Notes
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[1]
On reconnaît peut-être ici la question tout autant paradoxale posée par Wittgenstein : « Qu’est-ce qu’une question ? »
-
[2]
voir Kleiber, 1981 : 175-220.
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[3]
On trouvera, dans notre ouvrage Besoin de liberté (2006), une tentative d’expliquer le rôle crucial que joue l’arbitrarité des représentations symboliques pour l’émergence du sens.
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[4]
Il est symptomatique qu’on se retrouve dans l’embarras total pour essayer de trouver des critères pour distinguer ces deux « types » de compréhension, la « compréhension » d’un côté, et l’ « intercompréhension » de l’autre.
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[5]
C’est là la raison profonde pour laquelle nous avons tant de mal à attribuer seuls un sens à nos rêves. C’est également pourquoi la psychanalyse, malgré des postulats ontologiques sujets à caution, peut néanmoins être une thérapie bienfaisante. Grâce à la présence d’autrui, la psychanalyse permet d’attribuer un sens aux représentations mentales qui, sinon, nous paraîtraient incompréhensibles. On notera enfin que reconnaître ou confirmer un sens ne signifie pas qu’on doit utiliser la même forme pour exprimer ce sens. Deux locuteurs peuvent très bien se comprendre en utilisant des formes divergentes si seulement les deux en prennent conscience.
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[6]
Ce qui est un autre paradoxe, bien sûr, car l’échec communicatif ne peut guère être repéré et décrit que si l’on peut aussi préciser les conditions d’une communication verbale réussie !
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[7]
Même si on peut argumenter que le sentiment sémantique, en raison du long apprentissage de la langue et de la pratique continue de celle-ci en interaction avec d’autres locuteurs, est un moyen plus sûr que l’observation extérieure pour décider du sens.
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[8]
Même s’il est vrai que les théories innéistes continuent à faire appel à l’intuition pour décider de la grammaticalité des séquences verbales. Dans une perspective intersubjectiviste, évidemment, le sentiment linguistique d’un seul ou de quelques rares informateurs ne pourra avoir qu’une valeur heuristique.
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[9]
N’oublions pas non plus que le contrôle intersubjectif des hypothèses est à la base également des sciences naturelles.
-
[10]
Pour éviter des malentendus, rappelons que le signe existe en dehors de l’écrit.
-
[11]
Pour une discussion de l’interpétation du sens des textes écrits, voir Larsson 1997 : 185-222. Pour le moment, il suffit de noter que la relative indétermination sémantique qui frappe notoirement les textes écrits, et surtout les textes littéraires d’autres époques, est inévitable si la théorie présentée ici est correcte.
-
[12]
On peut voir dans cette affirmation une réinterprétation des maximes conversationnelles de Grice.
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[13]
De là, évidemment, les éternelles difficultés de compréhension entre les générations ou entre différentes classes sociales.
Qu’est-ce donc le sens ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus.
1 Selon G. H. von Wright, l’éminent philosophe qui succéda à Wittgenstein à l’Université de Cambridge, l’une des plus grandes percées de la pensée rationnelle du XXe siècle fut la découverte de l’autonomie du sens par rapport au monde non-signifiant. On connaît les artisans de ce divorce ontologique : Frege, Saussure et Wittgenstein. On connaît aussi les suites de la séparation. Le monde extra-linguistique fut laissé pour compte à la fois par la linguistique, qui s’éleva en science sur les décombres du réel, et par la philosophie, qui se détourna du monde pour se consacrer aux concepts ; ce fut le tournant linguistique. La grammaire et le dictionnaire, pourrait-on dire, se passaient désormais de l’encyclopédie.
2 Personne ne nierait les effets bénéfiques de cette séparation pour la linguistique qui gagnait en rigueur et en précision. Ce n’est qu’assez récemment où l’on a commencé à s’apercevoir qu’il y avait aussi un coût à payer. D’abord, ayant écarté la référence au monde de son champ d’étude, la linguistique s’est trouvée dans l’incapacité d’expliquer comment il était possible de référer au monde extra-linguistique à l’aide du langage. Les locuteurs dits ordinaires, eux, avaient cette fâcheuse habitude de continuer à utiliser la langue comme un outil pour se transmettre des informations sur ce qui se passait en dehors de celle-ci. Et, pourtant, elle tournait… !
3 Le deuxième effet néfaste de la séparation fut plus dramatique, toutes proportions gardées : si on ne pouvait plus dériver le sens de la constitution du monde, le statut ontologique du sens devenait du coup des plus précaires. C’est ainsi que la séparation entre le sens et le monde ouvrit grand-ouvertes les portes au subjectivisme et au relativisme. Le statut ontologique du sens n’étant plus assuré, on avait beau jeu de déconstruire les certitudes de jadis. En philosophie, le scepticisme de Quine, de Rorty ou de Derrida sembla l’emporter sur les arguments de bon sens d’un Searle ou d’un Eco. En théorie littéraire, Fish et Du Man inspirèrent des dérives interprétatives qui enlevèrent aux grands écrivains leur singularité ; l’ère du soupçon était arrivée. En linguistique, des théoriciens d’inspiration cognitiviste faisaient de la communication verbale un jeu de devinettes inférentielles, tandis que certains pragmaticiens affirmèrent que le sens stable et trans-situationnel était inconnaissable.
