Notes
-
[1]
Lorsque la présence d’un soignant, donnant à manger au malade au rythme de celui-ci, avec toute la prudence nécessaire, est indispensable, certains parlent « d’alimentation orale assistée ». Il ne s’agit pas « d’alimentation artificielle ». Cf. Frings M., Latteur V. Les alimentations artificielles en fin de vie, Éditions Racine, Bruxelles, 2005, 39.
-
[2]
Pour les raisons qui seront explicitées plus loin, nous n’envisagerons que la nutrition entérale, et non pas l’apport de nutriments par voie parentérale qui mériterait une réflexion spécifique. Ne sera pas advantage abordée la question de l’hydratation d’un malade qui ne peut plus boire, comme cela sera rappelé dans la dernière note de cet article.
-
[3]
On peut noter cependant qu’elle a été abordée dès 1991 dans l’ouvrage de Tasseau F., Boucand M.H., Le Gall J.R., Verspieren P. (sous la dir. de) États végétatifs chroniques, Répercussions humaines. Aspects médicaux, juridiques et éthiques, Éditions de l’École nationale de la Santé Publique, Rennes, 1991.
-
[4]
Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des maladies et à la fin de vie.
-
[5]
Leonetti J., rapporteur, dans Droits des malades et fin de vie : le débat à l’Assemblée nationale, Séances publiques des 26 et 30 novembre 2004, Assemblée nationale, 2004, 77.
-
[6]
Sola (de) C. Audition du 25 février 2004, Respecter la vie, accepter la mort, Rapport n° 1708, tome ii, Assemblée Nationale, juillet 2004, 829.
-
[7]
Leonetti J., cité par Gomez M. « Laisser mourir », non pas « faire mourir », La Croix, 26 novembre 2004 : 3.
-
[8]
Cf. Verspieren P. « L’interruption de traitement. Réflexion de éthique traitement. », Laennec, Réflexion 2003/4 : 30-45.
-
[9]
« De homicidio », n° 35, in : Obras de F. de Vitoria, Relecciones teologicas, Edicion critica por el padre Urdanoz T., Biblioteca de autores cristianos, Madrid, 1960, 1127.
-
[10]
Vitoria (de) F. Ibid.
-
[11]
Vitoria (de) F. « De homicidio », n° 33, Op. cit., 1126.
-
[12]
Vitoria (de) F. « Relectio de temperantia », n° 13, in : Obras de F. de Vitoria, Op. cit., 1069.
-
[13]
Vitoria (de) F. « Relectio de temperantia », n° 1, Op. cit., 1009.
-
[14]
Ibid., 1008.
-
[15]
Kelly G. « The duty of using artificial means of preserving life », Theological Studies, 1950 : 203-220.
-
[16]
Réfléchissant à « l’abstention et interruption de soutien nutritif », le canadien Hubert Doucet se référait lui aussi principalement à deux auteurs, F. de Vitoria et G. Kelly.
Cf. Doucet H.Mourir. Approches bioéthiques, Desclée/Novalis, 1988, 97-116. -
[17]
Kelly G. Op. cit., 203.
-
[18]
Cf. Verspieren P. Op. cit.
-
[19]
Kelly G. Op. cit., 204.
-
[20]
Ibidem, 205.
-
[21]
Ibid., 207.
-
[22]
Ibid., 208.
-
[23]
Ibid., 214-215.
-
[24]
Ibid., 215.
-
[25]
Ibid., 218.
-
[26]
Ibid., 220.
-
[27]
Qu’il y ait nécessité d’introduire un troisième adage ou un troisième critère pour la décision d’abstention médicale, tous ceux qui réfléchissent sur la décision médicale le sentent au moins obscurément. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la « loi Leonetti » ne se contente pas des critères d’inutilité et de disproportion. Mais le troisième critère inscrit dans la loi est au moins mal formulé, sinon dénué de sens.
-
[28]
Verspieren P. Op. cit., 44.
-
[29]
Cf. Tasseau F. et coll. Op. cit.
-
[30]
Verspieren P. Op. cit., 44.
-
[31]
Ibidem.
-
[32]
Un tel « renoncement » à l’alimentation artificielle peut conduire à ne pas poser, ne pas maintenir ou ne pas utiliser une sonde nasogastrique ou une sonde de gastrostomie. Mais cela ne préjuge pas des décisions à prendre en ce qui concerne l’hydratation du malade, s’il ne peut plus boire. Cette hydratation peut être assurée par des moyens simples. L’expérience a montré qu’en « fin de vie » une hydratation trop abondante serait source d’inconfort pour le patient. Mais cela ne tranche pas la question d’une hydratation minimale.
