Laennec 2014/4 Tome 62

Couverture de LAE_144

Article de revue

Intérêt et limites des modèles de décision médicale

Éléments d'histoire et situation actuelle

Pages 14 à 26

Notes

  • [1]
    Dumont JP Les Sceptiques grecs, Textes choisis, PUF, 3e éd., 1996.
  • [2]
    Rodis-Lewis G Descartes et le rationalisme, PUF, collection « Que sais-je ? », 1966, 7e éd. corrigée, 1996.
  • [3]
    Falzon P, Lapeyrière S « L’usager et l’opérateur : ergonomie et relations de service », Le Travail Humain, 1998 ; 61 (1) : 69-90.
  • [4]
    La revue de questions est un outil exploratoire qui évalue l’abondance de la documentation dans un domaine et résume les constatations qui y prédominent.
  • [5]
    McDonald KM et al. “Patient Safety Strategies Targeted at Diagnostic Errors : A Systematic Review”, Ann Intern Med, 2013 ; 158 : 381-89.
  • [6]
    Source : MACSF.
  • [7]
    Amalberti R, Brami J “Tempos Management in Primary Care : a Key Factor for Classifying Adverse Events, and Improving Quality and Safety”, BMJ Qual Saf, 2012 Sep ; 21(9) : 729-36.
  • [8]
    Plusieurs causes peuvent être invoquées à l’origine d’une même plainte.
  • [9]
    Brami J, Amalberti R La sécurité du patient en médecine générale, Springer, 2009.
  • [10]
    Amalberti R, Brami J “Tempos Management in Primary Care : a Key Factor for Classifying Adverse Events, and Improving Quality and Safety”, Op. cit.
  • [11]
    McDonald KM et al. Op. cit.
  • [12]
    Ibidem.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Watcher R “Why diagnostic errors don’t get any respect, and what can be done about them”, Health affairs, 29, 2010 ; 1605-10.
  • [15]
    Kohn L, Corrigan J, Donaldson M To err is human – building a safer health system. Committee on Quality in America, Washington DC : Institute of Medicine, National Academic Press, 1999.
  • [16]
    Il recevra le prix Nobel d’économie en 2002 pour ses travaux fondant la « Théorie des perspectives ».
  • [17]
    Tversky A, Kahneman D, Judgment Under Uncertainty : Heuristics and Biases, 1974.
  • [18]
    Elstein AS, Shulman LS, Sprafka SA Medical problem solving : an analysis of clinical reasoning, Cambridge, MA : Harvard University Press, 1978.
  • [19]
    Buchanan BG, Shortliffe EH Rule Based Expert Systems : The MYCIN Experiments of the Stanford Heuristic Programming Project, Reading, MA : Addison-Wesley, 1984.
  • [20]
    Meyer AD, Payne VL, Meeks DW, Rao R, Singh H “Physicians’ diagnostic accuracy, confidence, and resource requests : A vignette study”, JAMA Internal Medicine, Published on line, August 26 2013.
  • [21]
    Hewson M, Kindy P, Kirk J, Gennis V “Strategies for managing uncertainty and complexity”, J Gen Intern Med, 1996 ; 11 : 481-85.
  • [22]
    Ghosh AK “Dealing with medical uncertainty : a physician’s perspective”, Minn Med, 2004 Oct ; 87(10) : 48-51.
  • [23]
    Ménoret M « Informer mais convaincre : incertitude médicale et rhétorique statistique en cancérologie », Sciences Sociales et Santé, Vol. 25, n°1, mars 2007.
  • [24]
    Tanenbaum S “Commentary : Uncertainty, consultation, and the context of medical care”, BMJ, 5 march 2005 ; 330. bmj.com
  • [25]
    Spevick J “Does Medical Uncertainty Justify Medical Paternalism ?” Virtual Mentor, May 2003 ; 5 : 5.
  • [26]
    Farnan JM, Johnson JK, Meltzer DO, Humphrey HJ, Arora VM “Resident uncertainty in clinical decision making and impact on patient care : a qualitative study”, Qual Saf Health Care, 2008 ; 17 : 122-26.
  • [27]
    Sheridan S, Halpern D, Viera A et al. “Interventions for individuals with low literacy : a systematic review”, J Health Communication, 2011 ; 16 : 30-54.
  • [28]
    Beckman HB, Frankel RM “The effect of physician behavior on the collection of data” Ann Intern Med, 1984 ; 101 : 692-6.
  • [29]
    Marvel MK, Epstein RM, Flowers K et al. “Solliciting the patient’s agenda : have we improved ?”, JAMA, 1999 ; 281-3.
  • [30]
    Amalberti R, Brami J Audit et sécurité des soins en médecine de ville, Springer, 2012.
  • [31]
    Haute Autorité de Santé Patient et professionnels de santé : décider ensemble, octobre 2013.
    http://www.hassante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2013-10/synthese_avec_schema.pdf
  • [32]
    Amalberti R « Je maîtrise le colloque pluriel », Concours Médical, déc. 2012 ; 9, 751-53.
  • [33]
    Moynihan R, Doust J, Henry D “Preventing overdiagnosis : how to stop harming the healthy”, BMJ, 2012 ; 344 : e3502.
  • [34]
    Amalberti R La conduite des systèmes à risques, PUF, 2001.

