Notes
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[1]
C’est Georges-Élia Sarfati qui a été un des premiers, dans le domaine francophone, à recentrer la perspective épistémologique à partir de cette notion, selon des axes au départ essentiellement lexicographiques. On se reportera, d’une manière générale, aux éléments de bibliographie indiqués en fin.
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[2]
Tout ce que je vais exposer d’Aristote à partir de maintenant représente ma propre ligne d’interprétation pour, à partir de l’aristotélisme, penser aujourd’hui.
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[3]
Je préfère écrire doxa plutôt qu’opinion, pour d’emblée évacuer trop de flou associatif.
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[4]
À plus forte raison le dialectique ; je vais y revenir.
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[5]
C’est Emmanuelle Danblon qui a procuré sur le sujet l’étude la plus récente et la plus forte.
-
[6]
On se reportera aux travaux référencés de Barbara Cassin ; et aussi à mon étude Hermès mutilé – Vers une herméneutique matérielle.
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[7]
C’est Hjelmslev, on le sait, qui a lumineusement emphatisé le lien entre substantiel et contingent.
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[8]
On se reportera aux travaux d’Hugues de Chanay.
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[9]
Pour le détail de l’argumentaire de cette théorisation, voir Hermès mutilé – Vers une herméneutique matérielle.
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[10]
Je préfère dire langage verbal, et non pas logos, malgré le fondement aristotélicien de mes réflexions, par clarté théorique, et pour éviter la charge extra-linguistique que la tradition a empilée sur le logos.
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[11]
Cette affirmation engage beaucoup en théorie précisément linguistique, ce qui excède les limites et l’objet de ce modeste article.
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[12]
Non pas problématique, du point de vue de l’interprétation théorique, mais à l’intérieur de l’objectalité construite.
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[13]
Prise non du point de vue religieux de la croyance, mais à l’intérieur de la dimension exclusivement et matériellement humaine.
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[14]
Il convient évidemment d’entendre scientifique au sens de l’ensemble des procédures qui, dans tous les domaines objectaux posables, sont considérées comme construites scientifiquement.
1 Parmi les nombreux travaux qui ont réappris aux Français l’importance du continent rhétorique depuis un demi-siècle, alors que les chercheurs de partout ailleurs continuaient d’en creuser sans cesse de nouveaux sillons avec grande fécondité, notamment en Belgique et en Amérique du Nord, on identifiera sans peine la reconnaissance et la connexion de quelques grands secteurs : les figures, la topique, l’argumentation, dans des ensembles de portée certes hétérogène mais manifestement et diversement articulable, et surtout référable, à titre d’horizon éclairant / éclairé, à un certain nombre de secteurs plus nouvellement porteurs en sciences du langage : d’un côté, les linguistiques de la parole, de l’énonciation, du discours, des actes de langage, elles-mêmes reliées, d’une part, aux développements socio-linguistiques, d’autre part aux théorisations génériques et culturelles ; et, globalement d’un autre côté, la mouvance des avancées en logique et en philosophie du langage.
1. DOXA ET RHÉTORIQUE
2 Tout cela n’est pas rien ; on est cependant loin du compte, pour l’amont évidemment, et aussi, j’espère, pour l’aval. Je pense utile de revenir sur la notion de doxa. Celle-ci [1] peut, et doit, certes s’appréhender par rapport à des considérants techniques internes à l’architecture d’une certaine partie de la rhétorique aristotélicienne, ce qui est d’ailleurs justement bien connu ; mais on a intérêt à en approfondir la valeur pour en dégager une portée, des enjeux herméneutiquement plus vastes et de plus considérables conséquences – ou qu’est-ce que la doxa de la doxa ? Disons-le d’emblée : c’est rien de moins que la question, cruciale en philosophie du langage, de la légitimité sémiotique, voire de l’idée de légitimité sémiotique.
