Langages 2007/3 n° 167

Couverture de LANG_167

Article de revue

Quelques concepts clés de la tradition grammaticale allemande

Pages 38 à 52

Notes

  • [1]
    Liées aux célèbres travaux de T. S. Kuhn (1983) en ce qui concerne les sciences naturelles. Cf. H. Blumenberg (1996 : 290).
  • [2]
    Après quelques travaux exploratoires dès les années 1920 (H. Hörmann 1977 : 82).
  • [3]
    H. Paul 1959 : 12 ; cf. H. Paul 1970 : §§ 86 sqq. et 196 sqq. ; cf. § 262 sur le rapport entre catégories psychologiques et grammaticales.
  • [4]
    H. Paul 1970, début du § 86, repris plus tard et commenté élogieusement par K. Bühler (1982 : 174).
  • [5]
    Cf. à titre d’exemple sa description lucide du « degradiertes Prädikat », correspondant à la « prédication seconde » du jargon actuel (H. Paul 1970 : § 97).
  • [6]
    Cheminement notionnel mis à jour par G. Tinès (2000 : chap. 3).
  • [7]
    H. Fitzek & W. Salber 1996 : 68, 97, 100, 104.
  • [8]
    G. Tinès 2000, chapitre sur « Le concept d’ensemble chez Edmund Husserl ».
  • [9]
    « Wohl aber ist es möglich, den hier beschrittenen, bescheideneren, aber zuverlässigeren Weg zu Ende zu gehen. » (E. Drach 1937 : 68).
  • [10]
    « Von dieser Achse aus ordnet sich alles Übrige. » (1937 : 69).
  • [11]
    Voilà l’un des clichés (peut-être pas entièrement faux) de la stylistique comparée du français et de l’allemand ; C. Bally 1965 : § 572-599.
  • [12]
    M. Vanneufville (2002 : 139) ; certaines grammaires utilisent Rahmen ( « cadre ») au lieu de Klammer (G. Helbig & J. Buscha 1991 : 566).
  • [13]
    « Die Denkweise des Deutschen ist vergleichbar : nicht mit dem klaren Durchanalysieren des Logikers, sondern mit dem forschenden Betrachten eines Ingenieurs, der sich mit einer neuen Maschine vertraut macht. » (E. Drach 1937 : 70 sq.).
  • [14]
    Ce qui n’exclut nullement une vraie renaissance, prédite et prônée par certains (P. Schmitter, 2000 : 69 ; J. Trabant, 2000).
  • [15]
    G. Helbig & J. Buscha (1991 : 536) et le terme Zweitstellung des finiten Verbs dans le registre ; pour Rahmenbildung, cf. G. Helbig & J. Buscha (1991 : 567).
  • [16]
    Letztes Jahr sind meine Eltern nicht in Urlaub gefahren. (ibidem).
  • [17]
    À propos de l’emploi de diskontinuierlich en grammaire allemande cf. H. Bußmann (2002) sous diskontinuierliche Elemente et U. Engel (1988 : 755, 872). Les trois « champs » de la phrase allemande qu’évoquent F. Schanen & J.-P. Confais (2004 : 263) ne correspondent pas aux champs positionnels présentés ci-dessus, mais aux différenciations pragmatiques entre thème, modalisation et rhème.
  • [18]
    Cf. l’article « Valence » (Chimie) dans l’Encyclopaedia Universalis.
  • [19]
    Il est amusant de relever que cette image un peu stéréotypée de la linguistique allemande au XIXe s. (F. Bopp le technicien contre W. von Humboldt le visionnaire) est toujours en honneur auprès de linguistes français (cf. l’article BOPP Franz, rédigé par J.-L. Calvet, dans Encyclopaedia Universalis).
  • [20]
    Cf. les synthèses dans G. Helbig (1992) et Valence : perspectives allemandes (2002).
  • [21]
    Nom se référant selon K. Pittner (1999 : 1) à une « partie centrale » de la grammaire de l’allemand.
  • [22]
    C’est ce qu’affirme également une autre grammaire scolaire, rédigée par un tenant réputé du modèle tesnièrien : H. J. Heringer (1989 : 275) présente les Adverbiale comme freie Satzglieder, ( « circonstants » au sens de L. Tesnière) ; mais est-ce bien le cas de aus Berlin dans Er kommt aus Berlin ( « Il vient de Berlin », H. J. Heringer, p. 276) ? Cf. G. Helbig & W. Schenkel (1973 : 251).
  • [23]
    Solution préconisée aussi par l’édition récente du manuel d’allemand le plus répandu dans les collèges allemands (B. Schurf & A. Wagner (2004 : 109 sq.) à propos de adverbiale Bestimmung.
  • [24]
    Comme le précise T. S. Kuhn (1983 : 202), « aucune théorie ne résout jamais toutes les énigmes auxquelles elle est confrontée à un moment donné ».

1. EXCEPTIONS TERMINOLOGIQUES ALLEMANDES ?

1 Existe-t-il des concepts particuliers à la tradition grammaticale allemande ? Quand on compare celle-ci à la grammaire du français, à celle des autres langues romanes ou de l’anglais, la réponse ne saurait faire de doute. Il est frappant en effet que certaines notions grammaticales prisées dans les pays germanophones soient ignorées ailleurs et que d’autres, d’un usage plus ou moins universel, jouissent en Allemagne d’une attention toute particulière en contraste avec le rôle mineur qu’elles jouent au sein d’autres traditions terminologiques.

2 Appartient au lot des termes exclusivement germanistiques tout ce qui se rattache à la notion métaphorique de Feld ( « champ » : Vorfeld, Mittelfeld, Nachfeld), désignant les diverses zones et les positions des mots à l’intérieur de la phrase. Pour le néophyte curieux des grammaires de l’allemand rédigées en cette langue, cette obsession du « champ » peut avoir quelque chose d’intrigant, voire d’inquiétant : la clé de la phrase allemande, dont la longueur et les méandres supposés n’ont pas forcément bonne réputation en dehors des pays germanophones, résiderait-elle dans ce phénomène ? Pourquoi ce terme ne rendrait-il pas les mêmes services mirifiques dans la description d’autres langues ? Nous verrons que l’idée de Feld, peu exportable pour des raisons d’ordre structurel, semble promise à demeurer une exception allemande ; elle est solidement implantée dans un réseau terminologique complexe, rattachée à d’autres notions à peine moins exotiques et soutenue par une longue tradition épistémologique des sciences du langage d’outre-Rhin.

