Notes
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Ces réflexions sont plus largement développées dans un ouvrage de Paul Valadier paru récemment aux Éditions du Cerf : L’exception humaine.
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Hottois G Dignité et diversité des hommes, Vrin, Paris, 2009 : p 176. Cité plus au long dans : Valadier P L’exception humaine. Éditions du Cerf, 2011 : p 37.
1Rien ne semble plus essentiel à l’être humain que de s’interroger sur lui-même. Tout petit, un enfant s’inquiète de ses origines, de sa raison d’être ; il noie ses parents de questions plus ou moins incongrues, il a besoin de savoir autant qu’il a besoin de nourriture et de soins ! On serait donc porté à définir l’homme comme cet être qui passe son temps à scruter son destin, incapable qu’il est de se tenir tranquille, de jouir de l’existence sans se poser de problème. Ne serait-ce pas là le « propre » de l’homme, ce qui le caractérise et le distingue de toutes les autres espèces vivantes ?
2Or malgré le sens commun, la réponse à cette question ne va pas de soi. Et pour faire vite, on pourrait dire que le questionnement s’oriente dans deux sens diamétralement opposés. Il y a ceux qui prétendent que l’homme a tort de croire à sa supériorité d’être réfléchi et intelligent sur les autres espèces ; et il y a ceux qui affirment que, tout au contraire, l’homme n’a pas encore atteint ses pleines possibilités, et qu’il faut prévoir une évolution essentielle qui laisse espérer une société postmortelle !
3On doit s’interroger sur les enjeux de ces positions, mais il faut sans doute d’abord bien comprendre les raisons de ce qui peut consister en un refus d’un propre de l’homme ou d’une exceptionnalité par rapport au reste des espèces (et du cosmos).
Présomption humaine désastreuse
Des constatations pratiques…
4Le refus d’accorder à l’espèce humaine un statut exceptionnel par rapport aux autres espèces peut s’expliquer pour des raisons pratiques, d’abord. À force de se croire ou de s’imaginer supérieurs au monde, les hommes ont fini par se persuader de leur toute-puissance sans limite sur la nature ; ils se sont lancés dans des entreprises de conquêtes, non seulement guerrières envers d’autres peuples jugés moins développés (colonialisme), mais aussi techniques et scientifiques. Ces dernières conquêtes ont sans doute beaucoup apporté aux sociétés, et ceci tout le monde le constate (prospérité, hygiène, confort…), mais elles risquent d’aveugler ou d’endormir quant aux effets dévastateurs qui s’en sont suivis. Non seulement ces conquêtes peuvent se retourner contre l’homme même (le nucléaire peut servir d’exemple frappant, quitte à simplifier les choses), mais elles ont nui gravement aux équilibres naturels : la pollution de l’air et des mers, mais aussi l’épuisement des ressources naturelles et non renouvelables l’attestent. Du coup, ne faut-il pas s’en prendre à cette folie, à cette présomption, à cet orgueil au nom desquels l’humanité s’est crue « comme maître et possesseur de la nature » selon l’expression de Descartes ?
… qui débouchent sur des mises en cause théoriques
5On voit sans peine que ces constatations pratiques, auxquelles les thèses écologiques nous ont rendus sensibles, débouchent sur des mises en cause théoriques : qu’est-ce que l’homme finalement ? Notre tradition de pensée ne s’est-elle pas égarée en justifiant les conquêtes de toutes sortes ? L’homme ne s’est-il pas pris pour plus puissant qu’il n’est ? Se croyant un petit dieu disposant à son gré de toutes choses, n’est-il pas devenu aujourd’hui un dieu impuissant et déchu ? D’autant plus qu’on peut dénoncer dans la foulée la prétention à affirmer une différence fondamentale de l’espèce humaine par rapport aux espèces animales. Car la prétendue supériorité humaine a entraîné aussi un mépris du corps, de l’animalité en nous, mais aussi de l’animalité tout court. Le sort réservé aux animaux en découle, mais tout autant l’oubli de nos larges communautés biologiques avec l’animalité.
