Langages 2004/4 n° 156

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Article de revue

La circulation des discours à la lumière de « l'effacement énonciatif » : l'exemple du discours puriste sur la langue

Pages 65 à 78

Notes

  • [1]
    Actuellement, nous essayons de déplacer nos travaux sur le discours rapporté vers la circulation des discours, c’est-à-dire de nous interroger sur la récursivité du discours rapporté d’une part (A dit que B dit que C…) et sur la possible correspondance à établir entre formes linguistiques du DR et pratiques sociales de discours : DR et potins, ragots et commérages ; DR et rapportage et dénonciation. En effet, la circulation des discours suppose qu’il ne suffit pas d’un simple rapport de discours d’un énonciateur à l’autre mais d’une multiplication de ce rapport : pour être un discours en circulation, un discours doit avoir fait l’objet de plusieurs transmissions. Dans ce cadre, le discours puriste est un discours en circulation qui va emprunter différentes formes linguistiques : discours rapporté (« l’Académie dit que »), énoncés prescriptifs impersonnels (« il faut accorder »), assertions (« la langue n’aime pas qu’on la maltraite ») mais également des postures énonciatives comme on le voit dans l’analyse de nos exemples plus avant.
  • [2]
    Ce qui ne veut pas dire, à l’écrit comme à l’oral d’ailleurs, que l’identité énonciative d’apparence la plus stable est fermée et figée une fois pour toutes : « elle se maintient à travers l’interdiscours par un travail incessant de reconfiguration » (Dictionnaire d’Analyse du Discours désormais DAD, p 453).
  • [3]
    Maingueneau (2002 : 453) : « Le positionnement ne concerne pas seulement les “contenus" mais les diverses dimensions du discours : il se manifeste aussi bien dans le choix de tels ou tels genres de discours, dans la manière de citer, etc. » (c’est nous qui soulignons).
  • [4]
    Par exemple, la présence dans les dictionnaires de citation est un indice attestant de la valeur de l’énonciateur (on pourrait caricaturer en disant peu importe ce qu’il dit du moment que c’est lui qui l’a dit).
  • [5]
    Sur ces deux notions dans un cadre didactique, voir M.A. Paveau, « La richesse lexicale : entre apprentissage et acculturation », le Français d’aujourd’hui 131, pp 19-30, ainsi que le numéro 140 du Français aujourd’hui, coordonné par M.A. Paveau toujours : « Gestes et enjeux de la correction », notamment sur les liens entre pratiques de correction, représentations du « bon français » et axiologie.
  • [6]
    Par exemple cet échange dans le courrier des lecteurs de l’hebdomadaire Voici, qui illustre l’ambivalence du terme puriste :
    (lecteur) Contrairement à ce que vous écrivez dans votre n° 840, ce ne sont pas les puristes qui disent « aller en Avignon » – même remarque d’ailleurs pour la ville d’Arles – mais les pédants. Devant un nom de ville, on dit « aller à ». Le faux méridionalisme, mis à la mode par Alphonse Daudet, étayé par de mauvais arguments euphoniques, constitue une élégance de mauvais aloi – non prisée des puristes – qu’il est préférable d’éviter (José, Aureille, 13).
    (réponse) : « Puriste », « pédant » : la frontière est parfois floue, José ? Mais pas toujours, c’est vrai, loin de là. Nous prenons donc acte de votre juste remarque tout en précisant que le Robert et le Larousse valident « aller en Avignon », en indiquant cependant qu’il s’agit d’une utilisation « régionale ou affectée ». Nous qui a priori ne sommes pas pédants cela ne nous choque pas (…) Voici, courrier les lecteurs, 16-22 février 2004).
  • [7]
    Selon Berrendonner, il s’agirait de l’Appareil idéologique d’état (AIE) Grammaire, à la fois partout et nulle part(idem). Berrendonner en fait certes une interprétation très libre mais non dépourvue d’intérêt. Indissociablement liées avec les AIE, les formations discursives coiffent en quelque sorte ces sphères matérielles dans lesquelles elles prennent corps sous forme de discours sémiotiques divers. Nous préférons pour le moment adopter l’expression, problématique, nous en sommes consciente, de discours sur la langue car elle permet d’intégrer ce qui serait l’envers du discours grammatical, celui du dérèglement et du non respect de la norme.
  • [8]
    Dans leur travail, Delveroudi et Moschonas élargissent le purisme à des manifestations de bienséance linguistique comme le politically correct, le purisme ethnocentrique (pour éviter les mots étrangers dans son propre idiome), la langue des spécialistes et l’anti-purisme, dans une approche dialectique du phénomène. Notons que dans ce cadre, le purisme peut être source de créativité lexicale (création de calque pour éviter les termes étrangers).
  • [9]
    Tous ces ouvrages cités ne sont pas intitulés dictionnaire mais ils en empruntent la forme de présentation alphabétique et le procédé définitoire, parfois dans un cadre plus vaste, essai ou narration.
  • [10]
    La liste détaillée se trouve dans notre article de 2003 indiqué en bibliographie.
  • [11]
    Par lieux médiologiques, nous entendons à la fois des lieux de socialisation (école, bureau, usine…) et des lieux médiatiques (médias, arts du spectacle, …).
  • [12]
    Par cette double appellation, nous tentons de rendre compte du fait que les mots et expressions ou petites phrases (énoncés) ne sont pas attribuées à un énonciateur spécifique mais ils sont censés supporter et représenter de façon sous-jacente un espace de paroles contraint mis en scène par des énonciateurs multiples mais caractéristiques d’un espace socio-culturel.
  • [13]
    Elles ont été publiées entre 2002 et 2004 et sont disponibles sur le site internet du quotidien belge Le Soir.

Introduction

1Nous avons choisi d’étudier certaines manifestations du discours puriste sur la langue en nous centrant sur les postures énonciatives adoptées par les locuteurs faisant circuler [1] ce type de discours. Plus particulièrement, nous l’avons fait à la lumière de l’effacement énonciatif et des notions de sur- et sousénonciation, objet de ce numéro.

2Par ce biais, nous nous sommes interrogée sur la valeur de l’attribution du dire. Avons-nous intérêt à marquer, à masquer ou à effacer l’origine énonciative d’un discours ? Ce discours circulera-t-il mieux de façon anonyme ou à découvert ? Sous quels auspices énonciatifs se place-t-on pour faire passer et circuler son discours de la façon la plus performante ? Dans le cas particulier du discours puriste, considéré comme prise de position propice à l’instauration d’une identité énonciative spécifique, comment ce positionnement se traduit-il sur le plan de la présentation des discours d’autrui et de leurs énonciateurs ?

