Notes
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[1]
Pour affiner l’histoire et la sociologie de la naissance, voir : Charrier P, Clavandier G Sociologie de la naissance, Armand Colin, coll. « Collection U. Sociologie », Paris, 2013.
Frydman R, Szejer M (sous la dir. de), La Naissance : Histoire, cultures et pratiques d’aujourd’hui, Éditions Albin Michel, 2010.
Knibiehler Y Histoire des mères et de la maternité en Occident, 3ᵉ éd., PUF, Paris, 2012.
Knibiehler Y Accoucher : Femmes, sages-femmes et médecins depuis le milieu du xxe siècle, École des Hautes Études en Santé Publique, Rennes, 2007. -
[2]
Ministère de la santé Plan « périnatalité » 2005-2007. Humanité, proximité, sécurité, qualité, 10 nov. 2004.
-
[3]
Planète publique, Ministère de la santé et des sports, Direction Générale de la Santé, Évaluation du plan périnatalité 2005 – 2007, Rapport final, mai 2010 ; 5-6.
-
[4]
Ibidem, 8.
1Le sujet de la médicalisation de la grossesse et de l’accouchement s’inscrit dans le contexte plus large de la médicalisation croissante de l’existence et de la sollicitation des compétences médicales pour des intérêts personnels, sociaux et politiques qui dépassent le champ précis de la remédiation des pathologies.
2La médicalisation de la grossesse et de l’accouchement est inséparable d’évolutions sociétales et politiques changeantes qui conditionnent la demande médicale : maîtrise de la fécondité par la contraception, temps de paix où le nombre d’enfants n’est plus perçu comme un impératif de sauvegarde de la nation, changement des conditions économiques rendant possible ou non l’éducation de nombreux enfants, politiques de répartition des allocations familiales, place faite à l’enfant dans la famille et la société, développement de la famille nucléaire et des familles monoparentales, valorisation de l’épanouissement de l’individu et de son bien-être, changement des relations de solidarité dans la famille et le voisinage, etc. Pour comprendre ces évolutions, il importe d’évoquer brièvement quelques éléments d’une histoire de la naissance [1] en France afin de mieux resituer l’enjeu actuel de ce colloque.
Éléments d’une histoire de la naissance en France
Des matrones aux sages-femmes
3Jusqu’au xviie siècle, ce sont les « matrones » ou « bonnes mères » qui assurent à la fois l’accouchement et l’accompagnement des femmes. Par leur accompagnement et la diffusion d’un savoir uniquement féminin, les matrones exercent un réel pouvoir local car elles ont aussi, du moins pour certaines, les connaissances leur permettant d’éviter ou de « faire passer », comme l’on disait, certaines grossesses non voulues. À partir de la fin du xviie et surtout du xviiie siècle, la place des matrones va se réduire au profit d’une nouvelle catégorie professionnelle qui va pouvoir vivre partiellement voire totalement de cette profession : les sages-femmes. Ce passage peut s’expliquer à la fois par le début d’une science obstétricale nécessitant l’apprentissage d’un corpus de savoirs spécifiques, par la volonté politique de diminuer la mortalité infantile et maternelle et d’assurer le développement démographique du pays, et enfin par l’encouragement de l’Église voyant dans la professionnalisation le moyen de réguler la moralité par la limitation des avortements. La naissance est donc tout à la fois une question conjugale, médicale, politique et éthique.
L’arrivée du médecin obstétricien
4Au xixe siècle, l’augmentation des savoirs médicaux – due notamment à l’avènement de la médecine expérimentale et d’une véritable science anatomique et chirurgicale – va consacrer un autre intervenant : le médecin obstétricien. La naissance n’est plus totalement une affaire de femmes mais celle d’un corps professionnel soumis à une morale publique. La possibilité accrue de diminuer la mortalité infantile et maternelle consacre la nécessité et le prestige du médecin accoucheur devant lequel la sage-femme s’efface en cas de difficulté. La profession se structure et le corps des médecins accoucheurs est reconnu en 1882. La médecine permet alors d’espérer maîtriser la mortalité à défaut de maîtriser la conception.
5La sécurisation des accouchements en milieu hospitalier va cependant nécessiter d’élaborer, à la toute fin du xixe siècle, de véritables règles et pratiques d’antisepsie issues de la révolution pasteurienne, à commencer par la séparation des maternités des autres bâtiments hospitaliers. Avant cette période, en raison des risques infectieux non maîtrisés, l’accouchement à l’hôpital était perçu comme un risque majeur et suscitait la crainte. D’ailleurs, avant la fin du xixe, ce sont surtout des « filles-mères » qui fréquentent l’hôpital de Port-Royal.