3 On peut commencer tranquillement par des mises au point ou des clarifications qui, pour évidentes qu’elles pussent paraître, n’en forment pas moins une orientation interprétative qui, sur le fond, ne va pas forcément de soi [2].
4 L’idée de doxa me paraît centrale et efficace pour tenter de penser non pas spécialement ce qu’est la rhétorique, mais, plus intéressante pour nous aujourd’hui, la spécificité et l’atmosphère du rhétorique – ce que j’ai quelquefois appelé la rhétoricité de tout discours, comme discours.
5 Il faut prendre au sérieux le fait que la notion de doxa [3] s’oppose à celle de vérité et à celle de scientificité ; et il faut réfléchir à ce que veut vraiment dire (si l’on ose ainsi s’exprimer) cette différenciation oppositive. D’une certaine façon, c’est pointer la formation du champ social, comme social. Est-ce que ce champ social, en tant que relevant d’un méta-discours sociologique, se situe à côté, séparément, à l’opposé, d’autres champs ? Ceux-ci pourraient être ceux du discours philosophique, du discours moral, du discours technologique, du discours scientifique. Si l’on envisage le champ social comme le bio-politique, ou le socio-économique, il est difficile de le considérer à part des champs du type des autres que l’on vient de sommairement énumérer : on aura même tendance à le considérer comme un macro-champ, comme un champ englobant. C’est celui des interactions de la vie des humains, à la fois en tant que ce sont des êtres humains, et en ce que l’humanité se définit, se signale et s’épuise, se garantit même, dans cette interactivité. Je pose comme point de départ que cette activité consiste en la gestion, multi-graduelle, multi-dimensionnelle et multi-directionnelle, de toute une combinatoire d’inter-relations entre des subjectivités, individuelles ou collectives, et leurs altérités variablement relatives : c’est tout simplement le déploiement indéfini des sémioses, de l’activité sémiotique, à travers la mise en jeu des langages, et au premier chef du langage verbal. C’est l’aire du rhétorique : et comme domaine, et comme activité constituant le domaine, et comme manifestation langagière de cette activité, manifestation à quoi le domaine équivaut, comme gestion permanente de sa construction vécue.
6 Si le fondement du discours du rhétorique, du discours du champ social, du macro-discours social, était la vérité, il deviendrait discours religieux ou discours technocratique ou discours économique ou discours scientifique, ce qui a produit et produit les réalités historiques du fascisme fondamentaliste ou des diverses, nombreuses et calamiteuses formes concrètes de la tyrannie ou de l’oppression.
7 La pensée de la doxa comme fondement du rhétorique n’exclut pas la pensée du discours de la vérité : elle la cantonne – suivant la perspective aristotéliocienne, c’est le cantonnement de la forme scientifique de la pensée de la vérité qui est en jeu. Une telle perspective n’est pas sans conséquence et sur la pensée du scientifique, et sur la pensée de l’argumentation.
2. RAISONNEMENT
8 C’est en fait l’idée de raisonnement qui forme le point sensible de la réflexion à cet égard ; et c’est l’imbrication des types aristotéliciens de raisonnement qui peut prêter à ambiguïté, surtout leur mode d’emboîtement.
9 Raisonner constitue une posture nécessaire au conditionnement de toute position et de toute action humaine (dans le sens de l’interactif social comme mesure unique de tout l’humain). Mais raisonner ne s’épuise dans aucune des deux dimensions où il est tentant de l’équivaloir (même en fonction d’une tentation latente) : le fondement rationnel du raisonnement, la finalité persuasive du raisonnement.
10 Le premier point est plus facile à comprendre (et il me paraît aussi plus connu). Dans le domaine du rhétorique, la forme scientifique du raisonnement, l’enthymème pour Aristote, est fondée explicitement sur du non-scientifique, en ceci que l’aire de déclenchement du raisonnement n’est pas déterminable. C’est ce caractère de non-détermination essentielle qui fait la dimension structurale de ce raisonnement : c’est le domaine du dialectique, par définition ni falsifiable ni contredictible. L’aire du dialectique est ainsi le doxique, malléable du possible, du probable, du vraisemblable, du plausible, du majoritaire.