4 La chose remarquable est cependant que ceux qui remettaient radicalement en question la stabilité intersubjective du sens ne soulevaient jamais la question de savoir comment leurs propres affirmations pouvaient avoir un sens stable et connaissable. Si le sens était radicalement indéterminé, comment pouvait-il en être autrement pour le méta-langage de la linguistique ?
1. L’APORIE DU SENS
5 La séparation radicale du sens et du monde aboutit donc à une aporie. En effet, il semblerait que toute interrogation sur le sens relève d’une certaine manière du paradoxe ou de la tautologie. Considérez d’abord la question : « Est-ce que le sens existe ? ». Si nous ne comprenons pas la question, nous pourrions peut-être prétendre que le « sens » n’existe pas. Seulement, on ne pourra pas le dire. Si nous comprenons l’affirmation que « le sens n’existe pas » – même si nous sommes tentés de la rejeter – nous avons au moins admis qu’il existe quelque chose qui « fait sens » et non pas le contraire [1].
6 Ce problème n’est pas nouveau. Ce n’est qu’une variante des énigmes référentielles que Russell a essayé de résoudre avec sa célèbre théorie des descriptions définies. Le problème est le suivant : comment pouvons-nous dire que « Pégase n’existe pas » alors que nous « savons » que Pégase n’existe pas ? Ou comment pouvons-nous nier l’existence de quelque chose dont l’existence est déjà présupposée par le fait même d’en parler ?
7 Nous n’entrerons ni dans les détails de la solution proposée par Russell, ni dans les discussions qui en furent le résultat [2]. Mais ce qui est important à noter, c’est que toutes les solutions proposées sont fondées sur la compréhension préalable du sens de la description définie, faute de quoi, bien sûr, le problème ne se poserait même pas. C’est cela même qui a incité von Wright à dire « qu’on doit d’abord connaître les conditions sous lesquelles une proposition a du sens avant de pouvoir poser la question des conditions de sa vérité » (1965 : 74).
8 Mais si on peut résoudre les antinomies référentielles en faisant appel à la notion de « fonction référentielle virtuelle », notamment du verbe exister (voir Kleiber, 1981 : 90-3), que faire des paradoxes qui frappent la notion même du sens ? S’il est possible d’imaginer un mode d’existence pour Pégase comme représentation mentale, à quoi pourrait référer le terme de « sens » dans le monde extra-linguistique ? S’il est vrai que « l’utilisation référentielle découle de la présupposition existentielle », ce que nous croyons, suivant en cela G. Kleiber (1991 : 212), il devrait être possible de penser un mode d’existence pour le référent du mot de ’sens’.
9 Mais si nous disons de tel mot ou de telle phrase qu’ils ont du sens, cela ne semble pas vouloir dire que le terme de « sens » réfère à ce mot ou à cette phrase de la même manière que Pégase réfère à « Pégase ». Le terme de « sens » réfère à autre chose qu’au mot ou à la phrase en question. Mais à quoi ?
10 La première chose qu’on peut noter est que nous utilisons l’article partitif ou l’article indéfini lorsque nous disons d’un énoncé qu’il a « du sens » ou « un sens » et que nous n’acceptons pas des phrases comme « *cet énoncé a le sens », « *c’est le sens » ou « *il y a le sens ». Nous pouvons demander « quel est le sens de quelque chose », mais non pas en termes absolus « *Quel est le sens ? ». Selon R. Martin : « L’idée partitive, à peine esquissée, s’exerce sur un “objet” appréhendé intensionnellement, c’est-à-dire en dehors d’une perspective véritablement référentielle » (1992 : 188). Si on accepte cette analyse, on pourrait dire que la langue naturelle, en ayant recours à l’article partitif au sujet du « sens », écarte par là la question de sa référence. Cela ne nous aide pas, cependant, car même s’il était vrai que la langue appréhende le concept de sens « intensionnellement », c’est-à-dire, en gros, en termes de son sens, nous retrouverions nos difficultés intitiales.
11 Le problème reste entier. A quoi réfère le terme générique « le sens » ? Ou quel est le sens du « sens » ? D’un côté, il semble impossible de trouver un référent du mot de « sens », que ce référent soit intra-linguistique ou extra-linguistique, réel ou imaginaire. De l’autre, si nous essayons de déterminer la nature du sens en termes de son « sens », sans faire intervenir la notion de fonction référentielle virtuelle ou actuelle, nous tombons dans le cercle vicieux.
