Notes
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Office Français des Drogues et Toxicomanies, enquête ESCAPAD (Enquête sur la santé et les comportements lors de l’appel de preparation à la Défense), 2005.
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[2]
Mc Lellan AT, Arnot IO, Metzeger DS “The effects of psychosocial services in substance abuse treatment”, JAMA, 1993; 207: 657-59.
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Le taux de rétention, mentionné dans la plupart des études sur les traitements de substitution, indique la proportion des patients toujours en traitement à un moment donné. Comme les bénéfices escomptés sont fonction du maintien des patients en traitement ce taux est considéré comme un indicateur indirect d’efficacité
1Revue Laennec (RL) : Xavier Laqueille, vous exercez comme psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, en tant que Chef du Service d’addictologie. Pouvez-vous présenter rapidement ce service ?
2Xavier Laqueille : Il s’agit d’un service de création récente. Les psychiatres sont longtemps demeurés réservés devant les pathologies addictives, parce qu’ils percevaient bien les complications et les difficultés de prise en charge de ces patients. Leur suivi était assuré davantage par des médecins d’autres spécialités. En 1970 cependant, lors de l’apparition de ce qu’on peut bien appeler l’épidémie de toxicomanies, une petite unité spécialisée a été mise en place à Sainte-Anne dans le service universitaire des Professeurs Deniker, Lôo et Olié. C’est Pierre Deniker qui, dès cette époque, a importé la méthadone en France. Le service a ainsi été le promoteur des traitements de substitution dans notre pays et cette approche l’a très tôt caractérisé. Elle nous a conduits à développer une vraie compréhension clinique des dépendances aux substances, qui n’est pas toujours évidente… ce qui nous rapproche de notre sujet.
3La réflexion sur les positions éthiques dans le cadre des pathologies addictives me semble en effet devoir être abordée par le biais de la clinique, qui seule permet de bien comprendre ces pathologies, le positionnement des uns et des autres, et donc les possibilités d’intervention thérapeutique. Ainsi ancré dans le cadre de notre métier, le débat éthique devient beaucoup moins théorique. Par ailleurs, la multiplicité et l’hétérogénéité des discours relatifs aux substances dans notre société nous incitent aussi à nous référer en permanence à notre expérience médicale pour ne pas risquer de perdre nos repères.
4RL : Comment notre société se positionne-t-elle selon vous, face aux toxicomanies ?
5Xavier Laqueille : En France, la loi du 31 décembre 1970 rappelle que la consommation de certaines substances, les « drogues illicites », est interdite. Ainsi, consommer du cannabis, de la cocaïne ou de l’héroïne est strictement interdit ; la personne qui fume un joint à son domicile se place en situation d’illégalité. Inversement, d’autres substances telles que l’alcool ou le tabac sont autorisées mais, du fait de leur potentiel de dépendance et de dangerosité, leurs conditions de vente et d’utilisation sont limitées : l’ivresse au volant est réprimée, la vente d’alcool aux mineurs prohibée, l’installation de débits de boisson à proximité des établissements scolaires interdite, etc.
6Depuis 1970, cette loi a été et est toujours contestée par certains dans la mesure où elle pose un interdit, notion difficile à accepter et à comprendre dans une société qui valorise la liberté individuelle. Les pressions exercées à son encontre sont fortes et contribuent à brouiller les repères, y compris pour nous médecins. La psychiatrie elle-même a pu concourir à cette confusion à travers certaines de ses approches, les courants antipsychiatriques, qui considèrent le « drogué » non plus comme un malade mais comme un symptôme de notre société, un marginal social, un opposant politique suivant d’autres règles et d’autres lois.