1Lorsqu’un malade est devenu incapable de se nourrir, fût-ce avec l’aide d’autrui [1], est-on tenu à l’alimenter en recourant à une voie artificielle d’apport de nourriture, sonde nasogastrique ou sonde de gastrostomie [2] ? Le présent article reprend, en le modifiant quelque peu, l’exposé fait lors du colloque du Centre Sèvres sur « la nutrition artificielle ». Ce terme de nutrition avait été choisi pour ne pas favoriser des représentations courantes lorsqu’on aborde de tels sujets. « Alimentation » peut en effet évoquer la convivialité du repas ou le plaisir de la gustation orale. Or, rien de tel ne peut être obtenu lorsqu’un malade est nourri par l’intermédiaire d’une sonde. Cependant, le terme de « nutrition artificielle » comporte lui aussi des ambiguïtés. Il pourrait faire penser que la fonction « naturelle » de nutrition a disparu. En pareil cas, « l’alimentation artificielle » n’a évidemment plus aucun sens. Mais, le plus souvent, cette fonction est conservée. Ce n’est pas la « nutrition » qui est artificielle, mais la voie d’apport de la nourriture.
2Quoi qu’il en soit des termes employés, la question est complexe, car multiples sont les situations où une alimentation artificielle peut être envisagée. Elle est aussi source de multiples débats et dissentiments, les positions les plus opposées étant soutenues, parfois avec véhémence. La nourriture tient en effet une place majeure dans l’existence humaine. Toutes les cultures ont insisté sur la portée symbolique du geste qui consiste à offrir de la nourriture à qui en a besoin. Nourrir qui a faim est le geste le plus élémentaire de l’hospitalité ! Mais il n’est pas sûr que ces réactions spontanées soient pleinement adaptées à l’objet de la présente réflexion !
Ce qu’en dit la loi Leonetti
3La pratique du recours à une voie artificielle d’alimentation n’est pas nouvelle. Mais la réflexion sur son bien-fondé n’a guère été développée en France jusqu’à une date récente [3]. Un des signes en est la pauvreté de ce qui a été dit à son sujet dans l’exposé des motifs et le débat parlementaire relatifs à la loi sur les droits du malade et la fin de vie, appelée couramment « loi Leonetti » [4].
4« Au surplus, en autorisant le malade conscient à refuser tout traitement, le dispositif viserait implicitement le droit au refus de l’alimentation artificielle, celle-ci étant considérée par le Conseil de l’Europe, des médecins et des théologiens, comme un traitement », est-il écrit dans l’exposé des motifs.
5Le débat parlementaire a confirmé la volonté du législateur d’autoriser le médecin à s’incliner – non sans précautions – devant un refus d’alimentation artificielle formulé et maintenu fermement par un patient, et d’interdire par conséquent d’imposer un tel mode d’alimentation à un malade ayant conservé le gouvernement de sa personne et capable d’exprimer sa volonté.
6Mais l’argument avancé, qui met sur le même plan l’alimentation artificielle et toute autre forme de traitement médical, est d’une part non nécessaire, d’autre part contestable.
- Non nécessaire, parce que toute forme d’alimentation artificielle représente une intervention sur le corps du malade et requiert donc le consentement de celui-ci, s’il est en état d’exprimer sa volonté. « Nous n’avons pas le droit d’imposer indéfiniment l’alimentation artificielle à quelqu’un qui la refuse » [5], a déclaré à l’Assemblée nationale le rapporteur de la proposition de loi. Cela va de soi, depuis que les droits des malades ont été clairement reconnus.
- Contestable d’autre part, car les justifications données au fait de mettre sur le même plan alimentation artificielle et traitement médical ne tiennent pas.
7Quant au fait qu’une même position soit tenue par « des » médecins et « des » théologiens, sans plus de précisions, cela n’empêche pas que d’autres membres de ces mêmes corporations puissent porter le jugement exactement opposé ! L’argument n’a donc guère de portée.