3Par rapport aux définitions des notions de sous-/surénonciations utilisées dans le présent numéro, nous tenterons de conjoindre à la fois les postures énonciatives infra-discursives et les positions extra-linguistiques occupées dans le champ social par les locuteurs (voir aussi le début de l’article de Marnette ici-même). Le lien établi entre les strates de l’énonciateur dans son discours et les relations interpersonnelles ou les places occupées par le locuteur (que Kerbrat a notamment étudiées, dans le cadre des relations entre interlocuteurs, dites verticales sous le nom de taxème ; voir aussi Vion 1992) est mis en avant mais dans une perspective déplacée : en effet, l’approche interactionniste suppose d’étudier l’ensemble des relationèmes d’une interaction en direct, ce qui ne sera pas le cas de notre corpus monogéré par le scripteur. Travailler sur l’écrit favorise la mise en avant de l’autorité discursive du locuteur, qui se positionne dans son texte afin d’instaurer et de maintenir une identité énonciative de façon plus ou moins stable plutôt que par la négociation de places toujours instabilisées dans la relation dialogale [2]. Par ailleurs, la question des places en tant que positionnements sociaux légitimés dépasse aussi le cadre stricto sensu de l’interlocution. Si j’occupe une position dominante dans l’interaction ou une position sociale qui autorise mon discours, quelles sont les conséquences en termes de construction de ma position d’énonciateur dans mon discours et, ce faisant, de l’ethos que je construis également ? Comme le rappelle Rabatel (2005) :

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(…) les relations entre locuteurs ne sont pas directement proportionnelles à la quantité de paroles prononcées : sur ce plan aussi, la déliaison locuteur/énonciateur fait particulièrement sens, dans la mesure où un locuteur peut parler beaucoup sans que son PDV (point de vue) soit interactionnellement dominant, comme c’est le cas en (25), où le locuteur cité (Voltaire) parle beaucoup plus que le locuteur citant. Être surlocuteur n’implique pas qu’on soit surénonciateur. Semblable-ment, être un petit parleur (quelque chose comme un « souslocuteur ») n’implique pas qu’on soit un sousénonciateur.
On peut donc envisager des relations complexes entre les places et les positions des locuteurs hors discours et les relations des énonciateurs mis en scène dans le discours.

1 – Discours rapporté, positionnement, place, posture

5Les formes du discours rapporté sont exemplaires pour expliciter nos ébauches de propositions théoriques et montrer l’articulation entre les postures énonciatives, la place et le positionnement [3] des locuteurs, ainsi que l’autorité et la légitimité des discours qui circulent. Ce faisant nous rejoignons ce que dit Maingueneau à propos des relations entre discours rapporté et analyse du discours :

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(…) Un traitement strictement linguistique de ces phénomènes est donc insuffisant. La manière dont une parole est attribuée à une autre source énonciative est solidaire des caractéristiques de l’ensemble du discours citant.
(DAD, 195)

7Partons de la forme canonique que constitue le discours direct qui distingue clairement un discours citant et un discours cité c’est-à-dire un locuteur citant L1 (A) et un locuteur cité l2 (Foucault). Prenons comme point de départ les phrases : Michel Foucault écrit : « Un énoncé a toujours des marges peuplées d’autres énoncés ». Tout d’abord, on devra postuler au minimum la récursivité suivante : (A dit) Michel Foucault écrit : « Un énoncé a toujours des marges peuplées d’autres énoncés », puis : (B dit) (A dit) Michel Foucault

8En effet, il nous semble qu’il faille poser la démultiplication du dire pour appréhender les phénomènes d’effacement énonciatif conçu dans le cadre plus large de la circulation des discours. Lorsqu’on travaille sur le discours rapporté, on s’arrête en général au premier niveau (déjà bien assez complexe il est vrai) de la distinction d’un discours citant et d’un discours cité. Mais en réalité, il faudrait d’office poser une mise en abîme du discours citant, celle effective en discours du L1 et celle du producteur physique de l’énoncé écrit ou oral qui, dans le discours rapporté, s’efface au profit de L1.

9Dans notre exemple, le discours direct montre un discours citant combinant une position de surénonciateur avec ce que Régis Debray appelle un « haut de gamme de la transmission » (1991 : 52). Pour ce type d’exemples on utilisera d’ailleurs plus volontiers le terme de citation qui met en avant à la fois une pratique linguistique (un segment de longueur variable, entre guillemets et attribué) mais surtout une pratique sociale légitime. En effet, citer implique une littéralité et une fidélité des propos rapportés, ainsi qu’une attribution « glorieuse » des dits propos. Mais qui cite-t-on ? Dans quel but ? Qui (L1) cite qui (l2) ? Pour l2, est-ce un certain Foucault, l’autorité qu’il confère ou la figure idéologique qu’il incarne ? La mention du discours citant est primordiale et s’assimile à une surénonciation de Foucault, invoqué comme autorité légitimante du discours repris. La mention s’appuie sur un énonciateur reconnu (légitimé [4]) comme ici Michel Foucault ou en passe de le devenir par sa mention comme énonciateur de référence. Mais cette double position dominante s’accompagne d’une sousénonciation du locuteur A qui s’exprime sous les mots d’un autre pour des raisons rhétoriques ou argumentatives. Cette « modestie » énonciative est une stratégie particulière qui peut aussi valoriser A : par exemple prouver sa connaissance de tel ou tel, sa capacité à restituer de mémoire les mots d’un autre, trouver la bonne citation au bon moment, voire contredire de façon pertinente l’autorité citée, etc. Ainsi, dans la question des places, A peut très bien, grâce à cette surénonciation de Foucault, acquérir lui aussi une position de surénonciateur.