1La décision médicale a suscité de très nombreux travaux, sous des éclairages variés et selon des modèles sensiblement différents qui mettent en jeu le processus cognitif de la décision, la participation du patient et l’aide à la décision. Ce champ d’études est emblématique de l’un des deux piliers historiques de la médecine : celui du diagnostic médical – la thérapeutique constituant le second pilier. La décision médicale se prête de fait à une littérature importante, en alliant trois caractéristiques qui contribuent à augmenter sa difficulté : le doute du décideur, l’incertitude du domaine concerné, et la relation d’asymétrie particulière qui prévaut entre les acteurs (médecin et patient).

2Nous proposerons dans cet article trois approches différentes de ce processus complexe qu’est la décision médicale, ayant chacune donné lieu à un débat récurrent sur la nature du modèle choisi : le regard pragmatique sur l’ampleur des chiffres d’erreurs dans la décision médicale ; le regard cognitif cherchant à expliquer les mécanismes de l’erreur ; le regard participatif qui s’attache au rôle du patient dans la prise de décision. En conclusion, nous analyserons brièvement l’impact des nouvelles technologies de la décision sur ces diverses approches.

Doute, incertitude et asymétrie : une triple difficulté propre à la décision médicale

3Le doute caractérise la posture psychologique qui résulte de la confrontation à un univers incertain. Ainsi défini, le terme « doute » ne renvoie pas spécifiquement à la médecine mais plutôt à une littérature d’inspiration philosophique. En effet, le questionnement sur le doute est particulièrement ancien. Les sceptiques grecs avec Socrate, et surtout avec Pyrron [1], avaient développé une vision de « doute systématique » sur le monde, considérant que la vérité « déclarée » n’est jamais qu’une clause rhétorique, puisqu’on ne possède jamais toute l’information sur le réel et « qu’on ne sait pas ce que l’on ne sait pas ».

4Descartes [2] s’est démarqué significativement de cette position en introduisant la notion de « doute méthodique ». Le doute apparaît alors comme le fondement de l’acquisition de la connaissance ; il constitue une méthode de compréhension du monde et devient un outil du raisonnement scientifique. Contrairement au doute sceptique des Grecs, il est un moyen et non une manière d’être. C’est cette vision cartésienne qui habite largement les travaux sur la décision médicale.

5L’incertain renvoie à l’environnement de la décision, à ses conditions (qui fondent le doute) ; c’est la deuxième entrée classiquement retenue en littérature médicale pour étudier la prise de décision, les solutions pour gérer le doute consistant à réduire l’espace d’incertitude d’une façon ou d’une autre, rationnellement ou non. Ainsi la décision (qu’elle soit médicale ou pas), passe-t-elle par l’analyse cognitive des faits disponibles – incluant la recherche active d’autres faits éventuels – et par la capacité d’inférer à partir de faits absents, tout cela afin de formuler une conclusion permettant d’agir pour modifier la situation de départ.

6La dernière particularité de la décision médicale tient à ce qu’elle s’inscrit dans une relation marquée à la fois par l’asymétrie et l’interdépendance : les acteurs en jeu sont inégaux en compétence, dans un rapport de type expertusager [3]. Mais la qualité de la décision de l’expert (le médecin) repose largement sur la qualité du dialogue instauré avec l’usager (le patient), ainsi que sur la participation et l’adhésion de ce dernier.

