il est sur la relation entre les théories du langage et leur rapport au politique et à l’idéologique. Pour différents aperçus, on peut se reporter à Canut (2007), Spaëth (dir.) (2010) et, ici même, au cas Meillet en 1918, traité par Moret (2011).
  • [16]
    Il faudrait citer l’ensemble de l’analyse, en particulier deux points : le rôle des « langues littéraires » face aux langues « maternelles » (dialectes ou patois) (op. cit. : 72) et le constat du multilinguisme des empires face à l’idée de « langue nationale » (op. cit. : 69). Ces données sont mises en évidence dans la vue globale d’Anderson (cf. infra).
  • [17]
    Le savant juif alsacien se contente de noter dans le même passage – nous sommes juste avant le déclenchement de l’Affaire Dreyfus : « C’est de la même fabrique d’idées qu’est sorti le mouvement antisémite » (op. cit. : 69).
  • [18]
    Dans le même texte fameux de 1868 « Les idées latentes du langage », Bréal situe sa position face à Port-Royal et montre la fécondité de confronter la grammaire générale à la grammaire comparative (cf. 1877 in 2005 : 189).
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