3 Le second groupe de notions – non exclusivement allemandes – comprend, parmi d’autres, celle de valence. Le temps n’est sans doute plus où toute grammaire de l’allemand qui se respecte (ci-inclus celles publiées en France) faisait de ce dernier concept sa pièce maîtresse. Cependant, même les publications allemandes les plus récentes, qui se veulent dans le vent d’un point de vue méthodologique, continuent à y sacrifier.

4 Le cadre théorique de notre enquête, métalinguistique au deuxième degré, ne dépassera guère quelques réflexions ad hoc, étant donné qu’il n’existe pas encore de méthodologie rigoureuse dans ce domaine. Évoquons toutefois les théories [1] bien connues selon lesquelles chaque paradigme scientifique est tributaire d’un ensemble d’hypothèses fondamentales et d’un arrière-plan de visions plus ou moins métaphoriques qui déterminent les échafaudages notionnels et les créations terminologiques.

5 Ces théories peuvent nous guider dans la recherche des causes profondes de la multiplication des « champs » que connaît la linguistique allemande des années 1930 : série ouverte  [2] au début de la décennie par la thèse restée fameuse de J. Trier (1931) sur le sprachliches Feld (devenu « champ sémantique » dans la discussion ultérieure), continuée par la théorie des « Felder » développée par K. Bühler (1934), et achevée par les « champs positionnels » d’E. Drach (1937). Existe-t-il un dénominateur commun entre toutes ces conceptions du champ qui s’appliquent à des domaines linguistiques bien différents ?

2. « REPRÉSENTATIONS » ET ASSOCIATIONS

6 Avant d’aborder ce problème, observons un moment l’état de la recherche qui prévalait avant la « vogue des champs ». H. Paul (1846-1921), figure de proue de la germanistique pendant plusieurs décennies, avait déclaré la « psychologie expérimentale » base de la linguistique historique dont il s’apprêtait à jeter les fondements théoriques (H. Paul 1970 : 4). Ce puissant courant de la psychologie était dominé à l’époque par l’associationnisme de W. Wundt (1832-1920). Suivant en ceci l’air du temps, H. Paul conçoit la communication comme le transfert des associations présentes dans la conscience du locuteur à celle de l’auditeur (1970 : 15). Il qualifie les éléments associés de Vorstellungen (à peu près « représentations »), mot difficilement traduisible dans une autre langue en raison de sa polysémie et de ses liens avec divers courants de l’histoire des idées en Allemagne. Sur le plan de la langue, il appartient à la phrase de symboliser le fait que l’association de plusieurs représentations s’est accomplie « dans l’âme du locuteur » (H. Paul 1959 : 10). Or, la phrase canonique comporte selon H. Paul au moins deux membres, correspondant à deux types de représentations : un premier groupe, logiquement et temporellement antérieur, dont la présence psychique forme le point de départ de la phrase ; et un second qui s’y joint ultérieurement. Le premier est dénommé « sujet psychologique » et le second, « prédicat psycho-logique »  [3]. Entre les deux, il y a à la fois consécution et gradation hiérarchique dans la mesure où le prédicat psychologique, communicativement plus important, constitue le but final de la phrase (H. Paul 1970 : 283). Une telle vision des différentes valeurs communicatives véhiculées par les segments de la phrase jette un pont vers les nombreuses élaborations des notions de thème (sujet psychologique) et de rhème (prédicat psychologique) qu’a connues le XXe siècle. Rétrospectivement on peut dire qu’elle a davantage influencé les discussions ultérieures en grammaire allemande que l’idée que H. Paul (1970 : 125) retenait lui-même comme centrale : la possibilité de concevoir le plan de l’expression – ci-inclus l’ensemble des constructions syntaxiques et les faits prosodiques – comme une diversification de cette donnée fondamentale de la phrase qu’est l’association des représentations (Verbindung von Vorstellungen)  [4]. Les lecteurs de H. Paul savent combien toutes ces idées se sont révélées utiles dans l’analyse des constructions les plus diverses [5], non moins en allemand contemporain qu’en histoire de la langue. Si le caractère novateur et le rôle charnière des travaux de H. Paul ne font pas de doute, l’assise épistémologique de sa théorie peut paraître rudimentaire aux yeux de l’observateur actuel, habitué aux modèles autrement plus compliqués. T. S. Kuhn (cf. 1983 : 37) n’aurait probablement pas qualifié de « paradigme » ce cadre théorique, à la fois peu sophistiqué et peu contraignant pour la communauté scientifique, dans lequel s’insère la recherche linguistique de l’époque. Et pourtant, c’est cette « préhistoire » des sciences du langage qui porte en elle les germes d’une théorisation plus poussée, débouchant dans un premier temps sur diverses conceptions de « champs ».

3. LES « CHAMPS » DANS TOUS LES SENS

7 L’une des voies qui mènent de l’associationnisme à la théorie des champs passe par les idées intermédiaires d’ « association collective », d’ « ensemble » et finalement celle de « Gestalt »  [6] qui légitime le concept de « champ ». Comme nous l’avons dit, la notion de « champ » s’impose progressivement dans les années 1930, non sans chevauchements avec les concepts issus des modèles précédents (H. Hörmann 1977 : 82).

