Notes
-
[1]
Le film « Le scaphandre et le papillon », de Julian Schnabel, le montre bien : Jean-Dominique Bauby vit de et par la relation qu’il établit avec chacun.
1En cette journée de novembre, veille d’un grand week-end, tout va bien. Cyrille, mon mari, ingénieur, va rentrer après une semaine un peu folle de déplacements professionnels en Europe. Nous allons enfin pouvoir nous reposer. Je reviens d’un rendez-vous au Conseil de l’Ordre des Médecins en vue d’obtenir une licence de remplacement dans les Yvelines. Je rentre à la maison retrouver nos trois filles, Manon, 4 ans, Émilie, 2 ans et demi, et Flore, 6 mois. Dès mon arrivée, la baby sitter me fait part d’un appel très urgent au sujet de Cyrille. Je rappelle. Son patron m’annonce qu’un avion m’attend à Orly pour rejoindre mon mari en Bretagne, où il aurait eu un accident. Il m’indique les coordonnées d’un collègue sur place. Celui-ci, incapable de prononcer un mot, me passe un médecin urgentiste à la voix embarrassée : « Venez vite, il ne va pas passer la nuit... » Le temps d’appeler les grands-parents pour confier les enfants, je saute dans un taxi. Tout me paraît surréaliste, je suis dans un état de flottement intellectuel, calme. À l’aéroport, ma mère et mon beau-frère me rejoignent ; nous montons dans l’avion, sans trop savoir ce qu’il en est.
Entre la vie et la mort
« Madame, je suis désolé, il a voulu vivre »
2Brest, la pluie, l’hôpital, une salle d’attente éclairée aux néons. Nous attendons toute la nuit, soutenus par notre présence mutuelle, mère, frère, amie du frère, inconnue jusque-là, qui attend jusqu’au petit matin malgré ses enfants et son travail... Bel exemple de fraternité. Le réanimateur apparaît alors, le teint blafard, et se dirige vers moi : « Madame, je suis désolé, il a voulu vivre. » Je suis partagée entre la joie intérieure que suscite cette nouvelle et l’étonnement devant le manque d’enthousiasme du médecin. Il m’accompagne au chevet de Cyrille, dans le service de réanimation. Un univers entre la vie et la mort, feutré, ponctué de « bips », d’alarmes de machines et de moniteurs de pressions, peuplé de personnes masquées, venues d’une autre planète, qui m’adressent des regards tantôt de compassion, tantôt d’évitement. J’entre dans le box. Cyrille est méconnaissable, le visage tuméfié, déformé par un tube dans le nez branché à un respirateur, le corps en croix, gonflé d’œdèmes, mutilé, bardé de tuyaux... Et pourtant je le sais, c’est bien lui, le battant, le confiant, qui lutte comme un fou. Je sens sa présence au-dessus de ce corps qui se bat et j’éprouve un sentiment de confiance. Je le sais : il veut vivre, il va vivre.
Réanimation : la bataille pour la vie
3Dans les jours qui suivent, chaque heure gagnée compte. Je vis en situation de survie avec lui. Plus rien n’existe en dehors de lui. Les enfants ? Ils sont chez mes parents, en de bonnes mains. Mes beaux-parents ? Je les soutiens comme je peux mais comment répondre à leur détresse légitime de parents ? Les frères et sœurs ? Rassemblés autour de leur frère. Les amis ? Malheureux, touchants, présents. Présents dès le début. Les relations professionnelles ? Je ne veux pas en entendre parler. Suis-je seule ? Non, je suis reliée, à lui d’abord, et puis à tous ceux qui pensent à nous, à tous ceux qui prient pour nous. Je suis portée par eux tous, tous ceux qui sont frères et sœurs dans la foi.
4Le quatrième jour arrive le « patron » de Cyrille. Il me fait part de son sentiment de culpabilité, puis me demande des documents confidentiels restés intacts dans la mallette. Ironie du sort : il venait de nommer Cyrille à sa place, officieusement, et ne voulait plus que cela se sache…
5Sur le quai de la gare, raccompagnant les proches amis de Cyrille noués par la douleur, je croise Tù, un ami vietnamien; apprenant les circonstances de ma présence, il met à ma disposition le studio de son amie. Solidarité active. Les journées se succèdent avec une intensité sans pareille. Chaque jour, je fais le point avec le réanimateur. Ce médecin très empathique prend la réanimation de Cyrille à bras-le-corps, avec engagement et professionnalisme. Il m’accompagne sur ce chemin périlleux et me guide avec ses explications, ses conseils. Il me demande de parler à Cyrille, de lui donner des nouvelles des enfants et des proches, de lui faire écouter les informations, les musiques qu’il aime, de lui apporter des photos. Cyrille est vivant, il faut l’aider à rester en lien avec ceux qui lui sont chers.
