Laennec 2016/4 Tome 64

Couverture de LAE_164

Article de revue

De l’addiction à la dissociation corporelle et psychique

Pages 29 à 41

1L’addiction se traduit par des symptômes cognitifs, comportementaux et physiologiques indiquant que la personne continue à consommer malgré l’existence de problèmes significatifs liés à cette consommation. Une caractéristique importante de l’addiction consiste en une modification des circuits cérébraux qui persiste malgré le sevrage. Les effets comportementaux de cette modification se révèlent lors de rechutes répétées, ou encore à l’occasion d’un craving – envie irrépressible de consommer – qui survient lorsque les anciens consommateurs sont exposés aux stimuli associés à leur consommation (lieux, luminosité, environnement physique et émotionnel...)

2Aussi l’addiction nécessite-t-elle une prise en charge spécifique et un traitement à long terme. L’addictologie, science des comportements addictifs, a quitté depuis quelques années le domaine des soins somatiques pour rejoindre celui de la psychiatrie et se constituer comme discipline à part entière. Elle s’intéresse aussi bien aux addictions dites « avec substances » qu’à celles qualifiées de « comportementales ». Après avoir rappelé les critères théoriques et cliniques retenus par les classifications internationales pour diagnostiquer une dépendance, nous montrerons comment la notion de dissociation s’inscrit de différentes manières au cœur du comportement addictif.

Maladie addictive et dépendance

Troubles liés à l’usage d’une substance : les critères du DSM V

3Reconnues comme pathologies mentales, les addictions figurent dans les deux principaux systèmes de classification internationale, à savoir le chapitre V de la Classification internationale des maladies (CIM) réalisée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), et le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM V) publié par l’Association américaine de psychiatrie.

4Selon ce dernier, les addictions forment un ensemble indépendant et conséquent. Dix catégories de consommation sont identifiées : alcool, caféine, cannabis, hallucinogènes (phencyclidine et les autres), opioïdes, sédatifs, hypnotiques et anxiolytiques, inhalés, stimulants, tabac et autres. Viennent s’y ajouter le jeu pathologique concernant les jeux de hasard et les jeux en ligne. À ce jour, les études portant sur les comportements addictifs tels que les achats compulsifs, les addictions sexuelles ou les addictions au sport ne sont pas suffisantes pour définir des critères généraux et permettre d’envisager des développements.

DSM V – Critères évocateurs d’un trouble lié à une substance

  • Critère 1 : consommation en quantité plus importante ou sur des périodes plus longues que prévues ;
  • Critère 2 : expression d’un désir persistant d’interrompre ou de réguler la consommation et nombreux essais infructueux pour y parvenir ;
  • Critère 3 : importance du temps consacré à rechercher la substance, à la consommer ou à récupérer de ses effets ;
  • Critère 4 : craving se manifestant par une envie irrépressible et très intense de consommer, avec un sentiment d’urgence. Le craving peut survenir à n’importe quel moment, mais de façon plus prévisible dans un contexte habituel de consommation. Par conditionnement classique ou pavlovien, ce contexte habituel – bien que présenté sans consommation – donne envie de consommer parce qu’il est associé à l’activation de structures spécifiques du système de récompense cérébral. La personne est alors dans l’impossibilité de penser à autre chose ;
  • Critère 5 : impossibilité de faire face aux obligations familiales, professionnelles, sociales ;
  • Critère 6 : maintien des consommations en dépit des problèmes sociaux et interpersonnels persistants et récurrents causés ou majorés par elles ;
  • Critère 7 : abandon ou diminution significative d’activités sociales ou de loisirs pour consommer ;
  • Critère 8 : consommation dans un contexte physique hasardeux ou non sécure ;
  • Critère 9 : poursuite de l’utilisation de la substance malgré la connaissance de l’existence d’un problème physique ou psychologique, persistant ou récurrent, déterminé ou exacerbé par elle ;
  • Critère 10 : tolérance définie, ou bien par le besoin de quantités nettement majorées de la substance pour obtenir une intoxication ou l’effet désiré, ou bien par un effet nettement diminué en cas d’usage continu de la même quantité de substance ;
  • Critère 11 : syndrome de sevrage caractéristique de la substance, la même substance (ou une autre substance apparentée) est prise dans le but de soulager ou d’éviter les symptômes de sevrage.