2. LE BON SENS COMMUN
12 Il y a quelques années, dans un ouvrage intitulé Le bon sens commun (1997), nous avons essayé de trouver une issue à cette impasse. Cette tentative avait pour point de départ quelques convictions dont la première était que la communication verbale, « de toute évidence », peut réussir, malgré ce que prétendaient de nombreux théoriciens postmodernes ou simplement modernes. La deuxième était que le relativisme sémantique radical était moralement inacceptable : si le sens de n’importe quel énoncé pouvait être déconstruit à volonté, cela voudrait dire qu’on ne pourra jamais évaluer le degré de véracité des énoncés portant sur l’existence des camps de concentration, pour ne citer que cet exemple. La troisième était que la pratique de la sémantique montrait que l’étude du sens est possible, même si nous avons des difficultés à fonder celle-ci comme science. La quatrième était le fait difficilement niable qu’on ne peut pas étudier une langue sans la parler, c’est-à-dire sans faire partie de la communauté linguistique qui utilise cette langue.
13 La dernière conviction était plutôt une intuition : étant donné que la plupart des théories sémantiques bien faites semblent avoir un degré de validité dans des domaines différents du sens, n’est-il pas possible que cette prolifération traduise une réalité, plus précisément que le sens n’est pas une entité homogène mais un ensemble de phénomènes qui ont tous pour objectif de permettre la compréhension. Pour prendre un exemple concret : plutôt que de chercher à formuler une seule et unique théorie de la catégorisation sémantique – sémique, aristotélienne, wittgensteinienne ou prototypique –, n’est-il pas envisageable que les locuteurs fassent appel à différentes formes de catégorisation pour différents domaines du sens ? Ne serait-il pas plus raisonnable d’admettre, par exemple, que la catégorisation aristotélienne en conditions nécessaires et suffisantes utilisée par les philosophes analytiques entre eux fait autant sens que la catégorisation prototypique utilisée par des locuteurs « ordinaires » pour regrouper les oiseaux (américains) en catégories.
14 Ces convictions nous ont amené à formuler l’hypothèse que le « bon » sens, c’est-à-dire le sens qui a une existence réelle et autonome par rapport à d’autres phénomènes et entités du monde, est le sens qui est « commun » à plus d’un seul locuteur. Cela voudrait dire que le statut ontologique du sens est de l’ordre de l’intersubjectif, ni « objectif », entièrement fondé dans la constitution du monde et commun à tous les locuteurs, ni « subjectif », appartenant à un seul sujet et donc privé. De ce point de vue, le sens est l’intersection de deux ou de plusieurs ensembles de conceptualisations, que celles-ci soient référentielles, descriptives, instructionnelles, inférentielles, prototypiques ou d’autres encore à découvrir. La définition stricte que nous avons proposée est celle-ci :
Le sens verbal est une conceptualisation intersubjective dont l’existence est constatée et mémorisée par au moins deux locuteurs sous la forme d’un signe ou de rapports entre signes.
16 Ontologiquement, le sens serait par conséquent un phénomène émergent qui se constitue dans un acte de recognition intersubjectif. C’est cette émergence qui assure au sens une existence propre et pleinement linguistique, non réductible aux conditions biologiques, cognitives ou sociologiques qui rendent possible son apparition. C’est là, nous semble-t-il, la seule manière de lever l’aporie qui pèse sur le concept du sens et d’assurer son autonomie relative par rapport à la réalité sans pour autant tomber dans le piège tautologique d’une définition du sens en termes de son sens [3].
17 D’après cette conception du sens, la compréhension réelle, celle qu’on appelle souvent l’intercompréhension – comme s’il y avait deux formes de compréhension, l’une réelle et l’autre seulement virtuelle [4] –, apparaît au moment où deux locuteurs reconnaissent l’existence d’une conceptualisation commune. L’idée d’un sens constitué par un seul individu est un contre-sens, comme l’avait déjà montré Wittgenstein avec son célèbre private language argument. En tout cas, si jamais un tel sens pouvait exister, celui-ci serait inconnaissable aussi bien à d’autres locuteurs qu’à la science pour la simple raison que le locuteur qui voudrait vérifier si son « sens privé » est vraiment « privé » doit introduire celui-ci dans le domaine public.
18 En même temps, notre théorie s’inscrit en faux contre ceux qui, à la suite de Saussure ou de Chomsky, affirment que seul le sens qui est commun à tous les locuteurs d’une langue donnée a une existence réelle. Deux individus peuvent très bien inventer des sens dont eux seuls connaissent le secret. Ce qui n’empêche pas, bien sûr, qu’il y a une large part de consensus sémantique parmi les usagers d’une langue donnée ; c’est même là la principale condition de l’existence et de l’identité d’une langue donnée par rapport à d’autres langues.
19 On sait que les linguistes cognitifs ont fait de la « conceptualisation » ou de la « représentation mentale » l’élément crucial et nécessaire du sens. Cependant, lorsque Langacker affirme que « meaning is equated with conceptualization » (1986 : 3), il s’agit d’une généralisation abusive. S’il est vrai que tout sens, en tant qu’entité stockée dans le cerveau, est une entité mentale – plutôt qu’une propriété du monde –, il n’en découle pas que toute unité mentale est aussi signifiante. Le sens demande, pour être, et pour être connaissable, que la conceptualisation individuelle soit confirmée ou reconnue par un autre locuteur [5].