Verdict : locked-in syndrome
6Au bout de trois semaines, la sédation est levée pour évaluer l’état réel de Cyrille. Le verdict est lourd : Cyrille est en vie, mais il est atteint au-delà d’une tétraplégie. Traumatisme crânien grave avec lésion du tronc cérébral, une sorte de locked-in syndrome… J’ai du mal à comprendre ce que cela signifie, en dehors du fait qu’il s’agit d’un handicap lourd. Cyrille a gagné la bataille pour la vie, reste celle du handicap au quotidien.
7Je peux enfin relever la tête et il m’apparaît urgent de retrouver les enfants. Je les fais venir en train. Sur le quai, elles me semblent toutes petites. Mon cœur de mère se fend. J’aurais tout donné pour leur éviter cela. Je les ai abandonnées trois semaines, je n’en mesurais pas les conséquences, j’étais rivée à la survie de Cyrille. Aurais-je pu faire autrement ? Désormais, je redeviens leur maman. Nous sommes accueillies chez Irène, son mari et ses trois enfants. La maison est gaie et folklorique, Irène si chaleureuse et attentive que cette période sera vécue dans la joie… Amitié. La période de réanimation est finie, il faut songer à la rééducation. Cyrille va être transféré, en coma toujours, dans un hôpital spécialisé près de chez nous.
Du coma à la conscience
La force de la vie
Rééducation : l’héroïsme silencieux
8Pour qui n’a jamais fait l’expérience des hôpitaux de rééducation, il s’agit d’une épreuve dans l’épreuve. Choc de la première feuille de soins « 100 % » affichée dans la chambre. Malades seuls, isolés du reste du monde, immobiles, condamnés à regarder le plafond, avec souvent la télévision pour unique ouverture vers l’extérieur…
9Tout est réglementé, programmé, minuté, soumis à autorisation et rendez-vous. Pas de place pour la poésie ou la fantaisie : on est là pour travailler et progresser, conditions sine qua non de la poursuite du séjour. Et quand on est dans le coma ? Progresser de façon « visible », lisible, n’est pas si évident. Des heures d’attente, donc, c’est l’école de la patience. Des heures de soin, c’est l’école de l’humilité. Il faut tout réapprendre. Parler, marcher, manger, se servir de ses mains, penser même… Le malade ne vit que par et à travers la relation qui s’établit avec le soignant, quel qu’il soit : aide-soignant, infirmier, kinésithérapeute, orthophoniste, ergothérapeute, médecin ré-éducateur… Il est dépendant, vulnérable, et pourtant si fort pour arriver à supporter tout cela. Il faut le dire, chaque malade est un héros – oublié, silencieux, mais qui a du prix aux yeux de tout être humain qui se respecte. Un héros qui, dans sa faiblesse, démontre la force de la vie qui s’offre malgré tout, dans un combat sans merci, sans gloire et sans artifices, loin des caméras et du bruit médiatique.
10Cyrille arrive dans ce service dans le coma, avec deux épisodes de vigilance par jour d’environ trente minutes ; moments où son regard paraît « accrocher » le nôtre, un doigt gauche semble répondre à la pression… Puis plus rien, à nouveau, jusqu’au lendemain.
