Notes
-
[1]
Ils se sont visiblement connus : la bibliographie qui figure dans l’une au moins des publications de KM, tôt disparu en 1998, l’atteste – ainsi, dans 1998/94 (288), il inclut deux des livres de Rastier (1989 et 1996) – comme la participation de Rastier (1999) aux Mélanges dédiés à la mémoire du premier. Ils ne semblent cependant pas s’être souvent exploités dans leurs écrits accessibles, bien que, parmi ceux dont ils se sont l’un et l’autre variablement inspirés, figurent au moins Guillaume, Hjelmslev, Greimas et Pottier, pour ne citer qu’eux.
-
[2]
Site : www.fl.ulaval.ca/fgg/z_biblio.
-
[3]
Régulièrement présent dans la bibliographie de la majorité de ses publications : 1967, 1970, 1971 (très abondamment), 1972, 1976a, 1976b, 1980, 1983, 1986, 1998/94, 1998/96 et 2004/94.
-
[4]
Outre Pottier, régulièrement cité, Moignet, lui aussi présent à sa soutenance de thèse de troisième cycle, est inclus dans la bibliographie de 2004/94, Toussaint dans celles de 1998/96 et de 2004/94.
-
[5]
Par exemple dans [1952] LSL : 221-222.
-
[6]
Par exemple dans LSL : 27.
-
[7]
« Il ne faut pas se leurrer par l’illusion que la pensée idéale aurait ses propres articulations (lesquelles ?) et que le langage ne constituerait que la vêture physique de la pensée articulée en elle-même » (1976b : 2, puis 1980 : 63).
-
[8]
Par exemple dans LSL : 33.
-
[9]
Cette position est aussi celle de Toussaint, opposé à toute séparation d’un niveau conceptuel (en quelque sorte panidiomatique) et d’un niveau linguistique (strictement et spécifiquement idiomatique) (1981 : 46).
-
[10]
Par exemple le 2-XII-1948, dans LL 2 : 18-19.
-
[11]
KM le subdivise à son tour en « système proprement relationnel » et « système valentiel » (1998/94 : 99, ou 2004/94 : 86).
-
[12]
Une idée comparable se trouve chez Toussaint, pour qui la recherche d’universaux doit être menée et l’explicatif trouvé « dans le général contenu dans les cas particuliers », et non « dans un schème conceptuel, hors cas » (1981 : 46), comme l’a suggéré Pottier (1976/74 : 137). Sur la question des universaux, il a cependant adopté une position originale au sein de la mouvance guillaumiste en tentant de lui trouver une ou des réponse (s) au niveau neuronique (1981).
-
[13]
Il s’agit de « Discernement et entendement dans les langues ; mot et partie du discours », et de « Esquisse d’une théorie psychologique de la déclinaison », réimpr. dans LSL : 87-98 et 99-107, respectivement.
-
[14]
Il s’agit de « La langue est-elle ou n’est-elle pas un système ? », réimpr. dans LSL : 220-240.
-
[15]
1975/73 : 457. Au sein des autres « activités psychiques », il la situe entre la pensée « pré-linguistique » ou « pensée réflexive » – partiellement partagée par l’homme et l’animal mais « antérieure au langage [… , elle] assure le lien de l’homme à la réalité » – et la pensée « post-linguistique ou logique » ou « savante », qui aboutit à la réalité (ibidem).
-
[16]
« Une unité est un élément construit ou ce n’est pas une unité, c’est un élément constitutif, une composante, intégrée dans l’unité » (1976b : n. 13, 115) ; « une unité linguistique est nécessairement bipartite » à double genèse (Mantchev, Tchaouchev et Vassileva, 1986 : 11).
-
[17]
Pour KM, la phrase a elle aussi ses parties de discours, « qui sont les classes de phrases » (existentielle, attributive, circonstancielle, modale, possessive, perceptive et intellective, factitive – même si la tradition oppose seulement la phrase verbale à la nominale). Pour ce qui est des propriétés assertive, interrogative, exclamative, etc., ce « sont des types de phrases différenciées dans le second mouvement constitutif de la phrase : ce sont des classes sémantiques » (1975/73 : 459).
-
[18]
Le maintien de ce distinguo, dont il fait la dernière des trois dichotomies caractéristiques du langage – les deux autres étant la distinction langue / discours et des plans paradigmatique / syntagmatique (1998/94 : 8, ou 2004/94 : 4) –, KM le justifie en quelque sorte par l’impossibilité où l’on est de s’en passer : « une sorte de dualisme initial qui est à la base même du dualisme philosophique, de la distinction de la matière et de l’esprit » (1998/96 : 5).
-
[19]
L’objectif de partir du général et d’aller vers le particulier, et non pas l’inverse, comme cela se fait souvent, était déjà manifeste dans les « Éléments d’idéogénie » de Mantchev et Todorov (1971 : 59).
-
[20]
Par exemple le 27-IV-44, dans PLT : 139-140.
-
[21]
Son universalité garantit sa validité et fait écho au « rapport substantiel homme – univers » guillaumien dont il est l’expression linguistique et la réplique formelle (1975/73 : 457).
-
[22]
« Toutes les notions linguistiques et, à plus forte raison, les plus fondamentales d’entre elles, sont des positions du sujet en face de l’objet » (1972 : 211). Le choix et la désignation de la dialectique en cause ici n’est pas sans rappeler ces précisions de Jacob sur la réversibilité présente dans les lois linguistiques guillaumiennes : « […] en dernier ressort, le cercle du sujet et de l’objet se retrouve dans la structure de la langue, modalité de leur rapport, c’est-à-dire de l’organisation de son expérience par le sujet humain. Cercle qui n’exprime pas un va-et-vient pur et simple, mais un procès à la faveur duquel s’inverse le sens de l’insertion de l’homme dans l’univers […] » (1970 : 135), encore que la coïncidence sémantique des mêmes termes ne soit pas assurée (voir en particulier leur emploi dans la perspective épistémologique aux p. 147-148).
-
[23]
1976b : 8-9, puis 1980 : 64. KM poursuit : « Car en se développant, cette visée, essentiellement dialectique, en même temps qu’elle se définit, définit les termes entre lesquels elle est censée s’exercer ».
-
[24]
Car « ce procès sémantique initial […] a pour seule fin de fournir des limites entre lesquelles opère le pensable et les possibilités de pensée qui peuvent y exister. En un mot, c’est le stade puissanciel […] qui revêt des signes éphémères changeant d’un individu à l’autre à l’époque de l’acquisition du langage » (1976b : 9, puis 1980 : 65).
-
[25]
Car « ce procès sémantique initial […] a pour seule fin de fournir des limites entre lesquelles opère le pensable et les possibilités de pensée qui peuvent y exister. En un mot, c’est le stade puissanciel […] qui revêt des signes éphémères changeant d’un individu à l’autre à l’époque de l’acquisition du langage » (1976b : 9, puis 1980 : 65).
-
[26]
1975/73 : 457. On peut faire des réserves sur le choix des termes sujet et objet, déjà tout imprégnés de contenus non linguistiques et linguistiques largement diversifiés, et pour cette raison, passablement opaques (sur cette question, on peut voir par exemple Chevalier, 1978 : 78-83). Mais il faut garder présent à l’esprit que, pour KM (et Todorov), ils ne désignent en fait que « deux entités abstraites qui ne sont que les deux termes idéaux de la pensée, la pensée de départ en position d’agent, et la pensée d’arrivée, en position de patient » (1971 : 364).
-
[27]
« La possibilité d’articuler l’idéogenèse réside dans ce que nous sommes tenté d’appeler le paradoxe du verbe. En effet, le verbe est une classe dont les unités hiérarchiquement supérieures intériorisent au niveau du mot un rapport de deux termes qui s’extériorisent au niveau du syntagme et au niveau de la phrase. Le verbe apparaît donc comme l’intériorisation spécifique de deux entités extérieures. Cela suffit pour poser sur un plan d’analyse initial ces deux entités et le rapport qui les unit. Ce plan devient alors explicatif à l’endroit de toutes les constructions linguistiques dans un idiome comme le français » (1980 : 74).
