1Je suis médecin généraliste des « Orgues de Flandre », quartier de logements sociaux du xixe arrondissement, à Paris. Dans ma salle d’attente, des dizaines de Mohammed, de nombreux Coulibaly, des musulmans et autant de juifs, mais aussi tant d’autres, patientent côte à côte. Que viennent-ils chercher ici ? Que puis-je pour eux ? Les écouter (me laisser toucher), les examiner (toucher pour comprendre)... Les aimer, surtout !
Dire non à la maltraitance
2Aimer Saïd, ce jeune délinquant qui s’est égaré dans de sombres trafics et s’est quasi luxé la clavicule dans une bagarre. Le regarder avec bienveillance, poser ma main sur son épaule, la remettre en place... Lever la douleur... Là, c’est mieux : « Tâche de ne pas recommencer. Ce corps est précieux, respecte-le ! »
3Je n’ai presque jamais vu Saïd ici, mais je connais bien sa mère. Combien de fois a-t-elle consulté en pleurs pour avoir été battue et insultée par ce fils ? Essayer d’accompagner cette femme. Lui apporter mon soutien mois après mois, la relever, prendre soin d’elle… Qui d’autre le fait ? Son mari l’a quittée pour l’alcool, elle élève seule trois enfants. Elle s’est coupée de sa famille, plongeant dans la dépression – une prison impossible à pénétrer pour ses rares amies. Enferrée dans sa souffrance, elle refuse toute aide sociale. Elle ne croit plus, n’espère plus, ne désire plus…
4Elle disparaît pendant cinq ans. Va-t-elle mieux ou au contraire s’est-elle effondrée ? Je l’ai perdue de vue.
5Et puis un jour, au moment où j’arrive en bas de la tour, un jeune me tient la porte : « Bonjour docteur ! » Je le reconnais immédiatement et m’écrie : « Saïd ! Comment ça va ? » Quel sourire sur son visage ! A-t-il senti à cet instant combien il était précieux à mes yeux ? Cela l’aidera-t-il à s’éloigner de la haine, de la peur ? C’est mon espérance.
6Ce jour-là, comme pour me remercier de m’être tant occupée de sa mère, il m’annonce qu’il a repris ses études et travaille en alternance, après plusieurs mois de travail d’intérêt général (TIG).
7Comment accompagner celui qui dissocie par la drogue son corps et sa tête pour supporter l’intolérable ? L’aider à s’affranchir des addictions qui l’abîment toujours davantage. Essayer – avec d’autres intervenants – de lui faire choisir la vie. Oui, on peut renaître !
8« Dieu vous aime ! », ai-je dit un jour à bout d’arguments à une patiente. Parfois, le médecin se sent bien seul.
9Non, la maltraitance n’est pas acceptable ! Le cabinet médical doit être lieu d’accueil et d’écoute. Que le patient sache qu’il sera cru ici, aussi inimaginable que puisse être son récit…
10Mais comment l’inciter à pousser cette porte, comment faire pour dépister toutes ces plaies qui se cachent, vaincre la pudeur d’un enfant qui a honte de raconter, sa répugnance à dénoncer ses parents – unique référence – et son souci de les protéger ?
11Tout proche de la mosquée Adda ‘Wa de la rue de Tanger, le médecin de quartier d’une des zones réputées terreau du terrorisme français se sent forcément concerné. Que faire pour que ces jeunes choisissent la vie plutôt que la mort ? La liberté plutôt que le fanatisme ?
12Tenter de comprendre, s’efforcer de placer des jalons… C’est un véritable travail de fourmi que de participer à l’éducation des enfants, donner des repères aux parents, planter des tuteurs sur lesquels les jeunes puissent s’appuyer. Aux frontières des croyances, des cultures, là où chacun se débat pour trouver du sens.
13Si l’on ne réfléchit pas à la prévention, si l’on reste dans le discours – démagogique, émotionnel, sensationnel – comment lutter efficacement contre la délinquance et le fanatisme ?
14Prévenir la violence, n’est-ce pas une priorité de santé publique, de santé sociale ?
Éduquer à la parentalité
15Non, Hayat ! On ne multiplie pas les IVG à 16 ans pour tester sa fertilité ! Ni pour tenir tête à sa mère, qui a failli perdre la vie en accouchant d’un petit cinquième non désiré. Cette mère plus toute jeune – 45 ans – et dépressive, qui attend impatiemment que sa fille rentre du lycée pour lui mettre son bébé sur les bras…
16Soutenir cette femme pour qu’elle ne maltraite pas trop ses enfants. La regarder, l’écouter, m’occuper d’elle.
