1En lançant il y a vingt ans le Téléthon, qui s’inspirait d’un système de collecte de fonds « à l’américaine », l’Association Française contre les Myopathies (AFM) a déclenché un mécanisme qui s’est révélé très efficace, en sorte que le Téléthon est devenu un rendez-vous annuel incontournable de générosité et de solidarité face au handicap. Mais malgré ses succès indiscutables, en particulier en termes de fonds collectés et de mobilisation sur le terrain (la « force T »), le Téléthon génère depuis sa création critiques et interrogations. Un des principaux reproches formulés à son encontre concernait jusqu’ici le phénomène de « charité spectacle » consistant à susciter la générosité du public en privilégiant abondamment le registre de l’émotion, à travers la mise en scène d’enfants malades. Mais les critiques les plus récentes ont été davantage médiatisées ; il s’agit de la polémique lancée quelques semaines avant la dernière émission par certains représentants de l’Église catholique, quant à l’utilisation d’une partie des fonds pour la recherche sur l’embryon et le diagnostic pré-implantatoire (DPI). Même si l’on peut contester vigoureusement le ton initialement utilisé, dénonçant la « stratégie eugéniste mise en scène par les organisateurs du Téléthon » (sic), et regretter le moment choisi – mais certains objecteront que c’était la seule manière d’être entendu et relayé par les médias – le fait de rendre publiques ces interrogations morales a permis d’ouvrir un débat de société non exempt de pertinence, et de libérer une parole certainement nécessaire.
Le Téléthon
2Le lancement du Téléthon en 1987 a suivi la découverte du gène de la dystrophie musculaire de Duchenne – l’une des plus redoutables parmi les myopathies – qui entraînait la mort au cours de la deuxième décennie dans un tableau dramatique d’insuffisance cardiaque et respiratoire, après une perte musculaire progressive. À cette époque, il n’existait aucune perspective thérapeutique et les malades étaient pris en charge de façon aléatoire, sans aucun espoir d’amélioration ni de guérison. L’identification de ce gène permettait une meilleure compréhension de la physiopathologie de la maladie et ouvrait ainsi la porte à d’énormes espoirs thérapeutiques, non seulement pour cette maladie mais pour d’autres types de myopathies et d’autres maladies génétiques.
Un espoir pour les « maladies orphelines »
3C’est dans ce contexte que l’AFM a décidé de lancer un grand « show » médiatique, afin de récolter des fonds pour soutenir des programmes de recherche sur ces maladies. La réussite de la première émission – trente heures de direct – a dépassé tous les espoirs sur le plan financier. Mais au-delà des dons collectés, de la générosité et de la solidarité ainsi manifestées, force est de constater avec le recul de vingt années que les fruits du Téléthon dépassent de loin les objectifs initiaux : on citera d’abord l’immense espérance donnée à des malades condamnés à la maladie chronique, au fauteuil, voire à la mort progressive, mais également le mérite d’avoir bousculé les préjugés sur le handicap et la place de la personne handicapée dans notre société, contribuant ainsi à lui donner un statut social et une reconnaissance. Grâce au Téléthon, le regard sur la personne handicapée a changé, et les pouvoirs publics ont été contraints de mieux soutenir sur le plan matériel et moral les familles concernées par le handicap. Parmi les actions de l’AFM sur le plan de la reconnaissance sociale, on peut citer son rôle dans l’adoption de la Loi du 11 février 2005, qui permet aux personnes handicapées de mener un projet de vie, ou dans la création et le financement d’un nouveau métier – technicien d’insertion – dont le rôle est d’apporter aux patients un soutien dans leur vie quotidienne. Enfin, l’AFM a élargi progressivement son investissement à d’autres maladies génétiques, en particulier en soutenant la Plate-forme Maladies Rares qui concerne environ 6000 maladies.