L’approche pragmatique : faux diagnostics et complexité de la décision médicale

Des erreurs plus fréquentes en ville qu’à l’hôpital

7Le nombre de faux diagnostics est important en médecine. Les revues de questions [4] portant sur les résultats des autopsies situent le taux médian de diagnostics ignorés à 23,5 %, et celui des faux diagnostics à 9 % [5].

8Ces erreurs diagnostiques sont bien plus fréquentes en médecine de ville qu’à l’hôpital. Le taux de plaintes encourues dans chaque type d’exercice varie du simple au double : 68,8 % en médecine de ville versus 31,9 % à l’hôpital [6]. Une étude récente sur l’origine des plaintes enregistrées, menée dans une compagnie d’assurance des professionnels de santé (MACSF) [7], a mis en évidence les résultats suivants : 59 % des retards de diagnostic portent sur des cancers, 5 % sur les infections, 4 % sur les fractures, et 4 % sur les infarctus. Si l’on considère le « top 4 » des causes de faux diagnostics [8], l’erreur est mise en rapport dans 55 % des cas avec l’absence de demande du test qui aurait révélé la maladie ; dans 49 % des cas avec l’absence d’une anamnèse correcte et d’une dynamique efficace de la consultation ; dans 37 % des cas avec la perte, l’interprétation tardive ou la mauvaise interprétation du résultat d’un test pertinent, enfin dans 16,3 % des cas, avec des facteurs attribués au patient (à tort ou à raison, car la chaîne médicale est toujours en partie responsable) : non-expression de symptômes, nomadisme médical, etc. [9]

9Les raisons de ces différences entre ville et hôpital sont bien connues : nature des symptômes débutants, liberté du patient et temps limité des consultations, pour l’exercice de ville, ainsi que des marges temporelles plus grandes pour établir le diagnostic. Or, en médecine comme dans toutes les situations dynamiques, le temps possède cette propriété particulière de révéler les symptômes, et ce faisant de réduire ou supprimer les doutes. S’il apparaît ainsi comme un allié précieux du médecin, il représente aussi un piège dans la mesure où la révélation totale et tardive des symptômes s’accompagne généralement d’une moins bonne efficacité thérapeutique [10]. Inversement, la médecine hospitalière intervient généralement à un stade où la symptomatologie s’avère d’emblée plus complète – rendant ainsi le diagnostic plus évident – mais aussi plus rapidement évolutive, avec plus de décès associés aux erreurs diagnostiques.

Les limites méthodologiques de l’analyse des faux diagnostics

10Cette approche pragmatique, mettant en avant l’ampleur des erreurs diagnostiques comme révélateur des difficultés de la décision médicale, se heurte néanmoins à un problème méthodologique récurrent dans le relevé des faux diagnostics. Une revue de questions très complète et récente a fait le point sur l’ambiguïté des chiffres ainsi rapportés [11] : les analyses se réfèrent en effet presque indifféremment à des systèmes de comptage complètement disparates quant à l’appréciation des erreurs diagnostiques. Parfois, c’est le diagnostic lui-même qui est pris en compte, qu’il s’agisse d’un faux positif ou d’un faux négatif ; parfois, c’est la stratégie thérapeutique déployée après le diagnostic ; et parfois le résultat clinique, mesuré d’après l’évolution clinique. Bien évidemment, les liens entre ces divers résultats sont hypothétiques : ce n’est pas seulement parce que l’on a établi un diagnostic – juste ou faux – que la pathologie va ou ne va pas bien évoluer. Les actions cliniques peuvent être largement plus responsables du résultat que le diagnostic lui-même.

11Dans la majorité des cas, l’absence de diagnostic (voire l’erreur) n’empêche pas que le traitement des symptômes soit correct (78 % des patients n’obtiennent jamais un diagnostic complet de leurs pathologies intercurrentes) [12].

Réduire le nombre des faux diagnostics : une priorité pour les politiques publiques ?

12Les interventions testées jusqu’ici pour réduire le nombre de ces mauvais diagnostics combinent divers éléments :

  • une meilleure utilisation des techniques (imagerie…) ;
  • le développement des actions de formation ;
  • l’appel à des ressources expertes (recours à un référent spécialiste) ;
  • une amélioration de l’organisation (par exemple la création d’une check-list facilitant l’établissement d’un bilan devant certains signes) ;
  • le recours à des technologies de type cognitif (alertes informatiques sur des résultats anormaux, aide en ligne à l’interprétation…) ;
  • la mise en place d’une revue de dossiers avec une double interprétation systématique.