7Le cannabis, substance prohibée mais de fait largement banalisée, fournit un exemple intéressant de ces discours multiples et contradictoires. Ainsi, les jeunes de 16 ou 17 ans dont les copains consomment disent : « Pourquoi est-ce interdit ? Ce n’est pas plus dangereux que l’alcool ou le tabac. Cet interdit n’a pas de sens. » Par contre, les parents d’enfants de 10-12 ans s’inquiètent : « Le cannabis, c’est dangereux, il faut vraiment faire quelque chose. Les pouvoirs publics ne font pas grand chose. » Les parents d’adolescents qui risquent d’être contaminés, eux, n’ont pas envie d’être poursuivis en raison du comportement de leurs enfants. Et les discours émanant de milieux scientifiques sont souvent ambivalents quant à la dangerosité du cannabis ou à la dépendance qu’il peut induire.
8RL : Vous-même, en tant que médecin, comment vous positionnez-vous ?
9Xavier Laqueille : Pour des médecins, par principe, toutes les substances sont dangereuses – alcool, cannabis, héroïne, cocaïne, tabac… Pour autant, nous subissons nous aussi les effets de ce débat qui imprègne notre société et qui tend à nous faire perdre nos repères. Face aux multiples discours tenus sur les substances, il est donc important de se demander de qui ils émanent et pourquoi. Il apparaît alors que les plus zélés prosélytes du cannabis sont les consommateurs. Le fumeur aime fumer, l’alcoolique aime boire, le cannabinophile aime le cannabis, celui qui prend de la cocaïne aime la cocaïne, l’héroïnomane aime l’héroïne. Tous ces sujets sont attirés par les produits et cette attirance structure fondamentalement leur personnalité et leurs relations aux autres. Ils vivent dans un monde de consommateurs et tiennent un discours de banalisation : « Tous les jeunes prennent du cannabis. »
10Dans ma consultation à Sainte-Anne, j’entends régulièrement mes patients qui prennent de la cocaïne me dire : «Tout le monde prend de la cocaïne. » Et ceux qui prennent de l’héroïne : « Tout le monde prend de l’héroïne. » Et ceux qui boivent : « Tout le monde prend de l’alcool. » Aussi, devant un discours banalisant sur le cannabis, il faut savoir se référer aux statistiques disponibles.
11Les enquêtes ESCAPAD, menées tous les deux ans à l’occasion de la Journée d’appel de préparation à la Défense (JAPD) auprès de jeunes de 17 ans, montrent qu’environ 50 % d’entre eux ont déjà expérimenté du cannabis, 70 % n’en ont pas pris l’année précédente, 30 % en prennent de manière plus ou moins importante et jusqu’à 10 % de manière très importante [1]. Le discours scientifique relève qu’en effet 50 % des jeunes, à 17 ans, ont tiré une fois sur un joint qui circulait – pour des raisons qui leur sont propres : ne pas avoir l’air idiot, connaître, etc. Et parmi eux, 20 à 30 % n’y ont pas trouvé grand intérêt. Le discours banalisant du type « tous les jeunes consomment » doit donc être relativisé, discuté, pour ramener le débat à de plus justes proportions.
12RL : Un autre débat très présent aujourd’hui concerne la dépendance ou l’absence de dépendance au cannabis.
13Xavier Laqueille : C’est un débat intéressant parce qu’il montre bien les résistances présentes dans notre société. Ce qui est en jeu, en fin de compte, dans ce débat, c’est la compréhension de ce qu’est le processus de dépendance. En 1968, on définissait les drogues comme des substances susceptibles d’engendrer une accoutumance aux effets (les sujets devant prendre de plus en plus de drogue pour obtenir un effet), une tolérance à des doses de plus en plus élevées, une dépendance physique décrite en termes de sevrage et une dépendance psychique (avec l’envie de reprendre des drogues pour éviter le malaise de la privation ou pour retrouver le plaisir de la consommation). Si l’on se réfère à ces définitions, il va de soi qu’il n’existe pas de grande dépendance physique au cannabis. Mais il s’agit d’une vision étriquée de la dépendance.
