1La liaison a longtemps constitué un des thèmes centraux de la phonologie formelle. Dans sa « Brève histoire du traitement de la liaison », Encrevé (1988, chap. 3) recensait, sur la base de critères très restrictifs, plus de 70 publications consacrées à la modélisation de ce phénomène vedette de la phonologie du français. Depuis, la liste n’a cessé de s’allonger. Les débats se sont organisés en quatre thématiques principales :
- Définition syntaxique, catégorielle ou lexicale, des contextes de liaison, qu’ils soient catégoriques, variables ou impossibles.
- Statut lexical des consonnes de liaison.
- Nature et motivation du dispositif formel de traitement de l’alternance consonne/zéro. Similarité partielle de ces traitements avec ceux de l’élision et du h aspiré.
- Articulation morphologie/phonologie. Relations entre supplétion, consonnes de liaison et marquage morphologique.
2Loin d’en épuiser l’intérêt, la multiplication actuelle des approches de la liaison en a aiguisé la valeur heuristique et l’a constituée en thématique interdisciplinaire. C’est de ce dynamisme nouveau, né au carrefour de la phonologie, de la morphologie, de la diachronie, de la psychologie cognitive et développementale que voudrait rendre compte ce numéro de Langages – La liaison : de la phonologie à la cognition.
3Morin ouvre le volume avec un examen critique des approches de la liaison vue comme un effet des contraintes universelles prohibant les hiatus. Poursuivant sa réflexion sur la nécessité de distinguer précisément les différents sandhis rassemblés sous le nom de « liaison », il contribue à une thématique majeure du présent numéro (cf. également Côté et Laks). Morin défend le nécessaire abandon de l’unicité représentationnelle pour rendre compte de la complexité phénoménale. Dès lors, une analyse anti-hiatus n’apparaît que comme un moyen artificiel de poser un plus petit dénominateur commun à des sandhis très différents. La dynamique diachronique réanalysée par Morin montre clairement que l’évitement des hiatus n’est pas le principe unique de l’apparition d’une consonne devant un mot à initiale vocalique. La dynamique développementale conforte cette conclusion. Entre 2 et 6 ans, les progrès dans la réalisation des liaisons prénominales s’accompagnent d’une augmentation de la proportion relative des omissions qui sont pourtant génératrices d’hiatus en surface (Chevrot, Dugua & Fayol, ce volume).
4Bybee aborde la liaison dans le cadre des Grammaires de Constructions, modèle récent qu’elle a contribué à dégager et à conceptualiser. Les constructions sont des patrons mémorisés d’appariements entre forme et sens (pour une présentation synthétique, Goldberg, 2003). Elles présentent différents degrés d’abstraction, depuis les séquences figées groupant des items lexicaux concrets, jusqu’aux structures abstraites comportant des emplacements qui restreignent plus ou moins l’occurrence de catégories syntaxiques spécifiques, en passant par des schémas plus composites où coexistent contenus concrets et catégories abstraites. Produits de l’usage, ces constructions s’organisent sous forme de réseaux. Abstraction et catégorisation émergent justement des liens topologiques et logiques qui s’établissent dans ces réseaux. Une même construction, toujours informée, reste donc accessible à différents niveaux. Les effets de fréquence déterminent la mémorisation des séquences et la connectivité des réseaux. Ils pèsent donc sur la formation, le maintien ou la disparition des constructions, dans l’histoire des individus comme dans celle des langues. C’est cette relation causale entre fréquence, construction et mémorisation que Bybee approfondit ici. Faire la liaison ou ne pas la faire, c’est sélectionner une construction, celle qui comporte la consonne de liaison (Ex. [les /des/ces Nom-z-[voyelle]adjectif]pluriel), plutôt que celle sans consonne ([les/des/ces Nom-adjectif]pluriel). La systématisation d’une liaison particulière, ou à l’inverse sa disparition, correspondent alors à une simple régularisation par élimination du schéma le moins renforcé. Bybee s’appuie sur le corpus d’Ågren (1973) et conclut que les constructions, tout comme les mots et les expressions figées, sont des unités de stockage et de traitement.