-
[28]
L’intérêt de KM pour la matière des verbes tels que être, avoir et faire est à l’origine de son article de 1967, et tient une grande place dans Mantchev et Todorov, 1971.
-
[29]
1976b : 9 et 10, puis 1980 : 64-65 ; 1975/73 : 459-460 ; voir encore 1976a : 17.
-
[30]
1983 : 71. Cette idéogenèse [primordiale] fournit ainsi « les conditions sémantiques de la différenciation lexicale » et « rend compte de l’existence des classes de mots aussi bien sur le plan de la signification que sur le plan de la forme […] » (1976b : 29-30). KM semble avoir hésité entre les deux orthographes idéogénèse et idéogenèse, qui est ici choisie.
-
[31]
Sur le choix de cet adjectif, et sa justification, voir Tollis, 1991 : 102, n. 22.
-
[32]
KM a lui-même souscrit à cette proposition personnelle de dénomination (1998/94 : 120, ou 2004/94 : 104).
-
[33]
Si c’est à la lexigenèse que l’on doit « la formation du contenu lexical sous une forme congruente », et donc le (s) sens des vocables, l’idéogenèse [primordiale] nous situe, elle, au niveau des idées, le passage de celles-ci à celui (ceux)-là opérant des altérations lexico-sémantiques particularisantes, au sein du mot, lorsqu’il vient à être engagé dans une structuration syntaxique (1983 : 71).
-
[34]
1976b : 37-38 ; voir encore 1976a : 10.
-
[35]
Pour KM, cette perspective s’inscrit sans heurt dans la tradition guillaumienne. Elle est fidèle au principe d’opérativité, adopté « sans restriction », qui est à ses yeux « le grand principe guillaumien ». Elle respecte aussi l’exigence consécutive que « tout élément linguistique soit considéré comme le résultat d’une opération sémantique à un des niveaux successifs du langage » (1976b : n. 14, 115-116).
-
[36]
Mantchev, Tchaouchev et Vassileva, 1986 : par exemple, 5.
-
[37]
Alors même que le langage intériorise « les formes de pensée, c’est-à-dire les modes d’articulation du réel » (1976b : 6).
-
[38]
Par exemple 1975/73 : 457 ; voir aussi 1976b : 2 et 3, puis 1980 : 62.
-
[39]
Un peu sans doute comme l’a été la praxématique lorsqu’elle a pris position dans la polémique sur d’éventuels universaux, polémique « qui n’est pas éteinte » (Lafont et Gardes-Madray 1976 : 99, § VI.5.2), et qu’elle a finalement préféré parler d’ « universaux pragmatiques ». Dans les idiomes, ils correspondent à un ensemble d’apparentes constantes qui se rattachent à son fonctionnement à peu près universel comme moyen de communication et se réduisent à un seul élément : la marque, dans le discours, du locuteur, instrument de la constitution de l’individu en sujet, « signe même de la spécificité de l’espèce humaine dans le monde animal » (Lafont : 1978 : 100-103, § II.3.9 ; voir aussi 188, et Lafont et Gardes-Madray 1976 : 99, § VI.5.2). « Les universaux linguistiques pourraient bien être […] non pas une transcendance achronique à la variété naturelle, mais, en avant de nous, le produit de l’homogénéisation de la culture du monde » (Lafont 1978 : 104 ; voir aussi 136).
Une position apparemment comparable se retrouve chez Joly : « Si, dans ce double rapport, on considère le seul versant langue/discours, on aboutit logiquement à l’hypothèse Sapir-Whorf. Si au contraire on privilégie l’autre versant, on aura tendance à ne voir que des universaux partout (Chomsky et les générativistes), alors que l’universalité est d’abord dans l’univers à dire, autrement dit dans le voir qui préside à la construction de la langue » (1982 : 112, § 1.8). -
[40]
De même, en l’indexant sur tous les ingrédients de l’énonciation, profondeur historique incluse, ainsi que sur les communications et les discours typés et/ou normalisés qu’elle a induits, il en a relativisé le contenu et a récusé toute sémantique linguistique générale qui court-circuiterait les sémantiques proprement et singulièrement idiomatiques.
-
[41]
On trouvera la bibliographie complète de KM dans Mantchev, 2004/94 : XI-XIV.
1 François Rastier est bien connu pour avoir tenté de fonder une sémantique unifiée, alternativement dite « descriptive », « linguistique » ou « différentielle ». Krassimir Mantchev (désormais : KM), de son côté, a constamment tendu à proposer du français une analyse qui vaille à la fois pour son architecture grammaticale et pour sa dotation lexicale. Il a affiché une même préoccupation pour le sens que s’attache le langage, aussi bien celui qu’il capitalise sous forme virtuelle que celui qu’il permet de mettre effectivement en circulation au sein d’organisations textuelles. Même s’il a adopté des partis pris à la fois différents et indépendants [1], il a construit sa structurologie et sa syntaxe sémantiques sur des démarches en affinité avec celles de Rastier : i) un abord du langage fondé sur sa sémanticité généralisée, ii) la recherche d’approches transversales susceptibles de brouiller la stratification habituelle de sa description et d’aider à unifier son étude, et iii) le recours à des procédures d’analyse à la fois opératives et itératives.
2 C’est précisément sur ces aspects de sa linguistique que nous reviendrons ici. Bien que KM soit présent dans la bibliographie québécoise de la psychomécanique du langage [2], jusqu’ici celle-ci ne semble pas s’être beaucoup intéressée à sa réflexion. Pourtant, il a fréquenté les écrits de Guillaume [3] et d’un certain nombre de ceux qu’il a inspirés [4] et, sur le cas du français contemporain, il a élaboré une théorie qui radicalise la problématique éminemment sémantique et opérative de Guillaume, et cherché à en prolonger l’application jusqu’au texte inclus.
1. LES ORIENTATIONS DE SON ANALYSE
1.1. Trois principes au fondement de sa théorie
3 En 1976 (b : 2), puis en 1980 (62), KM a précisé que les trois principes fondateurs de sa théorie sont ceux de la totalisation, de l’immanence et de la hiérarchie, « trois principes consécutifs et complémentaires » (1976b : 3, puis 1980 : 63).
4 Le premier, adopté par Guillaume [5], « de nature essentialiste » (1976b : 3, puis 1980 : 63), « est admis, depuis F. de Saussure, par tous les linguistes qui estiment que l’étude du langage est inséparable de la délimitation » de son objet propre (1976b : n. 1, 112, puis 1980 : 62, n. 1).
5 Le deuxième, également établi par Guillaume [6], « est de nature instrumenta-liste et renvoie à la méthode d’analyse » (1976b : 3, puis 1980 : 63). D’une part, il amène à considérer que « […] les faits linguistiques ne peuvent être expliqués que par des raisons de même ordre » :
[…] il faut, pour comprendre et pénétrer le monde intérieur, où vient se loger le monde extérieur, le faire d’abord exister, le refaire (Mantchev et Todorov, 1971 : 359 et 361 ; voir aussi Mantchev, 1972 : 211-212).
7 D’autre part, contre toute illusion [7], dans l’analyse du langage, il « exige de partir de la langue, la totalité du pensable, pour aboutir au discours, la partie réelle pensée » (1976b : 3, puis 1980 : 63). En effet, contre ce qu’a régulièrement affirmé Guillaume [8], l’ouvrage construit en pensée ne saurait précéder l’ouvrage construit en signes [9], « car ce serait déserter le terrain proprement linguistique » (Mantchev, 1976b : n. 7, 114).
8 Le dernier, également explicite chez Guillaume [10], « est de nature finaliste et renvoie au but que se propose l’étude du langage » (1976b : 3, puis 1980 : 63).
9 D’où la synthèse suivante :
1.2. Langue et discours
11 Dans cette optique, KM a ainsi redéfini la langue et le discours, dont on verra plus loin les rapports avec la pensée : la première, comme « phase mémorielle qui retient à l’état latent (au point de vue du sens) tous les éléments et toutes les relations nécessaires à la formulation d’un sens particulier » ; le second comme « phase actuelle qui se résout finalement en une série réelle […] d’expressions réalisant le sens particulier visé » (1976b : 4, puis 1980 : 63 ; c’est nous qui soulignons).