13Il faut cependant admettre que les résultats de ces interventions restent peu probants, si l’on se réfère aux études randomisées de haut niveau de preuve : parmi toutes les solutions citées précédemment, seules les aides technologiques et informatiques ont été régulièrement associées à une réduction des erreurs. Les études qui ont réellement analysé les conséquences de ces erreurs en termes de morbidité ou de mortalité sont très peu nombreuses ; celles qui ont évalué l’utilité d’associer activement le patient et sa famille à la démarche diagnostique le sont encore moins. Enfin, les évaluations coût/efficacité des méthodes déployées manquent encore [13].

14Ces résultats décevants concernant l’impact de la réduction des mauvais diagnostics répondent à l’intérêt tout relatif accordé à ce sujet par les politiques publiques [14]. Cette faible considération peut s’expliquer par l’instrumentalisation publique à grande échelle du thème de la sécurité du patient, suite à la publication historique, en 1999, du rapport de l’Institute of Medicine[15] : “To err is human”. Les États ont préféré viser les domaines les plus médiatiques, les plus organisationnels, les plus ouverts à des solutions telles que l’informatisation rapide – permettant de bloquer rapidement les erreurs les plus inacceptables – plutôt que de s’attaquer aux causes de ces erreurs.

15À l’inverse, la question de la pertinence du diagnostic demeure un sujet polémique : difficile à mesurer, moins accessible parce que laissant peu de traces dans le dossier (quel symptôme, quel examen, quelle anamnèse, qu’a répondu exactement le patient ?), mais aussi objet de fréquents désaccords entre experts sur les méthodes d’étude à retenir et les critères d’inclusion, elle est beaucoup plus délicate à gérer dans le cadre d’une politique publique.

L’approche cognitive : contributions théoriques sur la décision en univers incertain

À partir des années 1960 : le raisonnement sur le risque

16Dans les années 60 et jusqu’aux années 80 se déploie une intense activité de recherche en psychologie concernant le raisonnement sur le risque. Daniel Kahneman [16], en particulier, étudie la décision en milieu économique. Ses travaux sont conduits en lien étroit avec les recherches de la psychologie cognitive sur le raisonnement humain en univers incertain. L’approche retenue s’intéresse aux biais de raisonnement habituels chez l’homme, qui maximalisent les informations et les souvenirs personnels les plus présents en mémoire (positifs ou négatifs) au détriment d’une vision réaliste de la fréquence des événements. La décision en univers incertain se fonderait sur cette lecture biaisée du monde, et non sur une démarche rationnelle – quel que soit le niveau d’éducation et de professionnalisme du décideur. D. Kahneman va beaucoup publier sur ces sujets avec A. Tversky et P. Slovic [17].

1970-1980 : le raisonnement médical en situation de doute

17Dans les années 70-80, Arthur Elstein [18] conduit la première ligne de recherche à grande échelle fondée sur des observations anthropologiques et sur la psychologie cognitive spécifique au raisonnement médical. Au moment où apparaissent et se développent les premiers systèmes experts, ces recherches sont motivées par l’ambition de construire des tutoriaux médicaux intelligents [19].

18A. Elstein montre que le médecin raisonne sur l’expérience passée (case-based reasoning) en évoquant précocement un petit nombre de diagnostics, directement appelés en mémoire à partir de situations similaires déjà rencontrées. L’analyse n’est en rien systématique, ni fondée sur une logique de diagnostic différentiel rationnel et académique – telle qu’on est censé l’apprendre dans les programmes d’internat.

19La première caractéristique des situations relevées par ces études est précisément celle du doute. Le médecin n’a quasiment jamais accès à toutes les informations souhaitables pour poser un diagnostic absolument certain : celles-ci ne sont pas disponibles, ou pas connues. Il est donc contraint de raisonner dans un univers incertain.

20Et dans ce contexte, paradoxalement, le médecin s’autorise des prises de risques plus grandes que ne le voudrait la disponibilité objective des informations auxquelles il peut accéder. Plus il a d’expérience, plus il établit rapidement ses diagnostics à partir d’un choix restreint d’hypothèses. Les travaux d’Elstein, confirmés maintes fois depuis, montrent qu’un diagnostic fondé sur une analyse trop systématique d’une situation, de toute façon incertaine puisqu’on ne possède pas toutes les informations (typiquement une attitude d’interne), est moins performante qu’un diagnostic posé rapidement par un senior qui associe la situation présente à des cas qu’il a en mémoire. Ainsi, la stratégie de levée des doutes est elle-même réglée par des valeurs d’utilité.