11 Sur la base de ces truismes, outrageusement et sommairement résumés, je précise seulement un considérant. C’est l’encadrement, sous cet horizon, du discours que l’on va globalement et oppositivement appeler scientifique : celui qui ne relève pas de la pragmatique rhétorique. C’est à la fois très important et fort délicat : on risque de se trouver dans une situation de contradiction, à tout le moins de paradoxe. Je crois que c’est parce que nous, les occidentaux européens tardifs, nous avons du mal à comprendre le rhétorique [4], inconsciemment habitués que nous sommes à une sorte de vulgate rationaliste et essentialiste de prisunic, post-platonico-cartésienne latente. L’aire du doxique encadre la portée de valeur du scientifique ; celle-ci fonctionne avec son éclatante et dirimante rationalité immanente, à l’intérieur de conditionnements idéologico-sociaux qui en balisent la mesure de signification. Si l’on récuse ce type d’approche, on ne peut pas imaginer seulement la possibilité de compréhension de ce que l’on appelle autrement l’historicité scientifique, c’est-à-dire l’historicité du discours scientifique comme scientifique, et non comme théorie ou galerie ou prestige des avatars du scientifique en fabuleux. Pour bien saisir l’enjeu de cette proposition, nous n’avons, nous autres, qu’à revenir aux réflexions des pragmatistes anglo-saxons comme Putnam, pour nous rendre compte de l’importance modernement cruciale de cette approche. Cela ne fait que déstabiliser des illusions. L’historicité, comme forme diachronique et temporelle de la socialité, constitue le malléable lourd où flotte, comme en architectonique des plaques sémiotiques, des blocs de rationalités différentes.
12 Le second point, celui de la finalité argumentative du raisonnement, présente l’avantage, par rapport au précédent, de paraître d’emblée beaucoup plus délicat. Nous avons été en effet heureusement habitués, pour le coup, à être hyper-sensibilisés à une sorte de poly- ou de pan-pragmatique discursive de la persuasion, comme comportement polymorphe, tentaculaire et véritablement prégnant du discours, voire de tout discours, en tout cas du discours saisissable dans sa phénoménologie la plus ouverte, la plus patente, la plus effective de discours social [5]. Bien sûr, et c’est fondamental. Mais peut-être que l’on a eu trop tendance à penser superficiellement la persuasion, focalisé que l’on était à ne pas confondre (et à très juste raison) argumenter et convaincre, argumentation et persuasion. C’est que la pragmatique de la persuasion, en soi, n’est pas non plus si simple. Dans l’univers proprement rhétorique, on s’appuie, pour raisonner avec l’enthymème face à soi-même, ou à un partenaire, ou à un auditoire toujours potentiellement réactif et actif, sur des forces que l’on pourrait appeler des unités majoritaires d’opinions, légitimées essentiellement par la considération quantitative de leur fréquence ou de leur intensité, et ce, de manière à emporter affectivement l’adhésion des esprits et des cœurs à la thèse du locuteur. Dans le pré- ou le pro-rhétorique du dialectique, l’enthymème (c’est toujours la forme enthymémique du syllogisme) n’est ni constitué spécialement sur des considérations phénoménales de fréquence ni ne vise spécialement la persuasion (ce qui ne veut pas dire que chacun de ces deux paramètres en soit exclu).