12 L’essentiel de sa réflexion et de son travail a porté sur le français, dont KM est convaincu que, à l’instar de n’importe quel autre parler, il présente une spécificité idiomatique. C’est pourquoi il a par avance récusé « toute tentative d’extrapolation des résultats » issus de son étude :
« Tout au plus pouvons-nous prétendre qu’à mesure que nous remontons vers les relations fondamentales commandant au langage, nous rencontrons des universaux : “des opérations sémantiques explicatives plus ou moins universelles”. Cette différenciation, cependant, ne l’empêchait pas de “postuler entre eux un isomorphisme essentiel, confirmé par les possibilités de traduction” de l’un à l’autre, isomorphisme qu’il expliquait par “la communauté des relations fondamentales qui gouvernent en général le langage” » (1976b : 3-4 et 7, puis 1980 : 63).
1.3. Sémantique et morphosyntaxe
La sémantique (lexicale et grammaticale) et la morpho-syntaxe sont les deux faces significatives du langage
(1998/94 : 19 ou 2004/94 : 13).
15 Mais, faute d’une totale correspondance entre les deux, comme le montre bien le système fonctionnel, cette configuration sémantique qui « spécifie les rôles des participants » – celle qui concerne les procès constituant le « système relationnel général [11] » –, leur « décalage important » contraint à les aborder séparément. D’une part, la morphosyntaxe est spécifique à chaque parler. D’autre part, si « la sémantique est relativement générale », dans la mesure où « elle est le produit du processus de la connaissance, commun à tous les hommes », elle « a également son organisation propre », qui varie d’un idiome à l’autre, parce qu’elle « est intimement liée à [sa] morpho-syntaxe particulière ».
16 Il n’y a donc d’autre solution que de : i) « rechercher dans les signes les significations de base et essayer d’en faire un ensemble cohérent » ; ii) « ordonner ensuite les structures morpho-syntaxiques dans lesquelles ces significations se manifestent », en sorte d’en faire « un autre ensemble cohérent » ; et iii) chercher les « correspondances entre les deux systèmes ».
17 En tant qu’ « ensemble de structures formelles », la morphosyntaxe opère avant tout « la structuration du sens » dans l’une des espèces de signes qui vont du morphème à la phrase : elle constitue donc « le mode d’existence » de la sémantique [12]. En conséquence, c’est par elle que celle-ci doit commencer, en partant de la phrase, que son autonomie désigne comme le véritable (super) signe, par contraste avec les éléments plus petits dont elle est composée, simples hyposignes dans cette perspective (1998/94 : 19-21, 98 et 101, ou 2004/94 : 13-14, 85 et 87).
18 Sur le plan du sens et « du schéma de la communication linguistique », KM dégage trois notions remarquables, parce qu’elles « sont des présupposés idéels, des conditions préalables à l’existence des unités linguistiques ». Le fait est ce « premier ordre de réalité » sémantique qui correspond à une phrase simple minimale, c’est-à-dire « réduite à son minimum existentiel » ; « les êtres et les procès » constituent un deuxième ordre. Ces trois notions ont pour « répliques structurelles : la phrase, le nom, le verbe », respectivement, que KM tient pour des « quasi-universaux linguistiques, des formes qu’on retrouve à des niveaux différents dans toutes les langues » (1998/94 : 11 et 12, ou 2004/94 : 6 et 7).
19 Les verbes, par exemple, « en tant que relations dynamiques », « sont susceptibles d’intégrer l’ensemble des divisions sémantiques à l’intérieur du fait et entre les faits ». En conséquence, leurs lexèmes « sont des complexes de traits relevant des divisions sémantiques générales », et « le lexique en général n’est pas forcément différent de la grammaire » : on peut à sa guise faire de l’un « une grammaire extrêmement chargée », ou de l’autre « un lexique très abstrait » (1998/94 : 116, ou 2004/94 : 102). Au demeurant, avec ses collaboratrices, KM a approché un secteur du premier comme il a approché la seconde. En effet, une fois exclu le lexique nominal strictement dénominatif, ils se sont attaqués à ce qui, en lui, est constructif : « l’ensemble des éléments […] ayant un caractère relationnel prononcé », avec l’objectif de présenter la systématisation de sa « matière lexicale » (Mantchev et alii, 1977 : 6 et 7).
20 Par ailleurs, du côté de la modalité et de ses subdivisions, KM fait remarquer que, « au point de vue sémantique, le mode [morphosyntaxique] est la version grammaticale de la modalité » (1998/94 : 223, ou 2004/94 : 197).
2. LE LANGAGE DANS LA PERSPECTIVE DU SENS : UNE ORIGINE ET UNE NATURE FONDAMENTALEMENT SÉMANTIQUES
21 La nature même du langage impose que son examen en soit « interne » et prime sur celui de « ses déterminations extérieures », dans la mesure où cela peut aider à « montrer son fonctionnement » (1976b : 2). Pour KM, cette analyse consistera donc
à confronter les unités des plans extrêmes d’activité linguistique en vue de trouver leur principe commun (1975/73 : 458).
2.1. Le vocable et la phrase : un engendrement comparable
23 Dans le droit fil des conceptions que Guillaume a manifestées sur la langue dans deux de ses articles de 1939 [13] et dans celui de 1952 [14], KM et Todorov lient l’émergence du langage à une certaine fragmentation initiale de « l’univers pensable, un et indivis ». Mais ils y ajoutent un postulat « absolument indispensable » : à l’origine de la distinction des formes tout autant que des notions, ce même discernement de départ est tenu pour « créateur d’une matière-forme ». À leurs yeux, en effet, ces deux dernières sont en interférence :
La forme est un après : elle est réponse, non point appel. C’est pourquoi il n’existe pas de forme absolument compétente, faite pour saisir n’importe quelle matière – les phénomènes de dominance et de résistance […] prouvent suffisamment que la production des idées n’est pas libre (1971 : 359).
25 L’univers pensable s’impose ainsi comme dépourvu de notions distinctes, mais porteur de « tout ce qui dans la pensée est susceptible de s’y résoudre en notions distinctes, concrètes ou abstraites » (Guillaume [1939] LSL : 89, n. 6).
26 Du coup, si le discours apparaît comme « la construction réelle d’une pensée », la langue se présente à nous comme « la construction réelle de la pensée » (Mantchev, 1976b : 4, puis 1980 : 63 ; c’est nous qui soulignons) : comme la « pensée linguistique » « génératrice du monde intérieur de l’homme (la somme de ses concepts intuitifs) » [15], mais aussi comme le résultat d’un « processus opératif, bien que dépassé et involué par l’homme adulte » socialisé (1976b : 8, puis 1980 : 64). Par là, elle contient les éléments et les « mécanismes qui permettent de formuler la pensée » (1976b : 4, puis 1980 : 63).
27 Pour ce qui le concerne, préférant pour le langage une conception opératoire à une conception classificatoire – estimée « dépassée » –, KM ne reconnaît dans la langue d’autre unité (opérationnelle) minimale, que le vocable (1976b : 29). Certes, il tient le morphème pour « l’unité morpho-syntaxique la plus petite » (1998/94 : 11, ou 2004/94 : 6). Mais, vu son manque d’intégrabilité énoncive directe, il ne lui reconnaît d’autre statut que celui de partie intégrante d’unité [16]. Parce qu’il bénéficie d’une forme à portée « institutionnelle », seul le vocable est « reconnaissable sous des caractères communs à toute la classe » dont il relève (1976b : 28). Si KM en situe l’existence à ce niveau (celui du pensable), il précise que, dans les idiomes indo-européens, il est en fait engendré « aux trois niveaux successifs » de celle-ci, quand il n’est pas placé « au niveau de la transition proprement dite » entre le pensable et le pensé, ou carrément « au niveau du pensé ». De la sorte, « il y a autant d’espèces de mots qu’il y a de niveaux discernés dans le processus linguistique », même si, au fur et à mesure que l’on approche le discours, ils deviennent de moins en moins matériels et de plus en plus formels (1976b : 29). Le vocable est ainsi conçu
sur le plan sémantique comme la sommation de plusieurs sens ordonnables conformément à la descente d’un sens général à des sens de plus en plus spécifiques.