5Chaque consommation fait l’objet d’un chapitre à part entière. S’agissant de la caféine, par exemple, sont décrits à la fois les signes d’intoxication, les signes de manque et les conséquences de la consommation, mais aussi les comorbidités psychiatriques associées lors de l’intoxication et/ou lors du sevrage, ainsi que leur évolution possible.

6Le diagnostic de trouble lié à l’usage d’une substance est établi à partir de troubles comportementaux induits par la consommation. Quatre types de critères permettent d’évoquer un trouble lié à une substance : la perte de contrôle – critères 1 à 4 ; le dysfonctionnement social – critères 5 à 7 ; la prise de risque – critères 8 et 9 ; et enfin des critères pharmacologiques – 10 et 11 (voir encadré p. 31).

7Selon le DSM V, la présence d’au moins trois des critères présentés fonde le diagnostic de trouble lié à l’usage d’une substance. Il n’y a plus aujourd’hui d’opposition entre dépendance psychologique et dépendance physique, mais un diagnostic psychiatrique de dépendance – avec ou sans dépendance physique selon qu’il existe ou non des signes de tolérance et/ou un syndrome de sevrage à l’arrêt. L’insistance est mise sur la perte de contrôle, plus que sur les symptômes physiques d’apparition secondaire. Toujours selon le DSM V, une dépendance est dite en rémission précoce entre un mois et un an d’abstinence, en rémission prolongée au-delà ; un patient sous traitement de substitution est en rémission sous traitement de substitution. Cette notion de rémission est essentielle dans la conduite du traitement et le soutien psychosocial apporté, les risques de rechute et le besoin d’encadrement thérapeutique étant particulièrement importants pendant la première année.

8Devenue abstinente, la personne dépendante reste néanmoins malade puisque le cerveau conserve la trace des abus et troubles liés à la substance. On parlera donc d’une maladie chronique en rémission plutôt que de guérison, comme le montre l’exemple suivant.

9

Monsieur A. abstinent depuis quatorze ans, s’autorise à boire une coupe de champagne lors du mariage de sa fille. Il rechute immédiatement et ingère 2,5 l d’alcool dans la soirée, ne pouvant résister au besoin biologique réveillé par la première gorgée. Il ne voulait pas consommer autant mais, après avoir bu, il lui a été impossible de reprendre le contrôle de son comportement.

Approche clinique de la dépendance

10Parallèlement aux critères diagnostiques évoqués précédemment, la dépendance se reconnaît aussi à travers certains éléments cliniques.

Des facteurs de vulnérabilité

11L’abus dans l’usage d’une substance et la dépendance qui en découle renvoient à des facteurs étiopathogéniques, dits facteurs de vulnérabilité, permettant de comprendre pourquoi certains sujets conservent une consommation contrôlée tandis que d’autres évoluent vers une consommation pathologique. Ces facteurs sont de trois ordres.

12• Les facteurs biologiques tiennent à l’activation de la transmission dopaminergique du noyau accumbens, lequel joue un rôle important dans le système de récompense. Un faible niveau de contrôle de soi ainsi que des dysfonctionnements dans les mécanismes d’inhibition cérébrale prédisposent au développement d’un trouble des consommations. Cela tend à confirmer l’origine biologique de ce trouble et suggère qu’il pourrait être repéré dans les comportements longtemps avant le début des consommations.