13 Se fait donc jour, dans cet univers de pensée, la conception d’une légitimation du fondement des raisonnements, à l’état le plus primordial du déclenchement problématique de l’activité sémiotique dans l’inter-relation langagière, qui correspond à la sensation partagée d’une détermination purement qualitative. Et ce raisonnement, dans sa motivation primordiale, comme mouvement pur, n’est pas strictement ni explicitement ni avant tout destiné à un acte programmé de persuasion vis-à-vis d’une altérité constituée (même si c’est bien sûr dans une telle pragmatique qu’il se trouve de fait, vite et souvent, très rhétoriquement intégré) : il obéit d’abord à une sorte de dynamisme à la fois intransitif dans son intentionnalité affichée, et transitif dans son effet phénoménal, que l’on peut gloser, et tenter d’expliquer, en le comparant à l’effet du séduire, du plaire, qui tiennent, émanant d’une personne, au rayonnement de sa seule présence devant autrui, quelles que soient ses dispositions. Il me semble que l’on n’a pas souvent ni assez mis en valeur cet aspect délicat et puissant du dialectique pro-rhétorique, qui est également pensable comme la base de toute pragmatique de la virtuosité et de l’artistisation (langagières).
14 C’est l’effet-présence d’une intimité désirable, créée dans la manifestation même du geste sémiotique de gestion de l’altérité. C’est-à-dire la phénoménologie discursive de la génération de la légitimité.
3. TOPIQUE ET ANTHROPOLOGIQUE
15 Où l’on retrouve la question topique. Nous voici donc au cœur, au centre névralgique, pourrait-on dire, non pas exactement de la machine rhétorique, mais, exactement, de la vie rhétorique. C’est en effet plus, ou moins, qu’une image, beaucoup plus profondément significative qu’on ne le croit. Car il va falloir jeter un jour nouveau, en tout cas sensiblement renouvelé, sur le système des liaisons sémiotiques fondamentales : doxa, topique, légitimité, c’est-à-dire finalement les conditionnements de la signification, comme valeur sociale englobant le sémantico-linguistique. On reconnaîtra volontiers qu’aucune de ces liaisons ne va de soi.
16 On a évidemment beaucoup commenté la topique du point de vue de son fonctionnement logique, en interne, et du point de vue de sa portée sociale ; c’est important et la démarche correspond effectivement à deux des orientations majeures des sciences du langage des vingt-cinq dernières années, en linguistique logique (voire vériconditionnelle), et en socio-linguistique de l’argumentation. Mais il me semble qu’il serait opportun de remonter encore plus avant, ou plus profond, ou de décaler la perspective. C’est la question de la pensée de la topique, en tant que telle. À mon avis, le fondement et de l’idée et de la manifestation de la topique n’est ni logique, ni social, ni historique, ni, bien sûr, linguistique, ni argumentatif, ni psychologique ; il faudrait sans doute écrire ni exclusivement, ni seulement. Le plus provisoirement efficace (et, justement, on est en présence d’un essai de formalisation d’un plus provisoirement efficace) semble se rattacher à la proposition de l’anthropologique et de l’acceptable, de l’acceptabilité anthropologique, de l’acceptable anthropologiquement. La topique, une topique, serait ce bassin d’attraction de valeurs. Ces valeurs sont bien sûr phénoménologiquement monnayables dans les ordres socio-économique, psycho-politique, idéologico-moral ; elles sont aussi historiques, locales. Comme urtopique, le prédicat de communauté n’apparaît ainsi ni spécifique ni pléonastique : il est constituant. Il ne s’agit ici ni d’être truistique en niant qu’il y pût y avoir une topique singulière, ni grossier en en niant également l’éventuelle et pourtant bien réelle configuration : il s’agit de remonter à la source du mouvement topique, à sa constituance. Celle-ci ne saurait s’appréhender qu’en tant que consubstantielle à une anthropologie, à fois immanente, instrumentale et fondatrice. On ne la met pas en question, parce que c’est la mesure de l’humanité partagée, reconnue, vécue, qui ne forme rien d’autre que l’aire et le signe de la vie collective dont la dimension est l’interaction langagière.