29 Mais il conserve une structure sémantique « relativement stable », parce qu’il entre en phrase « sous des formes intégrantes qui sont les parties de discours ».
30 À l’autre extrême, l’unité discursive, faite de l’association « intégrative » de syntagmes formés par ces mots, dispose elle aussi d’
une forme (syntaxique) constante qui ordonne les mots suivant des modèles variés [et…] livre résultativement un sens unique complet.
32 Ainsi, leur agencement a beau mener « à un sens résultatif [qui] constitue une marche à l’étroit », compensatoirement et de manière « isochrone », il s’y opère un « mouvement à partir d’une forme (en dehors de cette forme la phrase ne serait pas une unité, on ne saurait l’identifier) », et une généralisation du sens, qui empêche la désagrégation ou permet l’accessibilité du « contenu particulier » issu de la phrase. Par là, à l’instar de celle du vocable, sa genèse se présente sous l’espèce d’un mouvement biphasé et inversé qui part d’une généralité formelle, et, via un sens résultatif singulier, s’achève sur une généralité sémantique. Pour les unités de la langue, la constance est du côté sémantique. Avec les phrases, en revanche, elle est du côté de leurs cadres syntaxiques – « ce sont des significations profondes » –, qui, via les syntagmes, sont « des combinaisons de parties du discours ».
33 De l’un à l’autre, et opérativement, la démarche s’inverse donc : d’un côté, on élabore de la matière en recherche de forme, de l’autre, de la forme [17] en quête de matière [18]. Cette comparaison montre donc bien finalement que, opérativement, « le mot et la phrase adoptent une même démarche pour élaborer leur sens », à ceci près que, pour la seconde, « la forme et l’élaboration du sens […] sont isochrones ». Du point de vue résultatif, le vocable « apparaît constant, bien que partiel, tandis que le sens d’une phrase apparaît constant, bien que sommatif ».
34 Par ailleurs, poursuit KM, comme « il devient visible que le mot antériorise la phrase sur le plan réel […] et que la phrase antériorise le mot sur le plan potentiel […] », on ne saurait les étudier en dehors de cette inévitable dialectique (1975/73 : 459-460). Justement,
C’est cette interdépendance des deux unités qui commande l’examen d’un plan sémantique antérieur aux autres où en même temps que l’élaboration du sens du mot (des mots essentiels pour la construction de la phrase) s’élabore la forme syntaxique de la phrase […] (1975 /73 : 460).
2.2. La sémantogenèse linguistique liminaire
2.2.1. À la recherche du « procès général d’élaboration du sens »
36 Si la genèse du discours se cantonne à du pensé individuel, partiel, partial et circonstanciel, celle de la langue, elle, requiert de demeurer au niveau du pensable et d’en embrasser la matière intégrale [19]. Au degré de généralité près, pour KM, elles ont toutes deux la même nature opérative. Certes, la première, socialement aboutie, se donne comme un ensemble de « résultats […] fixés dans des signes linguistiques » discrets, qui, contrairement à ce qu’a parfois laissé entendre Guillaume [20], n’ont pas à être « re-construits » au moment de leur mobilisation. Mais ceux-ci conservent « leur ordre opératif sur le plan sémantique ». Le mécanisme de constitution des éléments et des ensembles linguistiques reste donc foncièrement le même. À ce compte, étudier l’entier de la langue revient à se demander « quel est le procès général d’élaboration du sens » (1976b : 6 et n. 5, et 8, puis 1980 : 64 ; souligné par nous), pris dans sa globalité et saisi dans sa continuité (Mantchev et Todorov, 1971 : 365, § II.1). Dans ces conditions, remonter vers le « point de départ de la langue, le pensable en ce qu’il a d’indépassable sur le plan de la puissance de pensée » (1976b : 6, puis 1980 : 64), conduit à retrouver « des opérations sémantiques explicatives plus ou moins universelles », car non ou peu marquées par l’idiomaticité (1976b : 5 et 7).
37 Pour KM, ce « procès sémantique [génératif] initial » qui constitue le « rapport constructif fondamental dans le langage » [21], s’élabore dans l’intervalle qui sépare
un sujet et un objet, c’est-à-dire deux points mobiles dont l’écartement progressif fixe une certaine matière verbale [22], deux limites indépassables (de l’activité mentale) (Mantchev et Todorov, 1971 : 360 ; 1975/73 : 460 ; Mantchev, 1976b : 8 et 10, puis 1980 : 65).
39 Cette visée progressive explicite « le sens qui se constitue progressivement entre les limites et le sens qui s’attache aux limites elles-mêmes » [23]. Faute encore de signes linguistiques stables correspondants [24], [25], les étapes successives n’en sont pas forcément aisément observables. À ce niveau liminaire – KM a parlé au moins une fois de « plan supra-linguistique » –, si l’on veut « éviter toute sorte d’hypothèses injustifiées ou injustifiables », il faut donc se tourner vers « la seule réalité observable » qui soit disponible, à savoir : la phrase « en devenir » (1975/73 : 460).
40 En révélant le fonctionnement du langage – comme plus généralement « le discours réel » –, elle constitue l’une de ses « articulations les plus importantes » (1976b : 1 et 5). Mais en outre, ajoute KM, son élaboration amène « le sujet parlant (et pensant) » à effectuer pour son propre compte le même parcours du sujet vers l’objet [26]. Ainsi donc, très en deçà de la phrase constituée et des relations prédicatives qui s’y instituent, il s’agit d’
atteindre le plan des éléments en voie de construction qui suppose le passage d’une activité antérieure à une résultativité postérieure (1975/73 : 461).
42 Comment découvrir ce qui « s’élabore à l’intérieur du rapport sujet – objet », à ce tout premier stade du langage ? En tentant de mettre au jour « ces opérations mentales premières au stade suivant qui est celui des unités linguistiques construites, les mots », tout particulièrement les verbes [27], parce qu’ils véhiculent « principalement la notion de procès », et, pour cette raison, forment « le centre de la phrase ». Plus précisément, pour avoir « le plus de chances d’atteindre » ces premières articulations sémantiques, il faut se tourner vers les verbes fondamentaux [28]. Car ils « représentent les phases de l’explicitation progressive du rapport sujet – objet » ; encore convient-il de faire abstraction de « tout ce qui relève proprement de la construction même du mot et de ne garder présente à l’esprit que la définition progressive de la notion de procès ». Car « les résultats [ainsi] obtenus (suivant les positions fondamentales des deux termes mis en rapport) […] » sont à généraliser : « ils sont valables pour tous les idiomes particuliers ». Certes, une fois « reprises par les éléments de base de la classe verbale », « ces opérations sémantiques primordiales […] deviennent inopérantes, ce qui motive leur instabilité sémiologique initiale ». Alors puissancielles, « dans la hiérarchie interne des articulations linguistiques » elles n’en constituent pas moins le premier stade,
le seul plan explicatif du langage [… qui] met à nu le mécanisme général définissant le langage in toto (1976b : 10, puis 1980 : 65).
44 En effet, on a exactement là « le procès sémantique initial recherché », que KM appelle idéogenèse [29] et définit comme
la formation (du moins, la présentation dynamique, comme un processus) des idées linguistiques préalables, où le contenu lexical et la forme grammaticale sont encore à l’état syncrétique [30].
2.2.2. La proposition mantchevienne : l’idéogenèse [primordiale [31]]
46 Sous-jacent à l’éclosion du verbe, dont il fait le principe ordonnateur de la phrase, ce procès « fonde mentalement » son sens, et voit ses phases successives explicitées dans les différents verbes fondamentaux. Mais au fur et à mesure de son élaboration, ce sont aussi les formes syntaxiques de la phrase qui se déterminent. Car « le sens des verbes fondamentaux est de relier deux ou plusieurs substances, ce qui signifie que leur sens est égal à leur syntaxe » :
Le sens a donc sa syntaxe propre qui le fonde dans son essence même. Et […] la langue se présente in toto comme une ordination de positions, comme une syntaxe sémantique (1975/73 : 461).