10Réécrivons ensuite notre exemple comme suit : (A dit que) Un philosophe a dit : « Un énoncé a toujours des marges peuplées d’autres énoncés ». Le discours direct est toujours linguistiquement présent (il y a toujours un discours citant et un discours cité) mais avec une anonymisation partielle ou totale du discours citant. C’est une posture de sousénonciation, dont L1 (A) peut escompter tirer un certain nombre de bénéfices, qui ne peuvent être précisés dans ce cas abstrait mais qui le seront au cours d’une interaction réelle. A s’efface sous des formules d’attribution vague (renvoi à un proche anonyme : un philosophe a dit ; un proche du milieu nous a confié que ; on sait que qui transforme le dire ponctuel en opinion commune). Elles confèrent au dire rapporté un ancrage mais laissent ouverte tout possibilité d’endosser le dire. Dans notre exemple de départ, il faudrait « mettre entre parenthèses » l’origine énonciative de la citation. Cette mise entre parenthèses de l’origine énonciative du DR peut se faire au profit de A lui-même, supprimant l’un des maillons de la chaîne énonciative, tout en conservant les avantages d’un discours « autre » (je tiens ce propos d’une personne de confiance donc je peux le répéter), qui conserve le mérite de pouvoir être cité. Il y a une scénographie de la source énonciative de l’énoncé rapporté qui emprunte diverses formes linguistiques : soit

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  1. la source est identifiée mais elle est donnée comme non fiable (prétend que)
  2. la source n’est pas identifiée et elle participe de cette péjoration de la parole collective, susceptible de donner corps par exemple aux rumeurs et aux ragots (On dit que, il paraît que)
  3. la source est légitimée par un renvoi à un énonciateur stéréotypique qui est moins là pour lui-même que pour la classe et son discours stigmatisé, qu’il s’agisse d’un type géo-culturel (le voisin), social et professionnel (le concierge, le journaliste, le philosophe) ou plus essentialiste (les femmes, les jeunes, etc.). Dans ce dernier cas, on parlera de « métonymie énonciative » puisqu’on vise à généraliser un discours particulier à l’ensemble des énonciateurs semblables.
Cependant, a contrario, un discours peut être d’autant plus légitime qu’il occulte son origine énonciative et sa dimension citationnelle : A dit « e » devient simplement e, qui relève alors du sens commun partagé. On s’achemine vers l’effacement énonciatif du discours citant, vers le discours direct libre : ce discours anonyme doit être senti comme réénonçable sans obligation de mentionner son origine énonciative, soit parce qu’il a pris la forme d’un slogan, d’un « bon mot » aisément identifiable, soit qu’on ignore qu’il puisse être réancré énonciativement de façon précise, soit enfin parce que rien ne distingue cette énonciation d’une autre, si ce n’est son caractère d’expérience universelle. C’est la force de l’idéologie que ces discours allant de soi, sans ancrage énonciatif relativisant leur portée. De notre exemple initial de Foucault, il ne subsisterait que : Un énoncé a toujours des marges peuplées d’autres énoncés.
Nous allons maintenant mettre à l’épreuve de données empiriques nos propositions d’analyse.

2 – Le « discours puriste » sur la langue

12Le « discours puriste » sur la langue est une étiquette souvent utilisée de façon négative, et généralement incarnée par la figure du puriste, considéré comme un conservateur ou un réactionnaire par les spécialistes de la langue : « Celui qui s’érige en gardien de la langue exerce par là une forme d’abus de pouvoir qui va contre la nature et la réalité du langage. Le purisme linguistique, la volonté de conserver à la langue une forme immuable – identifiable en fait à une élite de lettrés – alors que tout l’appelle à changer, est une attitude à la fois irrationnelle et irréaliste » (Yaguello 1988 : 95-96).

13Pourtant, les manifestations privées ou publiques de ce discours puriste se rapprochent de ce que Berrendonner a nommé le « discours normatif », mais en mettant plus largement en avant sa composante idéologique.

14Nous définirons le discours puriste sur la langue, à la suite de Klinkenberg (1994), comme relevant plus globalement de l’interventionnisme linguistique (c’est-à-dire « un ensemble d’actions plus ou moins concertées dont le but est de modifier le code linguistique ou ses conditions d’usage » : 74). Le discours puriste est à la fois individuel et collectif, discret et public, officieux et officiel, produit par des anonymes ou des instances légitimées : écrivains, académiciens, enseignants, administratifs, etc.

15Le discours puriste emprunte différentes formes textuelles : dictionnaires et autres précis, chroniques de langues, courriers des lecteurs, carte blanche rédigée par des anonymes ou des gens célèbres, recommandations institutionnelles, interventions orales, interviews ou sur les forums de l’internet.

16Il se caractérise par une forte axiologisation performative (ce qui se dit, ce qui ne se dit pas) qui rejoint le bon usage et entend respecter une stricte économie des échanges linguistiques, où on évalue celui qui parle selon sa maîtrise de la langue, sous l’angle de la richesse lexicale et de la correction grammaticale [5]. Il relève du discours normé tel que le définit Berrendonner : instrument de pouvoir sur la parole d’autrui se présentant comme légitime et autorisé, il « masque sa visée conative en projet constatif » (46) en usant d’arguments esthétiques (beau/laid), politiques (langue de la liberté), linguistiques (clarté de la langue), métaphoriques (langue en bonne santé). En outre, il cultive la nostalgie par l’idéalisation de pratiques antérieures érigées en modèles désormais inaccessibles.

17Le discours puriste se démarque cependant du discours normé par son caractère volontiers polémique, sa nostalgie et sa rhétorique de la déploration, sa visée assumée de prescription ou de censure. En outre, il n’hésite pas à choisir la voie de l’émotion, du sentiment ineffable d’appartenance de sa propre langue, inscrit au plus profond de nous et qui ne relèverait pas de la raison. C’est-à-dire qu’il n’hésite pas à jouer sur le fil du rasoir de sa légitimité.
Nous avons dit que l’acception du mot puriste était généralement négative mais ce n’est pas le cas dans tous les univers de discours :