Les premières maternités
6S’il faut attendre les premières décennies du xxe siècle pour que la maternité devienne le lieu le plus sûr pour accoucher, ce n’est que dans les années 1950 que la proportion s’inverse entre accouchement à domicile et accouchement à l’hôpital. Dès lors, la croissance de la médicalisation de la naissance implique une normalisation médicale accompagnée d’une normalisation sociale et politique. Quittant son milieu de vie, la femme enceinte entre dans le champ normatif du pouvoir médical. Dans ce cadre normatif, les médecins sont d’abord mobilisés par le défi de la sécurité plutôt que par la préoccupation d’offrir à la mère une expérience intime profonde, confortable et débarrassée de la souffrance.
7Aussi, il a fallu attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que le soulagement de la douleur devienne une véritable préoccupation. Au début des années 1950, le docteur Fernand Lamaze expérimente à la maternité des Bluets – cette importante et pourtant fragile institution créée en novembre 1947 par les syndicats CGT de la Métallurgie de la région parisienne – une méthode d’accouchement sans douleur. Il publie en 1956 l’ouvrage « Qu’est-ce que l’accouchement sans douleur, par la méthode psychoprophylactique ? », qui contribuera largement à diffuser son expérience. Sa méthode est relayée par toutes les femmes qui l’ont appréciée, et par le syndicat CGT, l’Union des femmes françaises, le PCF. Contestée dans le milieu médical et interrogée par certains catholiques, sa démarche est par contre approuvée solennellement le 8 janvier 1956 par le Pape Pie XII qui écarte ainsi les mauvaises interprétations du célèbre verset biblique : « Tu enfanteras dans la douleur » (Gn 3, 16) (voir encadré ci-dessous).
Discours sur l’accouchement naturel indolore, Pie XII, 8 janvier 1956 (extraits)
Vers une plus grande maîtrise de la procréation
De la planification au projet parental
8Si les enquêtes anthropologiques montrent que les pratiques contraceptives sont aussi anciennes que la sexualité, c’est avec le développement des pilules contraceptives et la loi Neuwirth de 1967 qu’une plus grande maîtrise de la procréation devient possible. Apparaissent alors des mouvements qui défendent le principe de la libre disposition de son corps, ou le « droit à disposer de son corps ». La notion de « projet parental » trouve là son milieu de développement, ainsi que dans les thèses philosophiques définissant l’homme comme un être de projet : si la médecine donne à la volonté le pouvoir de ne pas avoir d’enfant, pourquoi ne lui donnerait-elle pas également le pouvoir d’en avoir ? Dès lors le « projet parental », inspiré par les méthodes professionnelles, réclame une gestion et une planification. Une étude de l’Institut national d’études démographiques (Ined) de 2007 précise que la diminution des naissances non désirées ou mal planifiées a eu lieu très rapidement entre 1970 et 1980, et que la composante planifiée des naissances n’a évolué que légèrement depuis les années 1980 en se maintenant vers 80 à 85 % des naissances [2]. Si la naissance est planifiée, tout ce qui entoure la naissance doit pouvoir l’être aussi.
9Les techniques d’imagerie et d’analyse génétique contribuent à planifier et gérer les caractéristiques – attendues ou à prendre en compte – de l’enfant à venir. Le projet parental consiste alors aussi à pouvoir connaître et visualiser de plus en plus celui qui était resté jusqu’alors le total inconnu, dévoilé seulement à la naissance. Influencé par les idéaux sociaux, le projet parental encadre de plus en plus les conditions acceptables de la venue de l’enfant.
Vers un rééquilibrage du rôle technique de la médecine en vue d’un accompagnement global
10Dans les années 1990, apparaissent des mouvements et des projets alternatifs – y compris institutionnels – qui revendiquent, non pas une démédicalisation de la grossesse et de l’accouchement, mais un rééquilibrage du rôle de la médecine. Il s’agit de dispositifs ou d’espaces qui visent à un accompagnement global, intégrant certes l’intervention médicale si elle est nécessaire, mais aussi la transmission d’une expérience humaine, le soutien social et psychologique. Ces initiatives peuvent avoir aujourd’hui un retentissement plus large dans la mesure où la connaissance se diffuse par les réseaux, les revues et les forums féminins, et également dans la mesure où elles permettent des gains financiers en rééquilibrant le curatif et l’accompagnement global, en anglais le cure et le care.
11La médicalisation de la grossesse fait ainsi droit progressivement à un souci de prise en compte des conditions de préparation à l’accouchement et du suivi psychologique, comme en témoigne le plan périnatalité 2005-2007 intitulé « Humanité, proximité, sécurité, qualité » (voir encadré ci-dessous).