14En tant que médecins ou psychiatres, nous nous situons dans une tout autre approche. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas l’alcoolique qui tremble le matin. Nous savons que si l’alcoolique tremble le matin, premier symptôme de sevrage au réveil qui sera compensé par l’absorption d’alcool, c’est qu’il est déjà dans un processus de dépendance ancien ; dans sa tête déjà, il consomme de manière importante, à tel point qu’il ressent un besoin sur le plan physique. Ce qui nous intéresse, ce sont les critères d’installation de la pathologie addictive : une consommation forte avec différents symptômes associés – le sujet abandonne ses activités, il consacre beaucoup de temps à la consommation, il présente de petits symptômes physiques, il supporte de mieux en mieux les drogues… C’est l’ensemble de ces symptômes associés qui fonde le diagnostic de dépendance.
15Le discours affirmant qu’il n’existe pas de dépendance au cannabis s’appuie sur des références anciennes… il ne traduit pas forcément une grande envie de les actualiser. Est-ce parce que, derrière cette question, se profile en filigrane le débat « politique » sur l’interdit – un interdit mal accepté ? Nous sommes tous concernés par ce débat mais nous devons aussi préserver, en tant que médecins, une vision clinique ; or, nous savons que certains sujets n’arrivent pas à s’arrêter. Le discours selon lequel il n’existe pas de dépendance au cannabis s’inscrit donc en dehors des réalités médicales. La pathologie addictive est une vraie pathologie, originale, qui exige du médecin une position thérapeutique bien spécifique.
16RL : Quelle est cette position thérapeutique particulière que doit adopter le médecin face aux pathologies addictives ?
17Xavier Laqueille : Dans le cadre d’une relation médecin-malade classique, le patient est demandeur de soins. Il obtient une prescription de son médecin, il prend ses médicaments et on n’en parle plus. Cela peut d’ailleurs favoriser chez le médecin un sentiment de toute-puissance thérapeutique : il a réussi des examens difficiles, il guérit ses patients, c’est très gratifiant. S’agissant des pathologies addictives, le problème est tout autre. Il n’y a pas de motivation aux soins et peu de motivation à l’abstinence. Les sujets consommateurs de toxiques n’ont pas envie d’arrêter. Comment nous, soignants et médecins, allons-nous nous positionner ?
18La situation devient particulièrement difficile face aux demandes des familles, angoissées à juste titre : « Mon fils prend de la cocaïne (du cannabis…), il faut absolument le soigner, l’hospitaliser, etc. » Le fils ne veut pas être hospitalisé. Il ne désire pas se soigner et nous n’avons pas le droit, en France, d’hospitaliser quelqu’un contre son gré – sauf en urgence, en présence d’une complication psychiatrique aiguë.
19Dans les cas de dépendance aux substances, nous n’hospitalisons pas les gens pour les sevrer, nous les hospitalisons quand ils désirent un sevrage. C’est une démarche longuement préparée, avec tout un travail sur la motivation. D’autant que certains sujets sont particulièrement rétifs et supportent mal les contraintes de l’hospitalisation : plus on impose, plus ils s’opposent. Il ne servirait à rien de passer outre en prétendant les aider de force. En tant que cliniciens, nous savons, fondamentalement, que lorsqu’une personne ne veut pas arrêter sa consommation, elle ne l’arrête pas.
20RL : Comment inciter à se soigner quelqu’un qui ne le veut pas ?
21Xavier Laqueille : Les stratégies motivationnelles qui sont développées actuellement constituent un exemple intéressant de ce que peut être un tel travail. Prenons le cas du tabac. Une fumeuse de 25-30 ans consulte à Sainte-Anne pour tout autre chose que son addiction à la cigarette, en psychiatrie ou en neurologie. À cette occasion, le médecin nous l’envoie. Comme la plupart des fumeurs et fumeuses de son âge, elle n’a pas du tout envie d’arrêter de fumer. Nous allons travailler avec elle pour comprendre pourquoi :
22« – C’est sympa. Quand on a bien travaillé, on apprécie un peu de détente…
23– Oui, peut-être, mais vous êtes un petit peu essoufflée… Et puis, la peau… Et puis, vous êtes jeune… » Discussion. Ensuite, rendez-vous est pris dans deux ou trois mois ; ce n’est pas une date proche, la démarche s’inscrit dans le temps.
