Laennec 2009/1 Tome 57

Couverture de LAE_091

Article de revue

Pour lutter contre le Sida promouvoir la participation des plus vulnérables

Pages 25 à 35

Notes

  • [1]
    Editorial “HIV/AIDS: Not One Epidemic but Many”, Lancet, 2004; 3: 1-2.
  • [2]
    Farmer P Pathologies of Power: Health, Human Rights, And TheWar on the Poor, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, London, 2003.
  • [3]
    O’Reilly KR, Piot P “International Perspectives on Individual and Community Approaches to the Prevention of Sexually Transmitted Disease and Human Immunodeficiency Virus Infection”, The Journal of Infectious Diseases, 1996; 174, Suppl 2: S214-S222.
  • [4]
    Ibidem.
  • [5]
    Furin J, Wolton D, Farmer P “The Ever-changing Face of AIDS: Implications for Patients Care”, in: Mayer KH, Pizer HF The AIDS Pandemic: Impact on Science and Society, Amsterdam and Boston: Elsevier Academic Press, 2005; 293.
    La publication mentionnée est la suivante : Shrotri A, Shankar AV et al. “Awareness of HIV/AIDS and household environment of pregnant women in Pune, India”, International Journal of STD & AIDS, 2003; 14, 12: 835-839.
  • [6]
    Ibidem : 302.
  • [7]
    Nolen S 28 Stories of AIDS in Africa, Alfred A. Knopf Canada, Toronto, 2007.
  • [8]
    Smith AM, McDonagh E The Reality of HIV/AIDS, Veritas, Dublin, 2003; p 99. http://www.caritas.org/Upload /R/Reality_HIVAIDS_EN.pdf (accessed October 2, 2007).
  • [9]
    Smith AM, Maher J, Simmons J, Dolan M “An Understanding of HIV Prevention from the Perspective of a Faith-Based Development Agency”. Cet article est le résumé d’une présentation faite à la Conférence de Bangkok, en juillet 2004. http://www.cafod.org.uk/var/st orage/original/application/php IE2XiU.pdf (accessed Nov 6, 2007).
  • [10]
    Furin J, Wolton D, Farmer P Op. cit. 301-302.
  • [11]
    Das P “BeatriceWere: Passionate Ugandan HIV/AIDS Activist”, Lancet, 2007; 370: 21.
  • [12]
    NACWOLA: National Community of Women Living with HIV/AIDS in Uganda.
  • [13]
    Vidal M “The Christian Ethics: Help or Hindrance? The Ethical Aspect of AIDS”, in: Beozzo JO, Elizondo V “The Return of The Plague”, Concilium, 1997/5: 9-95.
  • [14]
    Nolen S Op. cit., 339.
  • [15]
    Hepburn L “Biœthics and the Spiritual”, TheWay Supplement, 1997; 88: 94.

1Nous sommes tous vulnérables au virus d’immunodéficience humaine (VIH), mais nous ne sommes pas tous exposés pareillement aux risques du Sida. En 2009, des inégalités considérables persistent quant aux moyens de prévention et d’accès aux traitements de la maladie. Depuis plus de vingt-cinq ans, l’épidémie rapidement devenue pandémie nous engage à ouvrir les yeux sur les réalités de populations de plus en plus fragilisées. Oserons-nous risquer des solutions à la mesure des dangers encourus par les plus exposés ? Saurons nous répondre à la fragilité par la solidarité, inventer une véritable éthique de l’hospitalité au service des plus démunis ? C’est le défi que nous lance aujourd’hui le Sida.

Le Sida, une expérience de la vulnérabilité

Un miroir qui nous renvoie aux conditions de vie des plus fragiles

2Une notion peut résumer l’expérience du Sida : celle de « vulnérabilité ». Cette vulnérabilité est d’abord le lot des fameux « groupes à risques » mentionnés très tôt dans les études épidémiologiques. Mais, à l’échelle des continents, ce sont des populations entières qui se trouvent exposées aux multiples conséquences de la maladie. L’Afrique subsaharienne est particulièrement touchée, tandis que l’Europe Centrale et l’Asie enregistrent une progression rapide des contaminations. Cette même vulnérabilité caractérise la situation des plus démunis qui n’ont toujours pas accès au dépistage et aux traitements, et celle des femmes qui, pour des raisons autant physiologiques que culturelles, payent un tribut dramatique au VIH/Sida. Enfin, en Afrique principalement, des millions d’enfants sont aujourd’hui en danger, orphelins contraints à des stratégies de survie quand ils ne sont pas eux-mêmes déjà victimes du virus. Les filles sont exposées à tous les dangers de la prostitution ; les garçons, « enfants-soldats », deviennent des proies faciles pour alimenter les conflits armés régionaux.