Une révolution pour la recherche génétique
4S’agissant de l’apport financier, la plupart des médecins et scientifiques impliqués dans la recherche sur les maladies génétiques peuvent attester que le Téléthon – et donc la générosité des français – a révolutionné la recherche sur les maladies génétiques. La publication de la première carte du génome a constitué un exploit scientifique et technologique ; elle a probablement accéléré d’une dizaine d’années le séquençage des gènes humains, ce qui n’aurait pas été possible avec les financements publics de recherche. Aujourd’hui encore, un grand nombre de laboratoires reçoivent une partie de leurs fonds de l’AFM, et c’est grâce à ces dons qu’ils peuvent poursuivre leurs travaux au service des malades.
5Nul doute que le Téléthon soit une œuvre magnifique de générosité et de solidarité, visant à guérir des maladies génétiques considérées jusqu’alors comme incurables et à soutenir les familles dans leur quotidien. La grande majorité des médecins impliqués dans ces maladies peuvent témoigner d’un « avant » et d’un « après » Téléthon, non seulement sur le plan de la recherche fondamentale, mais également en termes de diagnostic, de conseil génétique, de prise en charge des symptômes, de confort et d’amélioration de la durée et de la qualité de vie. Le Téléthon, il faut le rappeler avec force, s’est attaché à financer des recherches pour des malades dont personne ne se souciait : d’abord les myopathies, puis d’autres maladies génétiques rares ; grâce à l’AFM, un espoir s’est levé pour les maladies dites orphelines.
Des questions nécessaires
6Mais ce magnifique élan de solidarité nationale peut-il se dispenser de justification quant aux choix effectués pour l’utilisation des fonds ainsi récoltés et pour leur affectation aux différents domaines de la recherche ? Les chrétiens – ou d’autres groupes de citoyens – sont-ils libres de s’interroger sur les fondements éthiques des travaux de certains laboratoires de recherche financés par l’AFM sans être considérés comme indifférents à la souffrance des malades ou comme rétrogrades ? La réponse à leurs questions peut-elle être simplement d’ordre légal, et l’application stricte de la loi suffit-elle à justifier tous les choix pour un organisme caritatif ?
7À l’inverse, et plus largement, est-il indispensable que le donateur soit en accord avec toutes les missions et les valeurs de l’organisme auquel il donne ? Existe-t-il un « droit de regard » des donateurs sur l’orientation de leurs dons, et lequel ? Les questions ainsi soulevées par une polémique très médiatisée, mais rapidement dégonflée, dépassent largement le cadre du Téléthon et de l’AFM qui ne doivent certainement pas en porter tout le poids.
La double casquette de l’Association Française des Myopathies
8Une partie des difficultés rencontrées naît des relations forcément complexes entre l’AFM et les scientifiques. En effet l’AFM, depuis sa création, est d’abord une association de malades, dont la mission est avant tout d’aider ceux-ci ainsi que leurs familles. Grâce à la formidable intuition de certains responsables, dont on ne peut que saluer l’audace et l’énergie, elle est devenue également un acteur majeur et incontournable de la recherche sur les maladies rares, du fait de l’apport financier considérable qu’assure annuellement le Téléthon depuis vingt ans. Et même si l’AFM a su mettre en place différentes instances de décision – en particulier un conseil scientifique – elle porte donc une double casquette.