5Les aspects développementaux de la liaison ont longtemps été négligés. Le lien entre théories phonologiques et données acquisitionnelles est pourtant considéré comme central, au moins dans le monde anglo-saxon (Archibald, 1995). L’acquisition de la liaison soulève ainsi des questions parmi les plus centrales de la psycholinguistique : segmentation et formation des mots, apprentissage statistique, régularisation, structuration du groupe nominal. Témoignant du renouvellement actuel de cette voie de recherche, Chevrot, Dugua et Fayol précisent le scénario développemental de Morin (2003 [1998], et ce volume). Ils en valident expérimentalement les articulations clés. L’observation des erreurs enfantines de type le zours a depuis longtemps motivé un rattachement de la liaison à l’initiale de la représentation lexicale du mot suivant. Le seul constat de ces erreurs ne suffit pourtant pas à prouver qu’une représentation lexicale de type zours soit à leur origine. Pour évacuer d’autres possibilités (/z/ épenthétique), Chevrot, Dugua et Fayol proposent plusieurs protocoles expérimentaux à des enfants de 2 à 6 ans. Ils confortent ainsi le scénario d’émergence de la liaison prénominale en trois étapes. Après une phase pendant laquelle l’enfant segmenterait et mémoriserait plusieurs exemplaires des noms commençant par une voyelle chez l’adulte, viendrait une seconde étape où il apprendrait les relations correctes entre ces exemplaires et le déterminant ou l’adjectif précédents. La troisième étape serait caractérisée par la capacité à généraliser la relation entre déterminants ou adjectifs et consonne de liaison et par l’augmentation puis la disparition d’erreurs de régularisation (les zombrils vs les nombrils). Les données disponibles ne permettent pas de déterminer la représentation qui sous-tend cette généralisation. On peut défendre l’hypothèse de la formation d’un système productif de préfixes d’état construit (Morin, ce volume) ou lui opposer l’élaboration d’une construction [les /des/ces -z-[voyelle]nom] (Bybee, ce volume) préfigurant la structure du groupe nominal. Ces hésitations concernant l’état final ne doivent pas faire oublier que les données sont nettes et confortent l’analyse de l’état initial de la liaison prénominale comme la mémorisation d’exemplaires du nom en alternance libre.
6Ce sont d’autres données, issues d’études de cas, qui conduisent Wauquier-Gravelines et Braud à défendre un scénario alternatif à cette conception exemplariste basée sur l’usage. Pour ces deux auteurs, les généralisations ne procèdent pas au coup par coup, avec l’accumulation du matériel lexical, mais sont guidées par les principes universels de la grammaire. Le canevas développemental qu’elles proposent se déroule alors en quatre stades. Au stade le plus précoce, déterminant et nom ne sont pas encore segmentés, mais intégrés dans un gabarit fonctionnel organisé autour de noyaux vocaliques. C’est dans la position gauche de ce gabarit que se trouveraient les germes de ce qui deviendra un déterminant autonome. Lors du second stade, l’enfant, guidé par le principe de maximisation des attaques, segmente le déterminant en privilégiant une position d’attaque consonantique à l’initiale du nom. Cette segmentation est source d’erreurs, l’enfant utilisant différents moyens pour doter cette position d’attaque d’un contenu phonétique. Le troisième stade voit disparaître les erreurs sur les liaisons obligatoires. Influencé par la morphologie, l’enfant encode alors les liaisons sous forme de segments flottants à la finale des déterminants et des adjectifs. Dans une dernière étape, l’acquisition des liaisons facultatives se poursuit selon un mode d’apprentissage lexical sensible à la fréquence. Le scénario de Wauquier-Gravelines et Braud et celui de Chevrot, Dugua et Fayol se différencient donc par le rôle accordé aux catégories abstraites et aux principes généraux, considérés par les uns comme des facteurs dynamiques précoces du développement, par les autres comme des formes émergeant de l’accumulation, de l’usage et de l’organisation du matériel concret.
7Côté réexamine la question du statut lexical des consonnes de liaison, à la lumière de données phonétiques et des résultats développementaux nouveaux. Dans son approche, la liaison n’est pas un phénomène unique : les liaisons sont majoritairement épenthétiques, une minorité de consonnes de liaison appartenant au mot, précédent ou suivant. Côté postule un état initial où les liaisons sont rattachées lexicalement à des variantes du mot suivant. Elle examine alors les possibilités d’évolution sur la base des modifications de la performance enfantine. Les omissions constituent un indice du détachement de la liaison du mot suivant. L’omission de /z/ ou /n/ à l’initiale (les èbres pour les zèbres) proviendrait alors de la surapplication de ce détachement. La mise en œuvre consécutive d’une épenthèse aboutirait à une régularisation. La motivation de cette autonomisation progressive des liaisons serait la simplification du système initial des variantes devenues prédictibles à partir du mot précédent et du contexte morphologique. Parce que la distribution des mots précédents est parfois plus variée que la distribution des mots suivants, certaines liaisons resteraient attachées au mot de droite (par exemple, à l’initiale des enclitiques : z-y, t-il, z-en). Enfin, les adjectifs caractérisés par une modification de la voyelle dans la forme liaisonnée (bon, ancien, vilain) présenteraient deux formes supplétives, dont l’une comporterait la consonne de liaison en finale. Côté propose un argument majeur contre le rattachement de l’ensemble des consonnes de liaison à la finale du mot précédent : à aucun moment du développement enfantin on n’observe de généralisation de la liaison devant pause ou consonne initiale. Elle évacue finalement la notion de segment flottant et propose des contraintes favorisant l’unicité du stockage lexical et l’invariance des formes au cours de la dérivation.