8Bref, à partir de l’exposé des motifs de la loi, et de l’ensemble des débats parlementaires, on peut conclure que le Parlement a vraiment voulu faire place à un refus conscient et déterminé de « l’alimentation artificielle », ce qui s’inscrit bien dans la logique des récentes lois sur « les droits des malades ». Aucun doute n’est possible à ce sujet. Mais le Parlement n’a pratiquement pas mené de réflexion sur l’opportunité de mettre en place une voie d’alimentation artificielle et d’apporter des nutriments par cette voie, et/ou de suspendre ou même d’arrêter définitivement cet apport, chez des patients incapables d’exprimer leur volonté. Il serait contestable de faire dire à la loi du 22 avril 2005 ce qui n’y est pas inscrit explicitement et n’a guère été abordé dans les débats parlementaires. M. Leonetti semblait en convenir dans une interview parue le jour même du débat à l’Assemblée Nationale [7].
Une tradition d’éthique médicale occidentale
9Lorsqu’on aborde une question complexe qui a déjà fait l’objet de prises de position plus ou moins passionnées, il est le plus souvent souhaitable de commencer par prendre quelque distance et interroger les grands auteurs qui ont marqué les siècles précédents par la pertinence de leurs réflexions. Une telle démarche s’est révélée particulièrement fructueuse en ce qui concerne la décision d’arrêt de traitement médical. L’étude de la tradition occidentale sur le recours aux différents moyens de conserver la vie a permis de découvrir les grandes intuitions de notre civilisation et de trouver des critères à la fois enracinés dans une longue histoire et pertinents pour aujourd’hui [8]. Pertinence qui a d’ailleurs été partiellement reconnue par la « loi Leonetti ». Il a donc paru souhaitable de prolonger ce travail, et d’interroger cette tradition en ce qui concerne le rapport à l’alimentation.
10Dans le présent article, on se contentera d’évoquer la réflexion de deux auteurs majeurs, Francisco de Vitoria, ce théologien moraliste du début du xvie siècle dont s’inspirèrent pratiquement tous les moralistes des siècles suivants jusqu’à la fin de la première moitié du xxe siècle, et Gerald Kelly, qui, pour aborder en 1950 la difficile question « du devoir d’utiliser les moyens artificiels de préserver la vie », tenta la synthèse de la réflexion menée au cours des siècles précédents.
11Évidemment, se référer à une tradition demande d’interpréter ce qui était formulé à une époque donnée dans un contexte déterminé, de manière à essayer d’en tirer quelque éclairage pour le contexte culturel, scientifique et technique actuel. Entre 1530 et aujourd’hui, bien des choses ont évolué, notamment les « moyens de préserver la vie ». Et pourtant, il est instructif de voir comment a été abordée au cours des siècles une même série de questions : quels sont les soins qui correspondent à un souci raisonnable de la vie, et, inversement, quels sont les moyens qu’on se gardera de proposer avec insistance, en raison du fardeau qu’ils feraient porter au malade ou à sa famille ?
Francisco de Vitoria
12En fin de son traité « Sur l’homicide », après avoir réfléchi à la nourriture, aux prises de médicaments, aux régimes alimentaires prescrits par les médecins ou conformes à l’observance religieuse des ordres monastiques, après avoir examiné nombre de situations humaines, Vitoria déclare : « On n’est pas tenu d’employer tous les moyens de conserver sa propre vie, mais il est suffisant d’employer les moyens qui sont d’eux-mêmes ordonnés à ce but et sont adaptés. » [9] Principe très général, mais du même ordre que le principe général de la « loi Leonetti » : « Les actes médicaux ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable. »
13Évidemment, les catégories « moyens d’eux-mêmes ordonnés à la conservation de la vie » et « moyens adaptés » doivent être précisées, et Vitoria s’y emploie. Mais déjà on peut retenir son affirmation que l’homme n’est pas tenu à chercher à repousser la mort par tout moyen disponible, indépendamment de la nature de ces moyens et de la situation de la personne.
14Vitoria en donne de multiples exemples : « C’est pourquoi je crois que [dans un cas considéré antérieurement] la personne n’est pas tenue de donner tout son patrimoine pour préserver sa vie, et elle agira comme si elle n’avait pas de médicament […]. Et de cela suit également que lorsqu’on est malade sans espoir de vie, s’il est certain que tel médicament fort coûteux pourrait prolonger la vie de quelques heures ou même de quelques jours, on n’est pas tenu de l’acheter, mais il suffira d’utiliser des remèdes communs. Et on ne cherchera plus à repousser la mort. » [10]
15Obtenir quelques jours de plus grâce à un médicament fort coûteux ou même sauver sa propre vie au prix de l’ensemble de son patrimoine, cela aurait conduit un père de famille au xvie siècle à priver sa famille de ressources ou même à la réduire à la misère. Un tel moyen n’est pas « adapté » à la situation de la personne. « L’homme, s’il est tenu de ne pas interrompre sa vie, n’est pas tenu à rechercher tous les moyens, même licites, pour la prolonger. » [11] Il lui suffit, pour cela, d’employer les moyens « qui sont d’eux-mêmes ordonnés à ce but et adaptés », comme il a déjà été dit.
