Notes
-
[*]
Sami Antoun est Assistant au service des Urgences et Président du Comité de liaison Alimentation Nutrition de l’IGR.
Mansouriah Merad est Assistante au service des Urgences de l’IGR.
Martine Gabolde est Praticien hospitalier dans le service de Soins palliatifs de l’Hôpital Paul Brousse. -
[1]
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[19]
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Une décision difficile
1Les questions posées par la nutrition artificielle au cours de la phase terminale d’une évolution tumorale sont multiples ; souvent sujet de controverses, elles nécessitent une réflexion et une démarche d’ordre éthique. L’enquête européenne sur la nutrition parentérale à domicile traduit bien cette absence de consensus, ainsi que la diversité des pratiques. Elle met en évidence, en particulier, une grande variabilité en fonction du pays :
Pourcentage de patients traités par nutrition parentérale à domicile pour une pathologie cancéreuse [1]
Pays Bas | 60 % |
Espagne | 39 % |
France | 27 % |
Belgique | 23 % |
Danemark | 8 % |
Royaume Uni | 5 % |
Pourcentage de patients traités par nutrition parentérale à domicile pour une pathologie cancéreuse [1]
2Les difficultés rencontrées sont liées à l’ambiguïté de certains aspects de la nutrition, due en partie aux progrès effectués dans la prise en charge des pathologies cancéreuses.
3Ainsi, les thérapeutiques nouvelles ont permis de prolonger la survie de malades qui, auparavant, décédaient d’évolutivité tumorale ; pour ces patients, la nutrition est désormais devenue un facteur de survie [2].
4Pour autant, la fonction de l’alimentation-nutrition n’est pas clairement définie : elle est considérée, dans certaines situations, comme faisant partie des soins de base et, dans d’autres, comme un médicament.
5Par ailleurs, la projection de nos propres sentiments – et notamment de nos propres craintes au sujet de la faim et de la soif – tend souvent à valoriser l’image de l’hydratation et de la nutrition en phase terminale. Celles-ci sont fréquemment associées à une idée de confort et de diminution des souffrances [3].
6Enfin, le nombre limité des études cliniques menées sur le sujet, la pauvreté des arguments scientifiques, n’aident pas à la prise de décision. Les études concernant la tolérance de la nutrition artificielle montrent que certaines modalités de celle-ci, et plus particulièrement la nutrition parentérale, s’accompagnent de complications non négligeables avec une diminution notable de la qualité de vie.
7Les indications et les modalités de la nutrition artificielle au cours des phases terminales palliatives sont donc difficiles à établir. La prise en charge doit s’effectuer « au cas par cas », la généralisation de recommandations risquant de restreindre la réflexion éthique et de méconnaître la complexité des situations.
Des indicateurs d’aide à la décision
8La prise de décision doit tenir compte de multiples facettes. Quatre aspects sont plus particulièrement importants à analyser : les symptômes réels ressentis par le patient ; l’évolutivité de la maladie tumorale, avec la notion de survie prévisible ; le contexte psychologique et le rôle social de l’alimentation ; les données fournies par la littérature.
Les symptômes ressentis par le patient
9La difficulté réside dans l’analyse objective des symptômes, en essayant de ne pas les interpréter à travers le « prisme » de nos propres sentiments. Les symptômes peuvent être liés à l’état d’hydratation du patient – soif, sécheresse des muqueuses, état confusionnel – à l’altération de son statut nutritionnel – sensation de faim, anorexie, satiété précoce – ou encore à la toxicité des traitements – mucite, vomissements, dysphagie.
10L’analyse des symptômes observés par Sarhill et al. chez 352 patients suivis pour cancer et hospitalisés en unité de soins palliatifs, montre une prédominance de la symptomatologie digestive et nutritionnelle. L’amaigrissement est présent chez 85 %, l’anorexie chez 81 % et la satiété précoce chez 69 % des patients. La dyspnée, quant à elle, n’est présente que dans 35 % des cas [4]. Il est à remarquer que, dans cette étude, la sécheresse de la bouche est retrouvée chez 69% des patients et que la sensation de faim n’est pas citée.