21Sans surprise, ces caractéristiques du raisonnement médical conduisent à établir un lien trompeur entre le degré de confiance du médecin et l’exactitude du diagnostic. Or le niveau de confiance n’est sensible ni à l’exactitude du diagnostic ni à sa difficulté [20].

Depuis les années 1990 : recherches cognitives, formation médicale et bonnes pratiques

22Plus récemment, dans les années 90, les recherches vont permettre de mieux comprendre comment les médecins gèrent le doute [21][22] et comment ils sont capables de le communiquer et de l’expliquer au patient [23][24][25].

23À partir des années 2000, ces connaissances sont utilisées pour former les étudiants au raisonnement médical en univers incertain ; elles sont appliquées également à la modélisation de l’acquisition d’une compétence liée à l’expérience dans la gestion du doute – ou comment le doute évolue dans la carrière médicale avec l’expérience [26]. Dans le domaine juridique, elles permettent de mieux évaluer les décisions de médecins soumis au doute ainsi que leur responsabilité professionnelle. Enfin, elles conduisent à la publication d’une série de bonnes pratiques sur le diagnostic : comment prendre les décisions en univers incertain, communiquer entre confrères sur les doutes propres à chacun, ou écrire des comptes rendus lorsque l’on doute de certains points. Ces recommandations sont, aujourd’hui encore, insuffisamment appliquées.

L’approche participative : la décision médicale dans le cadre de la relation médecin-patient

Récupérer l’information pour le diagnostic : un manque persistant de savoir-faire médical

24Pourquoi est-il si important de prendre, auprès des patients, le temps de l’écoute et de l’explication ? La réponse est simple : tout le monde ne dispose pas du même bagage intellectuel ou scolaire. Plus de 30 % des Français ont au mieux le certificat d’étude, 36 % ne savent pas utiliser des données simples, 58 % sont perdus dans les comparaisons de pourcentages. Ces difficultés peuvent être aggravées par des facteurs généraux comme l’émotion ressentie face à une nouvelle inquiétante, le vieillissement, la dégradation des capacités sensorielles [27]… et plus encore par le manque d’écoute des médecins.

25L’analyse de consultations enregistrées [28] montre que seulement 23 % des patients ont été invités par leur médecin à exposer la totalité des symptômes qu’ils éprouvaient ou à répéter les instructions reçues. Dans tous les autres cas, ils ont été interrompus par le médecin – souvent pour gagner du temps ; interruptions qui ont fait tourner court l’exposé des problèmes ressentis et les reformulations, ou bien qui ont obligé le patient à se conformer à l’idée préconçue du médecin, laquelle se révélait finalement (partiellement) inexacte. Dans 8 % des cas, non seulement l’information avait ainsi été perdue lors de la visite, mais elle s’avérait également « tuée » pour les visites suivantes, le patient retenant qu’il n’était pas censé aborder ce sujet ; ce n’est que lors de la survenue de complications ultérieures que l’information éliminée avait pu être révélée.

26Le message « choc » de ces études plusieurs fois reconduites, est que les généralistes interrompent leurs patients en moyenne après 23 secondes d’expression initiale des symptômes, pour les orienter vers des réponses précises [29]. Pire, les patients relancés ne disposent que de 6 secondes en moyenne pour répondre à la relance, avec une déperdition assez forte de contenu dans la formulation/reformulation.

27Pourtant, les médecins considèrent massivement qu’ils passent encore trop de temps en écoute inutile. Par ailleurs, ils surestiment considérablement le temps de parole accordé au patient, qu’ils évaluent à 9 minutes [30] sur une consultation de 20 minutes… alors qu’en réalité, ce temps de parole moyen ne dépasse pas 1 minute.