6On en conclut donc qu’il faut abandonner l’idée d’une situation qui met l’homme à part, pour le réconcilier avec sa part d’animalité et avec les animaux dont il ne diffère finalement qu’assez peu. Il est des animaux qui ont un langage déchiffrable (donc quelque chose comme une raison), ils souffrent comme nous et le montrent (d’où leur sensibilité), ils se souviennent des traitements subis, des coups reçus aussi bien que des caresses (d’où leur mémoire), et en ce sens ils sont beaucoup plus proches de nous qu’un certain rationalisme ne nous a donné à croire. Ce rationalisme, croyant exalter l’homme, l’a en fait rabaissé, puisqu’il a conduit à méconnaître – voire à nier – notre propre animalité, ou à considérer notre corps comme un objet manipulable, au même titre que le corps des animaux sur lequel on croit pouvoir exercer toutes sortes d’expériences et de mutilations. Notre supériorité prétendue aboutirait ainsi à notre abaissement au rang de chose que nous pouvons traiter comme objet d’étude, de transformation, d’intervention, avec tous les excès qu’on peut connaître, par exemple à travers la chirurgie esthétique. Est en cause alors le respect que nous nous devons à nous-même comme à toute réalité. La griserie rationaliste nous aurait sans doute fait perdre quelque chose d’essentiel, puisqu’elle présuppose un irrespect foncier envers la réalité.
Ne pas entraver l’évolution
Un mouvement qu’il serait impossible d’arrêter
7Il est paradoxal de constater que cette vision des choses, que cette critique d’un rationalisme jugé coupable de nous avoir entraînés à travers techniques et sciences aux destructions écologiques que nous déplorons, ne désarme pas ceux qui pensent, tout à l’inverse, que cette déconsidération de la raison et de nos entreprises de conquêtes du monde constitue un repli dangereux, un retrait par rapport à des possibilités non encore explorées. Ceux-là pensent surtout que derrière ces mises en garde, c’est la peur qui domine et l’incapacité à assumer notre avenir. Et l’objection la plus forte consiste à dire qu’il est en réalité impossible d’arrêter le mouvement dans lequel nous sommes lancés, que les lamentations, si fondées soient-elles, n’empêcheront pas les sciences d’avancer et les techniques de progresser, que personne n’est finalement maître d’un mouvement inéluctable. Contre mauvaise fortune, il conviendrait par conséquent de faire bon cœur. Et même il convient d’envisager avec détermination une « posthumanité » qui pour l’essentiel aurait vaincu les limitations que nous, hommes encore parcellaires ou souffrants ou mortels, identifions à la condition humaine. Le propre de l’homme serait ainsi de se surmonter, de se dépasser, d’aller toujours plus loin dans les conquêtes possibles. Nous connaîtrions donc pour le moment, non pas l’homme véritable, mais un embryon, un spécimen inachevé, une ébauche de l’humanité à venir.
Une confiance « éclairée » dans la science et ses pouvoirs ?
8Cette perspective commande en conséquence de se délivrer des peurs ancestrales, de ne pas se laisser paralyser par les possibles excès, de faire confiance aux travaux des scientifiques. Cette confiance n’est d’ailleurs pas aveugle, prétend-on : il suffit de constater la longévité croissante de la vie humaine pour envisager sans excès utopique, grâce à diverses prothèses, une longévité encore plus grande. Voire même, selon certains, pour viser à une « postmortalité » qui assurerait à l’homme une sorte d’immortalité. Des expériences en ce sens sont tentées en divers laboratoires, et il faut compter, nous dit-on aussi, sur les implants de prothèses diverses qui se substitueront à nos organes défaillants, comme elles le font déjà couramment. On doit aussi tenir compte de la création prévisible de cyborgs et de divers appareils aptes à décupler nos possibilités et à suppléer éventuellement à nos corps défaillants. Les nanotechniques/nanosciences ouvriraient ainsi des horizons tout à fait neufs et inouïs. Ce qui peut paraître pure utopie ne serait donc que la possibilité très réelle que recèlent les travaux de scientifiques de haut niveau.
9Ici, à l’inverse de la première tendance évoquée plus haut, non seulement il ne s’agit pas de mettre en cause la raison, mais il faut au contraire faire confiance à ses pouvoirs, en admettant que le stade humain que nous connaissons n’est qu’un degré inférieur de nos aptitudes. Un des idéologues de cette tendance écrit d’ailleurs que le très lointain futur sera sans doute aussi différent de nous que nous le sommes des premières formes de la vie terrestre [1]. Sans commune mesure donc : un homme dont nous avons ainsi à peine l’idée. En conséquence l’humanisme dit traditionnel doit laisser place à une toute autre approche, au point même qu’il devient impossible en effet de « définir » l’homme.
Raison et vulnérabilité
10De tels débats, si contradictoires soient-ils entre eux, concernent finalement chacun de nous ; il serait erroné de ne voir là que des discussions académiques, loin du « réel ». Car de ces positions prises dépendent nombre d’attitudes très pratiques et très concrètes dans la vie de tous les jours, évidemment au premier chef en médecine.