3. LE SENS COMME CONCEPTUALISATION INTERSUBJECTIVE
20 La conception intersubjectiviste du sens, nous semble-t-il, satisfait en grande partie à notre bon sens commun. Pour se comprendre, dira-t-on, il faut qu’il y ait du sens partagé. Sans du sens qui soit commun, il n’y a que malentendu ou apparence de communication. La vraie compréhension doit présupposer qu’il y ait intersection de « compréhension » entre deux locuteurs.
21 En même temps, la conception du sens comme étant nécessairement et uniquement intersubjectif est contre-intuitive. Nous avons tous l’impression de disposer d’un sens « personnel » qui n’est pas automatiquement partagé par d’autres locuteurs. Nous avons tous fait l’expérience d’avoir dit quelque chose de parfaitement intelligible – de notre point de vue – qui n’a pas été compris par notre interlocuteur. Il arrive à tout le monde d’avoir l’impression de « comprendre » sans qu’on se soit donné la peine de vérifier s’il y a eu intersubjectivité parfaite. Le fait que nous pouvons produire du sens semble également être la preuve qu’il y a bien un sens personnel et privé. Enfin, nous comprenons tous quelque chose à entendre prononcer une forme verbale par un interlocuteur, même si ce que nous comprenons n’a rien à faire avec le sens que tente de transmettre notre interlocuteur. En effet, c’est là une propriété tout à fait remarquable de la langue : une fois que nous avons appris une langue, on ne peut plus choisir de ne pas comprendre.
22 Comment peut-on concilier ces deux points de vue contraires, à savoir d’une part que le sens réside uniquement dans le cerveau de chaque individu et, d’autre part, qu’il n’y a de sens que s’il y a intersection de conceptualisations entre individus et cerveaux ? En théorie, la réponse à cette question n’a rien d’énigmatique. Le sens apparaît lorsque deux locuteurs reconnaissent, consciemment ou inconsciemment, explicitement ou implicitement, l’existence d’une conceptualisation commune. Typiquement, cela arrive à tout enfant qui, dans l’interaction avec les parents, apprend le sens des mots ou des expressions qui jusque là n’étaient rien d’autre que des formes non-signifiantes.
23 Les complications viennent après. Si l’établissement premier d’un sens commun ne pose que peu de difficultés épistémologiques, il en est tout autrement avec le maintien de ce sens à travers une communauté linguistique constituée de millions d’interlocuteurs et d’innombrables situations d’énonciation variées. D’abord, il faut tenir compte des intermittences de la mémoire. Ensuite, il faut bien peser les conséquences du fait que les besoins communicatifs des locuteurs ne se recoupent qu’en partie et que beaucoup de significations sont d’un usage rare. À cela s’ajoute le fait, comme l’a bien montré Nyckees, que la reconnaissance intersubjective d’une conceptualisation commune est souvent un processus inconscient et involontaire (1998 : 106-132).
4. OBSERVATION VERSUS INTROSPECTION
24 Face à cette précarité de l’intersubjectivité établie, il n’est peut-être pas étonnant que certains théoriciens se soient montrés sceptiques quant à la possibilité d’une communication verbale heureuse. En gros, l’objection consiste à dire que, même si l’intercompréhension parfaite est possible en théorie, elle est rarement réalisée, en pratique.
25 À première vue, cette objection semble légitime. Si l’on regarde le monde qui nous entoure, on ne peut guère prétendre, sauf mauvaise foi, que le degré d’intercompréhension soit très élevé. Cependant, ce n’est pas parce que la communication verbale peut échouer qu’elle ne peut, par principe, réussir. Paradoxalement, les théories sceptiques impliquent – mais sans expliquer comment – que la science est plus apte à décrire les échecs de la communication que ses réussites [6]. Comme le disent typiquement Sperber et Wilson :
Le fait que la communication connaisse des échecs est normal ; ce qui est mystérieux, ce qui demande à être expliqué, ce ne sont pas les échecs de la communication, mais ses réussites. (1989 : 74).
27 Et Bange :
On ne peut jamais être certain de ce que veut dire un locuteur au moyen d’une énonciation. (1992 : 147)
29 Cependant, partant d’une autre perspective, celle de l’expérience vécue, la réussite communicative peut tout aussi bien n’avoir rien de mystérieux du tout. Pour cela, il suffit simplement d’admettre que deux êtres humains peuvent, en principe et en pratique, reconnaître en interaction l’existence d’une conceptualisation partagée qui pourra ensuite être codifiée et mémorisée sous forme de signes ou de rapports entre signes. En effet, si on admet cette possibilité, – aidés en cela par les gestes, par le regard, par notre capacité d’orienter notre attention commune, par le fait d’être doué d’un même appareil perceptionnel, par le simple fait de faire partie de l’espèce homo sapiens, etc. –, on pourrait retourner la question et se demander pour quelles raisons « mystérieuses » les êtres humains n’exploitent pas plus souvent la possibilité d’établir un sens commun afin de mieux communiquer. En tout cas, la difficulté d’établir une communication heureuse dans la pratique ne peut pas être un argument pour son impossibilité !