17 Mais cette anthropologie est simultanément plastique et perpétuellement négociable, en tant que vécue : c’est sa part de variabilité même qui s’intègre à la sensation de sa permanente communauté. C’est à ce point de la pensée pro-topique qu’il faudrait reconnecter la pensée gorgiastique, et généralement sophistique [6], comme pensée intrépide et radicale, totalement anti-socratique et anti-platonicienne, de l’humain absolu. C’est une anthropologie à ras le social, qui forme un modèle de gestion de l’interaction d’une grande puissance. L’essentiel est d’en bien concevoir le double mouvement : et résultatif et constitutif. Ce double mouvement est évidemment solidaire du statut sémiotique de la topique : à la fois infalsifiable et irrécusable, et tout ensemble plastique et négociable, dans une marge malléable et confortable où les deux tendances ne font que se mesurer et se renforcer, consubstantielles qu’elles sont mutuellement et structuralement. Ce statut sémiotique définit aussi à la fois la plus grande généralité et la plus grande puissance de l’exercice du langage en tant que tel, à l’état neutre pourrait-on dire, bien que construit à travers le monnayage des schèmes topiques, mais en deçà de toute spécification générique de la pragmatique poétique. Une telle neutralité, je l’ai d’une certaine façon annoncée plus haut, constitue également un caractère à la fois primordial (archétypal), constitutif et puissanciellement très efficace de la posture rhétorique.
18 C’est le trait fondamentalement et globalement anthropologique de la doxa qui assure, et qui marque, son acceptabilité dans l’incarnation de l’humain comme social, c’est-à-dire dans l’historicité sous la forme des conditionnements et des espèces des praxis concrètes, dont les langages sont à la fois les traces, les moyens ou vecteurs, les instruments, et le milieu de variations. L’infinité du doxique, ou son indéfinité, son statut de non-fini permanent garantit aussi bien sa généralité que sa contingence, c’est-à-dire sa substantialité [7] historique. C’est aussi le moyen, ou le signe, de marquer l’incarnation de la doxa, à condition évidemment de comprendre l’anthropologique comme, effectivement, le bassin du tout humain empirico-praxique.
4. THÉORIE DE LA SIGNIFICATION
19 De telles considérations, du moins l’atmosphère herméneutique de ces considérations, ne sont pas sans conséquences, ou sans affinité, avec la théorie même du langage mise ainsi en jeu. Car la topique est linguistique ; le linguistique fait partie du langagier ; et le langagier n’est que la forme, multimodale [8], de l’activité sémiotique. Il s’agit maintenant d’approfondir la question de la relation de l’enracinement doxique de la topique à la dimension structurale de la sémiose en général, et de la sémiose spécifiquement linguistique en particulier.
20 Je rappelle donc très brièvement quelques grands axes de mon approche de la théorie de la signification, pour y raccrocher cette réflexion. C’est la problématique de la substance du contenu. Je propose, on le sait, deux inflexions par rapport à la vulgate hjelmslévienne : son jeu relatif et sa structure. Comme jeu relatif, j’y vois non pas une des composantes de la quadripartition, mais l’effet d’activité des trois autres (substance et forme de l’expression, forme du contenu). Comme structure, je propose d’y voir le dynamisme de fonctionnement interactif permanent de deux sous-composantes : la noétique (le ratio-conceptuel) et la thymique (le pulsionnel-affectif), dont le jeu et l’importance relative spécifient les différences spécifiques de tout langage (le verbal est celui de la maximalisation du noétique catégorisant), ce jeu tensif binaire, moteur de tout langage, étant systématiquement régi par le contrôle de la dimension éthique [9]. Ces trois sous-composantes, ou cette double sous-composante assortie de la sous-composante de régie, constituent effectivement les dimensions fondamentales à la fois de l’objet, du travail et de la fin de la praxis sémiotique : c’en est le milieu anthropologique, ou l’anthropologique comme matière.