Une humanité mal équipée pour survivre
11Si l’on examine tout d’abord la première tendance, qu’on dira pour faire vite antihumaniste et critique d’un rationalisme finalement irrationnel, il faut certainement admettre qu’une certaine idée prométhéenne de la raison a produit les ravages que nous connaissons. Mais pour autant faut-il abandonner une référence à la raison tellement caractéristique de l’être humain ? Il faut certainement critiquer un rationalisme débridé, mais sans verser dans un radicalisme oublieux de ce qu’il en est de la raison. Car l’humanité est obligée à la raison, à la prévision, à l’anticipation, à la prise de possession du monde, non pas parce qu’elle serait motivée par un orgueil prométhéen, mais à cause même de sa faiblesse, de sa vulnérabilité, de sa détresse. Laissé à lui-même, l’homme sombrerait dans la maladie, la famine et la mort. Alors que les animaux, et telle est leur supériorité, sont en quelque sorte naturellement équipés pour survivre, ce n’est pas le cas de l’espèce humaine. Nous sommes obligés de nous donner les moyens de la survie, donc de cultiver la terre, de construire des maisons, de fabriquer des vêtements, d’accumuler des réserves pour les temps difficiles.
12Il faut aussi pouvoir transmettre ces savoirs acquis et ces savoir-faire aux nouvelles générations, pour qu’elles n’aient pas à tout reprendre à la base. Que je sache, les fourmis ne créent pas de facultés de médecine, ni d’hôpitaux, ni de laboratoires de recherche : si nous le faisons, si nous devons le faire, c’est parce que nous pressentons bien, parce que nous savons que les maladies nous guettent, parce que nous prévoyons de nouvelles épidémies dans le futur, qu’il faut préparer des soignants et des établissements aptes à faire face. Non enfermés dans l’instant et la répétition, et telle est l’infériorité des animaux, nous devons anticiper l’avenir et le préparer, le préparer certes avec sagesse en mesurant nos possibilités, mais il est propre à l’homme de s’arracher à l’instant pour prévoir l’avenir. Quelle est l’aptitude à le faire sinon ce qu’on appelle la raison ?
Une raison qui assure l’avenir
13Il faut donc en conclure que s’excepter du cours des choses, s’arracher à l’immédiat, se maîtriser d’abord soi-même, est une caractéristique de l’homme, si essentielle que sans elle rien de tel que l’humanité n’existerait. En quoi consiste une éducation bien comprise, sinon à apprendre à un enfant à se construire en sortant non sans douleur de son narcissisme, à affronter les règles, celles du langage entre autres, et les interdits éthiques et moraux (ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse) ? Sans ce travail sur soi, sans cette culture de soi-même, sans cette maîtrise à exercer sur soi-même d’abord, nous serions esclaves de nos affects, livrés à l’instantanéité.
14Nous n’accédons à notre humanité qu’en jouant le jeu de cette exceptionnalité. Or à ce qu’on sache, il est propre à l’homme, non à l’animal, de se cultiver par une éducation longue, jamais achevée sans doute, pleine d’embûches et d’échecs, mais sans laquelle nous ne serions jamais nés de cette seconde naissance qui nous fait accéder à notre humanité, toujours partiellement et de manière limitée (je suis moi, et non l’Humanité). Or cette seconde naissance est infiniment plus laborieuse que la première, celle qui nous a vus sortir du sein maternel ! Elle est totalement requise par la première, sous peine de ne jamais vraiment émerger à notre personnalité…
15Aussi l’exceptionnalité humaine ou le propre de l’homme tient moins à sa capacité à dominer, qu’à la nécessité où il est, à cause de sa vulnérabilité naturelle, de se donner les moyens intellectuels (la raison) pour s’assurer un avenir. Il va de soi que la survie de l’humanité ne peut se payer au prix de la dévastation du cosmos. Mais la raison ainsi définie n’est nullement conquérante pour le plaisir de la conquête. Elle implique une sagesse dans le rapport à soi et au cosmos, comme aux autres espèces, dont il importe de comprendre que sans elles toutes il n’est pas d’humanité possible et viable. Car la raison, comme l’avaient bien vu les Grecs de l’Antiquité, est mesure et non démesure, justesse et non excès, limite et non outrepassement insensé de toute finitude.