16« Adaptés » ne veut pas dire seulement « efficaces », mais correspondant à la situation de la personne concernée et ne lui imposant pas un fardeau extrême, ou même seulement trop lourd à porter. Au trop coûteux ou trop douloureux, personne n’est tenu. Et cela concerne la chirurgie, les voyages pour raison de santé, les médicaments… et les régimes alimentaires, comme F. de Vitoria l’explique dans son traité « De la tempérance ».
17« On n’est pas tenu de protéger sa propre vie autant qu’on le peut au moyen de la nourriture. C’est clair parce qu’on n’est pas tenu d’user des nourritures qui sont les meilleures, les plus délicates et les plus coûteuses, même si ces nourritures sont les meilleures pour la santé […]. De même, on n’est pas tenu de vivre dans les lieux les plus salubres […] » [12]
18Nourriture et médications ne sont cependant pas exactement sur le même plan.
19« Il n’en va pas de même de l’aliment et du médicament. Car l’aliment est de soi un moyen ordonné à la vie de tout animal et il est naturel, ce qui n’est pas le cas du médicament. L’homme est tenu d’employer non pas tous les moyens possibles pour conserver la vie, mais ceux qui sont ordonnés à cela. Une chose est de mourir du manque d’aliments, ce qui serait imputable à l’homme, et serait une mort violente ; autre chose de mourir du fait d’une maladie arrivant naturellement. Ainsi ne pas manger serait provoquer sa mort, ne pas prendre un médicament serait ne pas empêcher une mort venue d’ailleurs, ce à quoi l’homme n’est pas toujours tenu […]. Une chose est de ne pas protéger sa vie, autre chose de l’interrompre. » [13]
20Pour Vitoria, l’homme doit prendre soin de sa santé, et il est tenu, en règle générale, de recourir aux médications qui seraient adaptées à sa situation. Mais la nourriture est par excellence le moyen ordonné à la vie. Se nourrir témoigne du désir ou, au moins, de l’acceptation de la vie. Refuser de se nourrir ou de nourrir autrui, c’est rechercher la mort, c’est suicidaire ou homicide.
21Voilà une règle très ferme, enracinée certainement dans une longue tradition antérieure (donner à manger à celui qui en a besoin est charité et même justice). Elle est ancrée dans notre culture actuelle, au point que beaucoup de familles supportent très mal qu’un malade ne soit pas nourri artificiellement quand il ne peut plus manger. Mais, même à la règle qu’il a posée, Vitoria reconnaît des exceptions.
22« Si un malade peut prendre de la nourriture ou un aliment avec quelque espoir de vie, il est tenu de prendre la nourriture, de même qu’on est tenu de la donner à un malade. Si sa dépression est telle et son appétit si défaillant que ce n’est qu’avec un grand effort et presque une torture que ce malade pourrait prendre de la nourriture, on peut alors reconnaître une certaine impossibilité, et donc le malade est excusé, au moins d’un péché mortel, spécialement si l’espoir de conserver la vie est faible ou nul. » [14]
23Vitoria pense ici, semble-t-il, au dégoût de toute nourriture que peut éprouver un malade en fin de vie. Si se nourrir lui est vraiment trop pénible, il n’est plus tenu d’accepter la nourriture qu’on lui présente… et sa famille n’a plus à la lui proposer avec insistance. Surtout d’ailleurs si de toute façon la mort est proche… et, de ce fait, la nourriture inutile !
24Ainsi, même ce moraliste qui fait de la nourriture le symbole de la vie, reconnaît l’existence de circonstances qui justifient l’abstention de toute alimentation.
25À l’inutile, au trop pénible ou trop onéreux, personne n’est tenu. Cela vaut pour les moyens médicaux, mais aussi pour la nourriture. Il est important de le noter. Nourriture et moyens médicaux ne se situent cependant pas exactement sur le même plan. Il faut des raisons beaucoup plus graves – une quasi impossibilité (ou inutilité) – pour s’abstenir de nourriture, que pour récuser des médications.
Gerald Kelly
26Faisons maintenant un saut de quatre siècles, et analysons l’article de Gerald Kelly paru en 1950, « Le devoir d’utiliser des moyens artificiels de préserver la vie » [15].