21 Et c’est là qu’on arrive au point sensible : celui où doivent se lier contingence, légitimité et relativisme. Le doxique, comme bain de la forme logico-discursive du topique, ne représente pas, à mon avis, une inflexion singulière du langage (verbal) [10], qui fût même singulièrement restreinte, limitée ou dévoyée. C’est au contraire son caractère primordial, sa « vraie nature », son atavisme. Aucun langage (naturel) ne peut fonctionner hors de sa doxa, entendue, finalement, comme régulation de ses axes de référence. À partir du moment où la sémiose, toute sémiose (c’est-à-dire toute activité langagière) travaille et produit tout à la fois du noético-thymique dans le cadre d’une régie éthique, le doxique entretient avec le langagier verbal, le linguistique, un rapport de consubstantialité primitive, en une certaine façon très précisément pro-topique, en tant que le verbal fonctionne à dominante noético-catégorique. À dominante seulement. C’est l’imbrication permanente noétique-thymique, dans le bain de la régie éthique, qui définit la possibilité de l’efficience langagière comme incarnée, matérialisée, socio-biologisée dans le devenir empirique de chaque interaction de subjectivité à altérité, individuelle ou collective, suivant des graduations et des architectures relatives indéfinies. Et il ne faut pas oublier que l’action rhétorique excède le strictement verbal, ce qui à la fois amplifie et appuie cette théorisation.
5. INCARNATION ET PARTAGEABILITÉ
22 Parler ainsi de l’incarnation du langage, c’est simplement pointer sa réalité – mais sa réalité comme conditionnant sa structure [11]. Cette incarnation, c’est aussi la mesure de la praxis sémiotique concrète et multi-modale, dont le produit et la fin s’épuisent dans cette activité même à quoi elles équivalent. La contingence ainsi manifestée, toujours renouvelée et sans cesse à la fois traitée, élaborée et transformée dans le faire langagier empirique, correspond strictement à la substantialité de chaque expérience humaine. C’est exactement par l’efficace de cette contingence substantielle, pour s’exprimer en termes hjelmsléviens, que peut s’articuler l’apparente contradiction, qui forme de fait, comme souvent, une tension [12], entre la dimension de la légitimité et la dimension de la relativité, pour ne pas dire du relativisme, ou plus exactement entre la tendance à la légitimation et la tendance à la relativisation.
23 C’est une question d’orientation et d’étendue du partage inter-relationnel, puisqu’est en jeu, de toute façon, un dynamisme de partageabilité, d’apprivoisement, de gestion d’intimité-voisinage. On peut comprendre que plus étendue est l’opération langagière, plus longue la portée sémiotique, plus stable, plus englobante, plus puissant se vit l’effet de légitimation, plus durable, plus large, plus détaillé. C’est certainement là l’aspect le plus connu, le plus reconnu, le plus commun (sans jeu de mots), de la génération de la doxa. La base anthropologique de la signification garantit principiellement l’homogénéité de ce processus de reconnaissance et d’adhésion. Plus délicat est apparemment le côté de la relativisation. Sans doute n’est-ce, justement, que l’autre face ; mais encore faut-il s’entendre.