3.1. Karl Bühler

8 K. Bühler (1879-1963), resté célèbre pour sa théorie de la deixis et son schéma de la communication en trois composants, grand précurseur de plusieurs courants de la linguistique moderne (A. Rousseau 2002, Persyn-Vialard 2005), ne fait pas mystère de sa principale source d’inspiration en dehors de la linguistique proprement dite : le gestaltisme, antidote au positivisme même en sciences naturelles (L. Fleck 1980 : XXVI), théorie qui réagit contre l’atomisme mental des écoles psychologiques précédentes (K. Bühler 1982 : 256) ; théorie, enfin, dont certaines élaborations reviennent en force depuis un quart de siècle par le biais de la notion de « prototype » et du cognitivisme américain en général. La notion de « champ », chère aux gestaltistes [7], apparaît à divers endroits dans l’œuvre de K. Bühler et prend des valeurs assez différentes selon ses spécifications. Le psychologue viennois distingue d’abord entre Zeigefeld ( « champ déictique ») et Symbolfeld ( « champ des symboles », étant entendu que le mot est « symbole » lorsqu’il représente les objets du monde ; K. Bühler 1982 : 28, 81). Le Symbolfeld s’articule en « sphères » (autre métaphore spatiale, loc. cit. 221, 234), que les linguistes appelleront aussi « champs onomasiologiques ». C’est à propos du Symbolfeld que K. Bühler invoque une notion célèbre de W. von Humboldt, innere Sprachform, forme intérieure (ou interne) de la langue (loc. cit. 152), à laquelle nous reviendrons. Dans un passage malheureusement plutôt obscur, K. Bühler spécule sur les préférences respectives que manifestent différents groupes linguistiques (les langues bantoues, indoeuropéennes, etc.) pour certaines modalités de symbolisation. Les rares exemples fournis donnent à penser que K. Bühler anticipe ici la problématique que la linguistique cognitive de nos jours rattache aux termes de « conceptualisation » (cf. les travaux de R. Langacker) ou de « catégorisation ».

9 Mais pour K. Bühler, l’idée de « champ » s’applique en outre à la dimension syntagmatique de toute langue, où elle concerne l’interaction de l’ensemble (le contexte) et des parties (chaque mot). Le contenu du mot (Infeld, « champ intérieur ») ne se conçoit qu’en osmose avec son environnement, le Umfeld (loc. cit. 154 sq.). On notera à ce propos qu’E. Husserl (1859-1938), fondateur de la phénoménologie, qui a lui-même contribué à l’élaboration de certains concepts du gestaltisme [8], s’est également interrogé sur le rapport entre signification et combinatoire du mot (E. Husserl 1984 : 335 sqq.). La question sera reprise bien plus tard par le contextualisme (J. R. Firth) et l’école britannique du langage ordinaire.

10 Mentionnons pour mémoire qu’une conception purement lexicale du champ a été développée à la fin des années 1920 par J. Trier, dans une thèse consacrée au champ conceptuel (Wortfeld, Begriffsfeld, sprachliches Zeichenfeld) de l’entendement. Pour étayer sa théorie, J. Trier se réclame à la fois de W. von Humboldt (1931 : 19 sq.) et de F. de Saussure (1931 : 11) – lequel reste à l’époque, à côté du gestaltisme, l’autre grand remède au grand mal du positivisme que l’on reproche à la grammaire historique.

3.2. Erich Drach : du « champ » à la « pince » et au « trousseau »

11 Ce n’est pas que dans l’œuvre de K. Bühler qu’a eu lieu la rencontre du « champ », idée neuve de la linguistique du XXe siècle, et du concept très traditionnel et éternellement controversé de innere Sprachform. De façon non moins étonnante, elle se produit dans le livre d’E. Drach (1937), qui a certainement exercé l’influence la plus profonde sur la grammaire moderne de l’allemand. C’est à lui que nous devons la définition du schéma fondamental de la proposition principale, comportant les trois « champs » positionnels indiqués plus haut (Vorfeld, Mitte, Nachfeld, E. Drach 1937 : 16 sqq.). Le retour à la innere Sprachform de W. von Humboldt ne s’opère qu’une fois achevée l’analyse des nombreuses règles qui président à l’ordre des mots en allemand. E. Drach se demande dans un ultime chapitre (XV) s’il est possible de discerner, derrière la multitude des détails syntaxiques, les principes fondamentaux de la phrase allemande. Il considère que ces principes, si leur existence devait se confirmer, feraient partie du noyau commun que postule W. von Humboldt pour la mentalité d’un peuple et la « construction » (Bau) de sa langue. Poser la question ainsi, en liant donc la souhaitable progression vers les principes explicatifs à une dose de mentalisme, équivaut évidemment à une réponse positive. Cependant, en linguiste rompu aux querelles entre écoles empiriques et écoles mentalistes, E. Drach essaie d’éviter les écueils de la spéculation gratuite sur la psychologie des peuples : les généralisations qu’il s’apprête à proposer ne représentent, affirme-t-il, que la continuation conséquente de la « modeste » voie des observations factuelles qu’il a empruntée [9]. Suivent quelques pages (69-73) dont on ne saurait guère sous-estimer l’importance pour le devenir de la grammaire allemande. N’en retenons que la première des caractéristiques de la phrase allemande énoncées par E. Drach, le rôle dominant du verbe, qui occupe, dans l’ordre des mots, le « champ central ». De la primauté syntaxique du verbe découlent, selon E. Drach, de nombreux autres phénomènes [10], notamment sur le plan du contenu. L’idée de « dynamisme », spécifiquement liée au verbe, se transmet à toute la phrase allemande et la distingue de la phrase standard française, qu’E. Drach croit plus statique [11]. Cette conception « verbo-centrale » génère d’autres interrogations. Si le verbe s’impose syntaxiquement et sémantiquement à la structure de toute la phrase, chaque nuance de sa signification a son importance et se répercute sur le reste de l’énoncé. Cela concerne la Aktionsart (aspect lexical, E. Drach 1937 : 69), qui s’articule en allemand (comme dans toute autre langue) à travers le lexème verbal, et tout particulièrement par un riche système de préfixes verbaux, qui rend la vie dure aux apprenants étrangers. Selon E. Drach (1937 : 38), cette dernière observation vaut aussi pour un aspect essentiel de la phrase allemande appelé Umklammerung (littéralement « mise entre parenthèses ») ou Klammersatz, termes rendus en français par « pince »  [12]. En simplifiant, on résumera ce principe comme suit : plus deux mots de la phrase sont sémantiquement, lexicalement ou syntaxiquement proches (proximité pouvant aller jusqu’à la fusion orthographique à certaines formes du verbe à particule), et plus les règles de la grammaire allemande tendent à les éloigner l’un de l’autre sur l’axe syntagmatique. Dans le cas du verbe, qui est ici notre thème principal, ces règles peuvent entraîner le rejet de la particule « séparable » (préfixe du verbe) à la fin de la phrase – dont la majeure partie se trouve alors emboîtée entre les « parenthèses » formées par le verbe et la particule détachée (les deux branches de la pince). On illustrera cette structure à l’aide de l’exemple cité par E. Drach même (p. 39), avec tous les signes graphiques (parenthèses, crochets, etc.) censés symboliser les divers emboîtements qu’il veut mettre en relief :