48 En deçà même de toutes les discriminations à venir et sur un plan extrêmement abstrait, il s’agit de ce qui, en investissant le langage de sens, en assure la fondation et la foncière prédicativité. Par contraste avec la sémantogenèse verbo-langagière ponctuelle, ou production énonciative (individuelle) de sens circonstanciel, on pourrait l’assimiler à la sémantogenèse [32]linguistique antérieure. Parce qu’il est producteur « des idées les plus générales », ce procès sui generis
détermine aussi bien les substances démarcatives que le sens qui se développe à l’intérieur de celles-ci.
50 Il est « susceptible de prévoir aussi bien la forme sous laquelle sont moulées les notions particulières que leur agencement » (1976b : 25 ; voir aussi 1976a : 17-20). Sous la forme « d’états mentaux » antérieurs à l’un comme à l’autre, il maintient
à l’état indifférencié la signification, la forme et la fonction, d’une part, et les conditions nécessaires à la construction de l’élément significatif permanent et de l’ensemble significatif momentané (1976b : 25-26).
52 « À proprement parler, […] structure profonde du langage » (1976b : 59 ; voir aussi 10), et son « seul stade véritablement puissanciel », il représente la division initiale du pensable, préfigurant donc « aussi bien la lexigenèse [33] […] que la morphogenèse » (1980 : 74). « L’avènement du sens » remonte donc à cette « phase syncrétique du langage » (1976b : 25), dont le syncrétisme s’explique par :
le fait primordial que le sens s’imbrique dans un rapport auquel il s’identifie. […] LE SENS EST ÉGAL AU RAPPORT QU’IL IMPLIQUE.
54 Avec lui, KM pense avoir mis au jour le principe initial générateur du sens, celui qui « annonce tous les développements linguistiques ». Ultérieurement, au fur et à mesure que l’on s’approche du discours, ses niveaux successifs « se définissent tous par la confrontation de plus en plus prononcée du pensable au pensé » : la signification puis la forme, au terme de deux visées respectivement singularisante et particularisante sur lesquelles s’articule le rapport pensable/pensé, mais réitérées. On en arrive ainsi à une « symbiose de la signification et de la forme » (1976b : 26-29), car
56 Cela vaut pour la phrase, mais est postulé aussi pour le texte (littéraire) – au moins dans les travaux de H. Todorov – : même si leur appartenance à des plans distincts empêche de les étudier par les mêmes moyens, contenu et forme sont toujours conçus comme « deux aspects de la même chose » (Todorov, 1971 : 395, § I.1). Il faut dire que la phrase n’est pas seulement approchée comme entité intégrante, mais également comme élément intégrable ou intégré : une fois son contenu particulier reversé à la totalité du pensable, soit « l’idée d’existence intégrale », explique KM, la phrase devient capable aussi, avec d’autres à venir, de participer à la particularisation d’un au-delà discursif, le texte, entendu comme expansion discursive supra- et transphrastique (1976b : 54-55).
3. LE LANGAGE DANS LA PERSPECTIVE DE LA COMMUNICATION
57 Nous avons vu que, de la phrase, moule canonique de l’énoncé et à ce titre dite alors « réelle », KM fait « une des articulations les plus importantes du langage », sa « réalité vivante », car elle est la première qui offre l’occasion de voir les éléments de la langue émerger pour exploitation (1976b : 1).
3.1. les « catégories sémantiques » générales entre énonciation et énoncé
58 KM a défini l’énonciation comme la « transmission de l’information » : « un processus et des participants », le locuteur et l’auditeur ; et l’énoncé comme « l’information elle-même » : « un procès (une relation dynamique) et des participants à ce procès (des êtres dont on parle) ». Parmi les « catégories sémantiques générales » – autrement dit : « les divisions linguistiques générales de caractère sémantique » –, il en isole un minimum de sept, qu’il définit en fonction des rapports qui se nouent entre les composantes de l’énoncé. Elles sont présentées dans le schéma suivant :
59 Placée au principe des différentes catégories grammaticales de chaque parler, cette subdivision est ainsi illustrée sur le cas particulier du français :
- 1 : personnels et possessifs ;
- 2 : formes temporelles et adverbes de temps ;
- 3 : démonstratifs, prépositions et adverbes de lieu ;
- 4 : ensemble des moyens de modalisation.
- Pour le point 5 et les êtres, il faut distinguer selon que la caractérisation est qualitative ou quantitative. D’un côté, on a le genre (sémantique), les articles, les adverbes de manière et les relatifs ; de l’autre, le nombre, la distinction noms propres/communs, nombrables ou non, individuels ou collectifs, les adjectifs numéraux, les adverbes de quantité et d’intensité, les indéfinis.
- Pour le point 6 et le procès, c’est l’aspectualité qui fournit la caractérisation qualitative et quantitative.
- En 7, enfin, il faut signaler « tout ce qui concerne les êtres et les procès conçus comme des rapports dynamiques entre les êtres, de même que les relations entre les faits » : les différents types de verbes, les compléments, la voix, la dérivation, les conjonctions et certaines des prépositions (1998/94 : 7 et 8, ou 2004/94 : 3).
3.2. Les unités linguistiques entre sémantique et morphosyntaxe
61 Pour ce qui est du « régime d’incidence que Guillaume a établi sans l’expliquer » (1976b : n. 15, 116), KM le conçoit comme l’effet du rapport sémantique qui relie entre elles les quatre classes de mots prédicatifs, et de leur interdépendance consécutive (1976a : 10). Ce régime « n’est rien d’autre que la condition sémantique d’existence des classes de mots au niveau de l’idéogenèse » [primordiale] (1976b : n. 15, 116). Mais, dans les parlers qui nous sont familiers, ce rapport s’élabore et se différencie dès le niveau de la sémantogenèse linguistique (Mantchev et Todorov, 1971 : 366), sur la base « du seul rapport constant SO » [sujet/objet] en fonction de ses « variations sous des argumentations différentes » [34].
62 Parallèlement, au fur et à mesure qu’avance le balayage du pensable vers le pensé, qui traverse successivement chacun des « trois plans ensemblistes de la langue » – lexical, syntagmatique et phrastique –, la « transition de la signification à la forme » (1976b : 47 et 49, respectivement) a de plus en plus besoin de concours formels.
63 Pour KM, ici assimilés aux vocables, rappelons-le, les « signes linguistiques [opérationnels] sont des unités syntactico-sémantiques et non sémantico-syntaxiques », car le sens y a « déjà été versé dans une structure morpho-syntaxique » (1998/94 : 11, ou 2004/94 : 6). Cela posé, il estime que les signes minimaux ne sont pas « des éléments préalables » en soi, « indépendants des faits-ensembles qu’ils constituent ». Car
Il y a entre les deux une relation dynamique continue : les éléments sont construits en vue des ensembles et les ensembles dérivent de l’association étroite des éléments.
65 S’il n’y a de statisme et d’autonomie ni du côté des premiers, ni du côté des seconds, les propriétés d’élément et d’ensemble « sont données dans la langue elle-même ». Mais en fait, cette double attraction et cette double vocation se retrouvent « aux différents niveaux de la hiérarchie interne d’une langue comme le français » Ainsi, en tant qu’ « unité mémorisée » en langue, tout élément de base tient sa capacité de ce qu’il en est venu à condenser en lui « la prévision de faits particulièrement saillants », une « proto-phrase ». Ce caractère sémantiquement « ensembliste », qui a sa contrepartie morphosyntaxique dans la répartition brouillée des vocations lexémique et/ou grammémique des morphèmes et, au-delà, de tout ce dont ils forment les éléments, facilite, dans les deux sens, la « relation continue entre signes minimaux et signes maximaux ». En effet, il est des grammèmes à portée lexémique (certains affixes) et des éléments du lexique soit carrément grammaticaux (déterminants nominaux), soit grammaticalisés (auxiliaires), soit à double charge grammémique et lexémique (prépositions). De même, la locutionnalisation parvient à rendre lexémiques des syntagmes, des propositions ou des phrases entières, et la proverbialisation peut aussi muer ces dernières en textes plus ou moins lexémisés (Mantchev, Tchaouchev et Vassileva, 1986 : 7 et 10 ; Mantchev, 1998/94 : 12 et 13, ou 2004/94 : 7 et 8).