« Humanité, proximité, sécurité, qualité », Aperçus sur le plan périnatalité 2005-2007
La présentation synthétique de ce plan [2] comporte certes un chapitre médical – « 1. Moderniser l’environnement médical de la grossesse et de l’accouchement, pour plus de sécurité dans la prise en charge des mères et des nouveau-nés » – mais aussi un chapitre consistant à « 2. Améliorer l’environnement psychologique et social de la mère et de l’enfant ». Ces améliorations doivent être réalisées « en accompagnant plus efficacement les parents par la création d’un “entretien individuel du 4e mois” […] ; en facilitant les conditions d’intervention des psychologues en maternité […] ; en expérimentant des “maisons de naissance” […] ; en améliorant la prise en charge des femmes et des couples en situation de précarité […] ; en améliorant le dispositif de prise en charge à long terme des nouveau-nés susceptibles de développer un handicap ».
12L’évaluation de ce plan en 2010 reconnaît à la fois des avancées et, en une curieuse formule médicale, le besoin de toujours mettre de l’humanité dans les actes techniques, tout en plaidant la nécessité du temps pour changer : « L’humanité doit être en quelque sorte “injectée” dans l’ensemble des actes, comme par exemple les visites obligatoires. Ceci nécessite du temps. » [3]
13Ainsi, dans la reconnaissance des bienfaits du développement des techniques médicales, le souci de réappropriation de son existence, de son corps et de son intimité est caractéristique de notre époque.
14Après ce survol historique rapide qui inscrit dans le temps l’intérêt du colloque, il convient de pointer quelques enjeux éthiques de ces évolutions.
Enjeux pour un questionnement éthique
15Parler de questionnement éthique, c’est se donner la possibilité d’interroger le cadre normatif médical, social et juridique qui entoure la grossesse et la naissance. Quelles sont les demandes actuelles ? Quelles sont les normes d’aujourd’hui ? Pourquoi pourrait-on ou devrait-on en changer ? Comment le justifier et par quel projet de société ?
Porter attention aux solutions qui émergent
16Le nécessaire rééquilibrage entre la mise en œuvre des techniques médicales et l’accompagnement global des personnes est un enjeu qui concerne aussi bien le début que la fin de vie. C’est un enjeu non seulement éthique mais aussi politique et économique, puisqu’il pourrait conduire à une réaffectation des dépenses du cure (la mise en œuvre des techniques médicales) au profit du care (l’acte de prendre globalement soin des personnes). Si les « maisons de naissance » contribuent au bien des femmes et des enfants dans un cadre suffisamment sécurisé – et de plus aux économies de santé – qu’y trouvera-t-on à redire ?
17L’interrogation éthique consiste donc à prêter attention aux recherches communes et aux solutions nouvelles expérimentées. Les « maisons de naissance », comme lieux de réappropriation et de revalorisation de l’expérience intime tout en gardant la sécurité médicale, en sont un exemple. Ce travail d’expérimentation est inséparable d’un travail de catégorisation : le CIANE (Collectif interassociatif autour de la naissance) a promu ainsi la distinction reconnue par le plan périnatalité entre l’accouchement physiologique – une manière moins précise d’employer le mot « naturel » – et l’accouchement pathologique, et a encouragé une conception globale de l’accompagnement.
Entre revendication de liberté et demande d’assistance
18Un autre enjeu est celui du paradoxe de la revendication de liberté et de la demande d’assistance. L’ambiguïté de la grossesse entre désir de liberté et désir d’être protégée, rassurée, sécurisée, peut-elle être résolue ? Les injonctions contraires envers la médecine peuvent-elles être levées ? Une manière de le faire serait d’asservir les prestations médicales à la seule volonté des individus, mais la médecine ne deviendrait alors qu’un prestataire de services médicaux au lieu d’être d’abord un engagement dans la relation de soin – un engagement qui comporte une éthique de la relation médicale, un système de droits et de devoirs, et une déontologie encadrant les pratiques.
Naissance programmée versus naissance préparée
19De plus, peut-on interroger collectivement l’évidence qu’une bonne grossesse est une grossesse programmée, qu’une bonne naissance est une naissance désirée ? Tous les couples n’accueillent pas forcément un enfant programmé (15 % à 20 % d’après les statistiques de l’Ined). Le regrettent-ils ? Les études de l’Ined ne le précisent pas. Sont-ils hors norme ou manifestent-ils une autre forme de liberté et d’engagement dans ce qui n’est pas programmé mais peut être préparé ? Une naissance préparée n’est pas nécessairement une naissance programmée.