30 Comme nous avons essayé de le montrer dans Le bon sens commun, la raison principale du scepticisme de certains réside dans leur conception erronée du mode d’existence du sens avec, pour corollaire, une conception insuffisante de l’épistémologie de celui-ci. C’est ainsi que la majorité des théories du langage modèlent leurs épistémologies sur celles du monde non-signifiant, faisant du scientifique du sens – et d’ailleurs du locuteur « ordinaire » – un observateur extérieur. La thèse défendue par Quine est à ce propos tout à fait typique : « There is nothing in linguistic meaning beyond what is to be gleaned from overt behavior in observable circumstances. » (1992 : 38).
31 Or, il nous semble évident que le locuteur – ou le scientifique – qui reste seulement un observateur extérieur ne pourra pas arriver à des connaissances fiables sur le sens. Au contraire, c’est justement parce que la sémantique a adopté une épistémologie de l’observateur extérieur – empruntée aux sciences naturelles – qu’elle n’est pas arrivée à se constituer en une science adaptée au mode d’existence de son objet d’étude.
32 L’adoption dans les sciences humaines de la perspective de la troisième personne, on le sait, a été une réaction contre l’intuitionnisme. Dans le domaine du sens, une telle remise en question de l’introspection comme méthode de connaissance est justifiée [7]. On n’a guère, aujourd’hui, besoin d’insister sur la valeur souvent douteuse de l’ « intuition linguistique » pour formuler des vérités sur le sens – ou sur d’autres aspects de l’être humain. En effet, c’est uniquement dans la mesure où l’intuition linguistique d’un chercheur particulier est « représentative » qu’elle pourra éventuellement prétendre avoir une valeur de vérité – après un processus de corroboration s’entend [8]. Cependant, ce n’est pas parce que la réaction contre l’intuitionnisme est justifiée que la perspective objectiviste est la bonne alternative.
5. VERS UNE MÉTHODOLOGIE INTERSUBJECTIVISTE DU SENS
33 L’épistémologie du sens, donc, ne peut être fondée ni sur l’observation extérieure, ni sur le sentiment linguistique du seul chercheur. Mais, si ni une épistémologie du je, ni une épistémologie du il/elle, voire des ils–linguistes, ne sont des options, comment alors peut-on fonder l’étude scientifique du sens ? La réponse doit être que seule une épistémologie du nous, c’est-à-dire une épistémologie de la connaissance interactionnelle (Mead), de l’observation participante (Boas, Jakobson, Bakhtine), de l’expérimentation dialogique (Vygotsky, Harré & Gillet) et de la pragmatique transcendantale (Apel, Habermas), est susceptible de produire des connaissances fiables sur le sens.
34 En tant que telle, cette épistémologie sera sans aucun doute en butte à plusieurs reproches, en premier lieu à celui de manquer d’objectivité. Cependant, ce n’est pas parce que l’observation se fait interactionnelle et dialogique que la connaissance qui en résulte sera nécessairement approximative. La preuve éclatante en est la théorie de la mécanique quantique qui, tout en étant une théorie opératoire permettant de formuler et de vérifier des prédictions, tient compte du fait que l’observation exerce une influence sur le phénomène observé [9]. Mais on n’a pas besoin d’aller chercher des exemples dans le microcosme : l’épistémologie interactionnelle et participante a largement fait ses preuves dans des disciplines comme l’ethnologie, la psychologie et la socio-linguistique.
35 Ici, il est également important de rappeler le deuxième volet de notre définition, à savoir que la conceptualisation intersubjective doit être codifiée et mémorisée sous forme de signes [10]. D’un côté, il faut admettre avec les linguistes cognitifs et des sémanticiens comme Ducrot que le sens n’existe que comme représentation mentale. De l’autre, ce n’est pas pour autant qu’on doit en tirer la conclusion que le sens est infiniment variable, ce qui aurait pour conséquence que tout sens devait être renégocié dans chaque situation d’énonciation. Plutôt que d’opposer un sens sémantique trans-situationnel à un sens pragmatique variable, il est plus raisonnable de supposer qu’il existe des zones de grande stabilité sémantique et des zones de grande variabilité, avec toute une échelle de degrés de stabilité entre les deux extrêmes (voir Larsson, 1997 et Kleiber, 1999 : 45-49). Il serait difficile de nier, par exemple, qu’il existe des règles de dérivation sémantique, que l’étymologie – scientifique ou populaire – peut être déterminante pour les sens attribués à telle forme, que la catégorisation lexicale, surtout dans le langage scientifique, se fait selon des principes exacts et qu’il existe des entités lexicales dont le sens ne change guère d’une situation d’énonciation à une autre. Le rôle important de la motivation relative comme un facteur de stabilisation ne peut guère non plus être nié. Il y a un monde de différence, au sens figuré, entre la stabilité sémantique d’un mot comme l’éternel « quadrupède » et un mot comme « amour ».
36 À cela s’ajoute, comme l’a souligné G. Kleiber, que les conceptualisations qui sont reprises comme sens ne sont pas tout à fait aléatoires. Parce que nous sommes des êtres humains, génétiquement et socialement plus semblables qu’on ne le prétend souvent, on peut supposer qu’il existe des « constants anthropologiques » qui limitent la variabilité des conceptualisations qui sont sémantisées dans la langue.