12

(1) Er {blickte [auf die (hohen | von <schimmerndem> Schnee bedeckten) Berge] hinüber}.
( « Il regarda en direction des hautes montagnes, couvertes d’une neige éclatante. »)

13 Observons plus particulièrement le deuxième mot (blickte, prétérit de blicken) et le mot final (hinüber, particule verbale séparable ou adverbe). Il faut savoir que le verbe à l’infinitif est hinüberblicken (hinüber « de l’autre côté », blicken « regarder ») et que dans la principale, la particule se place après le verbe et ses compléments, le verbe occupant la deuxième place dans la proposition énonciative. Les deux parties du verbe composé qui forment une unité sémantique et lexicale entourent donc ici le complément, en quelque sorte enchâssé, et qui comporte de son côté d’autres constructions emboîtées ; le tout ressemble en fin de compte à une poupée gigogne. Que révèle ce principe, qui peut paraître étrange dans la perspective d’autres langues occidentales modernes, sur la « forme interne » de l’allemand et ses rapports avec une mentalité ? E. Drach avance le terme de Gründlichkeit ( « rigueur » ou « méticulosité »), mot que le folklore revendique, avec une prise d’auto-ironie, comme l’expression d’une caractéristique « typiquement allemande ». Le grammairien décerne les talents d’organisation d’un ingénieur au locuteur allemand qui intègre, conformément au modèle décrit, chaque syntagme et chaque « fait partiel » à l’ensemble de la phrase (pp. 71-73), laquelle doit fonctionner selon lui comme un mécanisme réglé avec « précision » (notion importante). Espérons qu’E. Drach considérait ces prouesses de planification comme l’apanage d’un certain usage élitiste – sinon il y aurait lieu de s’inquiéter pour l’usage quotidien de la langue et surtout pour la didactique de l’allemand langue étrangère. Quoi qu’il en soit, il est évident que selon cette conception de la syntaxe et conformément au credo des gestaltistes, l’ensemble domine sur les parties (E. Drach, p. 71). L’expression de l’ensemble des idées présuppose une Gesamtschau ( « vue synthétique »), qui correspond à la spécificité de l’allemand et à la manière de penser en allemand. Cette langue se distingue par là des idiomes caractérisés par une structure analytique, linéaire et additive [13].

14 Sur la base d’une telle comparaison entre l’allemand et d’autres langues, moins « synthétiques » au sens indiqué, les amateurs du mentalisme intégral en histoire des sciences pourraient aller jusqu’à se demander si la genèse de la doctrine gestaltiste en terre germanophone ne s’explique pas partiellement par la structure de la langue dans laquelle pensaient les promoteurs de cette théorie. Une variante de cette thèse, forme bien particulière d’ « archéologie du savoir », est en effet défendue par deux psychologues, historiens du gestaltisme (H. Fitzek & W. Salber 1996 : 111), qui ramènent la psychologie de la Gestalt à une tradition de pensée allemande et attirent l’attention sur le fait que les notions principales de cette école (par exemple Gestalt, Ganzheit, Form) ne sont guère traduisibles en d’autres langues.

15 Les concepts développés par E. Drach sont passés en clichés de la stylistique comparée du français et de l’allemand, et plusieurs générations de germanistes français ont été abreuvées de l’idée que l’allemand (et l’Allemand) est en principe plus « précis » que le français (A. Malblanc 1968 : 106 sqq., C. Bally 1965 : 357 sqq.). Autre image d’Épinal (presque au sens propre du mot) dérivée des théories exposées ci-dessus : la fameuse représentation du trousseau de clefs se trouvant sur le plat de la grammaire allemande de J. Fourquet, dessin amplement illustré et commenté au milieu de ce livre par ailleurs très sobre (p. 163). C’est à ce trousseau, censé être un « procédé mnémotechnique », que J. Fourquet compare la phrase allemande, l’anneau étant le verbe et les membres de phrase qui s’y rattachent, les clefs. Le maître de la germanistique française continue : « Pour ouvrir une porte, nous prenons une des clefs pour l’introduire dans la serrure ; le reste du trousseau est pendu à cette clef par l’anneau. » Voilà la symbolisation de la règle selon laquelle le verbe occupe la deuxième position de la phrase, le choix de la première dépendant du contexte ou de la situation. Comme quoi les notions grammaticales peuvent à l’occasion prendre la forme d’un emblème…

16 Reprenons le fil du raisonnement d’E. Drach. Une troisième conséquence de la structure en champs typique de l’allemand, après le dynamisme et la vue synthétique, est représentée par la dialectique des contraintes et de la liberté dans l’ordre des mots. En effet, les champs positionnels ne constituent qu’un cadre que tout locuteur est libre de remplir (mise à part la position du verbe) comme il l’entend subjectivement ou comme la situation extralinguistique le requiert (p. 73). E. Drach a sans doute raison de penser que cette souplesse fait de l’allemand une excellente langue-cible de traductions littéraires (p. 74), puisque cette langue s’adapte facilement à d’autres modèles.

17 En résumé, E. Drach établit des liens entre la notion de « champ », d’origine gestaltiste, et les idées humboldtiennes sur les rapports entre langue, vision du monde et manière de penser. Cette synthèse conduit à une présentation de la grammaire qui fait du verbe le pivot syntaxique et sémantique de la phrase. La doctrine d’E. Drach est restée la constante de la grammaire allemande. Par contre, l’apport mentaliste de W. von Humboldt à la théorie d’E. Drach ne semble plus jouer de rôle déterminant dans la germanistique actuelle. Globalement, W. von Humboldt a subi le sort courant du penseur illustre dont on se réclame volontiers et presque rituellement, mais qui ne trouve aujourd’hui que de rares lecteurs effectifs [14].