3Trop souvent, les multiples visages de l’épidémie du Sida se confondent ainsi avec ceux des plus vulnérables, et la science médicale demeure impuissante à enrayer ce processus mortifère [1].

Une remise en cause de la toute-puissance médicale

4Le Sida a mis en évidence les limites de la médecine, incapable aujourd’hui encore d’éradiquer le virus d’immunodéficience humaine. Dans son livre « My Own Country », Abraham Verghese raconte l’irruption du Sida dans une ville reculée des États-Unis. Selon ce médecin interniste, l’épidémie a sonné le glas de la toute-puissance médicale.

5Il n’est pas exagéré de dire que ce temps était celui d’une confiance sans précédent, irréelle dans la médecine occidentale, allant parfois jusqu’à l’illusion. On ne craignait que le cancer, et encore on en guérissait souvent […] En apparence, il y avait si peu de prouesses que la médecine ne pouvait accomplir ! Comme simple interne, j’insérais régulièrement une sonde de Swan-Ganz dans la veine cave et le cœur droit […] Quand le Sida fit son apparition, il n’y avait aucune raison de croire que nous ne le transpercerions pas de nos aiguilles, que nous ne le détruirions pas avec nos potions magiques. Il serait alors rapidement avalé et digéré dans le grand arsenal de la technologie médicale.

6Dans les faits, au milieu des années 80, toute une génération de médecins s’est trouvée confrontée au double constat de la vulnérabilité de la condition humaine et de la fragilité du pouvoir médical. Cependant, la brèche ainsi taillée dans la toute-puissance technologique a ouvert beaucoup de soignants à une autre manière de soigner. Devant leur incapacité à guérir leurs patients du Sida, ils ont su privilégier d’autres ressources du soin. Informés par les experts en santé publique, sensibilisés par le témoignage de leurs patients, interpellés par ces nouveaux partenaires qu’étaient les associations de malades, les médecins se sont mis à découvrir progressivement d’autres blessures : celles de l’exclusion, de la stigmatisation et des inégalités sociales devant la maladie. À travers les atteintes portées au corps des malades, tout l’espace politique de la santé s’est trouvé ainsi rapidement bouleversé par l’épidémie. Le Sida a enseigné aux médecins que certains aspects des systèmes de santé, certains modes de fonctionnement des sociétés pouvaient aussi être « morbides » [2]. Au nom d’une nouvelle proximité avec les malades du Sida, souvent différents de leurs patients habituels et beaucoup plus jeunes, certains soignants sont devenus des militants, en France comme dans de nombreux pays du monde.

Un révélateur des fragilités de nos sociétés

7Cependant, vingt ans plus tard en Europe, 500 000 personnes sont toujours infectées par le VIH et l’on enregistre 30 000 à 40 000 nouveaux cas par an. Certes, l’explosion annoncée par des statisticiens souvent alarmistes n’a pas eu lieu. En revanche, l’épidémie s’est solidement et durablement installée dans des « niches » de populations à risques : le Sida fait encore des ravages parmi les homosexuels masculins, les toxicomanes usant d’injections intraveineuses et les professionnels du sexe. À l’intérieur même de ces groupes, il existe des différences notoires selon que les personnes savent ou non se protéger du risque de contamination – selon aussi le niveau de soins auquel elles ont accès. De même, l’épidémie est plus active dans les pays de l’Est qu’elle ne l’est à l’Ouest. Alors que l’Europe connaît aujourd’hui une période d’intégration et d’élargissement, il n’est pas anodin de remarquer que les deux tiers des infections au VIH acquises par voie hétérosexuelle entre 1997 et 2000 ont concerné des migrants.