37 Ce n’est donc pas parce que le statut ontologique du sens est « seulement » intersubjectif, ou parce que, en principe, il suffit « seulement » de deux locuteurs pour créer du sens, que le sens est généralement indéterminé, variable ou relatif. En fait, c’est précisément parce que le statut ontologique du sens est d’ordre intersubjectif, et donc précaire, que la communication verbale est sujette à un grand nombre de facteurs de stabilisation – certains d’ordre linguistique (règles de dérivation, expression figées, la motivation relative, etc.), d’autres d’ordre social (le bon usage, les académies de langue, l’autorité reconnue de certains dictionnaires, etc.).
38 En résumé, d’un point de vue intersubjectiviste, rien ne permet de préjuger du degré et de l’étendue de la stabilité sémantique régnant à l’intérieur d’une communauté linguistique. Le différend qui oppose les partisans d’une grande stabilité sémantique trans-situationnelle et ceux qui voient dans le sens un phénomène éternellement variable et conjectural doit être réglé par l’étude empirique et non par des préjugés théoriques.
39 La question reste cependant de savoir comment nous pouvons concevoir une sémantique fondée sur l’observation interactionnelle et participante. Prenons, pour en donner brièvement une idée, l’exemple de la description du lexique. Si on ne peut plus avoir recours au sentiment linguistique du lexicographe, il est évident que la description complète du lexique demandera un énorme travail de corroboration empirique, d’autant plus que la description sémantique d’un lexème ne doit pas seulement fournir le dénominateur commun à tous les emplois du terme, son « noyau dur » intersubjectif, s’il en existe un, mais également les variations du sens qui, tout en étant stables à l’intérieur d’un groupe de locuteurs, ne sont pas pour autant généralement partagées par tous.
40 On objectera peut-être ici qu’il y a des lexèmes dont le sens est tellement « évident » qu’on n’a pas besoin d’aller vérifier sur le terrain s’il est partagé par tous les locuteurs – tel « bipède », même s’il y a des bipèdes cul-de-jatte ou unijambistes. Cela est sans doute vrai, mais le lexique n’est pas seulement fait des bipèdes et des quadrupèdes, mais également, par exemple, d’un lexème comme amour.
41 Une étude du sens attaché au mot amour devra ainsi commencer par la formulation d’hypothèses sur l’éventuel noyau du sens, relativement stable et trans-situationnel, qui serait commun à toute la communauté linguistique ou à des groupes de locuteurs à l’intérieur de celle-ci. Un bon point de départ serait bien sûr les dictionnaires, complétés par toutes sortes de corpus – textes littéraires et non littéraires, interviews, débats télévisés, ouvrages scientifiques, textes de chansons – bref, tout matériau, écrit ou oral, où l’on parle d’amour.
42 La deuxième étape sera de préciser et de probabiliser les hypothèses à l’aide de toute la batterie des tests utilisés en sémantique : tests de compatibilités syntaxiques (notamment les négations, les adverbes, les déterminants et les qualificatifs), tests d’anaphorisation, tests de commutation et d’autres encore. On remarquera cependant que le résultat de ces tests peut uniquement servir d’indice. En effet, pour décider du sens de l’énoncé qui est produit par le test, il faudra encore passer par une vérification interactionnelle, faute de quoi la preuve recherchée reposera toujours sur le seul sentiment linguistique du sémanticien.
43 C’est ici que s’arrête normalement le travail de vérification par le chercheur individuel. Pour assurer un degré suffisant de contrôle intersubjectif, les hypothèses sont ensuite soumises à l’appréciation des collègues-linguistes qui, si tout va bien, jugent de la validité des hypothèses en faisant appel à leur sentiment linguistique à eux.
44 Certes, un contrôle intersubjectif entre linguistes est mieux que rien – ils sont eux aussi, après tout, des locuteurs de la langue naturelle. Cependant, le seul cas où la vérification « interlinguiste » pourrait donner des résultats en plein accord avec le statut ontologique du sens serait si l’objet d’étude était le sens partagé par les linguistes entre eux.
45 A ce propos, une remarque faite par Françoise Gadet lors d’une conférence donnée à l’Institut d’Études Romanes de Lund nous semble exemplaire. Françoise Gadet déclara qu’elle avait maintenant l’impression – au bout de quinze ans de recherches – de « sentir » et de « comprendre » comment fonctionnaient « réellement » les constructions relatives dans la langue populaire. Elle précisa qu’elle venait elle-même d’un tout autre milieu que celui sur lequel portaient ses recherches. Qu’est-ce à dire, sinon que Françoise Gadet, au bout de ses efforts tenaces, est arrivée à établir une intersubjectivité avec les locuteurs qui parlent le sociolecte étudié ?
46 La vie professionnelle du sémanticien intersubjectiviste n’aura donc rien d’une sinécure. C’en est, malheureusement, fini avec la vie sédentaire et douillette du linguiste assis dans son fauteuil savourant ses écrivains favoris pour constituer et analyser un corpus. Du point de vue intersubjectiviste, le résultat de cet exercice, à part l’agrément, ne pourra être qu’heuristique : ce sera une étape pour formuler les hypothèses. Dorénavant, il faudra que le sémanticien aille sur le terrain et qu’il confronte ses hypothèses non seulement avec d’autres linguistes, mais surtout avec les locuteurs de la langue naturelle, en chair et en os. Surtout, il faudra que le sémanticien, comme tout scientifique, prenne au sérieux l’exigence du contrôle intersubjectif des résultats obtenus par ses collègues.