13• Les facteurs psychologiques concernent des personnalités en recherche de sensations, des personnalités pathologiques, ou encore des personnes atteintes de troubles mentaux. Concernant ces dernières, la question de la consommation comme déclencheur ou conséquence du trouble psychiatrique est souvent posée (voir encadré page suivante). Les études ont montré que l’addiction pouvait majorer ou renforcer ce trouble. Pour autant, la dépendance est une pathologie autonome par rapport aux autres pathologies mentales : la consommation se généralise, elle ne dépend plus du contexte émotionnel. Que l’on soit triste, anxieux ou joyeux la stratégie de gestion de l’émotion est identique : consommer.

14• Les facteurs sociaux dépendent de la place des toxiques dans la famille, de l’influence des pairs et de la plus ou moins grande facilité d’accès aux produits.

La consommation, déclencheur ou conséquence du trouble psychiatrique ? Le concept de comorbidités

Depuis 1987, la catégorie diagnostique des troubles liés aux substances figure dans les classifications psychiatriques internationales au même titre que les troubles anxieux, de l’humeur ou schizophréniques. Cette approche catégorielle permet d’éclaircir le concept de comorbidités en distinguant :
  • les troubles liés aux substances, tels qu’intoxication, sevrage, abus et dépendance ;
  • les troubles induits par les substances, survenant au cours ou au décours immédiat de l’intoxication avec des liens de causalité acquis, par exemple les états dépressifs induits par l’alcool ;
  • les comorbidités avec des liens de causalité non établis, mais pour lesquelles une forte co-occurrence suscite des interrogations spécifiques, par exemple le cannabis et les troubles schizophréniques.

Un comportement qui n’est plus contrôlé

15L’addiction est considérée comme un trouble évolutif débutant à l’adolescence – période de vulnérabilité à la fois sur les plans psychologique et neurobiologique – ou au début de l’âge adulte. Le comportement de consommation colonise plus ou moins rapidement les différentes sphères de la vie du sujet – sociale, professionnelle, affective et psychique. Il perd progressivement le contrôle sur les quantités et les contextes de sa consommation, et plus généralement sur la gestion de son environnement. Bien qu’il perçoive au fil du temps les complications sociales et affectives ainsi que les troubles physiques engendrés par cette consommation, il reste souvent ambivalent quant à la diminution de celle-ci. Soucieux de l’image qu’il renvoie à autrui, il tend à sous-estimer le niveau de sa consommation et à banaliser celle-ci : « tout le monde prend de l’alcool » ou « tous les jeunes fument du cannabis », ou encore « la cocaïne ou l’héroïne se consomment partout ». Il ne se représente ni avenir ni bien-être sans consommer et fluctue dans l’adhésion aux soins.

16Classiquement, la dépendance se caractérise par la perte de la capacité à s’abstenir ou par la perte de contrôle de son propre comportement. D’où une diminution du sentiment d’efficacité personnelle et une mise en échec. La répétition de ces échecs peut induire une humeur dépressive et aussi la diminution d’engagement dans de nouveaux projets. Pourtant, c’est en rechutant et en tirant les enseignements de ses rechutes, en développant peu à peu des stratégies face aux situations à risque de consommer, que le consommateur va apprendre à être abstinent.

Un diagnostic porté sur des critères cliniques

17Il n’existe pas de corrélation entre le niveau de consommation des substances et le diagnostic de dépendance. Ce dernier doit être porté sur des critères, non pas quantitatifs, mais cliniques, qui prennent en compte la relation établie avec la substance. Ainsi, fumer lorsqu’on est triste, stressé ou joyeux, est davantage révélateur d’une forte dépendance au tabac que le nombre de cigarettes fumées. Le soignant s’intéresse d’abord au retentissement de la consommation sur la vie du patient pour en évaluer l’importance.

18La notion d’usage à risque évoquée par l’Organisation Mondiale de la Santé s’inscrit dans cette perspective en affirmant, par exemple, que consommer plus de trois verres par jour chez l’homme et plus de deux chez la femme avec un jour d’abstinence par semaine expose à des complications somatiques, et au risque de consommer de façon plus importante au décours d’événements de vie marquants.