24Les promoteurs de ces stratégies motivationnelles parlent d’un cycle de la motivation qui inclut plusieurs stades : au départ le sujet n’envisage pas d’arrêter ; puis il envisage d’arrêter dans six mois ou un an ; puis dans un mois ; puis il arrête demain… puis il rechute, et on recommence. Nous, soignants, travaillons pour faire en sorte que le patient passe d’un stade à l’autre dans sa motivation. Il a envisagé d’arrêter de fumer ? On va l’aider à passer au stade supérieur. Face à des patients atteints de troubles importants de la personnalité ou de problèmes d’alcoolisme graves, ou encore de toxicomanies associées, nous procédons de la même manière. Nous les suivons en consultation pendant un certain temps au bout duquel interviendra, éventuellement, une hospitalisation.
25RL : Pourquoi ce travail de motivation est-il si lent ?
26Xavier Laqueille : Parce que nous sommes confrontés à un trouble de longue durée. Les premières demandes de soin surviennent tardivement : après vingt ans d’intoxication, en moyenne, pour les alcoolo-dépendants, après quinze à vingt ans pour les fumeurs ; quant aux héroïnomanes que nous voyons dans le service, ils ont entre 25 et 30 ans. Quand un trouble s’est installé à l’adolescence ou à la post-adolescence et qu’il a évolué tout ce temps, pour que le sujet arrête et arrête vraiment, nous sommes conduits à le prendre en charge pendant de nombreux mois, parfois pendant quelques années, voire, pour ceux qui se trouvent dans les situations les plus dramatiques, un grand nombre d’années. Toute situation d’urgence doit donc être relativisée. Il s’agit souvent davantage d’un ressenti que d’une urgence réelle. « Mon fils doit être hospitalisé, il va perdre son travail ! » « J’ai besoin d’être sevré, ma copine va me quitter ! »… Au regard de la clinique, ces situations-là sont des situations d’angoisse, pas des situations d’urgence vitale justifiant une hospitalisation. Dans la plupart des cas, la motivation avancée reste très extérieure.
27Le fait que les sujets n’ont pas envie d’arrêter est l’aspect le plus terrible de la dépendance aux substances. Ils se sont construits avec cette identité de consommateur de toxiques. Changer leur est très difficile. Ils ne viennent consulter que lorsqu’ils y sont acculés, quand ils vont décompenser.
28RL : Que signifie « décompenser » ?
29Xavier Laqueille : Lorsqu’un sujet vit une situation de crise parce qu’il n’arrive plus à compenser ses difficultés ou ses fragilités, on dit qu’il « décompense ». Les substances peuvent être utilisées comme moyen de « compensation ».
30Prenons un exemple : une psychologue du service a vu venir un jour une fille de 19 ans qui était en première année de droit et prenait de la cocaïne de manière importante. L’année précédente, elle qui jusqu’alors était très brillante et réussissait tout, avait raté sa première année de médecine. À cela étaient venus s’ajouter plusieurs drames familiaux – suicide, cancer – survenant sur fond de relation compliquée avec sa mère et de rupture amoureuse avec son copain.
31Manifestement, les prises de cocaïne étaient liées à un risque d’effondrement dépressif majeur, inacceptable pour elle sous peine d’un sentiment d’échec impossible à assumer. Ne pouvant faire face à ses difficultés, elle avait eu recours au produit. Elle est venue nous voir parce qu’elle arrivait aux limites de ce mode de fonctionnement – démêlés avec la police, problèmes d’argent… – avec beaucoup d’angoisse et de défaillances.
32Cette histoire illustre bien les situations difficiles qui amènent certaines personnes à recourir aux produits, et le fait qu’elles ne viennent consulter que lorsque surgissent des complications insurmontables, quand elles « décompensent ». Toute attitude réprobatrice ou moralisante est complètement inadaptée. Notre souci, en pareil cas, est de faciliter au maximum ce que certains collègues appellent « l’alliance thérapeutique ». Cette jeune fille est venue, il faut qu’elle revienne, encore et encore. Plus nous la verrons, plus elle sera capable de réfléchir sur elle-même et de s’exprimer, mieux elle évoluera. L’attitude éthique, en l’occurrence, sera donc une attitude d’accueil, de réflexion – surtout pas une attitude de rejet.
