Laennec 2013/4 Tome 61

Couverture de LAE_134

Article de revue

La confusion des mots : le mal entendu

Pages 36 à 41

Notes

  • [*]
    Association Jalmalv : Jusqu’à la mort, accompagner la vie.
  • [1]
    Groupe Sédation Oncora, Enquête sociologique sur la constitution des représentations de la sédation en fin de vie : premiers enseignements, « Journées de mise en commun des référentiels en Soins Oncologiques de Support », 2-3 juillet 2009, Oncora/Oncolor, Lyon.

1

Madame R. est hospitalisée en soins palliatifs. Elle a écouté à la radio l’interview d’un homme en bonne santé qui exprimait de façon péremptoire ses convictions en faveur de l’euthanasie. Madame R. me prend la main et me dit : « Qu’est-ce qu’ils savent de ça... de tout ça ? »
Je me rends compte à ce moment que le grand public, l’homme de la rue, en bonne santé, utilisent les mêmes mots que nous, les acteurs de soins palliatifs. Les mêmes mots, mais le sens qui leur est donné est-il le même ?
La patiente me serre la main. Elle se tait. Je sens qu’elle est blessée par les paroles de l’homme interviewé, comme s’il avait blasphémé, comme s’il avait prononcé des mots dont il ignorait le sens.

2Je me remémore alors une étude que nous avons menée de 2009 à 2011 sur les représentations de la sédation [1]. En interrogeant monsieur Tout-le-monde, nous avons pu mesurer combien le terme de « soins palliatifs » est mal identifié. Selon les personnes, il peut tout aussi bien signifier une aide à mourir paisiblement que la volonté de prolonger la vie le plus longtemps possible. Le mot « euthanasie », quant à lui, était cité plusieurs fois comme synonyme d’une mort apaisée, d’une mort douce, ainsi que le suggère son étymologie. Et, inévitablement, la sédation était rapprochée de l’euthanasie. En réalité, la sédation est une technique de soins palliatifs permettant, dans certaines conditions, d’endormir le patient : c’est l’intention qui fait toute la différence entre cette technique et l’euthanasie – l’intention se reflétant dans la sédation par un dosage très progressif des produits anesthésiques (ce qu’on appelle la « titration »).

3De l’étude citée, il ressort clairement que le citoyen moyen, en bonne santé, ne manipule pas avec précision le vocabulaire de la fin de vie. D’ailleurs, quand il est hospitalisé pour des raisons bénignes, il confond souvent « la personne de confiance » avec « la personne à prévenir ».

4On peut alors se poser la question : cette confusion des mots, source de malentendu, n’est-elle pas, pour chacun, une manière de se protéger contre la pensée de sa propre mort ? Une forme de déni individuel mais aussi collectif ?

5Or, pareil « malentendu » est dangereux quand il s’agit d’élaborer les lois d’un pays. On sait combien les hésitations du langage traduisent les incertitudes de la pensée. C’est pourquoi nous autres, professionnels de la santé, devons apprendre à communiquer avec la société.

Entre soignants et société : une communication à clarifier

Élaborer une pédagogie du langage

6Parmi les nombreuses pistes qui s’offrent à nous, j’en retiendrai deux. La première consiste dans une pédagogie du langage. C’est ce que nous nous efforçons de faire, à la Société française d’Accompagnement et de Soins palliatifs (SFAP), dans le domaine de la fin de vie. La SFAP a organisé un atelier « glossaire » où l’on essaie de clarifier les différents mots, les différentes expressions, de façon à tendre vers un langage compréhensible par tous, qui permette vraiment de s’entendre. Définir chaque mot du vocabulaire de la fin de vie, trouver le mot opposé (l’antonyme) ou, au contraire, un synonyme… Clarifier peu à peu les termes pour mieux communiquer. Une pédagogie lente mais indispensable. Car le danger de brouillage des mots et des idées est réel : il suffit, pour s’en rendre compte, de lire les échanges fébriles sur les forums des réseaux sociaux. La confusion des mots entraîne immanquablement la confusion des esprits. La confusion des mots met à mal le bien-vivre ensemble.

Sensibiliser les journalistes aux réalités de la fin de vie

7Pour communiquer sur ce que nous expérimentons dans l’accompagnement de la fin de vie, nous avons besoin des médias : c’est la deuxième piste.

8Mais nous avons les médias que nous méritons. La logique de la communication de masse est forcément simplificatrice. En ramassant un quotidien gratuit sur la banquette du métro, on peut lire l’état du monde entre deux stations. On peut, sur ce même journal, trouver un sondage ainsi formulé : « Êtes-vous pour ou contre l’euthanasie ? » Nous autres, soignants en soins palliatifs, sommes choqués par le caractère réducteur de cette question. Ma patiente aussi, qui me disait : « Qu’est-ce qu’ils savent de… ça ? » La veille, ce journal interrogeait ses lecteurs sur la vitesse de circulation en ville ; le lendemain, il leur demandera s’ils sont favorables à la réduction des mandats électoraux…

9On ne peut pas demander à l’opinion de trancher par un sondage, forcément très réducteur, sur un sujet aussi complexe que la fin de vie. On ne peut pas demander à des vivants, en bonne santé, de prendre la parole à la place des mourants.