8Se trouve ainsi mise en évidence la fragilité vis-à-vis du VIH de populations instables, marginalisées, qui ne bénéficient pas d’un support social efficace ou de ressources économiques suffisantes. Loin d’être une fatalité, leur vulnérabilité à l’égard du virus ne dépend pas seulement de comportements individuels mais aussi de composantes sociales et politiques qui relèvent de notre responsabilité éthique.

Pour lutter contre les déterminismes sociaux élaborer des stratégies à la fois individuelles et collectives

9Cette distinction entre l’individuel et le collectif s’impose de fait comme une urgence pour lutter contre le Sida, non seulement parmi les migrants d’Europe mais partout dans le monde. Les campagnes de prévention ont généralement porté sur l’information et l’éducation des individus. Indispensables, ces outils se sont néanmoins révélés insuffisants pour diminuer l’incidence globale des nouvelles infections sur le terrain – en particulier s’agissant des populations les plus exposées : le Sida continue de se répandre parmi celles et ceux dont les comportements ou conditions de vie ne relèvent pas seulement de choix personnels – tels le choix des partenaires, leur nombre, l’usage ou le refus du préservatif – mais sont aussi influencés par des facteurs économiques, culturels et épidémiologiques échappant à leur contrôle, parce que s’exerçant à l’échelle de la communauté, de la société ou de la population au sein desquelles ils vivent [3].

10De fait, les plus exposés aux maladies sexuellement transmissibles sont habituellement les malades les plus difficiles à rejoindre en termes de prévention, de traitement et de soutien. Ils sont rarement les mieux placés pour participer au débat éthique et leur avis est souvent marginalisé quand il s’agit de changer les « attributs communautaires » qui affectent pourtant directement leur vie ou leur survie. Ces attributs sont, par exemple, « la pauvreté, l’addiction, les normes en matière de conduites sexuelles, le statut des femmes par rapport aux hommes(sex roles) ou même la prévalence dans une population donnée de maladies sexuellement transmissibles et d’infections VIH ». Chacun de ces facteurs peut à lui seul diminuer ou augmenter considérablement le risque de Sida associé à certains comportements individuels et accroître ou affaiblir la capacité des individus à adopter un comportement préventif [4].

11De telles données sont régulièrement négligées dans les programmes de sensibilisation ou de prévention. Un exemple parmi beaucoup d’autres illustre bien cette réalité du Sida en 2009 :

12Une étude faite en Inde a établi que plus de 75 %des femmes interrogées avaient parfaitement compris comment le Sida était transmis, mais seulement 8 % ont déclaré utiliser une méthode de prévention. En revanche, en marge de cette même étude, 30% des femmes interrogées reconnaissaient avoir été abusées physiquement ou mentalement par leurs partenaires masculins.[5]

13Les auteurs ajoutent que ces femmes rapportent conjointement des problèmes d’alcool ou de drogues concernant leurs partenaires masculins. Elles ont beau être mieux informées que la moyenne sur les risques du VIH/Sida, elles sont de fait plus vulnérables.

14Ces données invitent à refuser toute conception trop idéalisée de l’autonomie des individus face aux dangers de l’épidémie. La pauvreté, la violence dans les rapports entre hommes et femmes, les inégalités structurelles, mettent en évidence les limites des campagnes de prévention centrées exclusivement sur un changement de comportement individuel. La vie de ces femmes indiennes ne peut pas être protégée sans l’engagement actif de ceux qui détiennent les moyens de changer véritablement leur sort, sur le plan familial, social ou politique. L’auteur principal de cette étude ajoute : « Actuellement et plus encore que par le passé, la pauvreté et l’inégalité décident de qui vit ou meurt du Sida aujourd’hui. » [6]

15D’autant que l’épidémie vient fragiliser davantage ceux qui manquent déjà des capacités ou de la confiance en eux nécessaires pour poursuivre ou entreprendre les changements de pratiques indispensables à leur propre survie. La défense des droits des plus vulnérables passe donc par une stratégied’empowerment – c’est-à-dire d’aide à la « prise en main » par chacun de sa propre vie.

Pour sortir de la victimisation, promouvoir la participation des plus vulnérables

16Seule une réelle proximité permet de comprendre l’extraordinaire diversité des récits que le Sida fait entendre partout dans le monde [7]. Pour répondre aux besoins concrets de ceux que le Sida met en danger, il faut écouter davantage encore les malades et leurs proches et les considérer comme les véritables acteurs de cette épidémie, et non pas seulement comme des victimes. Les plus vulnérables sont les mieux à même de connaître les réalités de la pandémie, les contraintes à prendre en considération et les conséquences matérielles, psychologiques ou sociales de la maladie. C’est donc bien avec eux qu’il faut rechercher sans cesse de nouvelles stratégies de prévention, de soins et d’accompagnement. Quelques exemples.