27Kelly, lui aussi, est théologien, l’un de ceux dont l’autorité est reconnue à cette époque aux États-Unis dans le domaine de l’éthique médicale [16]. Il s’inquiète du développement incessant de « moyens artificiels » destinés à maintenir la vie. Dès le début de son article, il énumère : « incubateurs, transfusions sanguines, tentes et masques à oxygène, poumons d’acier, opérations de haute technicité, insuline, et divers autres stimulants et médications » [17]. Dans la suite de son article, il ajoutera la « nutrition intraveineuse » (il s’agit sans doute de perfusions d’eau glucosée).
28L’homme est-il vraiment tenu de recourir à ces moyens artificiels, se demande Kelly ? Il soupçonne ce qui sera ultérieurement appelé « acharnement thérapeutique », mais se veut fidèle à sa tradition, la tradition catholique qui était alors, reconnaissent beaucoup d’auteurs, celle des États-Unis et, plus largement, des sociétés occidentales. Pendant deux ou trois ans, il va recueillir des documents sur ce sujet, et tout spécialement se plonger dans la lecture des moralistes ayant écrit depuis le xviie siècle sur « le devoir de préserver sa vie ».
29Il constate que la réflexion, pendant ces trois siècles et demi, s’est cristallisée autour de la distinction entre « moyens ordinaires » et « moyens extraordinaires » de préserver la vie. Aux moyens ordinaires, l’homme serait tenu, pas aux moyens extraordinaires. D’où le débat, au milieu du xxe siècle, avec l’arrivée de moyens nouveaux : qu’est-ce qui est « ordinaire », qu’est-ce qui est « extraordinaire » ?
30En octobre 2003 [18], j’ai montré combien, aujourd’hui, il est devenu indispensable de dépasser cette opposition trop schématique. Je proposais un langage et des problématiques actuellement plus pertinents, mais s’inspirant de la même tradition issue du xvie siècle. Kelly, lui, en 1950, ne récuse pas totalement la distinction ordinaire/extraordinaire. Mais elle lui paraît insuffisante pour trancher les questions délicates qui se posent à son époque.
31Il résume d’abord ce qu’il a retenu de sa lecture de tous ceux qui l’ont précédé. En examinant leurs écrits, il juge que « par « ordinaires », [ces auteurs] désignent des moyens qui peuvent être obtenus et utilisés sans grande difficulté. Par « extraordinaire », ils désignent tout ce qui implique une difficulté excessive pour raison de douleur physique, de répugnance, de coût… » [19], comme l’amputation d’un membre, en raison des risques encourus et « de la douleur atroce » [20], en ces jours où n’étaient connues ni les règles d’asepsie, ni l’anesthésie per-opératoire. La conclusion générale était qu’aux premiers moyens l’homme est tenu de recourir, mais, sauf exceptions, pas aux seconds.
32En fait, dès le xviiie et même dès le xviie siècle, cette opposition était apparue trop schématique à certains auteurs. Kelly note les correctifs apportés par des moralistes faisant autorité. Il ne suffit pas, disaient certains d’entre eux, qu’un moyen soit « ordinaire », encore faut-il qu’il offre un espoir raisonnable de contenir ou de guérir la maladie. Au fond, écrit Kelly, cela rejoint l’adage ancien : Nemo ad inutile tenetur [21]. À ce qui est inutile, personne n’est tenu.
33Allant plus loin, dès le xviie siècle, un auteur renommé, De Lugo, affirme que « le devoir de préserver sa vie par des moyens ordinaires n’inclut pas le devoir d’user de moyens qui prolongeraient la vie si brièvement qu’ils pourraient être considérés moralement comme inexistants ». Ce que Kelly traduit en renvoyant à un autre adage : Parum pro nihilo reputatur [22]. Peu sera réputé pour rien ! Et il note que De Lugo applique cela même à la nourriture.
34À la suite de cette analyse de la littérature, Kelly retient parmi les critères majeurs à mettre en œuvre celui « d’espoir raisonnable de succès », tout en notant qu’il y a des degrés de succès – guérison ou simple maintien de la vie – des degrés d’espoir – forte ou faible probabilité d’obtenir ce succès – et des degrés de difficultés. Entrent dans son évaluation des facteurs multiples. Le critère est donc loin d’être simpliste.