33Pour autant, nous ne sommes pas dans l’angélisme : nous savons bien que nos patients, quelles qu’aient pu être leurs souffrances psychologiques, ont aussi un côté voyou et transgressif, « à côté de la loi », qui est partie intégrante de leurs problèmes de personnalité. Dans certaines occasions, nous sommes donc obligés d’adopter une attitude de contrainte qui vient contrebalancer, équilibrer ce positionnement de proximité et d’écoute, en permettant d’introduire une distance et une meilleure compréhension du trouble. C’est le cas notamment dans le cadre des traitements de substitution.
34RL : Pourquoi les traitements de substitution nécessitent-ils d’exercer une contrainte ?
35Xavier Laqueille : Les traitements de substitution consistent à proposer un produit – la méthadone, par exemple – qui diffuse progressivement dans l’organisme en supprimant la sensation de manque, sans provoquer d’euphorie.
36Pour être efficaces, ces traitements doivent satisfaire trois conditions : une posologie adéquate, un contact régulier avec les patients et des contrôles urinaires. Ces deux derniers points nous placent d’emblée dans un rapport de force avec les patients, lesquels adoptent volontiers des comportements fuyants, extériorisent peu et ne souhaitent pas nous parler. Ils perçoivent les contrôles urinaires comme attentatoires à leur personnalité, comme un moyen de les « fliquer ». Notre position à nous est une position médicale. Un contrôle urinaire dans le cadre d’un traitement de substitution est l’équivalent d’une glycémie chez un diabétique. C’est le reflet de la cure : pourquoi y a-t-il, le cas échéant, des opiacés dans les urines du patient ? La méthadone n’est-elle pas assez fortement dosée ? Le patient se déprime-t-il, faut-il un traitement antidépresseur ? Est-il plus anxieux ? S’il est schizophrène, est-ce que sa schizophrénie rechute ? A-t-il été contaminé à l’occasion de rencontres ? Dans tous les cas, nous allons en discuter – non pas, comme eux le pensent, pour les sanctionner, les « fliquer », mais avec une vision médicale sous-tendue par des réalités scientifiques.
37Une étude américaine est à cet égard révélatrice [2]. Cent cinquante héroïnomanes ont été pris en charge après randomisation, dans trois types de programmes de soin : méthadone seule ; méthadone avec contrôle urinaire ; méthadone avec contrôle urinaire et suivi médico-psychologique. Le critère de succès de l’étude était le taux de rétention à 6 mois [3]. Les résultats obtenus ont été respectivement de 31 %, 59 % et 81 %.
38Notre attitude relève donc bien d’un positionnement tout à la fois clinique et éthique – le souci d’agir le plus possible dans l’intérêt de nos patients – mais elle se heurte de fait à leur incompréhension.
39RL : L’éthique médicale peut donc vous conduire à assumer une position conflictuelle ?
40Xavier Laqueille : Oui, et d’un point de vue thérapeutique cette position de conflit est très intéressante parce qu’elle permet d’amorcer tout un travail sur des problèmes de personnalité. Face aux revendications des patients – obtenir des doses plus importantes, venir moins souvent… – nous allons être obligés de dire non, tandis qu’eux-mêmes vont devoir comprendre que ce refus leur est opposé dans le seul but de les soigner. Or ils ne sont pas construits comme cela. Pour eux, leur dire non, c’est les rejeter. Si nous nous montrons trop raides dans notre fonctionnement, ils vont partir ; nous sommes donc tenus de nous assouplir. Inversement, nous ne pouvons pas mener de cure sans respecter les conditions nécessaires pour soigner. D’où un débat permanent, sous-tendu par la compréhension au cas par cas de chaque patient et de ce qu’il est en mesure d’accepter… ou pas.