  1. ainsi « puriste » en gastronomie est employé positivement, comme le montre l’exemple qui suit :
[1]
Sucettes artisanales à l’ancienne
24 parfums de fruits, exotiques, plantes, fleurs et caramélisés, dont 14 nouveaux pour ces sucettes fabriquées entièrement à la main par un artisan puriste et passionné.
Redécouvrez les saveurs des confiseries qui ont accompagné votre enfance et faites les découvrir à vos enfants !
(site notre terroir. com)
  1. l’auto-affirmation comme positionnement d’une identité : je suis puriste est couramment utilisée, dans différents domaines autres que celui de la langue, et confère à cette autoproclamation une valeur positive, malgré tout :
[2]
– Ceux qui veulent vraiment te connaître à travers tes aventures doivent se préparer pour entrer à un nouveau monde qui n’est pas le sien… Moi j’admets que je suis puriste et que je n’ai même pas aimé les modifications prises par Hergé dans les Picaros et à L’alphart.
(site Dialogus Tintin)
[3]
– Bonjour,
Je suis bien entendu tout à fait d’accord avec l’esprit de votre message. Il y est question de purisme, alors tant pis si je suis puriste plus que vous. Il me semble que les règles typographiques méritent également d’être respectées, notamment celle qui demande une espace (ce mot est bien féminin en typographie) après la virgule ou le point, et non avant.
(courrier des lecteurs en ligne Le Figaro.fr)
Quels sont les locuteurs privilégiés du purisme ? Berrendonner (op. cit.) distinguait les différents agents de circulation que sont ceux qui légifèrent (membres de commissions sur la langue, académiciens) et ceux qui décrivent (les linguistes). Delveroudi et Moschonas (2003) décrivent trois cercles successifs de propagation et de diffusion du discours puriste : l’élite, le public restreint (les lettrés) et le grand public. Mais, souvent, il y a collusion entre les groupes, collusion de personnes et de postures énonciatives (des linguistes siègent dans les commissions ou à l’Académie ; des écrivains, des journalistes s’expriment sur la langue, etc.), et collusion de discours : le discours normé et le discours puriste ne sont pas toujours faciles à distinguer, d’autant qu’il faut éviter d’opposer l’un à l’autre comme celui de la science face à l’idéologie. C’est l’éternel grammairien, titre de l’ouvrage de Berrendonner : les linguistes contemporains et les grammairiens du passé sont tout aussi normatifs. Mais sont-ils tout autant puristes ? Tout est affaire de degré et on pourrait arguer que le discours puriste tantôt se confond avec le discours normatif, tantôt s’en éloigne quand il s’assimile à la pédanterie.
Le discours puriste traverse des univers de discours autres, comme celui du monde éducatif et de la maîtrise de la langue. On peut y ajouter ce qu’on nomme « la linguistique des profanes », particulièrement visible sur l’internet, notamment dans le cadre des forums de discussion (voir Dietmar Osthus 2004) et dans lesquels les « participants font preuve d’une très forte identification avec des idéaux puristes » [6]. Le discours puriste ne relève pas d’une sphère sociale et discursive précise en raison des lieux et de la diversité des énonciateurs qui le font circuler ; il ne peut donc, comme le discours normé, être apparenté à un seul appareil idéologique d’état (au sens de l’interprétation très libre qu’en fait Berrendonner [7], op. cit. : 86), il relève davantage nous semble-t-il d’une formation discursive qui serait celle du « discours tenu sur la langue » qui va se reconfigurer, se réénoncer selon les lieux où il circule. En effet, à la suite de Delveroudi et Moschonas (op. cit.) [8], on peut définir le purisme linguistique comme une pratique métalinguistique particulière.
Parmi toutes ces interventions sur la langue, nous avons retenu les suivantes car elles posent de façon problématique la question des postures énonciatives reliées aux places sociales des agents intervenants. C’est donc moins le discours tenu sur la langue que nous retenons (la clarté française par exemple ou la perte de vocabulaire) que les positionnements et les postures des énonciateurs pour asseoir un discours qui, s’il va de soi, n’en a pas moins besoin d’être légitimé.

2.1 – Surénonciation

18Le discours puriste n’a pas nécessairement besoin de se valider pour être énoncé : chaque usager peut considérer qu’il connaît sa langue, qu’il peut donc produire un discours sur cette langue, d’où qu’il parle, au mépris même du discours savant. Le recours à une instance légitimatrice peut être inexistant, car, pour l’usager profane, la langue relève du patrimoine et est donc susceptible d’être portée par tous.
Dès lors, une personnalité médiatique (légitimée par la circulation médiatique de son discours) peut également se passer de toute référence nominative de spécialistes de la langue, voire refuser et dénigrer ce discours-là, et s’appuyer sur sa conviction comme l’illustre l’exemple suivant sous la plume de Bernard Pivot :

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[4]
Ma conviction est que, si on veut aider les nouvelles générations et les étrangers à mieux maîtriser l’écriture des mots français, sans pour autant tomber dans une simplification phonétique et bêtasse, il faut établir une relation logique entre le contenu du mot et son orthographe. À mot usuel, orthographe simple, à mot rare, au sens compliqué, orthographe compliquée (…).
(1989 : 4-5)
La parole des spécialistes de la langue est infiniment réduite dans la circulation médiatique. Sollicités à l’occasion de grands événements de politique linguistique, les linguistes sont tenus de produire un discours attendu socialement, où s’entremêlent la norme, l’étymologie et l’érudition.

20La posture la plus simple serait celle de la convocation d’un spécialiste de la langue, reconnu par ses pairs, qui s’exprimerait sur la langue. Mais le puriste n’a nullement l’intention de se placer en position de sousénonciateur, alors qu’il occupe une position haute en tant que locuteur. L’extrait de Pivot fait bien allusion à d’autres énonciateurs dans l’argumentation qui sous-tend le segment : « si on veut aider les nouvelles générations… » (= c’est ce que nous disent ceux qui défendent la rénovation orthographique) mais les dévalue immédiatement (« sans pour autant tomber dans la simplification bêtasse », qu’ils proposent d’après Pivot et que celui-ci récuse). Ce dialogisme inégal conforte L1 par une surénonciation puisqu’elle sert uniquement à conforter la position dominante du locuteur. La mise en scène opérée par L1 (Pivot) consiste à dénigrer des énonciateurs e2 et à se positionner en tant que L1/E1 comme origine d’un point de vue incontestable (« ma conviction », « il faut », « si on veut aider », plus énoncé de la règle (« à mot usuel… ») : dans toutes ces situations, L1 s’autorise de la posture de détenteur du savoir, de la sagesse. Du coup, le destinataire du message ne peut qu’acquiescer à la surénonciation, sauf à passer pour un ignare.
Mais le discours puriste emprunte d’autres voies/voix que celles de personnalités médiatiques, où la sousénonciation, aux frontières de l’effacement énonciatif a aussi son rôle à jouer.