35« Il s’ensuit qu’un remède qui implique sinon une impossibilité morale, du moins une assez grande difficulté, n’est guère obligatoire, à moins que l’espoir de succès soit plus probable, tandis qu’un remède qui est aisément obtenu et utilisé semble obligatoire aussi longtemps qu’il offre quelque solide probabilité de succès. Voilà, à mon avis, une saine interprétation de l’expression “espoir raisonnable de succès”. » [23]
36Il s’agit donc de mettre en rapport difficulté, poids, fardeau, contraintes, souffrances liés à l’emploi du moyen, avec la nature et la probabilité du succès qu’on peut raisonnablement en attendre. Et, pour Kelly, cela vaut pour tout moyen artificiel, y compris le masque à oxygène ou « la nutrition intraveineuse », employé « dans le seul but de maintenir la vie, dans les “cas dits désespérés” » [24].
37Kelly met cependant en garde contre un danger de dérive. Selon lui, il faut prendre garde que cette position ne fortifie pas une mentalité euthanasique. Le médecin devra donc se montrer prudent en ce domaine. Et la déontologie médicale pourra imposer plus que ce que dit le moraliste… par précaution !
Qu’attendre de l’alimentation artificielle ?
38À la suite de ce bref parcours, il est sans doute légitime de retenir tout particulièrement les notions de « difficulté extrême » énoncée par Vitoria, et celle d’« espoir raisonnable de succès » de Gerald Kelly.
39De l’alimentation artificielle, on ne peut attendre la convivialité du repas, ni un plaisir lié à l’oralité ; l’absence de sensation de faim peut-être, mais cette sensation est souvent absente, semble-t-il, en fin de vie. En outre, cette alimentation semble, dans bien des cas, moins efficace dans la prévention des escarres qu’on ne le croyait autrefois.
40L’alimentation artificielle contribue donc surtout au maintien de la vie, mais il est nécessaire de se demander dans quelle mesure on peut espérer un succès en ce domaine. Si la nutrition artificielle n’apporte que peu en ce qui concerne le maintien de la vie, et si de plus elle est source de contraintes, d’inconfort ou même de risques pour le patient, il est plus sage et plus respectueux du patient de la limiter, de l’arrêter, ou même de ne pas poser de sonde. Il y a alors peu d’arguments en faveur de ce mode d’alimentation, et des arguments forts contre. Il est alors pleinement légitime de se rappeler l’adage ancien : Parum pro nihilo reputatur. Peu sera réputé pour rien, surtout si ce peu, pour être obtenu, est source de souffrances ou de risques.
41Si le malade ne peut plus guère s’alimenter oralement, beaucoup de familles supporteront mal cette absence de nutrition ; il faudra donc prendre le temps de leur expliquer le peu de bénéfices à attendre de l’alimentation artificielle et le fardeau qu’elle représenterait, mais il serait souhaitable de leur proposer de participer au soin, spécialement dans sa dimension orale, en leur apprenant à donner un peu à boire si c’est encore possible, à humecter les lèvres, à préparer des glaçons… Ainsi serait procuré au malade un certain plaisir oral, et aussi facilitée une présence de proximité.
42Ce qui précède concerne de fait les patients qui s’acheminent inéluctablement vers une mort assez proche, les patients « en fin de vie ». Cette situation était la seule que Kelly prenait en considération, lorsqu’il posait la question de l’emploi ou de l’abstention de « nutrition intraveineuse ». Et encore demeurait-il hésitant lorsque cette forme de « nutrition » semblait pouvoir maintenir la vie « pendant plusieurs semaines » [25]. Il envisageait le cas de malades comateux, mais, à ce propos, il restait aussi très circonspect, et exigeait du médecin qu’il parvienne à la conviction raisonnable que le coma était devenu « terminal » [26], c’est-à-dire qu’il évoluait inexorablement vers la mort.
43Kelly écrivait en 1950. Depuis sont apparues de nouvelles questions, du fait du progrès des sciences et technologies médicales. La question de la nutrition artificielle se pose désormais à propos de patients qu’on peut difficilement ou qu’on ne peut plus alimenter par voie orale, mais qui ne sont pas en phase évolutive ou terminale d’une maladie létale incurable ; ils peuvent même être dans une situation stable du point de vue médical. Il en va ainsi pour les personnes en état végétatif, ou dans des états proches.
44À propos de ces patients, la notion de « difficulté extrême » peut encore être évoquée de nos jours. Mais il est alors essentiel de se demander honnêtement pour qui cette difficulté serait extrême, et s’il n’y pas moyen d’alléger cette difficulté. Le soin de patients en état végétatif est sans doute pratiquement hors de portée dans bien des pays du monde. Il en va différemment dans les pays développés.