3.3. Le « champ » aujourd’hui

18 Qu’est devenue la notion de champ positionnel ? Elle s’est imposée avec tant de force que la majorité des grammaires modernes croient ne pas pouvoir s’en passer. Sa préhistoire et son affinement à partir d’E. Drach ont été esquissés à maintes reprises (G. Zifonun 1997 : 1488) ; son noyau a résisté à tous les « tournants » (génératifs, pragmatiques, cognitifs et autres) moyennant quelques adaptations ; ainsi, quand on part du modèle générativiste (pour lequel l’allemand est une langue du type SOV, sujet – complément d’objet – verbe), il faut s’ingénier à trouver les dérivations qui, en structure de surface, amènent la forme conjuguée du verbe à la deuxième position de la principale. Comme nous l’avons montré, cette position est exemplifiée dans la phrase citée plus haut (Er blickte auf die hohen, von schimmerndem Schnee bedeckten Berge hinüber) par la forme verbale blickte. Est qualifié aujourd’hui de Mittelfeld ce qui se trouve entre les deux parenthèses, de Vorfeld, ce qui précède (en l’occurrence er) et de Nachfeld, ce qui suit (le cas échéant) la deuxième parenthèse (cf. G. Zifonun 1997 : 1502). Citons à ce propos un dernier exemple (registre de l’oral) :

19

(2) Sie hat schon wieder den Zug verpasst heute morgen. (G. Zifonun 1997 : 1504)
(traduction mot à mot : « Elle a de nouveau le train raté, ce matin »)

20 Les parenthèses sont mises en gras ; heute morgen (après le participe passé) constitue le Nachfeld. Grâce à une astuce terminologique, ce schéma peut même être transposé à la subordonnée, qui rejette en principe tout le complexe verbal en fin de phrase : on décide de considérer la conjonction de subordination comme signal de la parenthèse gauche, l’ensemble étant fermé par la forme conjuguée en position finale.

21 Nous n’entrerons ni dans les discussions techniques sur le sens à rebaptiser certains champs (qui en tout cas restent toujours des Felder) ni dans les divers principes de délimitation. L’armature terminologique reste fondamentalement la même et définit le cadre des nombreuses études tant synchroniques que diachroniques portant par exemple sur la valeur stylistique du rejet après la parenthèse droite ou sur d’éventuelles tendances à étoffer davantage le Nachfeld (W. Fleischer et al. 2001 : 371).

22 Notons que la notion de Klammer ainsi que ses dérivés (Umklammerung, Klammersatz, Satzklammer) et synonymes (Rahmen) peuvent en principe s’utiliser indépendamment des métaphores basées sur l’idée de « champ » sans mettre en danger la cohérence de l’analyse. C’est le cas de la grammaire de G. Helbig & J. Buscha (1991), destinée à l’enseignement de l’allemand langue étrangère, qui compense l’absence des « champs » par une insistance particulière sur l’idée de « valence verbale » et la position centrale du verbe et qui, elle aussi, affirme que le principe de la pince (en l’occurrence appelé Rahmenbildung) peut passer pour un principe fondamental de la phrase allemande [15]. Par contre, il semble plus risqué pour une grammaire de l’allemand de faire l’impasse sur le complexe terminologique lié à Klammer/Rahmen. Car ces termes ont le double avantage d’accrocher l’attention par la force de l’image utilisée et de s’intégrer à un réseau de notions qui permettent une étude poussée de la syntaxe. Compte tenu de ces atouts, on peut s’interroger sur le bien-fondé des choix terminologiques opérés par F. Schanen & J.-P. Confais (2004), auteurs d’une grammaire de l’allemand bien introduite dans la germanistique universitaire en France. Ils appellent « linéarisation » l’ordre des constituants dans la chaîne parlée (p. 565), et « linéarisation discontinue » l’ordre par lequel la forme conjuguée du verbe ne se trouve pas en position finale (comme dans la subordonnée), mais en deuxième position (p. 573 ; structure de la principale énonciative). Dans ce dernier cas, la phrase standard se termine par un segment qui, sur le plan sémantique, fait bloc avec le verbe conjugué (cf. ci-dessus). Les exemples cités [16] par F. Schanen & J.-P. Confais illustrent parfaitement cette structure basée sur la « pince », mais le terme de « linéarité discontinue », qui brille davantage par un parti pris d’austérité technique que par l’appel à l’imagination, passe à côté de ce qu’elle devrait rendre présent à l’esprit du jeune germaniste francophone [17].

4. LE MODÈLE VALENCIEL

23 Après les modèles d’origine psychologique que fournissait l’associationnisme à l’aube du XXe siècle, après le gestaltisme des années 1920 et 1930, un troisième paradigme se profile à l’horizon des grammaires allemandes : celui de la théorie de la valence, qui dans les pays germanophones a conquis une position sans commune mesure avec son statut dans aucune autre langue. Pour asseoir la notion centrale de « valence », son fondateur, le linguiste français L. Tesnière (1893-1954), se réclame un peu vaguement d’une prétendue analogie entre chimie et linguistique :

24

On peut ainsi comparer le verbe à une sorte d’atome crochu susceptible d’exercer son attraction sur un nombre plus ou moins élevé d’actants, […]. Le nombre de crochets que présente un verbe et par conséquent le nombre d’actants qu’il est susceptible de régir, constitue ce que nous appelons la valence du verbe. (1959 : 238)

25 Si cette notion semble désormais quelque peu détrônée dans ses disciplines originelles, chimie et physique [18], où elle reste cependant utile pour des raisons d’ordre didactique, elle a gardé toutes ses splendeurs en linguistique allemande – alors qu’elle brille de bien moins de feux de l’autre côté du Rhin. À cet égard, le fait que Le Petit Robert (2001) ne mentionne même pas l’acception linguistique de valence, alors que le dictionnaire équivalent pour l’allemand (Duden. Deutsches Universalwörterbuch 1996) lui consacre six lignes, en la mentionnant en premier, revêt une importance significative. Comment expliquer l’extraordinaire fortune de ce concept non seulement dans la germanistique européenne, mais encore dans la linguistique des pays germanophones ? C’est que cette notion et le paradigme qu’elle génère se rattachent à une longue tradition grammaticale profondément enracinée en Allemagne. La grammaire et la lexicographie allemandes ont offert un terrain fertile à L. Tesnière, qui a longtemps enseigné à Strasbourg, aux confins de l’Allemagne ; et pourtant, sa petite grammaire allemande, conservée sous forme de manuscrit dactylographié à la Bibliothèque Nationale de France, n’a jamais été publiée.