La décision partagée

Une prise en compte croissante des préférences du patient

28La problématique de la prise de décision partagée (PDP), et plus largement du poids des préférences du patient dans la décision médicale, fait l’objet d’une abondante littérature internationale depuis les années 1980 [31]. De fait, les bénéfices potentiels de la participation du patient à la prise de décision apparaissent multiples : amélioration de la sécurité, motivation renforcée des malades (avec une meilleure prise en charge personnelle), diminution des litiges, amélioration des résultats objectifs de santé, amélioration du ratio coût/efficacité…

29Mais en pratique, la notion de décision partagée recouvre un continuum de postures d’information et de prise en compte des préférences du patient par le médecin. Même si le terme « prise de décision partagée » est le plus fréquemment utilisé, la réalité de la clinique est donc plutôt celle d’un processus de décision plus ou moins négocié.

30Ainsi, une égalité d’information entre médecin et patient sur le diagnostic et ses conséquences médicales est souvent considérée comme une condition préalable à l’installation d’une discussion équilibrée sur l’objectif du soin et ses modalités. Ensuite, l’écoute du patient et de ses préférences peut amener à prendre en compte, dans la décision finale, en complément de la logique académique, le poids social de la maladie, les aspirations professionnelles à court et moyen terme, les conséquences pour la famille… ou tout autre aspect relevant de la vie privée.

31Cette participation du patient a été surtout étudiée dans le cadre de décisions thérapeutiques ponctuelles graves, essentiellement en cancérologie. Elle apparaît souhaitée et même recherchée par les professionnels – s’agissant de choix difficiles – dans les zones « grises » ou « noires » qui laissent place à des hésitations académiques ; elle est moins sollicitée concernant les zones « blanches » où le savoir académique apparaît indiscutable. En particulier, le refus opposé par le patient à un choix académique idéal reste problématique.

La divergence des modèles français et anglo-saxon

32Le modèle culturel français privilégie largement une relation paternaliste assez asymétrique entre médecin et patient, laissant peu de place au choix en dehors des solutions académiques jugées les meilleures – même si le malade est évidemment pris en compte en tant que personne ou au regard de sa souffrance. Dans une telle vision, l’éducation thérapeutique du patient est intégrée comme une nécessité aujourd’hui admise, un moyen de mieux faire comprendre au malade le choix proposé et de s’en faire ainsi un allié dans la démarche de soin.

33Le monde anglo-saxon offre un rapport différent à la mort : les débats publics sur la maladie y sont beaucoup plus présents, priorité étant donnée à l’accès au soin, au libre arbitre de chacun, mais aussi aux contraintes collectives. Ces attitudes culturelles favorisent une relation médecin-malade moins ancrée dans le registre paternaliste : la recherche effective d’un partage préalable sur le diagnostic – et sur ses conséquences médicales et sociales – permet de mieux prendre en compte, dans la décision, les considérations personnelles du patient. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que la littérature produite sur la décision partagée soit très majoritairement anglo-saxonne.

Des questions non résolues

34Pour autant, quel que soit le modèle retenu, les questions difficiles et non résolues ne manquent pas, en France comme à l’étranger : que se passe-t-il, lorsque le patient refuse catégoriquement une proposition académiquement indiscutable de son médecin ? Ou, à l’inverse, quand il réclame une solution alternative déontologiquement inacceptable, en raison d’une perte de chance massive ? Ou encore lorsque le médecin lui-même, cette fois, propose une alternative qui n’est pas prise en charge par le système de santé ?

35Dans la variété des situations et des modèles, ce qui est clairement en jeu, c’est la recherche d’une solution ajustée, d’un positionnement acceptable par tous, qui respecte la diversité des patients et de leurs souhaits.

36À côté de cette discussion sur la décision partagée, émerge un débat connexe sur le glissement de la décision médicale vers un colloque collectif plutôt que singulier, avec l’introduction de toute une variété de paroles de professionnels dans la décision ; le plaidoyer pour des réunions de concertation pluridisciplinaires (RCP) banalisées s’inscrit pleinement dans ce cadre ; de même la montée en puissance des exercices collectifs de ville dans les maisons de santé [32].

Quid du futur ? Vers une décision médicale de plus en plus « technicisée » ?

37On assiste depuis une dizaine d’années à l’introduction notable et de plus en plus accélérée de techniques d’imagerie, bio-immunologiques, génomiques – et bientôt statistiques (bigdata) – qui proposent des diagnostics plus qu’elles n’aident à les construire, voire suggèrent des décisions médicales. Ces technologies modifient profondément le mécanisme de la décision ; elles affaiblissent les savoir-faire en s’opposant parfois (souvent) aux mécanismes cognitifs spontanés des médecins. Le risque est double : multiplication des sur-diagnostics et déresponsabilisation des médecins.