45Quant à « l’espoir raisonnable de succès » qu’offre l’alimentation artificielle, il concerne essentiellement le maintien de la vie. Mais il en va de même pour les traitements médicaux. Serions-nous tenus d’employer tout moyen efficace qui contribuerait à maintenir la vie en de telles situations marquées par une presque totale (ou totale) absence de capacité d’expression ? Comment ne pas évoquer à ce propos l’expression « d’acharnement thérapeutique », malgré sa grande imprécision ?
46La médecine actuelle pose des questions que Gerald Kelly ne faisait que commencer à percevoir en 1950. Désormais la médecine permet non seulement de « prolonger » quelque peu la vie par des « moyens artificiels », mais aussi de dépasser des périodes critiques pour obtenir le maintien de cette vie pendant de longues périodes, dans des conditions qui peuvent être extrêmes.
47Tenir compte de cela conduit à ajouter une troisième notion à celles qui ont été évoquées jusqu’à présent : celle de « condition de vie extrême ». Avec un troisième adage : « la médecine n’a pas pour mission de chercher à sauvegarder la vie lorsque celle-ci ne pourrait être maintenue que dans des formes limites ou extrêmes » [27]. Le simple fait de ne plus pouvoir s’alimenter par voie orale n’est pas une condition extrême de vie. Mais en est bien une l’état végétatif diagnostiqué comme chronique, ainsi que certains états proches.
48À propos de telles conditions d’existence, j’écrivais pour ma part en 2003 ce qui suit. « Dépasserait les limites des fonctions de la médecine et de la mission du médecin le fait de s’obstiner à lutter contre un processus de mort à l’œuvre chez un malade, lorsque l’on peut prévoir que ce malade ne pourra survivre que sous une forme extrême de vie. » [28] Je me référais aux conclusions du groupe de recherche sur l’état végétatif animé, entre 1988 et 1990, par François Tasseau et moi-même [29], et rappelais que ce groupe de recherche « recommandait de savoir limiter ou même arrêter le traitement actif dans certaines réanimations, et de se montrer très prudent dans l’emploi de thérapeutiques à but curatif lorsque survient une pathologie intercurrente chez un patient en état végétatif chronique » [30]. La raison donnée était que mettre en œuvre de telles thérapeutiques consisterait à prendre la responsabilité de maintenir une vie qui, d’elle-même, irait à son terme.
49Nous affirmions simultanément : « Toute société se doit, dans la mesure de ses moyens, d’accepter chacun de ses membres, quelle que soit la gravité des pertes qu’il a subies, et de se garder de l’abandonner », même si, d’autre part, on doit « éviter de créer délibérément de telles situations-limites » [31].
50Accueillir, accepter la personne humaine, même en ses états limites. Tel était pour nous, et pour bien des soignants consultés à ce propos, le sens de la nutrition artificielle et des soins courants maintenus auprès de patients en état végétatif, même après affirmation de la chronicité. Inversement, décider l’arrêt de la nutrition apparaissait comme le moyen radical pour éviter d’avoir à prendre soin de tels patients.
51Ces affirmations vont d’ailleurs dans le même sens que la distinction faite par Francisco de Vitoria entre l’alimentation et les autres moyens de préserver la vie, ainsi que l’expression que Gerald Kelly a tenu à conserver, malgré les réserves qu’il formulait à propos de son emploi, celle de « moyens ordinaires ». On peut y discerner l’intuition que le souci de la reconnaissance de l’humanité d’autrui implique qu’on prenne un soin suffisant de lui et de sa vie ; et que, par conséquent, chaque patient doit pouvoir bénéficier, quelle que soit sa situation, des soins élémentaires, qu’on les appelle « soins courants », « soins de base », ou autrement.
52Mais, comme cela apparaît clairement, on peut l’espérer, à la fin de ce parcours, il faudra vérifier, à propos de chaque patient, que chacun des soins envisagés offre « un espoir raisonnable de succès » en son ordre propre. Et cela conduira bien souvent, en phase évolutive ou terminale de maladie, et dans bien des cas de déclin irréversible dû à un grand âge, à renoncer à une alimentation artificielle qui ne laisserait guère espérer de succès, même au seul plan du maintien de la vie [32].