2.2 – Sousénonciation

21Nous avons précédemment étudié les dictionnaires de « critique ironique » ou essais apparentés [9] sur la langue française, sous-genre de dictionnaires très prisés par le public et qui épinglent les tics de langage (mots, expressions, phraséologie) des contemporains : pour exemple Beauvais 1970 et 1975, Daninos 1964, 1973, Schifres 1982, Vandel 1989, Merle 1993, 2002…) [10]. Ces écrits rejoignent la constellation du « discours puriste ». En effet on trouve sous la plume de nos auteurs des considérations sur la langue autour de deux axes principaux : la critique des lieux communs et du langage contemporain selon l’idée de « décadence » de la langue, de la « perte du sens », donc une idéalisation de pratiques antérieures (discours de la nostalgie) lesquelles cependant ne sont pas clairement identifiées.

22Ces « dictionnaires » et essais ont la particularité de présenter des types sociaux à travers leurs spécificités langagières. Ils « rapportent » par stigmatisation fictive, et les termes et expressions qu’ils contiennent doivent apparaître comme citations c’est-à-dire qu’en les lisant, on doit se dire : c’est bien comme cela qu’« ils » parlent, ils désignant les snobs, les journalistes, les politiques, les jeunes, les vieux, les précieux… selon les sous-catégorisations sociales explicitées par les auteurs eux-mêmes.

23En outre, ils mentionnent, à des degrés divers, les mécanismes de citation, de réappropriation et de réénonciation des items relevés.
La circulation et la transmission sont constitutives de tous ces ouvrages comme l’attesteront les exemples suivants. Les modes de dire stigmatisés reposent sur un ensemble partagé de valeurs implicites, nécessaire à leur circulation, sont liés à des lieux et à des univers discursifs de types sociaux (le bourgeois), de champs sociaux (la politique) ou disciplinaires (l’histoire, la géographie) et tracent une cartographie sociale reposant sur les appareils idéologiques d’État comme la famille, l’école, la grande bourgeoisie, l’économie et les médias caractérisés par leurs modes de circulation du dire.

[5]
« […le langage] c’est celui que nous portons tous en nous, celui que nous entendons tous les jours, celui qui nous est rituellement transmis par nos mères, nos familles, nos professeurs, nos orateurs, nos snobs, nos chefs d’entreprise, nos journaux, et qui, de la naissance à la mort, avec son cortège d’épithètes et de lieux communs, nous emporte dans son torrent ».
(Daninos, Le Jacassin, 1962, p 9)
[6]
Les propagateurs de ce langage se recrutent à tous les étages de la société ; quand ils détiennent les moyens de communication, ils donnent le ton ; la contamination est alors irrésistible, car le terrain est favorable.
(R. Beauvais, L’Hexagonal tel qu’on le parle, 1970 : 9)
[7]
Tous les mots et expressions suivants, sans exception, dont beaucoup figurent dans les pages précédentes, ont été pêchés dans les médias ou encore dans ces lieux de préciosité flamboyante et triomphante que sont les cafés réputés branchés et autres bars plus ou moins littéraires ou, disons « discursifs ».
(P. Merle, Précis de français précieux du xxe siècle, 2002 : 85)
Ainsi, les types de discours sont identifiables comme émanant de sujets sociaux prototypiques, attachés à des lieux médiologiques [11] de propagation. Trois types peuvent être distingués :
– Un énonciateur réel, faisant office de parangon/prototype d’un certain lieu politique, social, culturel.

24

[8]
Comme l’écrivait Jean-Claude Maurice dans son éditorial du Journal du dimanche le 14 octobre 2001 : « on note le rapport schizophrénique aux choses à l’Amérique de ces ados chaussés de Nike et mangeant McDo ».
(P. Merle, op. cit., entrée avoir un rapport schizophrénique aux choses)
– Un énonciateur fictif, faisant office de parangon/prototype d’un certain lieu politique, social, culturel : l’écrivain, l’homme politique, le milieu gay, les médias, comme le disait toujours mon père, etc.

25– Une collation d’énoncés-énonciations [12] sans personnification, caractérisant un certain lieu politique, social, culturel : il n’y a plus de saison, etc.
L’intérêt réside dans l’examen de ces situations, dont il faudrait par la suite examiner plus précisément le lien avec les postures de sur-/sousénonciation, qui peuvent jouer « dans tous les sens », selon la construction de la référence.
L’approche est généralement caricaturale mais elle n’est pas exempte de pertinence, en rejoignant la préoccupation sociolinguistique des variations socio-langagières. Cependant, en stigmatisant du point de vue linguistique des énonciations et leurs utilisateurs, les auteurs de ces dictionnaires participent du discours puriste.

2.3 – Le pseudonyme

26Il peut paraître paradoxal d’user du pseudonyme pour tenir un discours d’intervention linguistique. Au regard de ce que nous avons dit du discours puriste, il aurait au contraire tout intérêt à se passer d’ancrage énonciatif. Pourquoi alors recourir à cette stratégie particulière ? Les exemples que nous allons examiner sont des petites chroniques de langue contemporaines [13]. Celles-ci ont longtemps représenté un mode d’intervention médiatique prisé par les grammairiens et les linguistes d’une part et par le public d’autre part (voir le recensement de Quemada 1970-1972). Il semble qu’elles ne soient plus aussi présentes actuellement (au profit notamment d’interventions sur la langue par des non-spécialistes). Nos chroniques sont intitulées En bons termes (lorsqu’il s’agit de s’interroger sur l’usage d’un mot dans un sens ou un contexte particulier) ou Tours de Belgique (lorsque l’intérêt vient d’une variation régionale) et paraissent de façon irrégulière mais récurrente dans le quotidien belge francophone Le Soir : signées « Cléante », elles sont rédigées par un philologue, professeur dans une université belge et son identité est connue dans un cercle restreint de spécialistes de la langue, d’universitaires et d’académiciens (certains cumulant les trois fonctions).

27Ces chroniques sont courtes, de cinq à dix lignes, figurent à la dernière page du journal et dans l’édition internet. Elles sont des croisements de discours émanant d’instance énonciatrices différentes : elles débutent toujours par une citation attribuée, illustrant un usage particulier voire déviant du français, que le reste de la chronique va soit expliquer, soit condamner, soit illustrer. En cela, elles oscillent entre discours normé (ce qui doit se dire selon la norme), discours puriste (on conseille ou on déconseille de dire) et stylistique d’auteurs (les auteurs sont invoqués pour illustrer des cas déviants ou remarquables).
Du point de vue énonciatif, Cléante endosse souvent la première personne (ex. 9), dans le cadre d’un dialogue ou d’un échange épistolaire rapporté (ex. 10 à 14).