26 Quelles sont les nouveautés apportées par le paradigme valenciel (ou dépendanciel) ? La fonction centrale du verbe (L. Tesnière 1959 : 103 sq.), vieux thème de la grammaire allemande, réapparaît d’une certaine manière, mais dans un cadre totalement rénové par rapport aux conceptions d’E. Drach. Elle ne se justifie plus par les règles de l’ordre des mots, mais parce que L. Tesnière qualifie d’ « ordre structural » (1959 : 16) : « L’ordre structural des mots est celui selon lequel s’établissent les connexions. » Voilà le maître-mot, celui qui symbolise le saut qualitatif permettant la construction d’un modèle bien plus abstrait que ce qui fut dérivé du gestaltisme : les connexions. Ce terme désigne la composante invisible et inaudible de la syntaxe, le lien entre les mots qui n’est aperçu que « par l’esprit » (1959 : 11). Tout, dans le modèle tesniérien, est bâti sur la connexion : les divers types de relations dépendancielles (relevant de la valence ou non) qui constituent la base du fonctionnement de la syntaxe, mais aussi les rapports entre les règnes respectifs du mental et du langagier. Car c’est « à cette notion, purement intérieure le plus souvent, que correspond la innere Sprachform, “forme intérieure de la langue”, de Guillaume de Humboldt », explique L. Tesnière dans le chapitre sur la connexion (1959 : 13). Et de se lancer dans une diatribe contre F. Bopp, « un simple technicien de la grammaire comparée », pour vanter W. von Humboldt, à qui « la linguistique sera fatalement amenée à rendre un jour pleine justice »  [19]. Puisque personne ne sait au juste ce que le concept de innere Sprachform implique exactement, il semble difficile de se prononcer sur les vraies affinités entre la théorie du linguiste romantique et celle du fondateur de la grammaire dépendancielle. Néanmoins, la volonté de ce dernier d’amarrer sa théorie à la pensée allemande du XIXe siècle (cf. 1959 : 13, note) apparaît à l’évidence.

27 Dans ces conditions, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’une doctrine aussi ouverte aux traditionnelles préoccupations de la grammaire allemande soit bien accueillie dans les pays germanophones.

28 Ce n’est pas le lieu ici de faire le bilan des évolutions (surtout vers des interprétations sémantiques et pragmatiques de la valence), des ramifications (formations de différentes écoles dans l’ancienne RDA et en RFA) et des applications (en grammaire et lexicographie) qu’a connues la théorie de Tesnière en Allemagne [20]. Nous nous pencherons plutôt sur un problème concret et ponctuel qui permettra de procéder à un constat : dans quelle mesure la terminologie pratiquée dans un certain domaine, celui des compléments circonstanciels, est-elle intrinsèquement cohérente, en accord avec le modèle explicatif et didactiquement utile ? Le domaine choisi a fait l’objet d’interminables (et peu fructueuses) discussions théoriques : comment délimiter ce que L. Tesnière appelait « actants » des « circonstants » ? Faute de critères clairs, les réponses apportées par l’auteur des Éléments de syntaxe structurale ne sont pas très convaincantes. De nombreux ouvrages dérivés de ce paradigme s’en ressentent, et il n’est pas jusqu’aux grammaires scolaires dont la terminologie ne fasse les frais d’une certaine confusion créée par la notion de « valence ». Au chapitre 57 des Éléments, intitulé « Limite entre actants et circonstants », L. Tesnière analyse la phrase Alfred change de veste et il s’embrouille entre critères sémantiques et critères syntaxiques. Faut-il considérer de veste comme « actant » ou comme « circonstant » ? Le caractère syntaxiquement obligatoire du complément plaide pour l’analyse actancielle. Mais sur le plan du contenu, ce membre de phrase ne correspond à aucune des définitions sémantiques données auparavant des trois types d’actants. Le raisonnement aboutit par conséquent à une conclusion catégorique et malheureusement trop peu nuancée : « N’étant pas un actant, il ne peut être qu’un circonstant. » Ce que tendait déjà à démontrer l’emploi de la préposition de, renvoyant d’après L. Tesnière en principe à un circonstant. Point n’est besoin d’expliquer pourquoi le statut d’actant (Ergänzung en allemand) de veste dans cette phrase ne fait pas le moindre doute selon notre vision actuelle de la valence, et pourquoi personne ne suivrait aujourd’hui L. Tesnière (1959 : 128 sq.) lorsqu’il décrète que enfance est circonstant dans je me souviens de mon enfance, mais actant dans je me rappelle mon enfance.

5. ÉTUDE DE CAS : LE TERME ADVERBIAL

29 Cependant, d’un point de vue conceptuel, le mal était fait, et dans l’emploi du terme Adverbial[21] par plusieurs grammaires allemandes, on retrouve un reflet de certaines incertitudes de L. Tesnière, sans que l’on puisse pour autant discerner une affiliation en ligne directe. Selon la définition qu’en donne le dictionnaire terminologique de H. Bußmann, la notion désigne une fonction syntaxique qui peut être assumée entre autres par :

30

  • des adverbes,
  • des groupes prépositionnels (auf dem Tisch « sur la table »),
  • certains groupes nominaux (den ganzen Tag « (pendant) toute la journée »),
  • des subordonnées circonstancielles.