41Dans la pratique, ces positions sont très difficiles à tenir. Les patients nous mettent une pression très forte, y compris sous la forme d’un chantage du type « de toute façon je peux aller voir un autre médecin… » Il nous faut sans cesse nous repositionner. Nous pouvons perdre nos repères : pourquoi ne pas dépénaliser le cannabis ? Pourquoi tenir encore et encore face à ces patients, les faire venir trois fois par semaine ? On pourrait lâcher… Nous aimerions bien, parfois, faire des ordonnances pour deux semaines, les voir seulement tous les quinze jours, qu’ils soient guéris… Mais nous savons, fondamentalement, qu’il ne faut pas le faire, sous peine de les voir échapper au système de soins.
42Nous vivons donc des moments d’agressivité, de violence, des crises… Les psychiatres parlent de «mauvais objet », celui qui porte toutes les tensions, qui interdit et qui « flique », le persécuteur. En tant que chef de service, les patients me vivent avec ambivalence : à la fois ils m’en veulent des limites que les réalités cliniques imposent et, d’un autre côté, ils recherchent ces limites. Quand ils ont bien évolué, ils comprennent que ces limites posées étaient nécessaires et ils nous en remercient. C’est un travail qui renvoie un peu à la structuration de l’enfant.
43RL : Est-ce à dire que la pathologie addictive aurait quelque chose à voir avec la structuration de l’enfant ?
44Xavier Laqueille : Les patients qui prennent des drogues ne sont pas forcément ceux qui ont été des mal-aimés, des rejetés. Paradoxalement, il s’agit souvent des « petits chouchous », des préférés, ceux qui étaient toujours avec leur mère et très dépendants. Des enfants qui, globalement, étaient plutôt dans la toute-puissance. Une mère n’a pas besoin de prouver à son enfant qu’elle l’aime en disant toujours oui. Il faut qu’elle supporte de temps en temps que son fils dise : « Maman, tu es méchante, je ne t’aime pas ! » Certaines mères vont s’effondrer ; elles ne supportent pas cette tension qu’induit leur petit garçon : « Je ne t’aime plus si tu ne me donnes pas ce gâteau ! » En agissant ainsi, elles contribuent à construire ces enfants sur la toute-puissance. Ce type de constellation familiale est celui que nous rencontrons le plus fréquemment.
45En tant que soignant, et particulièrement en tant que chef de service, il me revient alors de rappeler quelque chose qui est de l’ordre de la loi – non pas la loi civile ou pénale de l’interdit du cannabis, mais la loi médicale : « Pour être soigné correctement, cela se passe comme ça. » Ce faisant, j’impose ; je suis obligé de structurer quelque chose. Ils n’ont jamais connu cela. C’est une vraie rééducation, une prise en charge psychologique qui s’effectue à travers l’ensemble de l’institution, du service, pour leur permettre d’évoluer et d’être structurés un peu différemment. C’est un grand travail. Le traitement du sujet toxicomane ou alcoolique – ils sont, malgré leur différences, très proches – ne consiste pas simplement dans le sevrage, mais dans l’évolution de la personnalité et l’intégration des données de la réalité. Tout ce qui est de l’ordre des règles médicales est sous-tendu par des réalités, médicales, scientifiques et thérapeutiques. Cela signifie que nous sommes soumis à de l’agressivité. D’où l’intérêt de travailler à plusieurs, cette agressivité se trouvant « diluée » dans l’équipe de soins.
46RL : Quel peut être le rôle de l ’équipe de soins face à ces situations de conflit ?
47Xavier Laqueille : Un rôle indispensable. Nous avons à Sainte-Anne une prise en charge très personnalisée : chaque patient entretient une relation de grande confiance avec son infirmière. Quand je fais une prescription, les infirmières me soutiennent. Elles se positionnent très clairement. Si elles n’étaient pas solidaires, je serais perdu !