La stratégie de réduction des risques

17Nous ne pouvons espérer connaître un monde enfin débarrassé du Sida si nous ne parvenons pas dès à présent à diminuer le nombre des nouvelles contaminations. L’expérience de l’Agence catholique pour le développement outre-mer (CAFOD) en Afrique montre que la « stratégie de réduction des risques » porte des fruits. Cette stratégie se caractérise par l’attention portée aux comportements des personnes les plus exposées afin de leur permettre d’en limiter les risques par des mesures simples et concrètes.

18Il peut s’agir, par exemple, d’incitations à retarder la date des premiers rapports sexuels. Dans plusieurs régions du monde, des hommes restent convaincus que les filles tout juste sorties de l’enfance ont une moindre probabilité d’être infectées par le VIH ; certains entretiennent encore le mythe odieux selon lequel des relations sexuelles avec une jeune vierge « purifieraient » du Sida. De très jeunes filles subissent ainsi des viols ou des mariages forcés, alors même qu’elles sont physiologiquement encore plus vulnérables au VIH [8].

19Dans certains cas, la protection de la vie de ces femmes nécessite de proposer des étapes intermédiaires. À ceux qui ont besoin de temps pour changer leurs pratiques sexuelles ou culturelles, il est demandé de diminuer le nombre de leurs partenaires ou d’opter pour l’usage systématique du préservatif – cette dernière option étant particulièrement recommandée en cas de prostitution, laquelle relève plus de la nécessité économique que d’un choix personnel.

20Ces différentes approches n’empêchent pas d’affirmer clairement que l’abstinence et la fidélité dans le cadre d’un mariage strictement monogame constituent les véritables moyens de prévenir la progression de l’épidémie.

21En bref, toute proposition permettant à une personne d’évoluer d’une pratique donnée vers une autre pratique comportant un risque moindre constitue une stratégie valide de réduction des risques. Un soutien approprié aide l’individu concerné à établir des objectifs qu’il peut réellement atteindre et à identifier le niveau de risque résiduel ainsi encouru ; on examine aussi comment ce niveau pourrait encore être abaissé au niveau social et politique [9].

« Partenaires en santé »

22Depuis quelques années, la prise en charge globale de l’épidémie se recentre sur la participation des populations directement concernées par le fléau. Le médecin et anthropologue de Harvard Paul Farmer, fondateur en Haïti de l’organisation non gouvernementale « Zanni La Santé » – « Partenaires en santé » – regrette que les programmes de lutte contre le Sida n’aient pas su s’ajuster dès le départ aux conditions de vie réelles des plus pauvres. Au début des années 90, il remarquait déjà que la plupart des victimes du Sida étaient de jeunes hommes ou de jeunes femmes revenant de la capitale. Ceux-ci avaient été contraints de s’exiler à Port-au-Prince pour chercher un travail. Ceux qui tombaient malades revenaient dans leur village et pesaient trop lourdement sur les maigres ressources de leur communauté d’origine. En 1998, P. Farmer s’est fixé comme objectif d’apporter les trithérapies au cœur d’Haïti. Une fois le diagnostic établi et l’évaluation clinique effectuée, chaque patient était confié aux soins d’un « accompagnateur » local chargé de l’aider dans le suivi du traitement et les différents contrôles. De retour aux États-Unis, Paul Farmer a adapté la même formule aux populations défavorisées de Boston.

23Pour le Sida, nous avons utilisé une approche analogue pour soigner les populations déshéritées du centre-ville de Boston […] Avec cet objectif de fournir un soin global, notre groupe a créé le PACT (Prévention, Accès aux soins, prise en Charge et Traitement) dès 1998. Les patients sont inclus dans le programme si les thérapies standard ont échoué. Chaque patient se voit confié à un agent du réseau de santé qui le visite tous les jours et vérifie ainsi qu’il prend bien le traitement, et qui l’aide s’il rencontre un problème médical ou social. On assure aux patients du PACT une aide pour le logement et la nourriture. On les guide dans l’obtention d’une couverture sociale et l’attribution d’autres indemnités, on leur fournit enfin un soutien relationnel et affectif.[10]

La responsabilisation croissante des femmes

24Soixante pour cent des nouvelles infections sur le continent africain concernent actuellement des femmes. L’histoire de Béatrice Were, militante Ougandaise, témoigne de leur prise croissante de responsabilités pour changer le visage de l’épidémie en Afrique [11].