4. CONCLUSIONS
4.1. Une linguistique de l’unification opérative et sémantique
66 La linguistique de KM s’affiche donc comme foncièrement opérative. Sa « théorie idéogénétique propose une conception du langage comme un permanent Devenir » constamment joué et rejoué, entre le sujet et l’objet, « jusqu’à ce que le désir de sens ne cesse d’actionner le langage ». On ne s’étonne donc pas qu’on ait pu dire de cet engendrement ce que l’on dirait du fantasme : que
N’étant pas une entité, le sens n’est pas (ne pourrait pas être) garanti d’avance ; en échange, il se crée toujours. Le sens n’est pas possible sans le désir de sens. Mais peut-être le désir de sens n’est-il pas autre chose que le désir du sens (Manchev, 2002).
68 Cette linguistique s’affiche aussi comme radicalement sémantique. Ainsi, la reconnaissance d’entités lexicales par certains côtés opposables à des entités non lexicales à vocation différenciée – quoique inégalement tranchée – ne doit pas empêcher d’y voir des éléments de même origine, ni dissuader de les étudier et de les présenter dans la perspective de leur nature commune. En effet, leur éventuelle différenciation s’y interprète exclusivement comme un avatar particulier du même processus fondateur du langage, de son élaboration comme de sa spécification. Dans cette optique, l’idéogenèse primordiale mantchevienne conduit tout naturellement à tenir la forme des instruments de la langue pour « une reprise généralisante des significations de base, plus particulièrement de leurs déterminations internes » (1976b : 29-30).
69 Cette recherche de l’ « articulation initiale de la pensée » (1976b : 25-26 ; également 1976a : 23-30) répond à la volonté exprimée d’aller au-delà d’une théorie guillaumienne souvent cantonnée « à la seule analyse de la forme grammaticale du mot ». En proposant d’approcher le lexique de la même manière que la grammaire, elle a fini par mettre en place une linguistique qui, en plus de l’opérativité souvent retenue par la psychomécanique [35], a radicalisé aussi sa sémanticité :
Pour tout dire, je me vois sémanticien à rebours, acceptant les structures comme des faits que je m’efforce de traiter par des critères sémantiques « profonds ». En d’autres termes, je ne fais pas de la synthèse linguistique, à partir de traits sémantiques minimaux, mais de l’analyse pure et simple, en partant de la phrase (tout en restant convaincu qu’on devrait partir du texte dont on continue de ne rien savoir) (1988 : 539).
71 C’est pourquoi la structurologie du français effectuée dans le Traité [36] ne se conçoit que comme une « syntaxe sémantique » :
Notre démarche a consisté à délimiter les plans de la hiérarchie interne du français suivant ses articulations appropriées en vue de déterminer le sens des unités et des rapports linguistiques (1976b : 4).
4.2. Un universalisme génératif, plutôt qu’aprioristique et/ou résultatif
73 Certes, KM s’en tient à une relativité strictement interne, intra-idiomatique, du langage. Il a souligné en effet que la
séparation nécessaire du sens et du signe doit être opérée au sein même du langage et dans le respect absolu de ses articulations propres sous peine de ne voir dans le langage que la matérialisation physique d’un sens extra-linguistique qui évoluerait librement dans la conscience de l’homme [37],
75 alors même que le langage intériorise « les formes de pensée, c’est-à-dire les modes d’articulation du réel » (1976b : 6). Du reste, il s’en est clairement expliqué en affirmant pratiquer exclusivement une « linguistique interne » [38]. C’est pourquoi, soucieux de ne pas « déserter le terrain proprement linguistique », il en est venu à récuser l’antériorité de l’ouvrage construit en pensée au regard de l’ouvrage construit en signes, pourtant posée par Guillaume (1976b : n. 7, 114).
76 Mais, d’un autre côté, on a vu que le principe de la subdivision des grandes catégories sémantiques repérables dans le langage découlait directement du schéma même de la communication, qui fait déjà sortir de la stricte intimité du langage et écarte de tout repli centripète.
77 Ainsi, il a défendu la spécificité de la structurologie des parlers et par avance récusé toute généralisation abusive de ses analyses locales du français. Mais, au niveau hiérarchiquement le plus élevé de la remontée analytique vers la pensée, il a admis la possible existence, déjà mentionnée, de ces
opérations sémantiques explicatives plus ou moins universelles, car non ou peu soumises au traitement particulier du sens dans chaque idiome (1976b : 7).
79 Il s’ensuit qu’on doit comparer non pas un sens donné en soi avec les moyens dont on se sert pour le matérialiser, mais le sens doté de signe relevant d’un niveau linguistique au sens doté de signe relevant d’un autre niveau linguistique (1976b : 6).
80 Cet universalisme semble donc être demeuré à la fois minimaliste [39] et consécutif à l’esprit humain constructeur des structures qui sont à l’origine des différents parlers.
4.3. Épilogue
81 Ne serait-ce que par ces deux aspects, aux recherches de KM on pourrait trouver une certaine affinité avec celles de Rastier.
82 La sémantique que ce dernier a mise en place couvre tout l’espace compris entre les éléments intramorphémiques et les grands ensembles textuels, alors conjointement étudiés sans à-coup ni ruptures. Saisissant le sens verbal dans une perspective globalisante et fluide, cette approche a ainsi grandement facilité la compréhension des procédures de glissement de sa réalité virtuelle et puissancielle, même posée comme un artefact métalinguistique, vers sa détermination effective [40].
83 Hors de toute filiation et de toute influence, Krassimir Mantchev, pour ce qui le concerne, semble bien, lui aussi, avoir été animé par le souci comparable – plutôt qu’identique – de balayer panoramiquement, entre ces deux paliers extrêmes du langage, l’ensemble de l’intervalle qu’ils circonscrivent.
Références bibliographiques [41]
- CHEVALIER Jean-Claude (1978) Verbe et phrase (Les problèmes de la voix en espagnol et en français), Paris, Éd. hispaniques, 254 p.
- GUILLAUME Gustave, LSL : Langage et science du langage [recueil posthume d’articles parus entre 1933 à 1958], Paris, Nizet et Québec, PU Laval, 1964, 287 p. ; une 2e éd., est parue en 1973.
- – LL 2 = Leçons de linguistique de –, vol. 2 : 1948-1949. Série B : Psychosystématique du langage. Principes, méthodes et applications (I), Avertissement de R. Valin, Québec, PU Laval et Paris, Klincksieck, 1971, 224 p.
- JACOB André (1970) Les Exigences théoriques de la linguistique selon Gustave Guillaume, Paris, Klincksieck, 293 p., « Études linguistiques », 10.
- JOLY André (1982) « Pour une théorie de la signifiance », in N. Mouloud et J.-M. Vienne (éds.), Langages, connaissance et pratique, Lille, Univ. de Lille III, [1982], p. 103-125.
- LAFONT Robert (1978) Le Travail et la langue, Paris, Flammarion, 304 p.
- LAFONT R. et GARDÈS-MADRAY Françoise (1976) Introduction à l’analyse textuelle, Paris, Larousse, 191 p.
- MANCHEV Boyan (2002) Résumé du séminaire animé, entre le 18 octobre 2001 et le 17 janvier 2002 au Collège international de philosophie sur « Le fantasme, le sujet et le sens », accessible sur le site www.ci-philo.asso.fr/pdf/M1_sem_2001-2002.pdf.
- MANTCHEV Krassimir (1967) « Hiérarchie sémantique des verbes français contemporains », Cahiers de lexicologie, 10/1, p. 31-46.
- – 1970 : « Compétence sémantique d’une classe de verbes du français contemporain (Comment s’opère la formation d’une idée en langue) », Annuaire de l’Université de Sofia, 1969, 63/2, p. 149-169.
- – 1972 : « L’idée de possession dans la langue française », Annuaire de l’Université de Sofia, 1971, 65/1, p. 211-264.
- – 1975/73 : « Le langage humain en tant qu’intériorisation du rapport fondamental S/O », Proceedings of the XVth World Congress of philosophy (Varna, Bulgarie, 17- 22 septembre 1973), Sofia, Sofia-Press, V : Problems of contemporary logic. Methodological problems of science. Philosophy and the study of religion. Linguistics and anthropology. Contemporary metaphysics. Contemporary studies in the history of philosophy, 1975, p. 457-461.