24 Du point de vue auquel on se situe ici, on n’écarte pas l’idée de vérité, pas plus qu’on ne l’évacue : on l’encadre, ce qui est beaucoup plus compliqué. Il serait facile, et tentant, de dire, comme j’ai pu le laisser entendre par le tour de mon propos au début de cette contribution, que le discours topique se situe à côté, à l’écart du discours scientifique, chacun obéissant à un mode de fonctionnement distinct, par son objectalité supposée, par sa base argumentative, par ses enjeux. C’est en gros la présentation classique de la distinction aristotélicienne, intelligente et efficace. Ce n’est sans doute pas faux, à mon avis, mais c’est un peu sommaire. La question de la vérité [13] relève plus pertinemment de la question du discours scientifique. Et il n’est pas tenable, pour qui reconnaît aussi quelque pertinence à l’approche de théorie de la signification induite par les thèses de philosophie du langage que l’on vient de très superficiellement indiquer, de concevoir le discours scientifique à l’extérieur du discours doxique fondateur du référent topique, dont il fût en quelque façon séparé, détaché, indépendant. Il ne peut pas y avoir d’autonomie du discours scientifique vis-à-vis de la doxa, pour les deux bonnes raisons que leurs sphères ne sont pas homologues, et que le discours doxique forme, dessine, constitue l’univers de valeur générale, et de signification langagière spécialement, à l’intérieur duquel, par rapport auquel, en fonction duquel tout monnayage de discours social prend sens, y compris forcément le discours scientifique. C’est d’ailleurs là le seul moyen de comprendre la relativité des vérités scientifiques, leur devenir, leur évolution et leur vieillissement, comme scientifiques.
25 Et une telle plasticité heuristique du discours scientifique permet aussi de comprendre comment le mouvement herméneutique joue, et dans l’histoire et dans le ressentiment de contemporanéité, dans les deux sens : vers la légitimation de l’opinion comme scientifique, ce qui apparaît clairement aujourd’hui avec les campagnes d’intoxication publique ; et vers les effets de fissure et de déstabilisation de la doxa lorsqu’il y manifestation de débordement du discours scientifique hors de l’ordre où il était doxiquement restreint, pour modifier l’architecture où s’était cristallisée une croyance doxico-scientifique. L’exemple le plus célèbre du second cas de figure est celui de la querelle de Galilée, dont la claire confusion d’ordres, pourrait-on dire, a eu pour effet différé de provoquer des reconfigurations doxiques garantissant autrement les ordres de légitimités qui s’étaient crues ébranlées par ce déplacement d’acceptabilités.
26 Il serait difficile d’interpréter ce type de relations, à la fois d’interpénétration et d’apparentes substantialités, si, d’une part, on ne construisait pas la généralité spécifique du discours doxique parallèlement à la spécificité singulière du discours scientifique [14] qui lui est incluse, et si, d’autre part, on n’insistait pas sur la composition structurale de la substance du contenu, ou de l’idée même de substance du contenu, comme mélange à proportion variable mais constamment intégratrice de dimension noétique et de dimension thymique, toujours sous contrôle de la régie éthique. C’est, selon mon analyse, le seul moyen, en tout cas le plus élégant, pour tenter de comprendre qu’il n’y a aucune pragmatique langagière, et précisément linguistique, sans le travail sémiotique conjoint et lié du thymique : c’est là seulement que réside le ciment de l’adhésion ou le ferment de la dissolution constitutifs de la manifestation de la doxa en tant que telle.
6. POSITION
27 Enfin, dans une perspective anthropologique dont la visée n’est pas l’abstraction structurale, mais la modélisation de la production-réception de la valeur sociale à travers les praxis sémiotiques des langages, on est bien obligé de faire une place à la notion de direction, d’orientation, de guidage du mouvement de l’interaction : c’est ce que j’ai appelé la position.
28 C’est l’articulation de la régie éthique, ou la portée d’une dimension éthique en fonction de régie dans le dynamisme de substance du contenu. Sans cette directionnalité, point de sens, dans aucun sens : c’est le schéma de l’action, ses conditions de possibilité et le cadre de ses fins. La position, comme visage ou comme regard de l’humain sur l’humain, constituant et mesure du social, donateur de valeur et de signification, de dignité et d’existence, de reconnaissance et de communauté, fait partie prenante de la portée strictement sémantico-sémiotique, la modèle et la vectorise. C’est par elle que la doxa n’est pas une forme abstraite, un monument, un décalogue : mais une tension vivante et vivifiante.