Famille et amis : un soutien inestimable
11Je suis revenue à la maison, ai repris un travail salarié en « Long séjour et Soins palliatifs » à mi-temps, ai re-scolarisé Manon et Émilie, trouvé une crèche pour Flore… Il faut reprendre la vie courante, changer en hâte la voiture pour une autre, équipée d’un hayon, afin de nous rendre au mariage de mon frère qui a eu la délicatesse (ou le culot ?) de demander à Cyrille d’être son témoin, gérer la maison, la vie pratique, l’administratif… seule. Je vais voir Cyrille tous les jours, aux heures où cela m’est possible. Avec l’hospitalisation disparaît la vie privée. L’hôpital est un lieu public où le concept d’intimité n’existe pas. C’est une nouvelle vie pour moi, que je n’ai pas choisie, que j’assume, mais qui n’est pas facile. La première sortie à la maison ? Après avoir bu un petit verre pour me donner du courage, je fais pénétrer le fauteuil roulant dans notre vie privée… pour me rendre compte rapidement que notre « cocon » est parfaitement inaccessible et inadapté.
12Manon grandit trop vite, par la force des choses, elle est l’aînée. Émilie me réveille plusieurs fois par nuit, en pleurs : « J’ai mal à la jambe. » De fait, au moment de l’accident, l’annonce lui a été faite ainsi : « Ton papa s’est fait mal à la jambe. » Elle est inconsolable, seul un câlin durant lequel elle finit par s’endormir avec moi met fin à son angoisse. Flore ne me lâche pas. Je ne peux pratiquement pas quitter son champ visuel sans qu’elle se mette à pleurer. Je jongle avec les moments consacrés à chacune, essayant de faire de mon mieux sans trop d’illusions.
13Heureusement, la famille et les amis sont très présents, discrètement mais efficacement. Leur soutien est infiniment précieux, tant pour Cyrille que pour nous. Sans eux, aurions-nous pu faire face ? Aurions-nous trouvé le courage de tenir le cap ? Il faut dire que, dans chacune de nos familles, les valeurs familiales sont fortes. Pour ce qui est des amis, c’est pareil : ils sont la famille que nous nous sommes choisie au fil de notre vie. Force de l’Amitié. Et j’ajouterai : force de la Foi. Quelle que soit la forme de spiritualité, le point commun de nos amis, c’est la foi. La foi en la vie d’abord, la foi en Dieu. La confiance. Celle qui sauve de toute situation humainement insupportable. Il n’est donc pas étonnant que dans notre histoire particulière, ils aient répondu « présents» et qu’ils nous aient été d’un secours inestimable. Spontanément, sans que nous le sachions au début, ils se sont réunis chaque mois pour prier pour Cyrille et les malades.
La question de la mort
Un désir de mourir ?
14Cyrille semble progresser, sensiblement. Il me fait comprendre son désir de rentrer définitivement à la maison, que je retiens comme un objectif pour les années à venir.
15Cependant, prenant petit à petit conscience de son état, il en arrive à me montrer son index et son majeur pointés sur la tempe à chacune de nos rencontres. Que comprendre ? Qu’il veut se donner la mort ? Il ne peut pas. Il est nourri par sonde. Il peut bouger une main, mais il n’a pas de force. Il soutient mon regard et j’ose y voir du désespoir… S’agit-il d’une demande d’euthanasie ? J’ai peur. Je fuis. Je ne peux pas. Je ne veux pas. Les médecins diagnostiquent une dépression et décident de le perfuser avec un port-à-cath. Son moral ne s’améliore pas vraiment – je le comprends, on serait déprimé à moins. Des phénomènes incompréhensibles d’hyperthermie et d’hypothermie, quotidiens, s’installent. J’alerte les médecins et obtiens pour seule réponse : « C’est neuro-végétatif. » Je n’y comprends rien. J’ai pris le parti de faire confiance au corps médical qui s’occupe de Cyrille. Je ne suis pas son médecin. Je suis son épouse. Ne mélangeons pas. Sauf que je suis médecin malgré tout… Est-ce un atout ? Un piège ?
16Deux mois s’écoulent, Cyrille s’enfonce. Je le trouve un soir dans son lit, le teint gris ; il ne répond pas, sa température est de 41°C, son pouls radial filant… Pour moi, c’est évident, il s’agit d’un choc septique. L’infirmière est inquiète et me soutient dans une démarche d’alerte. Il faut beaucoup insister pour qu’un interne vienne et prescrive une prise en charge… en post-réanimation. Il est minuit, on me somme de partir. Je laisse mon mari à contre-cœur dans une chambre où son voisin de lit écoute la télévision à tue-tête.