6. LA SÉMANTIQUE COMME SCIENCE HUMANISTE
47 Qu’est-ce que le sens ? Cette question ambiguë, pouvant porter ou bien sur le sens du « sens » ou bien sur son référent, mène vite aux pires paradoxes. Si nous la posons comme une question sur le sens du sens, nous tombons dans la tautologie ou dans le cercle vicieux. Si nous la posons comme une question sur l’entité à laquelle réfère le terme de sens – d’ailleurs en présupposant l’existence même de ce quelque chose dont nous questionnons la nature – nous sommes entraînés dans l’abîme vertigineux du réductionnisme.
48 Pour sortir de ce dilemme aporétique, notre principale suggestion a été de voir dans le phénomène que nous appelons « sens » une propriété émergente qui fait partie de ce « world-three reality » postulé par Popper et repris – ou réinventé – comme explication ontologique des phénomènes spécifiquement humains par des théoriciens comme Carr (1990), Margolis (1989), O’Connor (1993), Bunge (1980 et 1981), Crossley (1996), Hasker (1999) et quelques autres encore.
49 Seule une telle supposition nous semble susceptible d’assurer une réalité ontologique connaissable, non à n’importe quel phénomène que nous pouvons choisir arbitrairement d’appeler « sens », mais à un phénomène réel qui rend la communication verbale possible. Par conséquent, la théorie du sens élaborée ici n’est pas nominaliste. Elle postule que le terme de « sens » désigne un phénomène ayant une identité et un mode d’existence propre. La théorie implique donc également que la référentialité est une propriété de certains signes, ce qui ne veut pas dire que toute forme de sens est nécessairement référentielle.
50 Certes, le fait que cette théorie (nous) paraît satisfaisante ne garantit nullement qu’elle soit valide. En effet, si nous voulons maintenir la théorie réaliste du sens comme intersubjectivité, il faudra aussi montrer quelle est l’étendue des conceptualisations qui sont non seulement accidentellement communes, mais également reconnues comme étant partagées.
51 Cela, bien sûr, n’est pas facile. Premièrement, il est évident qu’il règne souvent, dans la pratique de la communication verbale, une asymétrie entre les locuteurs effectivement en présence l’un de l’autre et les locuteurs entre lesquels l’intersubjectivité sémantique s’est constituée ou (re) confirmée. Cette asymétrie devient encore plus marquée dans la communication écrite, celle-ci étant une communication « en différé » où les locuteurs ne peuvent pas avoir recours à la situation d’énonciation pour désambiguïser d’éventuelles incertitudes sémantiques [11].
52 Autrement dit, le sens qui se constitue entre deux locuteurs est souvent, par la suite, utilisé par l’un ou par l’autre dans des échanges verbaux avec d’autres locuteurs qui n’ont pas participé à la « première » constitution ou reconfirmation du sens. On pourrait dire que, dans la pratique de l’interaction verbale, la plupart des locuteurs font comme si le sens déjà constitué et confirmé était commun à tous les autres locuteurs d’une langue donnée – ou du moins à la plupart d’entre eux [12].
53 Deuxièmement, la constitution de l’intersubjectivité est un processus dynamique, en constante évolution, où aucun locuteur ne peut reposer sur ses lauriers s’il veut être compris et comprendre au-delà de la première constitution du sens [13].
54 Finalement, et le pire de tout, une fois passé le moment de la constitution intersubjective du sens, ce sens existera uniquement sous la forme d’une entité mentale mémorisée à l’intérieur de chaque cerveau particulier.
55 Ces trois phénomènes, l’asymétrie, le dynamisme et la mémorisation ont tous pour conséquence de rendre la vie difficile au sémanticien consciencieux. Qui dit asymétrie dit aussi un travail incessant de désambïguisation et de négociation du sens dans la situation d’énonciation dans les domaines du sens ayant un degré de stabilité peu élevé. Qui dit dynamisme dit aussi que le rêve d’un ensemble signifiant entièrement stable est un rêve utopique. Et qui dit mémorisation dit aussi de possibles défaillances et intermittences de mémoire, malgré les mécanismes mnémotechniques incorporés dans la langue.
56 Pour ces raisons, la tâche de décrire synchroniquement – avec une rigueur scientifique suffisante – l’ensemble des sens intersubjectivement établis dans une communauté linguistique à un moment donné de l’histoire est une tâche impossible. Il est donc tout à fait compréhensible que les sémanticiens se concentrent sur les parties du sens les plus stables et sur les mécanismes ou les règles de formation qui contribuent à cette stabilité. Ce qui ne l’est pas, c’est de prétendre que le sens le plus stable, le plus systématique et le plus répandu est un sens « plus vrai » ou plus « réel » qu’un sens établi dans un groupe restreint de locuteurs. Le sens du français standard, par exemple, n’est pas plus « vrai » ou plus « réel » que le sens du verlan ou de celui de l’argot populaire.