8Contrairement à l’enfant qui doit découvrir, dans la parole environnante, la forme et le sens de mots ou de séquences qu’il ignore encore, la tâche de l’adulte est de reconnaître, dans les énoncés entendus, des mots déjà mémorisés. Spinelli et Meunier examinent la façon dont l’adulte francophone repère dans le signal de parole des indices de début (ou de fin) de mot permettant d’initier une recherche lexicale. Des travaux antérieurs montrant que la non-correspondance entre début de mot et attaque syllabique ralentit l’accès lexical, on devrait observer une difficulté semblable dans le traitement des unités lexicales à initiale vocalique resyllabée. Une série d’expériences opposant cette condition de liaison à un enchaînement et à un alignement syllabique montre au contraire que la liaison n’alourdit jamais le traitement et qu’elle peut même le faciliter. À partir de ce constat inattendu, Spinelli et Meunier présentent une seconde série expérimentale. La présence d’une consonne de liaison à la finale d’un mot dans le savoir lexical des auditeurs leur permet-elle de favoriser, ou du moins de ne pas écarter, la présence d’une voyelle à l’initiale du mot suivant ? Les résultats confirment que le traitement d’avion dans grand avion (avec liaison) est plus rapide que dans vrai-t-avion (avec fausse liaison). Une troisième série expérimentale met en évidence la capacité des auditeurs à exploiter les indices acoustiques différenciant une consonne de liaison d’une consonne initiale pour déterminer les débuts de mots. Spinelli et Meunier concluent alors que des processus mentaux spécifiques exploitent l’information lexicale et acoustique afin de pallier les difficultés de segmentation et d’activation lexicales créées par la liaison.
C’est sur le terrain de l’interaction entre phonologie, morphologie et syntaxe que Bonami, Boyé et Tseng situent leur analyse des consonnes de liaison. La notion de consonne latente ne permet pas d’expliquer la spécificité des distributions observées. Elle pose de nombreux problèmes de réalisation phonétique particulière et de variation contextuelle. Rompant avec la polarité classique qui oppose les traitements par latence aux traitements par épenthèse, ils proposent une solution intermédiaire articulée dans le cadre de leur approche originale du signe linguistique. Le corps et l’appendice de la représentation lexicale des mots présentent une autonomie fonctionnelle importante qui permet de dépasser les problèmes liés à la notion de consonne latente, tout en intégrant un certain nombre des arguments avancés dans les analyses par épenthèse.
Laks conclut ce numéro en proposant une analyse à la fois synchronique et diachronique de la relation entre forme phonique et forme écrite. Rompant lui aussi avec une conception unitaire de la liaison strictement limitée au domaine phonologique, il propose une analyse dynamique en termes de Grammaires de Constructions intégrant la modalité visuelle. Une première dynamique proprement phonologique favorise la chute des consonnes finales. S’y oppose une dynamique morphologique qui favorise le maintien des consonnes de marquage de nombre et de personne. Cette dernière conduit au figement syntagmatique et à l’apparition de constructions, spécialement pour les syntagmes présentant une antéposition de l’adjectif ou de l’adverbe. La dynamique phonologique qui vise l’allègement des codas, et celle morphologique qui vise le maintien des marques fonctionnelles en conduisant au figement, se trouvent contrecarrées par la dynamique graphique et la modalité visuelle qui, promouvant la découpe orthographique des mots et leur forme longue, stabilise la liaison et explique l’apparition du non-enchaînement.
Au total, en présentant des approches très différentes, en croisant des analyses phonologiques, morphologiques, lexicales, et graphiques et des approches développementales et cognitives, ce numéro de Langages témoigne du renouveau des travaux portant sur la liaison en français. Il démontre que ce phénomène constitue bien l’un des carrefours interdisciplinaires désormais les plus fréquentés et les plus féconds de la linguistique du français et montre comment quelques avancées théoriques majeures peuvent y prendre source.
Bibliographie
Références
- Ågren, J. (1973). Étude sur quelques liaisons facultatives dans le français de conversation radiophonique : fréquence et facteurs. Uppsala : Acta Universitatis Upsaliensis.
- Archibald, J. (dir.) (1995). Phonological acquisition and phonological theory, Lawrence Erlbaum Associates.
- Encrevé, P. (1988). La liaison avec et sans enchaînement, Phonologie tridimensionnelle et usages du français, Éditions du Seuil.
- Goldberg, A. (2003). Constructions: a new theoretical approach to language, Trends in Cognitive Science Vol. 7, No 5, 219-224.
- Morin, Y.C. (2003 [1998]). Remarks on prenominal liaison consonants in French. In Stefan Ploch (dir.), Living on the Edge: 28 Papers in Honour of Jonathan Kaye. Berlin & New York : Mouton de Gruyter, 385-400.