17Au matin, j’appelle et apprends qu’il est en réanimation. J’y vais. Rien à voir avec la première fois. Il ne lutte pas. Le corps est vide, perfusé à outrance, à nouveau sous respiration artificielle. Je ne sens pas sa présence. Aurait-il décidé d’abandonner ? Je demande à parler au réanimateur. Impossible. Je resterai seule, sans contact médical, toute une semaine. Les médecins auraient-ils peur ? Un jour, je trouve la chambre vide, le lit tiré à quatre épingles. Silence absolu. Cyrille est mort, ou quoi ? Dans le couloir, personne. Enfin, un interne : « Il est en isolement pour aplasie. » Soulagement.
Face à une décision unilatérale d’arrêt de soin
18Le lendemain, je retrouve Cyrille en rééducation, dans un lit, sans aucune perfusion ni appareil de surveillance. S’agit-il d’un arrêt de soin ? Je suis « convoquée » chez le médecin qui avait évoqué des troubles neuro-végétatifs. Elle m’annonce « l’arrêt de toute mesure réanimatoire ». Je suis calme mais en proie à une colère froide. Comment ne pas consulter la famille en pareille situation ? Pourquoi mener une réanimation si agressive et refuser de me parler pendant une semaine, si c’est pour abandonner finalement ? Pour la première fois, je lui fait savoir que je suis médecin, moi aussi, et que j’attends d’elle non pas un acharnement thérapeutique, mais au moins un bilan diagnostique complet avant « l’arrêt de toute mesure réanimatoire ». Je refuse d’abandonner sans diagnostic étayé.
19Deux jours plus tard, Cyrille est transféré en infectiologie, où le diagnostic de septicémie nosocomiale à staphylocoque multi-résistant sur port-à-cath est confirmé. La triple antibiothérapie est maintenue exceptionnellement pendant trois semaines, dans un service habitué à recevoir des patients jeunes gravement atteints du Sida. Cyrille est toujours dans le coma et, ce soir-là, il s’enfonce à nouveau. Je le quitte, inquiète : serait-ce la dernière fois ? Je préviens mes beaux-parents de venir le voir.
Pouce levé : la victoire du désir de vivre
20Je reviens le jour suivant. À ma grande surprise, Cyrille a les yeux grand ouverts. Il me regarde et lève un pouce triomphant. Je suis interloquée, émue. Je lui dis que j’ai cru qu’il allait mourir, cette fois. Il me le confirme. Je lui demande s’il souhaitait mourir. Il me répond que non. Il n’a jamais voulu mourir. Il était juste épuisé par des semaines de décharges bactériennes non diagnostiquées. Que ce serait-il passé si, nous aussi, nous avions baissé les bras ? Qu’en est-il du respect de la volonté du patient ? Comment interpréter tel ou tel geste dans un contexte de dépression ?
21Ces questions éthiques ne sont pas théoriques, elles sont le quotidien des soignants qui côtoient ces grands malades. Soyons prudents dans nos interprétations, nos propres projections d’angoisse. Nous avons vite fait de nous tromper et des vies humaines sont en jeu.
Une nouvelle chance ?
22Suivent trois mois de rééducation dans ce même service, avec une équipe paramédicale traumatisée par les événements passés, incapable de se re-mobiliser après avoir vu se perdre les fruits de deux années d’efforts. Je demande au chef de service de m’aider à trouver un nouveau centre de rééducation, et non un service de long séjour comme il le préconise. J’estime que Cyrille a droit à une nouvelle chance. J’écris avec lui aux treize centres de rééducation susceptibles de le prendre en charge, avec sa trachéotomie, sa gastrostomie et son état actuel « pauci-relationnel ». Onze réponses sont négatives d’emblée ; une autre prend le temps de reconnaître en toute honnêteté qu’à l’heure des trente-cinq heures, ce type de patient est trop chronophage ; une autre, enfin, fixe un rendez-vous pour entretien. Je m’y rends en voiture et me retrouve au fin fond d’une presqu’île, en Loire-Atlantique. Le lieu est magique, l’entretien direct. Le médecin-chef veut bien prendre Cyrille à l’essai trois mois car son projet de vie familiale lui plaît. Rendez-vous est pris pour septembre, avec toute la famille.