Folie de la postmortalité
16Ceci conduit tout naturellement à proposer quelques remarques critiques à l’égard de l’autre tendance, celle qui pense qu’il faut pousser plus loin les possibilités techniques et scientifiques et prolonger en quelque sorte l’évolution naturelle par une prise en main de l’humanité par elle-même. On pourrait noter d’abord que, loin d’être une nouveauté sans précédents, cette attitude renoue avec de très antiques mythes de régénération, d’immortalité promise par les dieux ou obtenue par des élixirs merveilleux. Loin d’être progressiste, cette perspective serait donc plutôt rétrograde.
Un refus des limites difficilement acceptable
17Mais le plus important n’est cependant pas là. Imagine-t-on ce que serait une vie humaine indéfiniment prolongée, sans bornes et sans limites ? Outre les problèmes lourds concernant l’usure physique et surtout psychologique, affective, donc outre les questions de viabilité concrète, il faut bien se rendre compte qu’une telle façon de repousser les limites, en un mot la mort, est une illusion qui ruine le prix, la valeur, la qualité de toute vie humaine. Si la chose est en effet difficile à entendre, on peut se souvenir que les Grecs anciens, encore eux, appelaient les hommes des « mortels », car ils savaient bien que dans le monde sublunaire tout passe, tout périt, tout connaît le déclin. Ils reconnaissaient dans le même élan qu’il est bénéfique qu’il en soit ainsi. Car c’est la limite qui donne du goût aux choses, c’est parce qu’un instant de bonheur a une qualité rare qu’on ne doit pas rêver de l’étendre indéfiniment. C’est parce qu’un amour est fragile, peut s’estomper, ou s’atténuer, qu’il faut se mobiliser pour l’entretenir, le nourrir, s’opposer à la corrosion du temps dont le risque est toujours présent. La limite, la finitude sont sources de fécondité et donnent du prix à toute chose.
Un refus de la mort
18Ainsi en est-il de la mort. Il faut à la fois savoir lutter contre elle en prenant soin de soi autant que faire se peut, et savoir aussi qu’elle l’emportera finalement. Difficile équilibre qui fait tout l’enjeu d’une vie humaine : admettre la mort comme un destin certain et pourtant ne pas l’anticiper, la repousser de toutes nos forces. Une telle tension n’est-elle pas au cœur de la vocation des médecins : tout faire pour faire triompher la vie, ne pas chercher non plus à jouer au démiurge qui se croit capable de prolonger sans cesse une telle vie ?
19Comme en amour : on peut craindre qu’il ne dure pas toujours, mais telle est justement la raison de le goûter maintenant pleinement et de faire en sorte qu’il dure « toujours », quand bien même la certitude n’est jamais acquise de sa victoire sur le temps. Ainsi vouloir repousser la mort est une attitude finalement infantile, non pas progressiste ou anticipatrice, mais rigoureusement rétrograde. C’est en acceptant limite et mesure que l’homme se construit et grandit. Comme nous l’avons dit plus haut, c’est en assumant personnellement les interdits que l’enfant atteint son humanité, non en les ignorant ou en les contournant, ce qui le laisserait dans l’indifférenciation et le chaos.
Un retour de l’indifférencié
20Au fond le refus des limites est un refus de la distinction, de la séparation ; il signe un retour à l’indifférencié. Tel est sans doute un danger très réel de nos jours où la peur de ce qui distingue, aussi bien les sexes ou les « genres », que les cultures, les personnes ou les religions, aboutit à la confusion dans laquelle tout perd ses couleurs, tout se vaut, tout s’uniformise. On aboutit ainsi à un monde sans reliefs, sans formes, aplati et finalement ennuyeux. Il ne faut pas oublier que pour la Bible, c’est la séparation qui est créatrice. Qu’on lise le premier chapitre de la Genèse et l’on verra que l’œuvre créatrice de Dieu est une œuvre de séparation, de distinction (des jours, des éléments, des espèces, des sexes…) et que c’est cela qui est « très beau ». Quel psychologue ignore à quel dur travail tout être humain est appelé pour se séparer de la fusion maternelle ! Or nous entendons affirmer de nos jours comme une nouveauté remarquable qu’il nous faudrait retourner à notre Mère Gaïa et renouer avec le sein de la Nature. En réalité s’il est un propre de l’homme difficile à honorer, c’est justement – à l’image du Dieu créateur – de savoir (se) distinguer, (se) limiter, (se) séparer ce qui doit l’être. Or qui dit séparation dit aussi limite, coupure, césure, donc blessure et mort. Que de cordons ombilicaux ne faut-il pas couper au long d’une vie pour parvenir, toujours difficilement, à être soi, sans renoncer devant la difficulté de la tâche ! Il est en effet plus coûteux de tenter de se construire que de « déconstruire », mais il est très caractéristique et inquiétant de constater en philosophie le succès des thèses de la déconstruction. Signe d’une période de fatigue plutôt que de créativité, d’affaissement plutôt que d’audace, de vieillissement plutôt que de jeunesse !