29 C’est par rapport à cette activité de la position éthique que se pose la question du jugement, dans l’acception la plus large du terme. Par exemple, on peut se demander qu’est-ce qu’un jugement linguistique ? Il ne s’agit pas d’une appréciation technique sur la formation des arguments ni sur la construction des modèles de formalisation de tel ou tel constituant, localement construit, de telle ou telle structuration linguistique. Il s’agit de la légitimité, ou des possibilités de légitimité de partageabilité d’un certain nombre de critères de reconnaissance d’intérêts herméneutiques. Pendant longtemps, on a implicité normal, utile et honorable, de discuter scientifiquement de l’origine du langage (naturel) ; et puis, pendant longtemps aussi, on a explicitement jugé aberrant, inutile et irrecevable de le faire ; aujourd’hui, ça rebouge un peu. Si l’on reprend ses esprits et son calme, cet exemple est généralisable à tout jugement linguistique, comme jugement. C’est bien plus que l’appréciation technique sur la justesse interne et sur l’efficacité locale d’un montage épistémologique ; ce n’est pas la même chose que la portée d’un sentiment linguistique de tel ou tel fonctionnement co-textuellement segmental : c’est bien la légitimation de l’idée de référence de telle problématique qui est en question – sa recevabilité.
30 Et c’est bien aussi, alors, le même mixte éthico-noétique qui positionnne l’acceptabilité (ou, empiriquement, plutôt la non-acceptabilité) du discours pornographique, comme exorbitant de l’implicite acceptable moral. Avec le paradoxe apparemment supplémentaire et spécifique du rattachement pourtant fondamental et consubstantiel du pornographique au sexuel, du sexuel au corporel, et du corporel à la seule dimension matérielle de l’humain. Mais cet apparent (et réel à la fois) paradoxe n’est que le symétrique inverse des avatars et des tribulations de l’emphatisation de l’enracinement exagérément noétique des discours réputés scientifiques : il faudra écrire l’histoire doxique du derrière pornographique du scientifique.
Notes
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[1]
C’est Georges-Élia Sarfati qui a été un des premiers, dans le domaine francophone, à recentrer la perspective épistémologique à partir de cette notion, selon des axes au départ essentiellement lexicographiques. On se reportera, d’une manière générale, aux éléments de bibliographie indiqués en fin.
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[2]
Tout ce que je vais exposer d’Aristote à partir de maintenant représente ma propre ligne d’interprétation pour, à partir de l’aristotélisme, penser aujourd’hui.
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[3]
Je préfère écrire doxa plutôt qu’opinion, pour d’emblée évacuer trop de flou associatif.
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[4]
À plus forte raison le dialectique ; je vais y revenir.
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[5]
C’est Emmanuelle Danblon qui a procuré sur le sujet l’étude la plus récente et la plus forte.
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[6]
On se reportera aux travaux référencés de Barbara Cassin ; et aussi à mon étude Hermès mutilé – Vers une herméneutique matérielle.
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[7]
C’est Hjelmslev, on le sait, qui a lumineusement emphatisé le lien entre substantiel et contingent.
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[8]
On se reportera aux travaux d’Hugues de Chanay.
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[9]
Pour le détail de l’argumentaire de cette théorisation, voir Hermès mutilé – Vers une herméneutique matérielle.
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[10]
Je préfère dire langage verbal, et non pas logos, malgré le fondement aristotélicien de mes réflexions, par clarté théorique, et pour éviter la charge extra-linguistique que la tradition a empilée sur le logos.
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[11]
Cette affirmation engage beaucoup en théorie précisément linguistique, ce qui excède les limites et l’objet de ce modeste article.
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[12]
Non pas problématique, du point de vue de l’interprétation théorique, mais à l’intérieur de l’objectalité construite.
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[13]
Prise non du point de vue religieux de la croyance, mais à l’intérieur de la dimension exclusivement et matériellement humaine.
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[14]
Il convient évidemment d’entendre scientifique au sens de l’ensemble des procédures qui, dans tous les domaines objectaux posables, sont considérées comme construites scientifiquement.