11Dans l’étude menée par Chiu et al., 38,7 % des 344 patients concernés sont dans l’incapacité de s’alimenter ou de boire lors de leur admission en unité de soins palliatifs ; les deux raisons principales retrouvées sont les troubles digestifs pour 58,6 % d’ entre eux, l’anorexie et la fatigue pour 42,9 % [5].
12Le questionnement pluriquotidien sur la sensation de faim et de soif, rapporté dans l’étude de Mc Cann et al., apporte un éclairage intéressant sur les symptômes associés à l’absence d’alimentation. En effet, 63 % des 32 patients suivis n’ont signalé aucune sensation de faim, et 34 % ont vu la sensation de faim éprouvée à l’admission disparaître durant l’hospitalisation. Le seul patient qui a conservé l’envie de s’alimenter jusqu’à son décès a maintenu, parallèlement, une alimentation normale. La sensation de soif, quant à elle, est plus fréquente. Elle est présente à l’admission chez 66 % des patients et persiste jusqu’au décès pour 38 % d’entre eux [6].
13L’absence d’alimentation peut donc ne pas engendrer de souffrance physique et morale en situation palliative terminale. Le symptôme prédominant est l’anorexie. D’où l’importance de bien analyser les symptômes du patient et la souffrance réelle entraînée par l’absence d’alimentation. Le sentiment de faim est probablement différent chez les patients en fin de vie et chez les personnes ayant conservé un bon état de santé. Il est intéressant de noter que cette absence d’alimentation est plus souvent le souci de l’entourage et des soignants que celui du patient lui-même.
La durée prévisible de survie
14La durée prévisible de survie est un élément important dans la prise de décision pour la mise en place d’une nutrition artificielle. Les moyens nutritionnels utilisés ne seront pas les mêmes si ce délai est de quelques jours, quelques semaines ou quelques mois.
15Il est toujours difficile de prédire l’avenir et de donner des délais, mais certains paramètres ont été retrouvés associés à la durée de survie des patients. Ainsi, l’indice de Karnofsky est souvent utilisé par les oncologues. Certains paramètres nutritionnels, par exemple un amaigrissement récent [7] ou une hypoalbuminémie, doivent faire partie des éléments d’évaluation. En effet, dans l’étude de Pasanisi et al., en analyse « multivariée », l’hypoalbuminémie (p = 0,001) et un indice bas de Karnofsky ( p = 0,006) sont les deux seules variables indépendantes retrouvées corrélées à la durée de survie [8]. Ces deux paramètres ont d’ailleurs été retenus par les « Standards Options Recommandations » de la Fédération nationale des Centres de lutte contre le cancer [9].
16Une survie prévisible de quelques jours ne plaide pas en faveur de la mise en place de techniques lourdes, coûteuses et à haut risque de complications. Au contraire, une survie qui se compte en mois constitue un argument fort pour le soutien nutritionnel. La difficulté réside dans l’analyse des situations intermédiaires, quand la survie prévisible se compte en semaines.
17Un autre problème lié à la durée prévisible de survie concerne l’écart possible entre l’information donnée au patient et l’information réellement assimilée par celui-ci. En effet, pour établir un dialogue satisfaisant autour de l’alimentation, il est important de mesurer l’état des connaissances du patient par rapport à l’évolution de sa maladie. Un discours qui rattache l’amaigrissement à l’évolution tumorale peut diminuer la charge émotionnelle du patient en lui retirant l’angoisse de « mourir de faim » : la diminution des apports n’est pas responsable de l’amaigrissement à elle seule, mais en association avec l’évolution tumorale. Cependant, ceci n’est possible que si, par ailleurs, le patient a eu connaissance par son référent oncologue de cette évolution tumorale.