[9]
Il devient temps, petit à petit, de penser à prendre son bénéfice », notait en octobre 1993 un économiste de Tendances, à propos d’une action qui avait progressé de 175 % en 12 mois.
Il devient temps de suivi de l’infinitif s’entend à Bruxelles comme en Wallonie pour il est (grand) temps de, c’est le moment de, le temps est (peut-être) venu de. Je ne conseillerai pas ce tour, peu conforme à la syntaxe française.
[10]
« Pas facile d’avoir le dernier mot avec ce gaillard ! Il a toujours la pièce pour mettre sur le trou », me confie l’instituteur de Pompon.
[11]
Un ami m’a aussitôt écrit pour dénoncer la confusion entre l’apostrophe et le trait d’union.
[12]
« Pour ce contre-la-montre, Ullrich a chaussé un braquet énorme », observe un journaliste de France 2. « C’est correct, l’emploi de chausser à propos d’un braquet ? », me demande Jean-Loup.
[13]
« Dina Brughmans parraine la campagne de l’UCL pour que plus de jeunes filles choisissent la carrière d’ingénieur », disait la légende d’une photo parue dans notre édition du 13 juin. « Pourquoi ne pas écrire plutôt que Dina Brughmans marraine la campagne de l’UCL ? », me demande une lectrice.
[14]
Un de mes correspondants s’est amusé à vérifier l’orthographe du mot sur Internet.
Comment sont convoqués les spécialistes du langage dans ces chroniques de la question ? En définissant des champs de spécialités : les étymologistes, les lexicographes rédacteurs de dictionnaires (ex. 15 et 16), l’énonciateur en scène préfère endosser le point de vue d’une sorte de non-spécialiste éclairé et informé ; plus rare, la convocation nominale de spécialistes, en particulier ceux dont l’œuvre est devenue une antonomase (Le Hanse dont le continuateur est Daniel Blampain) (ex. 17) :
[15]
La vie commence à 50 ans ! « Un gimmick que les responsables de la RTBF ont martelé pour leur grande rentrée », titrait Le Soir du 22 août. Ce gimmick – prononcez gui-mic –, désigne familièrement en anglo-américain un procédé à la fois ingénieux et malhonnête permettant d’accroître le rendement d’un jeu de hasard. Les étymologistes supposent que ce mot pourrait dériver de gimac, anagramme de magic. Apparu en français en 1967, ce gimmick, aujourd’hui enregistré par nos dictionnaires, a perdu la nuance de franche malhonnêteté qu’il avait aux États-Unis et désigne un gadget destiné à éveiller l’attention du public.
[16]
Nettoyage et nettoiement sont-ils de parfaits synonymes ? Non. « Il semble que nettoyage représente plutôt une action, et nettoiement une opération complexe, écrivent les rédacteurs du Grand Robert. On parlera du nettoyage d’une salle de bain et du nettoiement des rues. Nettoiement appartient davantage au vocabulaire technique et administratif. (…) ».
[17]
J. Hanse et D. Blampain notent que vesprée est une forme ancienne, aujourd’hui plutôt dialectale, de vêprée, lui-même vieilli et littéraire, poétique, pour « fin d’après-midi ».
Parmi les citations de la langue qui se parle et s’écrit, les écrivains sont au premier plan (ex. 18 à 21), qui illustrent des emplois « remarquables » (termes anciens, obsolètes ou, au contraire, familier et populaires) puis viennent les journalistes (ex. 22, 23), incarnant plutôt la « mauvaise langue ».
[18]
« La prof de français, elle s’arrachait les tifs. Il aurait préféré qu’elle s’arrache le soutif ».
(Yann Queffélec, Disparue dans la nuit, 1994, p. 107)
[19]
« C’était la vesprée, l’heure des lunatiques », écrit Michel de Ghelderode.
(La Balade du grand macabre, 1935)
[20]
C’est ainsi que le Franc-Comtois Louis Pergaud parle de « la tiédeur des vesprées printanières » dans De Goupil à Margot (1910).
[21]
« Il la croisait parfois le matin quand il venait chercher son camion de nettoiement », écrit très justement Maud Tabachnik (Un été pourri, 2e éd., 2001, p. 8) à propos d’un de ses personnages, conducteur d’une benne à ordures (22/9).
[22]
« Y-a-t’il une affaire Giroud ? » Ainsi orthographiée, cette phrase est longtemps demeurée au bas de l’écran durant une émission que France 2 consacrait à cette brillante journaliste récemment disparue.
[23]
« On crut Kim Clijsters libérée. C’était sans compter sur l’abnégation de Pisnik, qui remonta dans le deuxième set de 5-2 à 5-6 en sa faveur ! », écrivait récemment un journaliste sportif.
« Cléante » adopte une posture particulière : il réfère au discours normatif sur la langue, aux sentiments des usagers, à des usages attestés. Il avoue ses méconnaissances sur telle ou telle question, il décrit (24), atteste (25), compare (26), conseille, condamne ou non, bref il illustre une séries de pratiques de discours symbolisant l’honnête homme de la langue.
[24]
les sites féminins, ceux où s’échangent des confidences entre filles, emploient sous-tifs (ce qui témoigne du fait que le suffixe -if n’a pas été reconnu) au singulier comme au pluriel ; les sites masculins écrivent un soutif, des soutifs ou versent dans l’erreur, eux aussi, en écrivant un sous-tif, des sous-tifs.
[25]
« Dans un volume acheté lors d’une brocante, m’explique un lecteur, j’ai découvert un Tarif des effractions en argent de la province de Liège pour l’échéance du 30 novembre 1893. Manifestement, effraction n’est pas utilisé ici dans le sens que nous lui donnons habituellement : bris de clôture ou de serrure. De quoi s’agit-il ? »
Je comprends la perplexité de ce lecteur. Effraction, dans ce document, est synonyme d’estimation, d’évaluation. Je ne l’ai jamais rencontré – comme le verbe correspondant : (ef)fractionner – que dans des documents d’archives de la région liégeoise : « Un muid (= mesure de capacité pour les grains) de rente fractionné à trente et un patards et un liard ».
(document de 1667, Sprimont)
[26]
« Elle s’était échappée, sa petite chérie. Et lui, le flic, il n’avait jamais été foutu capable de remettre la main dessus » (Fred Vargas, L’homme aux cercles bleus, 2e éd., 2003, p. 27). En position attribut et suivi d’un infinitif introduit par de, foutu est couramment employé par le français populaire comme synonyme de capable, notamment dans les propositions négatives. Foutu capable est donc pléonastique et détonnerait fâcheusement dans un registre soutenu. Ce n’est pas le cas dans le français très familier employé ici. Ce type de français multiplie les redondances ; c’est ainsi que, dans la phrase relevée ci-dessus, le sujet est exprimé à trois reprises : « Lui, le flic, il ».
[27]
L’abnégation, c’est le sacrifice volontaire de soi-même ; son étymon latin, l’abnegatio, signifie le refus. Le mot est ici employé à contresens, car la suite de la phrase montre que l’adversaire de Kim n’avait rien d’une victime consentante. On peut même parler à son propos d’une résistance acharnée, opiniâtre.
[28]
L’expression avoir (ou trouver) toujours la pièce pour mettre sur le trou est synonyme d’avoir l’esprit de repartie, avoir réponse à tout. Du wallon, du picard, du champenois, elle est passée dans le français de Wallonie. Je ne vois aucune raison de condamner cette expression imagée, me bornant à recommander de n’en user que là où elle peut être comprise.
Pour résumer les postures énonciatives à l’œuvre dans ces chroniques de langue, on dira que