Réintégrer le temps de la relation
20Il importe aussi de prendre en compte le souci actuel de réintégrer la relation humaine dans le questionnement médical jugé trop centré sur la pathologie à guérir. Une mutation de la médecine et de la politique de santé publique pourrait suivre cette demande si elle est vraiment relayée politiquement. Reprenant les remarques de nombreux praticiens, l’évaluation du plan périnatalité 2005-2007 constatait sur ce point l’influence négative des codifications de la tarification à l’activité : « Le niveau de tarification de certains actes peut inciter à diminuer le temps passé avec la parturiente, au détriment des dimensions psychologique et sociale de la relation, que promeut le plan. » [4] Cette remarque vaudrait pour d’autres secteurs de la médecine où l’investissement en temps peut se révéler bénéfique sans nuire aux bénéfices…
Acceptabilité sociétale du handicap
21Les conditions dans lesquelles les femmes donnent naissance ne sont pas indépendantes de la signification de la naissance dans une société et des conditions de son acceptabilité : accueil du nouveau, de l’imprévu, du non conforme, du handicap, possibilité offerte de changer le monde parce qu’une nouvelle liberté surgit dans l’histoire ou volonté d’encadrement du nouveau dans des normes jugées acceptables. Le plus intime de la naissance a une signification plus vaste car la façon d’accueillir les nouveaux êtres humains configure déjà le monde de demain.
22Or le regard social exerce une grande influence sur l’acceptabilité du handicap. Avant d’être une question médicale, le handicap est une question sociétale puisqu’il témoigne d’abord d’un décalage par rapport à la norme sociale et appelle la réponse du corps social. Le jugement médical est lui-même créateur de normes qu’il ne faut pas cesser d’interroger. Le « projet parental » est lui-même très tributaire de ces normes et il faudrait le mettre en regard du « projet de vie pour l’enfant à venir », s’il est admis que le « projet parental » n’a pas pour seul but de donner un enfant aux parents mais de mettre un enfant au monde, c’est-à-dire au monde commun de la société. Le « projet parental » ne peut donc devenir le seul critère éthique car il implique un projet pour l’enfant et un projet pour le monde commun dans lequel celui-ci grandira.
La grossesse, contrainte ou expérience subjective ?
23Plus globalement, la grossesse et l’accouchement sont-ils des contraintes dont pourrait nous libérer un jour la technique – certains y travaillent – ou des lieux d’expérimentation de la force du lien humain dans l’unité de la chair et de l’esprit ? Faire droit à l’expérience subjective et intime de la grossesse et de l’accouchement, et pas seulement à un acte technique ou à un fait médical, c’est se réapproprier son existence, c’est intégrer le vécu des femmes et de leur conjoint.
Déploiement de la vie et corps hospitaliers
24Enfin, il conviendrait de s’interroger plus longuement sur ce que signifie le fait que tout être humain se développe d’abord dans le corps d’une femme. Tout être humain est d’abord un être hébergé dans la chair d’une femme, un être bénéficiaire de l’hospitalité du corps de sa mère avant de l’être, parfois, de celle du « corps médical » comme le dit si bien cette métaphore du corps ; ce corps médical étant lui-même dépendant d’un corps social qui le mandate. Pour bien vivre, nous avons besoin de corps hospitaliers : un corps singulier lié au corps familial, un corps médical, un corps social. Quatre lieux d’hospitalité fondamentale essentiels à la vie humaine. C’est en ces quatre lieux interdépendants que peut se déployer une éthique commune de l’hospitalité.
Mots-clés éditeurs : grossesse, accouchement
Date de mise en ligne : 27/10/2015
https://doi.org/10.3917/lae.154.0006Notes
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[1]
Pour affiner l’histoire et la sociologie de la naissance, voir : Charrier P, Clavandier G Sociologie de la naissance, Armand Colin, coll. « Collection U. Sociologie », Paris, 2013.
Frydman R, Szejer M (sous la dir. de), La Naissance : Histoire, cultures et pratiques d’aujourd’hui, Éditions Albin Michel, 2010.
Knibiehler Y Histoire des mères et de la maternité en Occident, 3ᵉ éd., PUF, Paris, 2012.
Knibiehler Y Accoucher : Femmes, sages-femmes et médecins depuis le milieu du xxe siècle, École des Hautes Études en Santé Publique, Rennes, 2007. -
[2]
Ministère de la santé Plan « périnatalité » 2005-2007. Humanité, proximité, sécurité, qualité, 10 nov. 2004.
-
[3]
Planète publique, Ministère de la santé et des sports, Direction Générale de la Santé, Évaluation du plan périnatalité 2005 – 2007, Rapport final, mai 2010 ; 5-6.
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[4]
Ibidem, 8.