17Un premier pas serait effectivement d’éduquer à la parentalité. Aider les parents à aimer leurs enfants, à les élever c’est-à-dire à les accompagner jusqu’à ce qu’ils volent de leurs propres ailes, s’éloignent du nid sans se sentir abandonnés, se confrontent à la réalité du monde sans trop s’exposer, expérimentent le danger, deviennent autonomes et responsables. Jusqu’à ce qu’ils sachent ne plus avoir peur – du noir, quand ils sont petits, et quand ils sont grands, de l’autre, de l’étranger.
18Mais pour ne pas avoir peur, encore faut-il savoir ce que l’on est, et qui on est. Quand le corps et/ou l’âme ont été déchirés par l’indifférence, les agressions psychologiques ou physiques, l’inceste… les filles ont tendance à réagir par l’auto-agression ou la dépression, les garçons par l’hétéroagression. À l’insécurité de leur enfance, ils répondent parfois en semant la terreur.
19Qu’il ait grandi dans le xixe arrondissement à Paris ou dans la campagne normande, celui qui a été nié, bafoué, démoli pendant toute son enfance n’aspire qu’à retrouver une identité la plus forte possible – fût-elle artificielle. La plus radicale sera la plus rassurante. Il est beaucoup plus facile d’entasser les pièces d’un puzzle en vrac dans une boîte que de reconstruire le puzzle.
20Comment apporter un soutien efficace, ajusté, à celles et ceux qui en ont besoin ? Aux femmes élevant seules leurs enfants – un jeune se construit d’abord dans un triangle père-mère-enfant(s) ; s’il manque un pied, le tabouret est bancal. Aux familles de migrants – comment avoir autorité sur votre fils quand il parle français mieux que vous, quand son aide vous est indispensable pour toute démarche administrative ? Aux parents de jeunes enfants d’âge maternel et préscolaire – épuisés, déstabilisés, trop souvent à la limite de la rupture conjugale ?
21Que proposer ? De l’aide-ménagère à domicile ? Des cours de français aux nouveaux arrivants ? Des ateliers éducatifs sur la petite-enfance, dispensés par des professionnels formés ? Des logements adaptés pour éviter l’extrême promiscuité ? Des espaces d’échange entre parents ? L’encouragement des liens intergénérationnels – les grand-mères employées en périscolaire arrondiraient leur maigre retraite en mettant un peu de douceur dans la vie des petits ?
22Un enfant n’est pas un sujet abstrait, extrait de rien. Il est issu d’un environnement familial non neutre, voire déterminant. En travaillant avec les parents – et le médecin de famille – on pourra peut-être résoudre certaines difficultés d’apprentissage, évitant ainsi d’ajouter l’échec scolaire au tableau noir de la misère sociale et/ou psychologique.
Favoriser le travail en réseau
23Favoriser le travail en réseau entre médecin scolaire, médecin traitant, instituteurs, acteurs sociaux et psychologues m’apparaît comme une voie possible pour lutter contre la maltraitance. Le malaise des enseignants en serait peut-être atténué… De toutes les professions, celle qui génère le plus d’arrêts maladie parmi mes patients est l’enseignement. N’est-ce pas inquiétant, alors même que l’école concentre tant d’espoirs ?
24Mais de tels choix exigent beaucoup de courage politique. Ils supposent de renoncer au court terme, à la démagogie… et à l’assistanat ! Au-delà des contraintes techniques de la mise en place du tiers payant généralisé, je me demande si, là encore, on ne préfère pas la déresponsabilisation à l’éducation.
25Mes collègues médecins des Buttes-Chaumont ou de la Goutte-d’or, athées, juifs, musulmans ou chrétiens, participent à ce gigantesque travail de terrain. Ils se sentent bien seuls quand la Sécurité sociale n’a pour objectif que de contrôler leurs dépenses ou quand les exigences administratives viennent alourdir encore leur mode d’exercice.
26Aider un malade à se relever, cela prend du temps. Remettre notre société debout ne se fera pas à coup de mesures budgétaires. Réhabilitons la patience et la confiance… pour reconstituer le puzzle avec amour. Je ne vois pas de meilleur antidote à la violence.
27Dieu/Yahvé/Allah n’a rien à voir avec le fanatisme. Celui-ci ne fait qu’usurper son nom… pour servir en réalité son vieil ennemi : le diable – du grec diaballo, « qui divise ».
28Alors je prie ce Dieu que les chrétiens osent appeler « Père », étonnamment humanisé et ressuscité pour que la vie éternellement l’emporte sur la mort… Plus de 2000 ans après, que fait-on de cet « Aimez-vous les uns les autres comme Je vous ai aimés » qui renouvelle le fondamental « Tu ne tueras point » du Coran et de la Torah/Ancien-Testament ?
Mots-clés éditeurs : santé publique, maltraitance
Mise en ligne 15/04/2015
https://doi.org/10.3917/lae.152.0020