28(1) Le choix du pseudonyme (Cléante) est hautement signifiant, référant à un état de langue où précisément est né le bon usage : le locuteur se met en scène sous l’identité d’un énonciateur fictif, faisant office de parangon/prototype d’une certaine idée sur la langue, héritée du xviie siècle (= sousénonciation).

29(2) Lorsqu’il se met en scène dans la chronique même, en adoptant le « Je », le discours du spécialiste « anonyme » se construit au fil des chroniques puisque les questions qui lui sont adressées par des énonciateurs fictifs (son ami Jean-Loup, une camarade, une voisine, etc.) et rapportées dans la chronique le placent de fait dans un statut légitime. Il devient là un énonciateur réel, faisant office de parangon/prototype d’un certain lieu socio-culturel et scientifique (= surénonciateur). Surénonciateur anonyme mais incarné, il se permet alors de conseiller voire de condamner par une simple assertion (par exemple : le mot est employé à contresens).

30(3) Les autres énonciateurs convoqués dans la chronique oscillent entre locuteur réel et identifié (par exemple les écrivains) comme surénonciateurs et des collations d’énoncés entre anonymisation partielle ou totale du discours citant qui illustrent un mécanisme de sousénonciation.
Retravailler le discours rapporté à la lumière de l’effacement énonciatif et des stratégies énonciatives rusées, entre anonymisation et identification, entre sous-et surénonciation met au jour le rôle des contraintes extra-linguistiques dans la construction de l’énonciateur en discours. La légitimité du discours produit, la posture énonciative adoptée, la scénographie du discours participent à la construction d’une image d’un énonciateur « puriste ». Le puriste est celui qui épingle et cite des fragments de discours qui circulent, qui stigmatise et classe les énonciateurs de ces discours circulants, selon une échelle axiologique. Sous couvert d’une description des usages variés, il continue à mettre en place « des relations de prestige entre les usages nobles et vulgaires », entre des usages hauts et bas, entre des variétés ou « langues hautes et basses, ainsi qu’entre des usagers supérieurs et inférieurs » (Delveroudi et Moschonas, op. dit : 4). Pour asseoir son discours, le puriste met en place des stratégies énonciatives particulières, comme celle du pseudonyme qui illustre particulièrement bien un effacement du locuteur-producteur au profit d’une identité discursive. Pourquoi ? Klinkenberg affirmait « Aujourd’hui, il n’est presque personne qui se déclare puriste » (op. cit. : 75). Outre que cette affirmation doit être nuancée, notamment par les exemples repris sur la toile que nous avons cités, cela ne signifie pas que le discours puriste ne continue pas à circuler. Paradoxalement, alors que le discours puriste rêve, somme toute, d’une langue libérée de ses usagers, c’est précisément grâce à la collation d’usages en circulation, à la mention d’énonciateurs particuliers, qu’il se perpétue aujourd’hui.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Berrendonner Alain, 1982, L’éternel grammairien. Étude du discours normatif. Peter Lang, Berne.
  • Debray Régis, 1991, Cours de médiologie générale. Gallimard, Paris.
  • Delveroudi Rhéa et Moschonas Spiros, 2003, « Le purisme de la langue et la langue du purisme », Philologie im Netz 24, 1-26.
  • Dietmar Ostus, 2004, « Le bon usage d’internet. Le discours normatif sur la toile ». Article en ligne : http://www.dietmar-osthus.de/norme.htm
  • Guilhaumou Jacques, 2002, « L’histoire des événements linguistiques de la Langue Française au xviiie siècle » dans Siouffi G. et Steuckart A. (éds). La norme lexicale. Presses Universitaires, Montpellier, 157-176.
  • Klinkenberg Jean-Marie, 1994, Des langues romanes : introduction aux études de linguistique romane. Duculot, Bruxelles.
  • Lopez-munoz Manuel, Marnette Sophie et Rosier Laurence (éds), 2003, « Formes et stratégies du discours rapporté. Approche linguistique et littéraire des genres de discours ». Estudios de Lengua y Literaturas francesas 14. Universidad de Cadiz.
  • Maingueneau Dominique et Charaudeau Patrick, 2002, Dictionnaire d’analyse du discours. Seuil, Paris.
  • Pivot Bernard, 1989, Le livre de l’orthographe. Hatier, Paris.
  • Paveau Marie-Anne, 2000, « La richesse lexicale : entre apprentissage et acculturation », Le français aujourd’hui 131, 19-30.
  • Paveau Marie-Anne (éd), 2003, Le Français aujourd’hui 140, « Gestes et enjeux de la correction ».
  • Quemada Bernard, 1970-1972 (sous la direction de), Bibliographie des chroniques de langage publiées dans la presse française. t 1 1950-1965, t 2 1966-1970. Didier, Paris.
  • Rabatel Alain, 2005, à paraître « Des formules aphoristiques (dans le Dictionnaire philosophique de Comte-Sponville) au service du sujet philosophant : coénonciation, surénonciation, sousénonciation », dans Cossutta, Frédéric (éd.), Formules, sentences, maximes. Détachement, transmission et recontextualisation des énoncés philosophiques.
  • Rosier Laurence, 1999, Le Discours rapporté ; Histoire, théories, pratiques. Duculot, Bruxelles.
  • Rosier Laurence, 2003, « Du discours rapporté à la circulation des discours : l’exemple des dictionnaires de “critique ironique” », Estudios de Lengua y literaturas francesas 14, 63-81.
  • Yaguello Marina, 1988, Catalogue des idées reçues sur la langue. Seuil, Paris.
  • Wilmet Marc, 1996, « Sobriquets et pseudonymes » dans Léonard, M. (éd), Le texte et le nom. Presse de L’université, Montréal, 57-65.