18Il faut bien peser, en effet, le niveau d’angoisse que peut engendrer, par rapport à l’évolution tumorale, ce discours qui se veut rassurant quant à la crainte de « mourir de faim ». Tout dépend du message que l’on veut faire passer au patient. Et ce n’est pas simple : dans certaines études, 11,5 % seulement des patients sont au courant de leur mauvais pronostic à court terme ; selon d’autres auteurs, un certain pourcentage d’entre eux ne souhaitent même pas connaître leur diagnostic. En Espagne, par exemple, 68 % des patients traités pour un cancer ne sont pas au courant de leur diagnostic, et 42 % ne veulent pas être informés [10]. Ce problème de l’information du patient n’est pas nouveau, mais il devient plus aigu quand il est lié à l’alimentation et aux symboles qu’elle véhicule.
Environnement familial, rôle social et contexte psychologique
19Cette dimension de l’alimentation « nutrition », bien que primordiale, a très peu fait l’objet d’études et d’analyses. Les aspects « émotionnels » sont variés :
- l’alimentation est un acte volontaire. C’est l’un des rares moyens qui restent au patient, dont la vie est rythmée par les cures de chimiothérapie, de participer à sa prise en charge ;
- il existe, dans l’alimentation, une notion de plaisir qu’il ne faut pas négliger ;
- la valeur symbolique de l’alimentation est importante : offrir de la nourriture est un acte de compassion, et d’amour. La préparation du repas est un aspect important du maintien du patient – et surtout de la patiente – dans son rôle au sein de la famille ;
- l’alimentation a un rôle d’intégration sociale majeur : c’est un acte de partage, de convivialité.
20Certains auteurs ont essayé d’approcher cette dimension en pratiquant des entretiens semi-structurés. Ils ont tenté d’analyser l’impact « émotionnel » de la nutrition parentérale à domicile. La première enquête portant sur la manière dont est vécue la question de l’alimentation, avant la mise en place d’une nutrition parentérale, met en évidence différents aspects du problème [12].
21Ainsi, certains patients et leur entourage expriment, devant l’amaigrissement progressif, la crainte d’une mort par dénutrition. Par ailleurs, la présence de nausées, vomissements et dégoûts secondaires à la chimiothérapie, modifie la répartition des rôles au sein de la famille. Les patient(e)s ne trouvent plus de plaisir à préparer les repas et deviennent dépendant(e)s de leur entourage pour l’accomplissement de certaines fonctions qui étaient de leur ressort. Les repas deviennent source de tension et perdent leur côté social. De son côté, l’entourage se sent responsable de l’alimentation du proche malade, avec toute la culpabilité qui résulte du fait de ne pas pouvoir lui assurer l’alimentation qui lui plaît. Les sollicitations et les efforts pour que le malade s’alimente aggravent la tension autour du repas.
22Face à de telles situations, la nutrition parentérale à domicile apporte un sentiment de sécurité, atténue la crainte de mourir de dénutrition ; en retirant le souci de s’alimenter, elle permet de retrouver le côté « plaisir » de l’alimentation et diminue les tensions autour des repas [13]. La présence de l’infirmière est vécue comme la poursuite de la prise en charge hospitalière ; la « médicalisation » du domicile n’est pas évoquée négativement par les patients.
Les données de la littérature
23Les « Standards Options Recommandations », rédigés sous l’égide de la Fédération nationale des Centres de lutte contre le cancer au sujet des médicaments orexigènes, recommandent l’utilisation de l’acétate de mégestrol (Megace) pour traiter l’anorexie qui accompagne les phases palliatives terminales. Néanmoins, il est important de peser l’intérêt réel de ces traitements. Dans l’étude de Simons et al., par exemple, la prise d’acétate de medroxyprogestérone augmente, certes, la prise alimentaire et le poids ; mais elle a peu d’effet sur la qualité de vie, but recherché de toute thérapeutique en situation de fin de vie [14].