Notes
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[1]
Lorsque la présence d’un soignant, donnant à manger au malade au rythme de celui-ci, avec toute la prudence nécessaire, est indispensable, certains parlent « d’alimentation orale assistée ». Il ne s’agit pas « d’alimentation artificielle ». Cf. Frings M., Latteur V. Les alimentations artificielles en fin de vie, Éditions Racine, Bruxelles, 2005, 39.
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[2]
Pour les raisons qui seront explicitées plus loin, nous n’envisagerons que la nutrition entérale, et non pas l’apport de nutriments par voie parentérale qui mériterait une réflexion spécifique. Ne sera pas advantage abordée la question de l’hydratation d’un malade qui ne peut plus boire, comme cela sera rappelé dans la dernière note de cet article.
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[3]
On peut noter cependant qu’elle a été abordée dès 1991 dans l’ouvrage de Tasseau F., Boucand M.H., Le Gall J.R., Verspieren P. (sous la dir. de) États végétatifs chroniques, Répercussions humaines. Aspects médicaux, juridiques et éthiques, Éditions de l’École nationale de la Santé Publique, Rennes, 1991.
-
[4]
Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des maladies et à la fin de vie.
-
[5]
Leonetti J., rapporteur, dans Droits des malades et fin de vie : le débat à l’Assemblée nationale, Séances publiques des 26 et 30 novembre 2004, Assemblée nationale, 2004, 77.
-
[6]
Sola (de) C. Audition du 25 février 2004, Respecter la vie, accepter la mort, Rapport n° 1708, tome ii, Assemblée Nationale, juillet 2004, 829.
-
[7]
Leonetti J., cité par Gomez M. « Laisser mourir », non pas « faire mourir », La Croix, 26 novembre 2004 : 3.
-
[8]
Cf. Verspieren P. « L’interruption de traitement. Réflexion de éthique traitement. », Laennec, Réflexion 2003/4 : 30-45.
-
[9]
« De homicidio », n° 35, in : Obras de F. de Vitoria, Relecciones teologicas, Edicion critica por el padre Urdanoz T., Biblioteca de autores cristianos, Madrid, 1960, 1127.
-
[10]
Vitoria (de) F. Ibid.
-
[11]
Vitoria (de) F. « De homicidio », n° 33, Op. cit., 1126.
-
[12]
Vitoria (de) F. « Relectio de temperantia », n° 13, in : Obras de F. de Vitoria, Op. cit., 1069.
-
[13]
Vitoria (de) F. « Relectio de temperantia », n° 1, Op. cit., 1009.
-
[14]
Ibid., 1008.
-
[15]
Kelly G. « The duty of using artificial means of preserving life », Theological Studies, 1950 : 203-220.
-
[16]
Réfléchissant à « l’abstention et interruption de soutien nutritif », le canadien Hubert Doucet se référait lui aussi principalement à deux auteurs, F. de Vitoria et G. Kelly.
Cf. Doucet H.Mourir. Approches bioéthiques, Desclée/Novalis, 1988, 97-116. -
[17]
Kelly G. Op. cit., 203.
-
[18]
Cf. Verspieren P. Op. cit.
-
[19]
Kelly G. Op. cit., 204.
-
[20]
Ibidem, 205.
-
[21]
Ibid., 207.
-
[22]
Ibid., 208.
-
[23]
Ibid., 214-215.
-
[24]
Ibid., 215.
-
[25]
Ibid., 218.
-
[26]
Ibid., 220.
-
[27]
Qu’il y ait nécessité d’introduire un troisième adage ou un troisième critère pour la décision d’abstention médicale, tous ceux qui réfléchissent sur la décision médicale le sentent au moins obscurément. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la « loi Leonetti » ne se contente pas des critères d’inutilité et de disproportion. Mais le troisième critère inscrit dans la loi est au moins mal formulé, sinon dénué de sens.
-
[28]
Verspieren P. Op. cit., 44.
-
[29]
Cf. Tasseau F. et coll. Op. cit.
-
[30]
Verspieren P. Op. cit., 44.
-
[31]
Ibidem.
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[32]
Un tel « renoncement » à l’alimentation artificielle peut conduire à ne pas poser, ne pas maintenir ou ne pas utiliser une sonde nasogastrique ou une sonde de gastrostomie. Mais cela ne préjuge pas des décisions à prendre en ce qui concerne l’hydratation du malade, s’il ne peut plus boire. Cette hydratation peut être assurée par des moyens simples. L’expérience a montré qu’en « fin de vie » une hydratation trop abondante serait source d’inconfort pour le patient. Mais cela ne tranche pas la question d’une hydratation minimale.