- – 1976a : Morphologie française. Cours théorique, Sofia, Naouka i izkoustvo, 425 p.
- – 1976b : La Genèse de la phrase simple énonciative dans la structure générale de la langue française contemporaine, Sofia, Presses de l’Université, 124 p.
- – 1980 : « Approche de l’idéogenèse », in Joly A. et Hirtle W. H. (dirs.), Langage et psychomécanique du langage. Études dédiées à Roch Valin, p. 62-74 [version remaniée et condensée de Mantchev, 1976b : voir p. 62].
- – 1983 : « Le système argumentatif : fondements sémantiques et structure syntaxique de la proposition-mot en français moderne », Annuaire de l’Université de Sofia, 77/1, p. 71- 94.
- – 1988 : « Le système des phases en français contemporain », in Benezech J.-L. et alii, Hommage à Bernard Pottier, Paris, Klincksieck, II, p. 539-546, « Annexes des Cahiers de linguistique hispanique médiévale », 7/2.
- – 1998/94 : Linguistique et sémiotique. Premier volume : La Linguistique [terminé en 1994], Sofia, Presses universitaires « St Kliment Ohridski », 1998, 287 p.
- – 1998/96 : Sémiotique et narratologie, [terminé en 1996], Sofia, Presses universitaires « St Kliment Ohridski », 1998, 296 p. [Même si son titre ne le fait pas voir, avant de renoncer à ce projet, l’auteur avait prévu d’en faire le tome suivant de 1998/94 (voir : p. 4 et 100, ou 2004/94, p. 87).]
- – 2004/94 : Œuvres de Krassimir Mantchev, I : La linguistique, Présentation d’Alexandra Mantcheva, Avant-propos de Francis Tollis, Paris, L’Harmattan, 2004, 250 p, « Sémantiques » [Ce texte est la reprise amplifiée de Mantchev, 1998/94].
- MANTCHEV K. et alii (1977) Cours systématique de langue française (KAMENOVA R., MANTCHEVA A. et BECHKOVA R.). Partie constructive, 1, Sofia, Naouka i izkoustvo, 292 p.
- MANTCHEV K., TCHAOUCHEV Assen et VASSILEVA Alena (1986) Traité de morpho-syntaxe française, Sofia, Naouka i izkoustvo, 485 p. [le premier a rédigé les p. 7-18, 80-208 et 325-479].
- MANTCHEV K. et TODOROV Hristo (1971) « Eléments d’idéogénie (domaine français) », Annuaire de l’Université de Sofia, 1970, 64/1, p. 359-392.
- POTTIER Bernard (1976/74) « Théorie des cas : logique et linguistique », in David J. et Martin R. (éds.), Modèles logiques et niveaux d’analyse linguistique (Actes du colloque organisé par le CELTED à l’Université de Metz du 7 au 9 novembre 1974), Paris, Klincksieck, 1976, p. 131-140.
- RASTIER François (1989) Sens et textualité, Paris, Hachette, 287 p.
- – 1996 : Sémantique interprétative, 2e éd. revue et augmentée, Paris, PUF, 286 p.
- – 1999 : « La sémiotique : fondations et fondements. Remarques épistémologiques », in Mélanges de linguistique, sémiotique et narratologie dédiés à la mémoire de Krassimir Mantchev à l’occasion de son 60e anniversaire, Sofia, Colibri, p. 337-352
- TODOROV Hristo (1971) « La logique constructive du discours narratif », Annuaire de l’Université de Sofia, 1970, 64/1, p. 395-407.
- TOLLIS Francis (1991) La Parole et le sens. Le guillaumisme et l’approche contemporaine du langage, Préface de R. Lafont, Paris, Armand Colin, x-XII-495 p., « Linguistique ».
- TOUSSAINT Maurice (1981) « Pièce d’identité. À la mémoire de Gustave Guillaume », Bulletin du Groupe de recherches sémio-linguistiques (EHESS), 19 (Les universaux du langage, 2e partie), p. 38-49.
Notes
-
[1]
Ils se sont visiblement connus : la bibliographie qui figure dans l’une au moins des publications de KM, tôt disparu en 1998, l’atteste – ainsi, dans 1998/94 (288), il inclut deux des livres de Rastier (1989 et 1996) – comme la participation de Rastier (1999) aux Mélanges dédiés à la mémoire du premier. Ils ne semblent cependant pas s’être souvent exploités dans leurs écrits accessibles, bien que, parmi ceux dont ils se sont l’un et l’autre variablement inspirés, figurent au moins Guillaume, Hjelmslev, Greimas et Pottier, pour ne citer qu’eux.
-
[2]
Site : www.fl.ulaval.ca/fgg/z_biblio.
-
[3]
Régulièrement présent dans la bibliographie de la majorité de ses publications : 1967, 1970, 1971 (très abondamment), 1972, 1976a, 1976b, 1980, 1983, 1986, 1998/94, 1998/96 et 2004/94.
-
[4]
Outre Pottier, régulièrement cité, Moignet, lui aussi présent à sa soutenance de thèse de troisième cycle, est inclus dans la bibliographie de 2004/94, Toussaint dans celles de 1998/96 et de 2004/94.
-
[5]
Par exemple dans [1952] LSL : 221-222.
-
[6]
Par exemple dans LSL : 27.
-
[7]
« Il ne faut pas se leurrer par l’illusion que la pensée idéale aurait ses propres articulations (lesquelles ?) et que le langage ne constituerait que la vêture physique de la pensée articulée en elle-même » (1976b : 2, puis 1980 : 63).
-
[8]
Par exemple dans LSL : 33.
-
[9]
Cette position est aussi celle de Toussaint, opposé à toute séparation d’un niveau conceptuel (en quelque sorte panidiomatique) et d’un niveau linguistique (strictement et spécifiquement idiomatique) (1981 : 46).
-
[10]
Par exemple le 2-XII-1948, dans LL 2 : 18-19.
-
[11]
KM le subdivise à son tour en « système proprement relationnel » et « système valentiel » (1998/94 : 99, ou 2004/94 : 86).
-
[12]
Une idée comparable se trouve chez Toussaint, pour qui la recherche d’universaux doit être menée et l’explicatif trouvé « dans le général contenu dans les cas particuliers », et non « dans un schème conceptuel, hors cas » (1981 : 46), comme l’a suggéré Pottier (1976/74 : 137). Sur la question des universaux, il a cependant adopté une position originale au sein de la mouvance guillaumiste en tentant de lui trouver une ou des réponse (s) au niveau neuronique (1981).
-
[13]
Il s’agit de « Discernement et entendement dans les langues ; mot et partie du discours », et de « Esquisse d’une théorie psychologique de la déclinaison », réimpr. dans LSL : 87-98 et 99-107, respectivement.
-
[14]
Il s’agit de « La langue est-elle ou n’est-elle pas un système ? », réimpr. dans LSL : 220-240.
-
[15]
1975/73 : 457. Au sein des autres « activités psychiques », il la situe entre la pensée « pré-linguistique » ou « pensée réflexive » – partiellement partagée par l’homme et l’animal mais « antérieure au langage [… , elle] assure le lien de l’homme à la réalité » – et la pensée « post-linguistique ou logique » ou « savante », qui aboutit à la réalité (ibidem).
-
[16]
« Une unité est un élément construit ou ce n’est pas une unité, c’est un élément constitutif, une composante, intégrée dans l’unité » (1976b : n. 13, 115) ; « une unité linguistique est nécessairement bipartite » à double genèse (Mantchev, Tchaouchev et Vassileva, 1986 : 11).
-
[17]
Pour KM, la phrase a elle aussi ses parties de discours, « qui sont les classes de phrases » (existentielle, attributive, circonstancielle, modale, possessive, perceptive et intellective, factitive – même si la tradition oppose seulement la phrase verbale à la nominale). Pour ce qui est des propriétés assertive, interrogative, exclamative, etc., ce « sont des types de phrases différenciées dans le second mouvement constitutif de la phrase : ce sont des classes sémantiques » (1975/73 : 459).