24À cet égard, il existe un avenir prometteur pour les compléments nutritionnels oraux enrichis en acide gras oméga 3 dans la prise en charge de la dénutrition en fin de vie. En effet, les premières études ont indiqué qu’ils avaient une certaine efficacité dans la diminution de la perte de poids. L’analyse des sous-groupes de patients concernés incite à croire en leur intérêt pour améliorer la qualité de vie ; par exemple, l’étude de Gogos et al. montre une amélioration du score de Karnofsky de 51 + 3 à 72 + 4 dans le sous-groupe des patients dénutris traités par des suppléments enrichis en oméga 3 [15]. Dans l’étude plus récente de Fearon et al., qui compare deux groupes dont l’un est traité par des compléments nutritionnels oraux enrichis en oméga 3, il n’a pas été mis en évidence de différence significative de qualité de vie entre les deux groupes ; par contre, une corrélation positive entre l’amélioration des paramètres de qualité de vie (mesurés par le EQ5D index) et la prise de compléments nutritionnels oraux a été retrouvée (r = 0,037 ; p = 0,01) [16].
25Il existe également quelques données encourageantes sur le rôle de la nutrition parentérale. Des études récentes montrent une amélioration de la qualité de vie des patients en situation palliative terminale avec une carcinose péritonéale, lorsqu’ils sont ainsi traités. Cette efficacité est probablement liée à la compensation, par les apports parentéraux, de la diminution des apports due à la composante mécanique.
26De même, les résultats obtenus par Bozzetti et al. sont assez encourageants : ils mettent également en évidence une amélioration de la qualité de vie chez 64 patients ayant une carcinose digestive et traités par nutrition parentérale [17]. Cette stabilisation des paramètres de qualité de vie persiste jusqu’à deux à trois mois avant le décès ; des résultats qui ont aidé à fixer le seuil théorique d’au moins trois mois de survie prévisible pour pouvoir bénéficier de la nutrition parentérale.
27L’intérêt de celle-ci est par ailleurs très fortement suggéré par l’étude randomisée prospective de Lundholm et al. [18]. En effet, quand l’analyse des résultats est faite en traitement réel, et non en intention de traiter, on retrouve une relation statistiquement significative entre le traitement par nutrition parentérale et la survie (p < ; 0,01), ainsi qu’entre la nutrition parentérale et la capacité physique maximale (p < ; 0,04) mesurée par une épreuve de marche sur tapis roulant.
28Ces résultats ne doivent pourtant pas faire oublier les complications de la nutrition parentérale, avec leurs conséquences sur la qualité de vie – complications métaboliques (atteintes hépatiques, œdèmes…) ou infectieuses liées au dispositif intraveineux. L’analyse rétrospective des dossiers de 225 patients (dont 17,3 % sont suivis pour cancer) retrouve une mortalité de 9 % lié à la nutrition parentérale, soit vingt patients [19]. L’infection liée au dispositif intraveineux est la cause la plus fréquente de complications, avec une fréquence d’infections similaire, que la nutrition parentérale soit mise en place pour une pathologie cancéreuse ou bien instaurée pour d’autres raisons. Dans cette étude, les complications liées au dispositif intraveineux ont été responsables de plus de quatre ré-hospitalisations pour 18 % des patients.
Conclusion
29La décision de mettre en place une nutrition artificielle en phase palliative terminale d’une évolution tumorale est difficile à prendre ; elle ne peut être abordée de manière globale, par des recommandations générales destinées à un ensemble de patients. La prise de décision relève du « cas par cas » et doit tenir compte des différents aspects de l’alimentation-nutrition : symptômes réels du patient, durée prévisible de survie, aspect « émotionnel » de la nutrition et données de la littérature. Cette réflexion doit néanmoins répondre à certains critères de rigueur et suivre une démarche et des procédures bien claires. L’analyse minutieuse des symptômes doit permettre de définir chaque aspect du problème et d’en faire la part.
30La prise en charge ne se borne pas à décider du type de nutrition artificielle à retenir ; il est important de mettre en place un suivi rapproché ainsi qu’une évaluation de ces thérapeutiques. Quant à la question de l’arrêt du soutien nutritionnel, quand celui-ci devient délétère ou futile, c’est un autre problème, avec ses propres interrogations éthiques et ses propres difficultés.
Notes
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[*]
Sami Antoun est Assistant au service des Urgences et Président du Comité de liaison Alimentation Nutrition de l’IGR.
Mansouriah Merad est Assistante au service des Urgences de l’IGR.
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