De l’addiction à la dissociation

L’addiction ou la perte d’identité

19L’étymologie du mot « addiction » évoque à elle seule la complexité de ce concept et la dissociation dont il est porteur. En effet, le terme d’addiction provient du latin ad-dicere qui se traduit par « dire à », au sens d’attribuer quelqu’un à quelqu’un d’autre en esclavage ; ainsi l’esclave était-il dictus ad, c’est-à-dire appartenant à tel maître. Dans la Rome antique, un addictum était un esclave devenu tel afin de payer une dette. Par sa destitution volontaire, par son renoncement à sa véritable identité et son renvoi à une condition inférieure, il réassurait l’équilibre social menacé par sa dette. L’addiction désignait alors la contrainte de celui qui, ne pouvant s’acquitter de ce qu’il devait, était mis à la disposition du plaignant. N’ayant pas su gérer de façon satisfaisante ses engagements, il était condamné dans son corps et dans son comportement pour son manque de pertinence.

20Le terme d’addiction prend son sens actuel par extension sémantique. La personne « addicte » à l’alcool serait « dite à » l’alcool ou le joueur « dit au » jeu. Il est difficile de savoir si c’est alors la personne avec sa vulnérabilité psychique qui exerce une contrainte sur son corps, ou bien si le corps et ses besoins contraignent la personne et son comportement, ou encore si un objet extérieur au corps et à l’esprit exerce une contrainte sur le sujet tout entier à travers le manque.

21Quoi qu’il en soit, l’addiction se rattache aux notions de contrainte, de dette et d’esclavage « volontaire » – un comportement dont la personne perd le contrôle, qui devient irrépressible et compulsif, et dont elle est prisonnière.

La dissociation ou la rupture de l’intégrité

22Le phénomène de dissociation psychique vient signer un manque de cohérence, de congruence – par exemple entre les attitudes et les propos. Il est fréquent dans les périodes de crises associées aux troubles psychiatriques tels que les troubles schizophréniques ou le stress post-traumatique. Ainsi un patient schizophrène peut-il évoquer un événement triste avec le sourire ou une personne traumatisée rapporter des faits épouvantables sans manifester d’émotion. Mais cette notion de dissociation s’inscrit aussi au cœur du comportement addictif dans la mesure où la personne, bien que ne présentant pas d’idée suicidaire, cherche néanmoins à nuire à son corps, à son fonctionnement intellectuel et cognitif ainsi qu’à sa possibilité de gérer des situations nouvelles.

23Certes, la dissociation peut avoir une fonction adaptative lorsqu’elle permet au sujet de survivre à des situations extrêmement douloureuses ou traumatisantes. Mais elle devient pathologique lorsqu’elle persiste après l’événement. Elle se caractérise alors par une rupture de l’intégrité du soi : une partie de la réalité, évaluée comme « inacceptable », est niée afin de préserver le sentiment de cohérence de soi. Ainsi, la personne dissociée se détache d’une partie de la réalité de sa situation et en accepte une autre partie. Cette acceptation partielle engendre un clivage entre les différents aspects qui fondent la stabilité du comportement, du traitement de l’information et la cohérence de la personnalité.

24Certains questionnements métaphysiques peuvent générer une angoisse forte et l’envie de consommer pour expérimenter la dissociation entre les aspects physiologiques et cognitifs, en vue d’un apaisement. Ainsi, une personne en fin de vie, apeurée par la perspective de sa mort, souhaitera prendre des anxiolytiques pour diminuer la tension physique et ne plus penser. Un tel comportement semble banal et compréhensible : il s’agit d’une dissociation induite par les anxiolytiques.

25Les consommateurs réguliers peuvent eux aussi fuir une réalité ou une perspective douloureuse. La dissociation s’oppose alors à l’association dans la mesure où ces consommateurs agissent en inadéquation avec leurs valeurs, comme si comportement et valeurs pouvaient être indépendants – voire contradictoires.