Le risque de générer des sur-diagnostics

38L’emploi exponentiel de technologies complexes, qui ellesmêmes se développent extrêmement vite, brouille la définition des pathologies. On en vient à considérer des symptômes très précoces comme appartenant à la même catégorie que les maladies constituées. Le nombre des cancers enfle ainsi dans des proportions invraisemblables depuis 30 ans (et la courbe continue à monter), qu’il s’agisse des mélanomes, des cancers de la thyroïde, du rein (10 % de sur-diagnostics), du poumon (25 %), de la prostate (60 % !) et du sein (30 %)… Mais on pourrait citer aussi les diagnostics d’asthme (30 % de sur-diagnostics), de diabète gestationnel (20 %) et d’autres pathologies comme l’hypercholestérolémie (80 % de traitements inutiles), l’hypertension, les troubles de l’attention et le syndrome d’hyperactivité chez l’enfant – arrêtons-nous sur ce dernier : le risque de surdiagnostic augmente de 30 % chez les enfants nés en fin d’année, simplement parce qu’ils sont scolarisés avec un an d’avance ; de même, enfin, s’agissant des embolies : la résolution de l’imagerie est telle que la plupart des très petites embolies aujourd’hui détectables ne nécessitent pas de prise en charge.

39Pourtant les études randomisées s’accumulent pour chacune de ces pathologies, démontrant qu’une part très importante de ces diagnostics précoces ont une involution spontanée et ne donneront jamais lieu à la maladie réelle [33].

Le risque de déresponsabiliser les médecins ?

40Cette transformation technologique rapide pose également des questions assez similaires à celles déjà rencontrées dans l’industrie, et particulièrement dans l’aviation [34], avec l’arrivée massive de l’automatisation – questions partiellement résolues par la diminution du rôle des acteurs de première ligne. L’art technique se déplace vers les bureaux d’études qui conçoivent les machines et règlent leur emploi, et l’acteur de front – le médecin en l’occurrence – devient un exécutant dont les marges de compréhension et de vérification apparaissent limitées, eu égard à la rapidité des machines et à la complexité des tests fournis (dont il est bien incapable de dénier la valeur).

41Chacun pourrait lire dans cette évolution un péril majeur pour l’exercice millénaire de la médecine et pour la formation des médecins. Mais l’industrie, qui redoutait le même péril dans les années 50, ne se trouve pas plus dégradée ni moins sûre après avoir franchi le pas, au contraire. Les hommes se sont adaptés, comme les systèmes… et les clients. Quoi qu’il en soit, une vraie page d’histoire s’ouvre, qui pourrait largement déplacer les débats du futur autour de la décision médicale.


Mots-clés éditeurs : décision médicale

Date de mise en ligne : 15/10/2014

https://doi.org/10.3917/lae.144.0014

Notes

  • [1]
    Dumont JP Les Sceptiques grecs, Textes choisis, PUF, 3e éd., 1996.
  • [2]
    Rodis-Lewis G Descartes et le rationalisme, PUF, collection « Que sais-je ? », 1966, 7e éd. corrigée, 1996.
  • [3]
    Falzon P, Lapeyrière S « L’usager et l’opérateur : ergonomie et relations de service », Le Travail Humain, 1998 ; 61 (1) : 69-90.
  • [4]
    La revue de questions est un outil exploratoire qui évalue l’abondance de la documentation dans un domaine et résume les constatations qui y prédominent.
  • [5]
    McDonald KM et al. “Patient Safety Strategies Targeted at Diagnostic Errors : A Systematic Review”, Ann Intern Med, 2013 ; 158 : 381-89.
  • [6]
    Source : MACSF.
  • [7]
    Amalberti R, Brami J “Tempos Management in Primary Care : a Key Factor for Classifying Adverse Events, and Improving Quality and Safety”, BMJ Qual Saf, 2012 Sep ; 21(9) : 729-36.
  • [8]
    Plusieurs causes peuvent être invoquées à l’origine d’une même plainte.
  • [9]
    Brami J, Amalberti R La sécurité du patient en médecine générale, Springer, 2009.
  • [10]
    Amalberti R, Brami J “Tempos Management in Primary Care : a Key Factor for Classifying Adverse Events, and Improving Quality and Safety”, Op. cit.
  • [11]
    McDonald KM et al. Op. cit.
  • [12]
    Ibidem.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
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