-
[18]
Le maintien de ce distinguo, dont il fait la dernière des trois dichotomies caractéristiques du langage – les deux autres étant la distinction langue / discours et des plans paradigmatique / syntagmatique (1998/94 : 8, ou 2004/94 : 4) –, KM le justifie en quelque sorte par l’impossibilité où l’on est de s’en passer : « une sorte de dualisme initial qui est à la base même du dualisme philosophique, de la distinction de la matière et de l’esprit » (1998/96 : 5).
-
[19]
L’objectif de partir du général et d’aller vers le particulier, et non pas l’inverse, comme cela se fait souvent, était déjà manifeste dans les « Éléments d’idéogénie » de Mantchev et Todorov (1971 : 59).
-
[20]
Par exemple le 27-IV-44, dans PLT : 139-140.
-
[21]
Son universalité garantit sa validité et fait écho au « rapport substantiel homme – univers » guillaumien dont il est l’expression linguistique et la réplique formelle (1975/73 : 457).
-
[22]
« Toutes les notions linguistiques et, à plus forte raison, les plus fondamentales d’entre elles, sont des positions du sujet en face de l’objet » (1972 : 211). Le choix et la désignation de la dialectique en cause ici n’est pas sans rappeler ces précisions de Jacob sur la réversibilité présente dans les lois linguistiques guillaumiennes : « […] en dernier ressort, le cercle du sujet et de l’objet se retrouve dans la structure de la langue, modalité de leur rapport, c’est-à-dire de l’organisation de son expérience par le sujet humain. Cercle qui n’exprime pas un va-et-vient pur et simple, mais un procès à la faveur duquel s’inverse le sens de l’insertion de l’homme dans l’univers […] » (1970 : 135), encore que la coïncidence sémantique des mêmes termes ne soit pas assurée (voir en particulier leur emploi dans la perspective épistémologique aux p. 147-148).
-
[23]
1976b : 8-9, puis 1980 : 64. KM poursuit : « Car en se développant, cette visée, essentiellement dialectique, en même temps qu’elle se définit, définit les termes entre lesquels elle est censée s’exercer ».
-
[24]
Car « ce procès sémantique initial […] a pour seule fin de fournir des limites entre lesquelles opère le pensable et les possibilités de pensée qui peuvent y exister. En un mot, c’est le stade puissanciel […] qui revêt des signes éphémères changeant d’un individu à l’autre à l’époque de l’acquisition du langage » (1976b : 9, puis 1980 : 65).
-
[25]
Car « ce procès sémantique initial […] a pour seule fin de fournir des limites entre lesquelles opère le pensable et les possibilités de pensée qui peuvent y exister. En un mot, c’est le stade puissanciel […] qui revêt des signes éphémères changeant d’un individu à l’autre à l’époque de l’acquisition du langage » (1976b : 9, puis 1980 : 65).
-
[26]
1975/73 : 457. On peut faire des réserves sur le choix des termes sujet et objet, déjà tout imprégnés de contenus non linguistiques et linguistiques largement diversifiés, et pour cette raison, passablement opaques (sur cette question, on peut voir par exemple Chevalier, 1978 : 78-83). Mais il faut garder présent à l’esprit que, pour KM (et Todorov), ils ne désignent en fait que « deux entités abstraites qui ne sont que les deux termes idéaux de la pensée, la pensée de départ en position d’agent, et la pensée d’arrivée, en position de patient » (1971 : 364).
-
[27]
« La possibilité d’articuler l’idéogenèse réside dans ce que nous sommes tenté d’appeler le paradoxe du verbe. En effet, le verbe est une classe dont les unités hiérarchiquement supérieures intériorisent au niveau du mot un rapport de deux termes qui s’extériorisent au niveau du syntagme et au niveau de la phrase. Le verbe apparaît donc comme l’intériorisation spécifique de deux entités extérieures. Cela suffit pour poser sur un plan d’analyse initial ces deux entités et le rapport qui les unit. Ce plan devient alors explicatif à l’endroit de toutes les constructions linguistiques dans un idiome comme le français » (1980 : 74).
-
[28]
L’intérêt de KM pour la matière des verbes tels que être, avoir et faire est à l’origine de son article de 1967, et tient une grande place dans Mantchev et Todorov, 1971.
-
[29]
1976b : 9 et 10, puis 1980 : 64-65 ; 1975/73 : 459-460 ; voir encore 1976a : 17.
-
[30]
1983 : 71. Cette idéogenèse [primordiale] fournit ainsi « les conditions sémantiques de la différenciation lexicale » et « rend compte de l’existence des classes de mots aussi bien sur le plan de la signification que sur le plan de la forme […] » (1976b : 29-30). KM semble avoir hésité entre les deux orthographes idéogénèse et idéogenèse, qui est ici choisie.
-
[31]
Sur le choix de cet adjectif, et sa justification, voir Tollis, 1991 : 102, n. 22.
-
[32]
KM a lui-même souscrit à cette proposition personnelle de dénomination (1998/94 : 120, ou 2004/94 : 104).
-
[33]
Si c’est à la lexigenèse que l’on doit « la formation du contenu lexical sous une forme congruente », et donc le (s) sens des vocables, l’idéogenèse [primordiale] nous situe, elle, au niveau des idées, le passage de celles-ci à celui (ceux)-là opérant des altérations lexico-sémantiques particularisantes, au sein du mot, lorsqu’il vient à être engagé dans une structuration syntaxique (1983 : 71).
-
[34]
1976b : 37-38 ; voir encore 1976a : 10.
-
[35]
Pour KM, cette perspective s’inscrit sans heurt dans la tradition guillaumienne. Elle est fidèle au principe d’opérativité, adopté « sans restriction », qui est à ses yeux « le grand principe guillaumien ». Elle respecte aussi l’exigence consécutive que « tout élément linguistique soit considéré comme le résultat d’une opération sémantique à un des niveaux successifs du langage » (1976b : n. 14, 115-116).
-
[36]
Mantchev, Tchaouchev et Vassileva, 1986 : par exemple, 5.
-
[37]
Alors même que le langage intériorise « les formes de pensée, c’est-à-dire les modes d’articulation du réel » (1976b : 6).
-
[38]
Par exemple 1975/73 : 457 ; voir aussi 1976b : 2 et 3, puis 1980 : 62.
-
[39]
Un peu sans doute comme l’a été la praxématique lorsqu’elle a pris position dans la polémique sur d’éventuels universaux, polémique « qui n’est pas éteinte » (Lafont et Gardes-Madray 1976 : 99, § VI.5.2), et qu’elle a finalement préféré parler d’ « universaux pragmatiques ». Dans les idiomes, ils correspondent à un ensemble d’apparentes constantes qui se rattachent à son fonctionnement à peu près universel comme moyen de communication et se réduisent à un seul élément : la marque, dans le discours, du locuteur, instrument de la constitution de l’individu en sujet, « signe même de la spécificité de l’espèce humaine dans le monde animal » (Lafont : 1978 : 100-103, § II.3.9 ; voir aussi 188, et Lafont et Gardes-Madray 1976 : 99, § VI.5.2). « Les universaux linguistiques pourraient bien être […] non pas une transcendance achronique à la variété naturelle, mais, en avant de nous, le produit de l’homogénéisation de la culture du monde » (Lafont 1978 : 104 ; voir aussi 136).
Une position apparemment comparable se retrouve chez Joly : « Si, dans ce double rapport, on considère le seul versant langue/discours, on aboutit logiquement à l’hypothèse Sapir-Whorf. Si au contraire on privilégie l’autre versant, on aura tendance à ne voir que des universaux partout (Chomsky et les générativistes), alors que l’universalité est d’abord dans l’univers à dire, autrement dit dans le voir qui préside à la construction de la langue » (1982 : 112, § 1.8). -
[40]
De même, en l’indexant sur tous les ingrédients de l’énonciation, profondeur historique incluse, ainsi que sur les communications et les discours typés et/ou normalisés qu’elle a induits, il en a relativisé le contenu et a récusé toute sémantique linguistique générale qui court-circuiterait les sémantiques proprement et singulièrement idiomatiques.
-
[41]
On trouvera la bibliographie complète de KM dans Mantchev, 2004/94 : XI-XIV.