Une dissociation qui se manifeste à plusieurs niveaux

Le niveau cognitif

26Les patients consommateurs présentent un modèle de pensées particulier. Les pensées peuvent être anticipatoires, révélant l’anticipation d’un bien-être : « Boire un verre sera agréable. » Les pensées dites « soulageantes » apparaissent après quelques temps de consommation, le patient comptant faire disparaître des tensions grâce à la substance consommée : « Un petit verre me détendra. » Enfin, les pensées permissives sont à l’origine de la violation de l’abstinence : « Après un an sans boire, j’ai bien le droit à un petit verre. » L’émergence de ce style cognitif est liée aux expériences répétées de consommation. Le syndrome de sevrage, le manque physique induisent un mal-être qui précipite la reprise de consommation, et donc l’apprentissage que la consommation apaise un mal-être.

27Les expériences de surconsommation – avec le mal-être qu’elles génèrent ou leurs conséquences sociales et professionnelles – sont alors vite oubliées ; seuls subsistent les aspects positifs de la consommation qui sont immédiats, alors que les réussites sociales, personnelles et professionnelles nécessitent davantage de temps pour être observées.

28Le jugement et le raisonnement logique sont affectés par les épisodes de consommation eux-mêmes, mais aussi par le contexte dans lequel le patient se trouve : consommation régulière, arrêt récent, sevrage de 8 à 10 jours ou plus, rechute… En effet, l’impact neurobiologique des consommations se fait sentir tant sur le plan chimique qu’émotionnel ou cognitif. Ainsi, pendant un sevrage au cannabis, une irritabilité et une tristesse peuvent apparaître, révélant une faible estime de soi chez une personne qui, consommant du cannabis quelques jours plus tôt, présentait un détachement émotionnel, un sentiment d’appartenance à son groupe de référence, une confiance dans ses capacités à faire face aux situations difficiles…

29Enfin, les valeurs et les expériences qui ont forgé le tempérament et le caractère du patient viennent s’ajouter à ces modes de fonctionnement spécifiques. Lorsque sa consommation est incompatible avec ses valeurs, cela peut déclencher d’autres types de raisonnement, comme celui de l’attribution externe dans l’exemple suivant.

30

Monsieur B., la trentaine, consomme d’importantes quantités de cocaïne et d’ecstasy. Il déclare : « C’est plus fort que moi, c’est une cochonnerie. C’est Roger qui m’a fait consommer, moi je suis sain, j’aime la nature, les animaux… Cela ne me ressemble pas. » En continuant à consommer un produit qu’il méprise, en ne se reconnaissant pas dans une identité de consommateur et en attribuant à Roger son mal-être et son comportement addictif, Monsieur B. illustre bien ce que peut être la dissociation.

Le niveau corporel et comportemental

31Dans le cadre d’un comportement addictif, les messages émis et reçus par le corps sont contradictoires. Prédominent d’abord le soulagement, l’apaisement ou l’excitation, générés par la substance ; puis le manque, voire la douleur lors du sevrage, mais aussi le mal-être induit par la surconsommation et les phénomènes de descente… Ces différents messages physiques perturbent le jugement global et le rendent instable. Le consommateur va donc chercher à répondre aux besoins du moment, en interrompant sa consommation ou en l’augmentant pour éviter les symptômes douloureux. Il devient alors difficile de faire confiance aux indices physiologiques. Le comportement est perturbé, parfois illogique, consistant par exemple à boire de l’alcool le matin suivant une soirée très arrosée, afin d’éviter les signes du sevrage.

32Les notions de renforcement immédiat et différé apparaissent au cœur de la problématique addictive : dans le premier cas, les conséquences positives apparaissent immédiatement après l’adoption d’un comportement ; dans le second, les conséquences positives ne se manifestent qu’après une période de latence. Ainsi, un fumeur obtient un apaisement dès qu’il allume sa cigarette (renforcement immédiat) ; un étudiant obtient une bonne note plusieurs mois après avoir travaillé son examen (renforcement différé). Comme tout individu, le consommateur est en recherche de renforcement. Il est en outre intolérant à une certaine frustration qu’il n’a généralement pas apprise pendant son développement. C’est pourquoi les mécanismes d’apprentissage doivent inclure le renforcement différé, pour permettre à l’enfant d’intégrer le fait que le plaisir, l’apaisement, les conséquences positives peuvent être obtenus à distance du comportement.