21Peut-être est-ce cela, la créativité, qui est insupportable et que l’on veut abolir, parce qu’il est plus facile en effet de se confondre, de se noyer, de disparaître comme sujet responsable, que de s’affirmer, se tenir debout, se vouloir soi. Ici on pourrait suspecter certains penchants vers un bouddhisme édulcoré qui fait rêver d’une exténuation du moi et d’un enfouissement dans le Grand Tout. Mais ce faisant, n’abolit-on pas l’homme même ? Loin de préparer sa survie ou son immortalité, les tenants de ce qu’on appelle aux États-Unis la « singularité » annoncent à l’humanité un avenir de ténèbres et de chaos.
Propre de l’homme ?
22Soutenir la thèse selon laquelle il n’y a pas d’exception humaine ou pas de propre de l’homme, c’est finalement ignorer la grandeur et la fragilité de la condition de notre espèce. Certes il est fou de prétendre dominer la nature et se l’approprier comme certains en ont rêvé dans la ligne de Marx plutôt que de Descartes, mais il n’est pas moins fou de nier que c’est notre vulnérabilité qui nous oblige à la raison, à la sagesse, à l’anticipation. Il n’est pas moins fou de vouloir nous identifier au Grand Tout, cosmique ou vivant, sous prétexte que l’orgueil humain a été trop oublieux de ses enracinements très réels dans le cosmique et dans l’animalité. Car le propre de l’homme, toujours difficile à trouver et à vivre, est bien de s’excepter, sans se croire exceptionnel et unique, sans subordonner à ses caprices aussi bien la nature que les autres espèces.
La tentation de la violence
23Faut-il ajouter une autre caractéristique propre à l’homme et que ne connaissent pas à ce point les espèces animales ? De tous les animaux, les hommes sont sans doute exceptionnels aussi par la violence qu’ils sont capables d’exercer, soit envers la nature, soit, ce qui est pire encore, envers les autres hommes. Je disais plus haut que les fourmis n’ont sans doute pas inventé facultés de médecine et hôpitaux. Ajoutons qu’elles n’ont pas non plus inventé, pour autant qu’on puisse savoir, les camps de concentration, les chambres de tortures, les génocides de masse qui défigurent tristement l’actualité la plus proche de nous. Non celle des âges obscurs, et « moyenâgeux », mais le brillant xxe siècle et le suivant ! Pascal disait déjà que, si l’on veut connaître ce qu’il en est de l’homme, donc ce qui lui est propre, il fallait à la fois reconnaître sa grandeur et sa misère. Mais j’ajouterai que c’est dans sa misère qu’il peut puiser les ressources de sa grandeur : en se donnant les moyens techniques, scientifiques, culturels, religieux de sa survie, sans un prométhéisme qui l’exténue lui-même comme il exténue le cosmos. Sans ce prométhéisme qui, voulant repousser toute limite, repousse aussi la mesure et tombe dans les excès techniques et politiques qui ont un nom : barbarie.
24Mais ici encore ce n’est pas par moins de raison, ce n’est pas en abdiquant ce qui fait de nous des hommes que nous lutterons contre la tentation de violence latente en chacun et en tous. C’est au contraire en voulant sagesse et raison, en acceptant que tout ne soit pas possible, donc en admettant nos limites, que nous serons à hauteur du propre de l’homme. Lequel est moins un acquis définissable et bien circonscrit qu’une tâche à entreprendre, une vocation qui nous pousse en avant, au lieu de nous replier sur les rêves d’une société « postmortelle » ou de nous complaire dans les négations de notre exceptionnalité.
Mots-clés éditeurs : postmortalité, propre de l'homme, déconstruction, espèce humaine, exceptionnalité, animalité, posthumanité, exception humaine
Date de mise en ligne : 05/06/2012
https://doi.org/10.3917/lae.122.0013Notes
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Ces réflexions sont plus largement développées dans un ouvrage de Paul Valadier paru récemment aux Éditions du Cerf : L’exception humaine.
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Hottois G Dignité et diversité des hommes, Vrin, Paris, 2009 : p 176. Cité plus au long dans : Valadier P L’exception humaine. Éditions du Cerf, 2011 : p 37.