25Béatrice Were a contracté le virus après la naissance de son premier enfant. Vierge au moment de son mariage et demeurée fidèle à son mari, elle découvrit sa séropositivité au moment de la mort de celui-ci. Devenue veuve à l’âge de 24 ans, elle fut contrainte de lutter contre sa belle-famille pour garder ses enfants auprès d’elle et conserver sa maison. Elle dut aussi s’opposer à ses beaux-frères qui voulaient la remarier de force. Après une période d’abattement et de rancœur, elle décida finalement d’utiliser son expérience pour mobiliser d’autres femmes en vue de garantir le respect de leurs droits. En 1993, elle fonda la Communauté nationale des femmes vivant avec le Sida, ou NACWOLA [12].

26Aujourd’hui, son organisation offre ses services à plus de 40 000 femmes dans vingt districts d’Ouganda. B.Were défend leurs droits et lutte avec elles contre le déni, la peur, l’isolement et la stigmatisation dont elles sont victimes. Elle témoigne haut et fort qu’en matière de Sida, « le pouvoir est encore trop souvent donné aux hommes ; pourtant la science et l’épidémiologie disent que ce sont les risques encourus par les femmes qui rendent l’épidémie incontrôlable ».

Le rôle de l’éducation

27Rappelons enfin le rôle fondamental de l’éducation pour promouvoir l’implication des populations fragilisées dans leur propre prise en charge. En l’absence de vaccin, les plus jeunes doivent apprendre à se prémunir contre une contamination toujours possible par le VIH. Il leur faut acquérir l’information médicale et scientifique nécessaire concernant la prévention, les traitements et le suivi de la maladie. Mais dans certaines régions du monde – et particulièrement en Afrique – ils doivent également apprendre à survivre dans un univers totalement désorganisé par le Sida, tant sur le plan économique que démographique. Sur le long terme, la lutte contre l’épidémie et ses conséquences délétères passe donc impérativement par l’école : celle-ci doit donner aux plus jeunes les capacités et les moyens d’inventer de nouvelles formes de développement et d’intégration dans la société.

Pour refuser l’exclusion développer une éthique de l’hospitalité

28Intégrer les plus vulnérables, prendre en compte notamment leur participation dans les programmes de santé publique contre le Sida, demande beaucoup de patience, de compréhension et de confiance mutuelles. Une telle attitude exige que tombent peu à peu les murs des tabous et des préjugés pour laisser émerger une véritable éthique de l’hospitalité. Malheureusement, cette volonté de promouvoir l’autonomie et la dignité des plus fragiles face au Sida est encore loin d’être la norme aujourd’hui, d’où la persistance des phénomènes de stigmatisation.

29En contexte d’épidémie, la quarantaine ou la discrimination sont généralement considérées comme faisant partie de la solution et non pas du problème. Ainsi, la réaction première dans la gestion du Sida fut – et est encore – souvent d’installer des mécanismes physiques et mentaux de protection ou d’exclusion. Nous avons évoqué plus haut les phénomènes de déni et d’exclusion sévissant en Afrique au sein même des familles, à propos du Sida. Souvenons-nous aussi du slogan adopté dans les années 80, en France : « Le Sida, il ne passera pas par moi ! » Exprimait-il seulement le refus de transmettre le virus, en prenant les précautions nécessaires ? Ou également la volonté, plus ou moins consciente, d’ériger une frontière entre malades et bien-portants ?