10Il nous faut convaincre les journalistes de respecter une charte éthique – sinon de la concevoir – lorsqu’il s’agit de parler des malades en fin de vie. Nous devons les informer, les former, en leur faisant mieux connaître – de l’intérieur – les réalités de la fin de vie dans toute leur complexité : les ambivalences des patients, qui veulent en finir… ou pas ? Qui demandent « combien de temps cela va durer »… mais voudraient aller au mariage de leur petite fille. Le chantier est immense.

11Preuve en a été donnée encore récemment. Quand la Commission de réflexion sur la fin de vie, présidée par Didier Sicard, a rendu son rapport au Président de la République, le 18 décembre dernier, la plupart des médias n’ont pas su rendre compte de sa complexité. Ils n’ont pas su le lire, en saisir les ambiguïtés. Les grands débats sociétaux sont difficiles, il faudrait choisir avec discernement les mots que nous échangeons.

Entre malades et soignants : le clair-obscur

12À l’intérieur de l’hôpital, au chevet de nos malades, le contexte est très différent. Ici, pas de débats de société, pas d’arguments-choc pour convaincre l’opinion. Ici, la précision apparaît impossible.

13La patiente qui me tient la main me dit dans un murmure : « Moi… je sais. » Elle n’a pas de mots pour dire ce qu’elle sait. Ou bien, ces mots-là, peut-être ne pourrais-je pas les entendre. Entre elle et moi, il y a ce que j’appelle « le clair-obscur ». Elle me respecte ; je la respecte. Le silence entre nous n’est pas vide. Il est plein. Si j’utilisais à cet instant mon langage médical habituel, je serais dans la violence.

14Car la vérité médicale ne rend pas compte de la vérité du mourant.

Le consentement éclairé, une illusion ?

15Dans les services de médecine curative, on utilise souvent l’expression de « consentement éclairé ». Nous, soignants, savons combien cette notion peut faire illusion, n’être qu’un simple artifice juridique pour se protéger d’un éventuel contentieux ultérieur. Plus profondément, cet argument repose sur la fiction juridique du sujet singulier. « Je suis d’accord », dit le patient ; mais nous savons tous que nous sommes plusieurs à l’intérieur de nous-même. Le « je suis d’accord » du consentement éclairé s’inscrit à l’encontre de toute notre pluralité intime.

16En médecine palliative, il n’y a pas de consentement éclairé. Nous sommes dans le domaine du « clair–obscur », qui accueille la pluralité des significations. Le consentement clair-obscur ouvre un espace de liberté sans violence. Patient et soignant, nous nous tenons ensemble à la frontière de l’indicible. Les mots eux-mêmes, nous le sentons, vont nous échapper. Ils vont vivre leur propre vie. Alors comment faire ? L’un des meilleurs moyens pour communiquer, selon moi, est la métaphore.

L’intérêt des métaphores

17Chaque fois que les circonstances s’y prêtent, j’improvise une métaphore pour parler de la situation avec des images qui sont familières au malade. Celui-ci n’est pas dupe. Il sait bien qu’on parle de lui, mais les images sont moins violentes que les mots de la médecine.

Madame D. me parle souvent de sa maison. Elle y a vécu avec son mari. Elle y a élevé ses enfants. Elle est un peu inquiète car la maison est ancienne. Elle se délabre peu à peu. Madame D. est en fin de vie en service de pneumologie. On envisage pour elle un transfert en soins palliatifs car son cancer métastasé ne réagit plus aux chimiothérapies. Faut-il essayer un nouveau protocole ? Faut-il s’orienter vers des soins de confort ? C’est à elle de décider…
Je lui ai expliqué la situation mais ses yeux regardent ailleurs, comme si elle ne m’entendait pas. Alors, spontanément, je lui parle d’une maison très ancienne pour laquelle il faut envisager d’importants travaux. Madame D. bouge la tête, son regard s’anime… Je continue. Il faut refaire la toiture mais, auparavant, réparer la charpente. Ce qui va entraîner des modifications de la plomberie et la remise aux normes des circuits électriques ! Pendant ce temps-là, la propriétaire va vivre dans l’inconfort, le bruit, la présence des ouvriers… Ou bien elle peut se dire qu’au fond, cette maison est habitable encore quelque temps, quelques semaines, quelques mois peut-être, à vivre tranquillement.
Je pose la question à ma patiente : « À votre avis, que va choisir la propriétaire ? » Madame D. sourit malicieusement et me répond : « Tous ces travaux vont l’importuner. Je voudrais terminer ma vie avec cette maison. » Et elle me serre la main encore plus fort, comme pour vérifier que j’ai bien compris.
Le consentement réciproque n’est pas là où il se dit, il est ailleurs. La métaphore est un langage clair-obscur : les journalistes auront du mal à l’entendre ou à en rendre compte car ils sont condamnés – du moins en semblent-ils convaincus – à l’immédiateté. Avec la métaphore, la relation devient récit ; cela exige du temps. Mais, paradoxalement, le temps est peut-être ce dont on dispose le plus en fin de vie.


Mots-clés éditeurs : fin de vie

Mise en ligne 17/10/2013

https://doi.org/10.3917/lae.134.0036

Notes

  • [*]
    Association Jalmalv : Jusqu’à la mort, accompagner la vie.
  • [1]
    Groupe Sédation Oncora, Enquête sociologique sur la constitution des représentations de la sédation en fin de vie : premiers enseignements, « Journées de mise en commun des référentiels en Soins Oncologiques de Support », 2-3 juillet 2009, Oncora/Oncolor, Lyon.
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