Renouer avec la vie
Au-delà des échecs, le goût de la vie
23Nous ne l’avions pas prévu, mais ce changement de lieu de résidence est un changement de vie providentiel. Nous arrivons dans une région de Bretagne douce, où les journées sont rythmées par les marées, les embruns, le vent et ses sautes d’humeur. La presqu’île où se situe le Centre marin de rééducation est un lieu vivifiant, séparant l’océan tumultueux d’un estuaire où s’infiltre la mer pour aller irriguer les marais salants. Tout est beau et changeant, paisible et stimulant. C’est le lieu de la renaissance. Le personnel est gai et chaleureux, façonné par le vrai de l’existence. Il aime et accueille sans détours travail et patients ; la vie va de l’avant.
24Le Centre est ouvert sur l’extérieur. Chaque année, une manifestation de solidarité se déroule en mer, impliquant près de deux mille participants, tous horizons confondus. Cent quarante voiliers sont mis à disposition par leurs skippers pour emmener sur l’eau, le temps d’un week-end, deux cents personnes qui ne sont pas censées quitter leur lit d’hôpital. Aucun handicap n’est un obstacle. Le fauteuil reste au port, la personne embarque avec les amis, les soignants nécessaires au bon déroulement de l’aventure, et cela marche ! Toute la région se mobilise : pêcheurs, marins, sauveteurs, pompiers, artisans, mécanos, cuisinières, artistes, chacun y va de son talent. C’est la fête, c’est la vie.
25Cyrille y a participé. Pas au début, car il est arrivé à bout de forces, avec le simple espoir de pouvoir déglutir et s’alimenter. Les essais d’alimentation n’ont malheureusement abouti qu’à un échec, soldé par des fausses routes, des infections et une toux épuisante tout le jour. Des essais de communication par ordinateur n’ont pas été plus fructueux, à cause de la faible vigilance qu’il pouvait développer. L’utilisation d’un fauteuil roulant électrique à commande manuelle a également été tentée, sans succès, la perte de la vue de son œil gauche et les persévérations dues à son traumatisme crânien le mettant en danger plus qu’autre chose…
26Au total, Cyrille n’a pas fait de progrès quantifiable en Bretagne. Alors pourquoi, malgré tout, gardons-nous plutôt un bon souvenir de cette période ? Parce qu’il a été accompagné dans un projet de vie. Il a navigué sur bateau à voile et à moteur. Il est sorti pour aller chercher ses filles à l’école, aller au cinéma, chez des amis. Il est venu passer les week-ends puis les vacances à la maison, grâce à une équipe d’infirmières à domicile très impliquées et disponibles. Il a voyagé en train vers Lourdes… Si chaque jour a été pour lui un combat, il l’a vécu pleinement avec cette sorte de détermination devant laquelle on s’incline. Un tel courage engendre le respect et invite à accepter la réalité : cette période a été pour nous un chemin d’amour et de vérité à ses côtés. Notre famille en a été unifiée.
Vivre ensemble… ou pas ? à la recherche d’un équilibre familial
27Les enfants et moi nous sommes épanouis dans cette nouvelle vie. D’abord quelques mois dans une maison de village, avec des voisins si accueillants que les filles se sentaient en famille. Puis, lorsqu’a été confirmé le maintien en rééducation complète, dans une longère meublée face aux marais salants, à dix minutes du Centre. Les propriétaires nous ont ouvert leur maison comme si nous les connaissions depuis toujours et, après une année, ils nous ont laissé aménager une pièce entière pour Cyrille, avec une baignoire et tout le matériel nécessaire à son confort. Il est venu vivre neuf mois dans cette maison. La vie s’est organisée autour de lui, avec une équipe d’infirmières qui ne nous a jamais fait défaut, des kinésithérapeutes, une aide-soignante, une aide pour la maison, un pharmacien à l’écoute et des fournisseurs dévoués – oxygène, alimentation, matériel respiratoire… Une hospitalisation de jour, enfin, nous a permis de garder un lien avec le Centre pendant près d’un an. Chacun a fait de son mieux pour que cela fonctionne.