48Je me rappelle un patient, grand consommateur de Rohypnol®. Utilisé à doses toxiques, ce médicament provoque des états d’ivresse confuse avec désinhibition. La psychologue, voyant arriver ce patient, observe : « Tu sais, vu ton état, cela m’étonnerait que Monsieur Laqueille te prescrive du Rohypnol®. » Une chance pour moi ! En consultation, je tiens le même discours. Quand il sort, furieux, l’infirmière renchérit. Voilà un exemple de fonctionnement solidaire. Si, au départ, la psychologue avait dit « moi je suis psychologue, les problèmes de médicaments il faut voir ça avec le Docteur Laqueille », je me serais trouvé face à un patient extrêmement remonté qui sortait son couteau.
49Dans ces situations-là, nous sommes confrontés à ce qu’on appelle des clivages, avec des processus de « bon objet » et de « mauvais objet » dans lesquels les malades rentrent très volontiers. L’infirmière ou la psychologue qui dirait à un patient « je te comprends bien, mon vieux, le Docteur Laqueille est un peu rude » se placerait dans un comportement de séduction, une manière de se faire valoir aux yeux du patient. Mais dès qu’un soignant se situe en « bon objet », un autre est positionné comme « mauvais objet », porteur de toute l’agressivité du patient. De tels clivages sont dangereux, sachons rester humbles et solidaires.
50RL : Ces clivages entre « bon objet » et « mauvais objet » peuvent-ils aussi exister en dehors des services ?
51Xavier Laqueille : Oui, il existe un risque de clivage très classique dans les problèmes de substance entre la police ou la justice et les médecins. Je n’ai aucun jugement à porter sur ce que font la police et la justice. Quand un patient est condamné par un juge, je n’ai aucune opinion à avoir sur la sanction du juge. D’abord en tant que citoyen : les décisions de justice s’imposent à nous ; pour les contester, il faut emprunter la voie judiciaire. Et plus fondamentalement, si je commence à avoir une attitude du type « ah le juge a été dur, ah les flics tous des brutes », je rentre à mon tour dans un clivage de « bon objet » et de « mauvais objet ». Je disqualifie les autres en me posant moi-même dans une attitude de séduction. Or le juge a des informations que je n’ai pas. Moi, je sais seulement ce que me dit mon patient, qui présente les choses à sa manière précisément pour créer des oppositions et des clivages. Il s’agit donc pour nous d’adopter vis-à-vis des patients un positionnement très clair : « Il existe des juges, vous rendez des comptes à la justice. » Inversement, nous n’avons pas à être instrumentalisés en tant que soignants par la justice ou la police. Chacun son métier.
52RL : Quelques mots pour conclure ?
53Xavier Laqueille : Je voudrais revenir sur cette position de dépendance qui caractérise nos patients. La dépendance suscite immanquablement la revendication, parce que celui qui est dépendant en veut toujours à l’autre de ce qu’il ne l’aide pas assez. Mais elle peut aussi engendrer chez le soignant un vécu de toute-puissance. Il s’agit là encore d’une espèce d’illusion – « je vais t’aider, je vais te comprendre » – qui tend à nous faire rentrer dans un processus de clivage. Par sa nature même, notre clinique nous amène donc à réfléchir en permanence sur la relation que nous entretenons avec nos patients. Mais ce modèle dont je fais part dans le cadre des pathologies addictives pourrait valoir aussi pour toutes les autres pathologies : c’est la quintessence de la relation médecin-malade.
54Propos recueillis par Chantal Degiovanni
Notes
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Office Français des Drogues et Toxicomanies, enquête ESCAPAD (Enquête sur la santé et les comportements lors de l’appel de preparation à la Défense), 2005.
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Mc Lellan AT, Arnot IO, Metzeger DS “The effects of psychosocial services in substance abuse treatment”, JAMA, 1993; 207: 657-59.
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Le taux de rétention, mentionné dans la plupart des études sur les traitements de substitution, indique la proportion des patients toujours en traitement à un moment donné. Comme les bénéfices escomptés sont fonction du maintien des patients en traitement ce taux est considéré comme un indicateur indirect d’efficacité