30Pourtant, en Europe, des personnes proches des malades ont su privilégier d’autres attitudes en intégrant davantage « la maladie et ceux qui en souffrent dans les canaux normaux de l’acceptation réciproques » [13]. Et le 6 janvier 2005, l’ex-Président Sud-Africain Nelson Mandela convoquait les médias chez lui, à proximité de Johannesburg, pour déclarer : « Nous vous avons appelés ce matin pour vous annoncer que mon fils vient de mourir du Sida. […] Puissions-nous le dire publiquement et sans avoir à le cacher. Oser dire que quelqu’un est mort du Sida constitue en effet la seule et unique manière de considérer le Sida comme une maladie normale, une maladie comme la tuberculose ou le cancer. Les gens cesseront bientôt de percevoir le Sida comme quelque chose d’extraordinaire. » [14]

31Partout dans le monde, confrontées à de multiples défis, des personnes blessées dans leur chair ou atteintes à travers leurs proches par la réalité du Sida ont ressenti le besoin d’établir de nouveaux ponts entre les malades et leur famille, entre les patients et les établissements de santé. Elles ont lutté pour développer des synergies entre l’action des associations de terrain et celle des dirigeants nationaux ou supranationaux, entre les politiques de santé des pays du Nord et celles des pays du Sud. Pour soutenir la participation des plus vulnérables, elles ont puisé dans l’expérience des malades et de ceux qui les soutiennent à travers le monde. Pour améliorer les conditions de vie des plus exposés, elles ont eu besoin de s’écouter les unes les autres et aussi de se faire entendre au niveau politique et social.

32La fragilité humaine face à la pandémie du Sida nous rappelle notre interdépendance et nous invite à un surcroît de solidarité. Considérant les trois niveaux de notre vulnérabilité – universel, social et personnel – la théologienne britannique Liz Hepburn écrit : « C’est dans la vulnérabilité de la maladie que patient et soignant sont confrontés à leur interdépendance radicale et à la finitude qui marque toutes formes de vie. » [15]

Notes

  • [1]
    Editorial “HIV/AIDS: Not One Epidemic but Many”, Lancet, 2004; 3: 1-2.
  • [2]
    Farmer P Pathologies of Power: Health, Human Rights, And TheWar on the Poor, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, London, 2003.
  • [3]
    O’Reilly KR, Piot P “International Perspectives on Individual and Community Approaches to the Prevention of Sexually Transmitted Disease and Human Immunodeficiency Virus Infection”, The Journal of Infectious Diseases, 1996; 174, Suppl 2: S214-S222.
  • [4]
    Ibidem.
  • [5]
    Furin J, Wolton D, Farmer P “The Ever-changing Face of AIDS: Implications for Patients Care”, in: Mayer KH, Pizer HF The AIDS Pandemic: Impact on Science and Society, Amsterdam and Boston: Elsevier Academic Press, 2005; 293.
    La publication mentionnée est la suivante : Shrotri A, Shankar AV et al. “Awareness of HIV/AIDS and household environment of pregnant women in Pune, India”, International Journal of STD & AIDS, 2003; 14, 12: 835-839.
  • [6]
    Ibidem : 302.
  • [7]
    Nolen S 28 Stories of AIDS in Africa, Alfred A. Knopf Canada, Toronto, 2007.
  • [8]
    Smith AM, McDonagh E The Reality of HIV/AIDS, Veritas, Dublin, 2003; p 99. http://www.caritas.org/Upload /R/Reality_HIVAIDS_EN.pdf (accessed October 2, 2007).
  • [9]
    Smith AM, Maher J, Simmons J, Dolan M “An Understanding of HIV Prevention from the Perspective of a Faith-Based Development Agency”. Cet article est le résumé d’une présentation faite à la Conférence de Bangkok, en juillet 2004. http://www.cafod.org.uk/var/st orage/original/application/php IE2XiU.pdf (accessed Nov 6, 2007).
  • [10]
    Furin J, Wolton D, Farmer P Op. cit. 301-302.
  • [11]
    Das P “BeatriceWere: Passionate Ugandan HIV/AIDS Activist”, Lancet, 2007; 370: 21.
  • [12]
    NACWOLA: National Community of Women Living with HIV/AIDS in Uganda.
  • [13]
    Vidal M “The Christian Ethics: Help or Hindrance? The Ethical Aspect of AIDS”, in: Beozzo JO, Elizondo V “The Return of The Plague”, Concilium, 1997/5: 9-95.
  • [14]
    Nolen S Op. cit., 339.
  • [15]
    Hepburn L “Biœthics and the Spiritual”, TheWay Supplement, 1997; 88: 94.
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