33La notion de craving, déjà évoquée, illustre le phénomène de dissociation entre le raisonnement et le besoin physique. La personne ressent une envie irrépressible de consommer, son corps réclame, mais elle sait rationnellement que cela va avoir des conséquences négatives comme la « descente » ou la culpabilité de n’avoir pas pu contrôler. Ce déséquilibre entre vouloir et pouvoir, entre besoin physique et souhait rationnel induit une dissociation, une contra diction, qui va engendrer une modification de la pensée – « encore une trace de cocaïne et demain j’arrête ; ça va me détendre » – ou une modification du comportement – « je vais au cinéma ». Ces modifications ont pour but de préserver l’intégrité du soi.

Le niveau motivationnel

34Du fait de ces fréquents changements physiologiques, cognitifs et comportementaux, la motivation du patient pour changer sa relation à la consommation est fluctuante. Il est conseillé aujourd’hui de favoriser une motivation intrinsèque – pour soi, pour retrouver sa liberté – plutôt qu’une motivation extrinsèque – pour les enfants, le conjoint, la loi… La motivation intrinsèque permettra un changement plus stable et durable. C’est pourquoi, dans les premiers contacts avec le consommateur, il est préférable d’évaluer cette motivation sans forcer le changement. Lorsque le sevrage est proposé de façon prématurée ou lorsque la motivation est extrinsèque, le patient rechute fréquemment ce qui entame sa confiance en lui-même, nuit à la relation thérapeutique et diminue l’espoir de changement. La motivation est forcément un processus évolutif : il s’agit de proposer un modèle stable (l’abstinence) à des patients présentant un fonctionnement instable (alternance de consommations et d’interruptions).

35D’une séance à l’autre, le discours peut être le suivant :

36

« Je sais que cela ne me fait pas de bien mais je ne peux pas arrêter.
– Cette fois, c’est la fois de trop, je suis décidée.
– Je suis seule et triste, je ne peux plus supporter cet état !
– J’ai repris le sport et cela me fait du bien. Je reprends des activités sociales… Je ne vois pas la nécessité d’arrêter. »

37Les approches motivationnelles permettent de favoriser la prise de conscience et la compréhension de ces ambivalences par le patient… et de lui éviter les dépenses énergétiques et émotionnelles qu’elles entraînent.

La dissociation : origine ou conséquence des consommations ?

38La dissociation entre le corps et l’esprit est clairement favorisée par la consommation de toxiques. L’instabilité physique, psychologique, comportementale et émotionnelle induite par cette consommation génère une perte de repères et l’absence de congruence entre les différents indices qui dirigent habituellement l’action et le jugement. Mais il arrive aussi que la dissociation préexiste à la consommation dans un contexte de traumatisme ou d’autre affection psychologique et psychiatrique. Elle pourrait alors favoriser la prise de toxiques comme tentative pour retrouver une cohérence, l’être humain cherchant sens et logique dans son environnement.

39Dans tous les cas, le signe clinique que constitue l’addiction demeure central dans le travail proposé au patient. Faire face aux émotions et aux difficultés de la vie est un enjeu délicat, engendrant des bouleversements personnels que notre société autorise peu, ou pas. Aussi la consommation des toxiques apparaît-elle comme une réponse chimique, une ressource – bien qu’inadaptée – à des exigences environnementales fortes. Lorsque le patient a pu développer une motivation intrinsèque, la thérapie comportementale et cognitive (TCC) propose un large répertoire de stratégies pour modifier son comportement.


Mots-clés éditeurs : psychiatrie, dissociation, addictions

Mise en ligne 13/10/2016

https://doi.org/10.3917/lae.164.0029

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