9De ce fait, les choix opérés dans l’affectation des fonds apparaissent comme un « prix à payer », une partie de la recherche dépendant du malade et/ou de sa famille. Comment pourrait-on condamner le choix des familles qui font face à des maladies dégénératives graves et cherchent des solutions à tout prix pour éviter que leurs enfants ne souffrent ou ne meurent ? Peut-on empêcher des parents d’agir pour que ce fléau d’origine génétique qui les a frappés ne les frappe pas encore, et pour éviter qu’il n’atteigne d’autres familles ? Les choix d’une association de malades ne peuvent être dénués de subjectivité dans cette « course vers la guérison », même si certains moyens employés sont éthiquement – voire scientifiquement – discutables. Par exemple, les choix en termes de recherche thérapeutique ont été initialement fortement orientés vers la thérapie génique aux dépens d’autres pistes thérapeutiques. Les résultats sont pourtant décevants. De même, pourquoi privilégier la recherche sur l’embryon plutôt que d’autres recherches posant moins de problèmes éthiques, telles que celles orientées vers les cellules souches adultes ou le sang de cordon ombilical ? La place d’une réflexion éthique juste est difficile à trouver lorsque les financeurs sont à la fois juge et partie, dans un contexte de sur-médiatisation et d’appel à la compassion de l’opinion. Le poids qu’a acquis l’AFM dans les projets scientifiques reflète la non-implication de l’État dans ces recherches médicales, et il est probablement dramatique que la recherche en matière de santé soit si dépendante de l’engagement associatif.
Éthique, recherche et loi : l’urgence d’un débat
10Une autre partie des difficultés tient sans doute également à l’image de la science dans la culture contemporaine, et aux difficultés qu’éprouvent certains pour accepter de mettre des limites à la recherche. Toutes les recherches scientifiques ne sont pas nécessairement bonnes et souhaitables. Certaines interrogations d’ordre éthique doivent-elles être abandonnées dès lors que les travaux de recherche se situent dans le cadre de la loi ? Mais la loi est-elle forcément éthique ? Elle ne répond certainement pas à toutes les questions éthiques qui se posent avec de plus en plus d’acuité dans le domaine de la médecine, et en particulier des maladies génétiques et de la recherche. La loi peut être le résultat d’un compromis, à une période donnée, en fonction de l’état des connaissances scientifiques. Dès lors, ses conséquences doivent pouvoir être réévaluées avec l’évolution de ces connaissances. De nombreux exemples montrent que ce qui est légal n’est pas nécessairement moral, et que certains progrès techniques peuvent se révéler ne pas être au service de l’homme. Ceci est vrai aujourd’hui où les progrès thérapeutiques n’ont pas suivi les progrès diagnostiques, en particulier pour les maladies génétiques. Certaines recherches scientifiques doivent être discutées, notamment les méthodes qui touchent à la vie humaine, même « potentielle ». Il importe qu’un débat respectueux des interrogations morales ou éthiques portées par certains groupes de citoyens puisse s’instaurer, dans le respect des règles démocratiques, afin d’éclairer au mieux les enjeux des décisions à prendre.
La relation donateur-association
11Enfin, pour en revenir à la polémique concernant les dons et leur destination, quelles solutions peut-on envisager ? Pourrait-on, comme certains l’ont proposé et pour « soulager les consciences », imaginer une pré-orientation des dons qui seraient « fléchés », affectés à une cause précise à l’exclusion des autres ? Vers la recherche fondamentale ou l’aide aux familles, par exemple… Les associations qui ont déjà expérimenté ces dons « fléchés » en voient les limites : impossibilité d’une stratégie à long terme, délaissement des causes passées inaperçues du grand public, réactions sous le coup de l’émotion… En ce domaine, il paraît plus intéressant, sinon impératif, qu’une relation de confiance réciproque s’instaure entre le donateur et l’organisme. Cela implique pour celui-ci des obligations morales qui ne se traduisent pas seulement par un effort de transparence dans l’utilisation des dons – sans faille du côté de l’AFM – mais également par des interrogations d’ordre éthique sur les moyens employés. S’agissant du donateur, il lui faut accorder sa confiance aux responsables de l’action qu’il soutient quant aux choix opérés et aux méthodes d’action employées – étant entendu qu’aucune obligation ne peut contraindre des personnes à participer à une œuvre usant de moyens à l’encontre de leurs convictions.
12La polémique suscitée par certains représentants de l’Église catholique et largement répercutée, avec plus ou moins de justesse, par les médias, n’a pas empêché le Téléthon d’établir une fois encore des records de dons, et c’est heureux. Elle aura eu le mérite d’ouvrir un débat plus que jamais d’actualité.