28Mais la vie courante est agitée pour un grand malade dépendant comme Cyrille. Il me veut près de lui et je dois pourtant assurer une présence active et disponible auprès des enfants, qui me réclament aussi et qui sont en difficulté scolaire. Sans compter mon travail aux Urgences, que je dois augmenter pour faire face aux dépenses importantes de toute cette prise en charge. La nuit, je suis réveillée par le respirateur, la pompe à nutrition, les aspirations à effectuer en cas de toux…
29À la suite d’un séjour thérapeutique de Cyrille au Centre, pour que je puisse me reposer, le médecin-chef m’annonce que mon mari ne reviendra pas à la maison : il faut songer à trouver une institution – en clair, arrêter l’expérience du domicile. Nous ne vivrons plus ensemble… Ce jour-là, le ciel me tombe sur la tête. Je mets plusieurs mois à m’en remettre et à comprendre que cette décision est vitale pour l’équilibre des enfants et de la famille toute entière.
30Reste alors à trouver une institution. Le nombre de places est extrêmement réduit et Cyrille ne rentre dans aucun tableau classique. Tous les établissements de Loire-Atlantique sont complets ou refusent de l’accueillir en raison de sa trachéotomie ou de son origine francilienne. Nous finissons par trouver un hôpital local en région parisienne. Il faut quitter tous les nouveaux amis, un équilibre professionnel passionnant, une région où nous avons été heureux, un ancrage sain et épanouissant pour les enfants… Nous revenons vers la grisaille, la région parisienne et son stress, mais aussi vers nos amis et nos familles qui se révéleront autant de soleils.
Vivre au quotidien : le long, long séjour
Malgré le dévouement des soignants…
31Le service compte beaucoup de personnes très âgées, requérant une aide pour tous les actes de la vie quotidienne. Cyrille est le plus jeune. Il a été admis en partie parce que j’ai accepté de travailler sur place, à la demande expresse du directeur et malgré mes réticences, en partie parce que l’établissement envisage l’ouverture d’une structure pour « états végétatifs chroniques » (EVC). Il s’agit de personnes, ou bien en phase de coma chronique, ou bien en sortie de coma mais avec des difficultés de communication ; dans tous les cas, leur handicap est lourd. Cyrille ouvre en quelque sorte la voie en aidant les soignants à se familiariser avec ce type de patients – trachéotomie, gastrostomie, verbalisation impossible…
32Malgré un effectif demeuré constant, contrairement aux prévisions, le travail et le dévouement du personnel sont remarquables. On ne dira jamais assez la valeur des aides-soignants, des agents hospitaliers, des infirmiers et des cadres qui les soutiennent. Leur rôle ingrat, peu valorisé dans l’opinion publique, est pourtant primordial. Ce sont eux qui soutiennent les malades, les relient à la vie, par leur humour, leur chaleur, leurs blagues, leur attention. Les soins de nursing sont essentiels. Ce corps inerte, soigné, retourné, massé, changé, lavé deux fois par jour, ne serait rien sans leur attention et leur professionnalisme [1].
… l’enfermement de l’ennui
33La reconnaissance de Cyrille envers tous ceux qui prennent ainsi soin de lui au quotidien est sans mesure. Mais l’hôpital est à 60 km de Paris, de la maison. Cyrille ne peut nous rejoindre qu’un week-end par mois, le statut de « long séjour » n’autorisant pas plus de vingt-huit jours hors institution (auxquels vient s’ajouter une semaine de vacances…) Nos temps d’intimité familiale sont réduits à ce week-end mensuel et aux autres dimanches. Cyrille est souvent seul devant la télévision, malgré la visite quotidienne de ses parents. Cette solitude le conduit à un état de régression progressive. Il est triste. Un traitement antidépresseur est mis en route ; il n’a jamais été arrêté depuis.
34Pour moi, je fais le grand écart entre les enfants, la gestion de la vie courante, Cyrille et mon activité de médecin dans cet hôpital. Comme je le craignais, ce travail sur place est à double tranchant : les interférences sont plus nombreuses que prévu et, sollicitée par mes obligations professionnelles, je ne vois mon mari qu’à la volée pendant la semaine. Il s’en plaint, il s’ennuie et n’arrive pas à faire le deuil du domicile. J’en souffre aussi mais j’ai compris qu’il était important de sauver le quotidien des enfants. Que lui répondre ? Les services de soin à domicile en région parisienne ne permettent pas, quoi qu’en disent les pouvoir publics, le maintien à domicile des patients lourdement handicapés sur le long terme. Nous n’avons pas le choix…
Ouvrir la porte du langage ?