57 En effet, même si la sémantique doit délimiter un champ d’étude trop vaste, il ne nous semble pas très satisfaisant de se borner au sens le plus généralement partagé. Nous estimons pour notre part que la sémantique devrait aussi – et pourquoi pas surtout – étudier les domaines du sens où nous avons besoin de plus d’intersubjectivité. Tel est sans aucun doute le cas de l’intersubjectivité asymétrique qui règne entre les citoyens et les manipulateurs médiatiques et politiques, entre les hommes et les femmes, entre différentes générations, entre différentes ethnies, entre différents pays et cultures.
58 En effet, la sémantique interactionnelle, en étudiant un aspect ou un domaine du sens, ne pourra pas éviter de renforcer l’intersubjectivité sémantique entre les êtres humains. C’est peut-être là, finalement, le plus grand mérite de la théorie proposée ici, tout à fait en dehors de la question de sa validité dans les termes de cette vérité que de nombreux épistémologues prétendent indéfinissable, inconnaissable, incommensurable et insondable.
59 Pour conclure, si nous avons choisi d’invoquer en filigrane l’exemple de la sémantique de l’amour, ce n’est pas seulement parce que le sens de l’amour constitue un vrai défi pour le sémanticien. C’est aussi parce que l’amour, avec l’amitié, la liberté et le langage, fait partie de cette intersubjectivité qui nous rend humains au-delà de notre appartenance à l’espèce homo sapiens. En ce sens là, la sémantique est au cœur non seulement des sciences humaines, mais de l’humain tout court. Autrement dit, nous proposons de considérer la sémantique comme une science humaniste dont l’objectif ultime devra être d’aider les êtres humains à mieux se comprendre grâce à cet outil merveilleusement efficace, mais aussi affreusement multiforme et complexe, qu’est la langue. On sait que là où s’interrompt le dialogue, il n’y a guère que la violence pour résoudre les conflits entre humains. Maintenir et approfondir le dialogue sera donc la première exigence du sémanticien. La sémantique, évidemment, ne peut pas donner la réponse à la question de savoir quel est le sens de la vie, mais elle peut nous montrer que la réponse ne peut être ni subjective, ni objective, mais qu’elle doit être commune à plus d’un.
Notes
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[1]
On reconnaît peut-être ici la question tout autant paradoxale posée par Wittgenstein : « Qu’est-ce qu’une question ? »
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[2]
voir Kleiber, 1981 : 175-220.
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[3]
On trouvera, dans notre ouvrage Besoin de liberté (2006), une tentative d’expliquer le rôle crucial que joue l’arbitrarité des représentations symboliques pour l’émergence du sens.
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[4]
Il est symptomatique qu’on se retrouve dans l’embarras total pour essayer de trouver des critères pour distinguer ces deux « types » de compréhension, la « compréhension » d’un côté, et l’ « intercompréhension » de l’autre.
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[5]
C’est là la raison profonde pour laquelle nous avons tant de mal à attribuer seuls un sens à nos rêves. C’est également pourquoi la psychanalyse, malgré des postulats ontologiques sujets à caution, peut néanmoins être une thérapie bienfaisante. Grâce à la présence d’autrui, la psychanalyse permet d’attribuer un sens aux représentations mentales qui, sinon, nous paraîtraient incompréhensibles. On notera enfin que reconnaître ou confirmer un sens ne signifie pas qu’on doit utiliser la même forme pour exprimer ce sens. Deux locuteurs peuvent très bien se comprendre en utilisant des formes divergentes si seulement les deux en prennent conscience.
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[6]
Ce qui est un autre paradoxe, bien sûr, car l’échec communicatif ne peut guère être repéré et décrit que si l’on peut aussi préciser les conditions d’une communication verbale réussie !
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[7]
Même si on peut argumenter que le sentiment sémantique, en raison du long apprentissage de la langue et de la pratique continue de celle-ci en interaction avec d’autres locuteurs, est un moyen plus sûr que l’observation extérieure pour décider du sens.
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[8]
Même s’il est vrai que les théories innéistes continuent à faire appel à l’intuition pour décider de la grammaticalité des séquences verbales. Dans une perspective intersubjectiviste, évidemment, le sentiment linguistique d’un seul ou de quelques rares informateurs ne pourra avoir qu’une valeur heuristique.
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[9]
N’oublions pas non plus que le contrôle intersubjectif des hypothèses est à la base également des sciences naturelles.
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[10]
Pour éviter des malentendus, rappelons que le signe existe en dehors de l’écrit.
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[11]
Pour une discussion de l’interpétation du sens des textes écrits, voir Larsson 1997 : 185-222. Pour le moment, il suffit de noter que la relative indétermination sémantique qui frappe notoirement les textes écrits, et surtout les textes littéraires d’autres époques, est inévitable si la théorie présentée ici est correcte.
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[12]
On peut voir dans cette affirmation une réinterprétation des maximes conversationnelles de Grice.
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[13]
De là, évidemment, les éternelles difficultés de compréhension entre les générations ou entre différentes classes sociales.