31 Ces critères fonctionnels et morphosyntaxiques ne semblent cependant pas suffire, car il est mentionné que selon les vues de la « grammaire traditionnelle » s’y ajoute une condition sémantique : les syntagmes en question sont censés exprimer des circonstances. C’est bien là que le bât blesse : la caractéristique sémantique (la détermination circonstancielle) constitue-t-elle une condition nécessaire ? Comment la délimiter par rapport aux compléments prépositionnels du verbe ? Concrètement, il serait intéressant de savoir pourquoi des syntagmes comme sich erinnern an etwas ( « se souvenir de quelque chose ») ou bestehen auf etwas ( « insister sur quelque chose ») ne contiennent pas d’Adverbiale. En tout cas, les critères valenciels ne sont d’aucun secours dans ce contexte – toujours selon le dictionnaire cité –, car les Adverbiale représentent (en termes tesniériens) des actants ou des circonstants. On se rend compte combien ce terme « ratisse large », à tel point qu’on peut s’interroger sur son utilité réelle.

32 Revenons aux conséquences de certaines failles conceptuelles et terminologiques dans l’œuvre de L. Tesnière. Le terme de Adverbial risque d’ériger en système ce qui pouvait passer pour une impasse provisoire dans les Éléments de syntaxe structurale, et conduire par là à des confusions fâcheuses dans l’enseignement de la grammaire. Ainsi, une grammaire scolaire qui a connu sept réimpressions (la dernière datant de 1998) explique que l’Adverbial ne dépend pas immédiatement du verbe [22] à la manière du complément d’objet, mais qu’il informe sur les circonstances particulières de l’action (H. G. Rötzer 1987 : 163). En guise d’illustrations sont citées parmi d’autres les phrases Er besucht uns oft ( « Il vient nous voir souvent » ; mais la fréquence est-elle une « circonstance » ?) et Wir gehen ins Kino ( « Nous allons au cinéma ») ; dans cette dernière phrase, l’Adverbial relève à l’évidence de la valence du verbe, contrairement à oft dans le premier exemple. L’erreur d’analyse est en principe la même que celle à propos de changer de veste (cf. ci-dessus) – et en l’occurrence, elle risque de heurter le bon sens de l’apprenti grammairien au collège. Est-ce bien grave ? Non, pourrait-on répondre cyniquement, car au secondaire, l’enseignement de la grammaire et de la terminologie grammaticale allemandes semble plus ou moins délaissé dans la majorité des Länder

33 Cependant, tout défaitisme mis à part et dans l’attente de temps meilleurs, il faut reconnaître qu’un terme de la grammaire scolaire n’est pas justiciable des mêmes critères que ce même terme utilisé dans une perspective purement linguistique. L’élève a certes droit à une terminologie claire, cohérente et exempte de contradictions, mais il serait hors de propos de ne lui fournir que des notions aux contours parfaitement précis et dont l’application ne souffre pas de zones de transition vers d’autres notions. Dans ces conditions, la sagesse réside peut-être dans la modestie dont fait preuve la grammaire rudimentaire de G. Schoebe (1997 : 23 sq.), qui renonce à toute définition formelle et syntaxique de l’Adverbial (distingué du complément prépositionnel) pour mettre en avant les spécificités sémantiques de ce constituant de phrase [23]. Rien de plus « traditionnel » (cf. ci-dessus) qu’une telle approche. Mais ce repli tactique sur la tradition vaut mieux, dans un livre scolaire, que les audaces formelles qui ne tiennent pas la route.

34 Comment se présente ce problème terminologique en dehors de la grammaire scolaire ? Ne retenons que les solutions que l’on peut considérer comme terminologiquement cohérentes, compte tenu des clarifications intervenues dans la grammaire valencielle. U. Engel, traducteur des Éléments de L. Tesnière en allemand, a donné le ton dès 1988. Le terme d’Adverbial étant confus, il en fait l’économie pour distinguer clairement les deux cas de figure qui se présentent dans ce domaine. Lorsque les syntagmes prépositionnels ont une valeur sémantique circonstancielle (ou « situationnelle »), il s’agit soit de Situativergänzungen (arguments du verbe, du nom ou de l’adjectif), soit de Situativangaben ( « circonstants » au sens que voulait dégager L. Tesnière, adjuncts dans la terminologie anglaise). La terminologie est habile dans la mesure où elle fait la jonction entre le sémantique (Situativ-) et le syntaxique (Ergänzung vs. Angabe). À l’intention de ceux qui veulent maintenir le terme de Adverbial, P. Eisenberg (2004 : 302-309) propose, au bout d’une longue discussion sur le fond du problème, de réserver cette notion aux groupes prépositionnels hors valence (les « circonstants » de L. Tesnière), alors que les autres seraient des Ergänzungen (incluant le cas spécial des Präpositionalobjekte caractérisés par des prépositions vides). Face au même cas de conscience terminologique, la Duden Grammatik (1998) a eu la bonne idée de faire de nécessité vertu : si l’on ne peut pas ne pas reconnaître – malgré la vertueuse décision de ne pas mélanger syntaxe formelle et critères relevant du sens (p. 651) – que le terme d’Adverbial est tributaire d’une vision sémantique de la syntaxe, pourquoi ne pas aller plus loin et essayer de décrire les corrélats sémantiques de termes purement syntaxiques aussi robustes que « sujet » ou « complément d’objet » (pp. 654-658) ? Une telle tentative débouche inévitablement sur une ébauche de grammaire des cas.

35 Ces étonnants avatars d’un vieux problème d’analyse syntaxique, résultant de quelques inadvertances du fondateur de la grammaire dépendancielle ainsi que du parti pris sémantique de nos grammairiens d’autrefois, comportent deux enseignements :

36

  • un mauvais aiguillage dans le domaine de l’analyse formelle (en l’occurrence la confusion de divers types de critères dans l’œuvre de L. Tesnière) peut empoisonner la discussion terminologique pendant bien longtemps ;
  • il serait naïf d’espérer que les modèles de la grammaire contemporaine soient à même de maîtriser tous les incidents de frontière entre les règnes de la syntaxe et de la sémantique [24].

37 La terminologie grammaticale se ressent de ce dernier questionnement et les linguistes se voient parfois dans l’impossibilité de fournir aux professeurs du secondaire les outils notionnels souhaitables. Comment sortir de cette impasse ? L’exemple du terme Adverbial, anodin en apparence, mais symptomatique des contradictions internes du paradigme linguistique sous-jacent, nous incite à attendre la solution du côté d’un autre paradigme, susceptible d’éclairer d’une perspective nouvelle les liens presque inextricables du sémantique et du syntaxique. Et si l’on essayait, à la manière des principaux courants de la linguistique cognitive, d’analyser et d’appréhender terminologiquement ces questions à partir de prémisses sémantiques (cf. les interrogations formulées par la Duden Grammatik, citées ci-dessus) ? Approche prometteuse, à condition d’éviter le retour aux certitudes jadis rassurantes de la grammaire sémantique de nos grands-pères (du genre : « le sujet désigne l’être qui accomplit l’action »).