35Une lumière d’espoir est néanmoins venue au moment où nous ne l’attendions plus. Une jeune femme psychologue m’a été présentée par une orthophoniste de Garches – jusqu’alors, Cyrille n’avait jamais pu être pris en charge sur le plan psychologique « puisqu’il ne parle pas ». Spécialisée dans la communication facilitée, elle invite Cyrille à exprimer sa pensée à l’aide de son index en désignant des lettres sur un alphabet. Ses premiers mots, après huit années de silence, sont : « Je suis Cyrille J. Je suis vivant et je veux vivre. » Ma gorge se serre d’émotion. Voilà bien la réponse au médecin réanimateur du premier jour, à chacun de nous qui l’avons accompagné toutes ces années jour après jour, sans certitude, mais avec l’intime conviction que sa vie, son combat avait un sens. Ce jour-là il nous a donné sa réponse, on ne peut plus claire.
La vie à bras-le-corps
36Cette jeune femme a su ouvrir la porte du langage à Cyrille. Le Verbe. Elle est revenue régulièrement et, chaque fois, Cyrille nous a livré sa pensée, claire, structurée, déterminée. Il a demandé à voyager, avec ses amis. Nous sommes partis en Pologne à cent cinquante-neuf – dont quatre-vingt-dix enfants et adolescents – à sa demande, l’été suivant. Nous avons marché sur les chemins de St-Jacques-de-Compostelle avec lui et soixante amis et leurs enfants, chantant sous la pluie et dormant sous la tente… Rien n’arrête Cyrille dès l’instant où le courant passe avec ceux qui l’entourent. Il est le chef de ces projets, il nous entraîne à vivre. Les ados se demandent qui est ce type qui ne bouge pas et qui les fait marcher… L’aventure se vit avant, pendant et après. Pour nos enfants et pour moi-même, pour tous ceux qui ont partagé ces moments, c’est une belle démonstration de vie.
37Ont suivi d’autres années où l’ennui a été détrôné par ces expériences « extra » ordinaires. Cyrille a retrouvé un tel appétit de vivre qu’il demande à marcher, à parler, à manger. De nouveaux essais de sevrage de trachéotomie ont été tentés, avec professionnalisme mais sans succès. Il a fallu renoncer. Puis Cyrille a enfin été accepté dans une clinique proche de la maison, mettant fin à cinq années d’une séparation qui n’a pas été facile. La nouvelle chambre est spacieuse et donne sur un jardin ; la famille, les amis sont à portée de métro, les filles peuvent s’y rendre en bus… Elles grandissent, l’adolescence pointe avec ses interrogations, ses révoltes ; les souffrances refoulées resurgissent. La vie n’est pas un long fleuve tranquille… Mais pour qui la prend à bras-le-corps, l’aventure est passionnante. La maison se remplit de rires aussi. Nous revenons d’un voyage à Rome avec deux cent dix participants, le cœur en fête de tant de fraternité partagée. La vie vaut la peine d’être vécue. Nous sommes heureux, on peut le dire.
Conclusion
38Qu’est-ce qui compte le plus dans une vie ? Et que devient la demande d’euthanasie quand on prend le temps d’écouter la plainte, la souffrance, quand on prend les moyens de briser la solitude et de soulager le patient en profondeur, physiquement, psychiquement, spirituellement ? Qui peut affirmer que ces personnes invalides sont inutiles pour la société ? N’ont-elles rien à nous dire ?
39Pour moi qui vit aux côtés de Cyrille et, qui plus est, ai choisi cette profession de soignant, je pense que ces questions sont essentielles. Je pense que les réponses viennent des patients eux-mêmes et qu’il nous faut avoir le courage de les considérer comme nos maîtres. Ils savent ce qui est important et nous guident, si nous voulons bien leur prêter attention. C’est la chance et l’honneur du soignant que de les rencontrer au cœur de leur intimité, de les accompagner dans leur chemin de souffrance, de les soulager par un regard bienveillant, attentif et, n’ayons pas peur de le dire, aimant. La chance d’apprendre à écouter, au sein de leur silence, un message d’espoir et de paix, de courage et de persévérance.
Notes
-
[1]
Le film « Le scaphandre et le papillon », de Julian Schnabel, le montre bien : Jean-Dominique Bauby vit de et par la relation qu’il établit avec chacun.