Notes

  • [1]
    Actuellement, nous essayons de déplacer nos travaux sur le discours rapporté vers la circulation des discours, c’est-à-dire de nous interroger sur la récursivité du discours rapporté d’une part (A dit que B dit que C…) et sur la possible correspondance à établir entre formes linguistiques du DR et pratiques sociales de discours : DR et potins, ragots et commérages ; DR et rapportage et dénonciation. En effet, la circulation des discours suppose qu’il ne suffit pas d’un simple rapport de discours d’un énonciateur à l’autre mais d’une multiplication de ce rapport : pour être un discours en circulation, un discours doit avoir fait l’objet de plusieurs transmissions. Dans ce cadre, le discours puriste est un discours en circulation qui va emprunter différentes formes linguistiques : discours rapporté (« l’Académie dit que »), énoncés prescriptifs impersonnels (« il faut accorder »), assertions (« la langue n’aime pas qu’on la maltraite ») mais également des postures énonciatives comme on le voit dans l’analyse de nos exemples plus avant.
  • [2]
    Ce qui ne veut pas dire, à l’écrit comme à l’oral d’ailleurs, que l’identité énonciative d’apparence la plus stable est fermée et figée une fois pour toutes : « elle se maintient à travers l’interdiscours par un travail incessant de reconfiguration » (Dictionnaire d’Analyse du Discours désormais DAD, p 453).
  • [3]
    Maingueneau (2002 : 453) : « Le positionnement ne concerne pas seulement les “contenus" mais les diverses dimensions du discours : il se manifeste aussi bien dans le choix de tels ou tels genres de discours, dans la manière de citer, etc. » (c’est nous qui soulignons).
  • [4]
    Par exemple, la présence dans les dictionnaires de citation est un indice attestant de la valeur de l’énonciateur (on pourrait caricaturer en disant peu importe ce qu’il dit du moment que c’est lui qui l’a dit).
  • [5]
    Sur ces deux notions dans un cadre didactique, voir M.A. Paveau, « La richesse lexicale : entre apprentissage et acculturation », le Français d’aujourd’hui 131, pp 19-30, ainsi que le numéro 140 du Français aujourd’hui, coordonné par M.A. Paveau toujours : « Gestes et enjeux de la correction », notamment sur les liens entre pratiques de correction, représentations du « bon français » et axiologie.
  • [6]
    Par exemple cet échange dans le courrier des lecteurs de l’hebdomadaire Voici, qui illustre l’ambivalence du terme puriste :
    (lecteur) Contrairement à ce que vous écrivez dans votre n° 840, ce ne sont pas les puristes qui disent « aller en Avignon » – même remarque d’ailleurs pour la ville d’Arles – mais les pédants. Devant un nom de ville, on dit « aller à ». Le faux méridionalisme, mis à la mode par Alphonse Daudet, étayé par de mauvais arguments euphoniques, constitue une élégance de mauvais aloi – non prisée des puristes – qu’il est préférable d’éviter (José, Aureille, 13).
    (réponse) : « Puriste », « pédant » : la frontière est parfois floue, José ? Mais pas toujours, c’est vrai, loin de là. Nous prenons donc acte de votre juste remarque tout en précisant que le Robert et le Larousse valident « aller en Avignon », en indiquant cependant qu’il s’agit d’une utilisation « régionale ou affectée ». Nous qui a priori ne sommes pas pédants cela ne nous choque pas (…) Voici, courrier les lecteurs, 16-22 février 2004).
  • [7]
    Selon Berrendonner, il s’agirait de l’Appareil idéologique d’état (AIE) Grammaire, à la fois partout et nulle part(idem). Berrendonner en fait certes une interprétation très libre mais non dépourvue d’intérêt. Indissociablement liées avec les AIE, les formations discursives coiffent en quelque sorte ces sphères matérielles dans lesquelles elles prennent corps sous forme de discours sémiotiques divers. Nous préférons pour le moment adopter l’expression, problématique, nous en sommes consciente, de discours sur la langue car elle permet d’intégrer ce qui serait l’envers du discours grammatical, celui du dérèglement et du non respect de la norme.
  • [8]
    Dans leur travail, Delveroudi et Moschonas élargissent le purisme à des manifestations de bienséance linguistique comme le politically correct, le purisme ethnocentrique (pour éviter les mots étrangers dans son propre idiome), la langue des spécialistes et l’anti-purisme, dans une approche dialectique du phénomène. Notons que dans ce cadre, le purisme peut être source de créativité lexicale (création de calque pour éviter les termes étrangers).
  • [9]
    Tous ces ouvrages cités ne sont pas intitulés dictionnaire mais ils en empruntent la forme de présentation alphabétique et le procédé définitoire, parfois dans un cadre plus vaste, essai ou narration.
  • [10]
    La liste détaillée se trouve dans notre article de 2003 indiqué en bibliographie.
  • [11]
    Par lieux médiologiques, nous entendons à la fois des lieux de socialisation (école, bureau, usine…) et des lieux médiatiques (médias, arts du spectacle, …).
  • [12]
    Par cette double appellation, nous tentons de rendre compte du fait que les mots et expressions ou petites phrases (énoncés) ne sont pas attribuées à un énonciateur spécifique mais ils sont censés supporter et représenter de façon sous-jacente un espace de paroles contraint mis en scène par des énonciateurs multiples mais caractéristiques d’un espace socio-culturel.
  • [13]
    Elles ont été publiées entre 2002 et 2004 et sont disponibles sur le site internet du quotidien belge Le Soir.
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