6. CONCLUSIONS

38 La tradition grammaticale allemande nous est apparue à trois niveaux de généralité :

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  • celui des concepts et des termes particuliers (exemple : Feld ‘champ positionnel’ avec ses subdivisions),
  • celui des modèles grammaticaux légitimant ces concepts (exemple : le schéma syntaxique d’E. Drach),
  • celui des modèles épistémologiques généraux aptes à guider la méthodologie de plusieurs disciplines, dont la linguistique (exemple : le gestaltisme).

40 À ces trois échelons, nous avons pu observer la pérennité de certains schémas de pensée, issus soit des théories de W. von Humboldt, soit du gestaltisme – courants qui ont fait le lit de la grammaire valencielle dans les pays germanophones. Compte tenu des problèmes conceptuels inhérents à ce dernier paradigme, la transition vers d’autres modèles, moins spécifiquement « allemands », semble toutefois en route depuis longtemps.

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Date de mise en ligne : 01/01/2010

https://doi.org/10.3917/lang.167.0038

Notes

  • [1]
    Liées aux célèbres travaux de T. S. Kuhn (1983) en ce qui concerne les sciences naturelles. Cf. H. Blumenberg (1996 : 290).
  • [2]
    Après quelques travaux exploratoires dès les années 1920 (H. Hörmann 1977 : 82).
  • [3]
    H. Paul 1959 : 12 ; cf. H. Paul 1970 : §§ 86 sqq. et 196 sqq. ; cf. § 262 sur le rapport entre catégories psychologiques et grammaticales.
  • [4]
    H. Paul 1970, début du § 86, repris plus tard et commenté élogieusement par K. Bühler (1982 : 174).
  • [5]
    Cf. à titre d’exemple sa description lucide du « degradiertes Prädikat », correspondant à la « prédication seconde » du jargon actuel (H. Paul 1970 : § 97).
  • [6]
    Cheminement notionnel mis à jour par G. Tinès (2000 : chap. 3).
  • [7]
    H. Fitzek & W. Salber 1996 : 68, 97, 100, 104.
  • [8]
    G. Tinès 2000, chapitre sur « Le concept d’ensemble chez Edmund Husserl ».
  • [9]
    « Wohl aber ist es möglich, den hier beschrittenen, bescheideneren, aber zuverlässigeren Weg zu Ende zu gehen. » (E. Drach 1937 : 68).
  • [10]
    « Von dieser Achse aus ordnet sich alles Übrige. » (1937 : 69).
  • [11]
    Voilà l’un des clichés (peut-être pas entièrement faux) de la stylistique comparée du français et de l’allemand ; C. Bally 1965 : § 572-599.
  • [12]
    M. Vanneufville (2002 : 139) ; certaines grammaires utilisent Rahmen ( « cadre ») au lieu de Klammer (G. Helbig & J. Buscha 1991 : 566).
  • [13]
    « Die Denkweise des Deutschen ist vergleichbar : nicht mit dem klaren Durchanalysieren des Logikers, sondern mit dem forschenden Betrachten eines Ingenieurs, der sich mit einer neuen Maschine vertraut macht. » (E. Drach 1937 : 70 sq.).
  • [14]
    Ce qui n’exclut nullement une vraie renaissance, prédite et prônée par certains (P. Schmitter, 2000 : 69 ; J. Trabant, 2000).
  • [15]
    G. Helbig & J. Buscha (1991 : 536) et le terme Zweitstellung des finiten Verbs dans le registre ; pour Rahmenbildung, cf. G. Helbig & J. Buscha (1991 : 567).
  • [16]
    Letztes Jahr sind meine Eltern nicht in Urlaub gefahren. (ibidem).
  • [17]
    À propos de l’emploi de diskontinuierlich en grammaire allemande cf. H. Bußmann (2002) sous diskontinuierliche Elemente et U. Engel (1988 : 755, 872). Les trois « champs » de la phrase allemande qu’évoquent F. Schanen & J.-P. Confais (2004 : 263) ne correspondent pas aux champs positionnels présentés ci-dessus, mais aux différenciations pragmatiques entre thème, modalisation et rhème.
  • [18]
    Cf. l’article « Valence » (Chimie) dans l’Encyclopaedia Universalis.
  • [19]
    Il est amusant de relever que cette image un peu stéréotypée de la linguistique allemande au XIXe s. (F. Bopp le technicien contre W. von Humboldt le visionnaire) est toujours en honneur auprès de linguistes français (cf. l’article BOPP Franz, rédigé par J.-L. Calvet, dans Encyclopaedia Universalis).
  • [20]
    Cf. les synthèses dans G. Helbig (1992) et Valence : perspectives allemandes (2002).
  • [21]
    Nom se référant selon K. Pittner (1999 : 1) à une « partie centrale » de la grammaire de l’allemand.
  • [22]
    C’est ce qu’affirme également une autre grammaire scolaire, rédigée par un tenant réputé du modèle tesnièrien : H. J. Heringer (1989 : 275) présente les Adverbiale comme freie Satzglieder, ( « circonstants » au sens de L. Tesnière) ; mais est-ce bien le cas de aus Berlin dans Er kommt aus Berlin ( « Il vient de Berlin », H. J. Heringer, p. 276) ? Cf. G. Helbig & W. Schenkel (1973 : 251).
  • [23]
    Solution préconisée aussi par l’édition récente du manuel d’allemand le plus répandu dans les collèges allemands (B. Schurf & A. Wagner (2004 : 109 sq.) à propos de adverbiale Bestimmung.
  • [24]
    Comme le précise T. S. Kuhn (1983 : 202), « aucune théorie ne résout jamais toutes les énigmes auxquelles elle est confrontée à un moment donné ».

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