Laennec 2006/3 Tome 54

Couverture de LAE_063

Article de revue

La nutrition artificielle : quel bénéfice pour le patient ?

Pages 6 à 13

Notes

  • [1]
    Danou G. Le corps souffrant, Presses Universitaires de France, Champ Vallon, Mayenne, 1994.
  • [2]
    Winnicott D.W. Le bébé et sa mère, Coll. Science de l’homme, Payot, Paris, 1997.
  • [3]
    Anzieu D. Le Moi-peau, Dunod, Paris, 1985.

L’alimentation sur le plan symbolique

1L’alimentation est liée à l’oralité et aux premiers liens à la mère. La fusion mère-enfant, dès la naissance, va permettre au tout-petit de survivre grâce à la nourriture, certes, mais surtout grâce à l’amour qui lui est donné lors de la tétée. Freud ne limitait pas la phase orale au seul plaisir de la succion mais à toutes les expériences concomitantes : être serré contre le corps, sentir la chaleur, l’odeur, être porté, lavé, le tout accompagné d’un bain de paroles.

2Ainsi l’alimentation est-elle, dès le départ, associée à la pulsion de vie et au plaisir. Pulsion primitive liée à l’oralité et à la manière dont chacun aura traversé cette période. Chaque personne entretiendra ses propres représentations par rapport à la nourriture en fonction de ce qu’elle aura vécu dans ses premières relations à sa mère. Elle héritera aussi des représentations de ses parents, de son milieu, de sa culture, pour ce qui touche à l’alimentation. Dans certaines cultures, l’alimentation détient une place prépondérante et presque sacralisée.

3Pour le tout-petit, être nourri est la première expérience de l’amour. Pour certaines personnes, plus on incorpore d’aliments, plus on incorpore de l’amour.

4Aimer quel qu’un et manger ce qu’il donne de bon revêt la même valeur symbolique. Ainsi, un enfant qui refuse la nourriture que lui donne sa mère renverra à celle-ci l’image d’une « mauvaise mère » : la nourriture-amour qu’elle donne à l’enfant n’étant pas acceptée – pas acceptable – la mère pourra se sentir rejetée, donc mauvaise.

5Cette notion est importante car, chez les soignants, le refus d’un patient de s’alimenter peut provoquer le même ressenti. Il arrive que le soignant soit atteint dans son narcissisme, perçoive ce refus comme dirigé contre lui et se dise : « Je n’ai pas fait ce que j’aurais dû faire. »

6L’alimentation et ses rituels relèvent en grande partie d’un imaginaire qui accompagne le petit d’homme dès sa naissance et qui influence ses comportements alimentaires. Ainsi, par exemple, comme l’évoque Gérard Danou [1], au moment où Proust goûte sa madeleine, les réminiscences liées à la saveur ou à la forme du gâteau font resurgir tout un pan de son passé, avec son imaginaire, ses émotions. De même, chez nous, des événements et des affects liés à notre histoire vont resurgir à notre insu dans certaines situations. Lors d’une maladie grave, l’alimentation artificielle peut être perçue comme le cordon ombilical permettant de se relier à la vie et porte, de ce fait, une lourde charge symbolique. Elle renvoie à ces premières représentations de la fonction de nourrissage, signifiant amour et vie.

Arrêt de l’alimentation, culpabilité et processus de défense

7J’ai choisi d’exposer trois situations illustrant des difficultés auxquelles les équipes peuvent être confrontées, lors d’une décision concernant la mise en place – ou non – d’une alimentation artificielle. La liste n’en est pas exhaustive et je n’évoquerai pas les divers cas où cette prise de décision n’a posé aucun problème particulier.

8Au travers de ces trois situations, je tenterai d’analyser les questions et les affects qui peuvent surgir en lien avec une telle décision. Je n’aborderai pas le bien-fondé du choix thérapeutique et de la décision médicale avec ses questionnements éthiques spécifiques ; ceux-ci sont traités par ailleurs dans la suite de ce numéro. Je souhaite avant tout inviter à réfléchir sur les résonances que ces choix peuvent induire pour l’ensemble de l’équipe, avec leurs répercussions possibles sur le patient.

« Consoler notre conscience »

9La première situation concernait un patient de 75 ans, atteint de cancer en phase terminale et qui ne s’alimentait plus du tout. Le médecin et l’équipe soignante ont décidé de ne pas poser d’alimentation artificielle mais seulement une perfusion sous-cutanée, d’un demi-litre par jour. En fait, le patient ne demandait rien et l’équipe médicale n’avait pas estimé que l’hydratation procurerait, à ce malade-là, un plus grand confort ; mais les soignants ont éprouvé, quant à eux, le besoin d’hydrater le patient. L’infirmière disait à ce propos : « Il fallait, pour nous, consoler notre conscience. » En renonçant à empêcher le malade de mourir, la famille ou les soignants peuvent penser qu’ils sont responsables de sa mort, même si, en réalité, c’est la maladie qui va l’emporter. Pour se déculpabiliser de cette pensée, fantasmatique mais douloureuse, il faut des actes – « pour consoler notre conscience ».

10Dans cette situation, la mise en place d’une perfusion sous-cutanée, non envahissante pour le patient, a permis aux soignants de se sentir bien. Le bien-être du patient lui-même passait donc par cette décision, qui aidait les soignants à ne pas avoir l’impression d’abandonner le malade et à ne pas éprouver de sentiment de culpabilité. Si la culpabilité est trop présente, l’attitude des soignants vis-à-vis du patient ne sera pas juste mais marquée par un désir de protection, une volonté d’en faire trop…

« On arrête tout »

11Dans la deuxième situation, le patient de 95 ans, dément, refusait toute alimentation ; sans en discuter avec l’équipe, le médecin a pris la décision de ne pas poser de sonde – je rappelle ici que mon propos ne vise ni le bien-fondé de la décision médicale, ni celui de la prise en compte ou non de la demande d’un patient dément ; je m’intéresse à ce qu’a vécu l’équipe soignante.

12Cette décision a été ressentie par l’équipe comme un abandon. À son propos, les infirmières disaient : « On ne fait rien. » « On arrête tout. » « On n’a pas le droit de laisser quel qu’un mourir de faim ! » « Si on cautionne, on est complice. »

13Les mots exprimés sont révélateurs de ce qui est alors ressenti : « mourir de faim », « on est complice »… Comme si, dans les représentations des soignants, ne pas poser d’alimentation artificielle rendait complice d’un crime. Une forte culpabilité transparaît à travers ces termes et l’arrêt de la nutrition est vécu douloureusement : « On arrête tout. »

14Or, arrêter la nutrition ne veut pas dire arrêter les soins.

15De fait, l’équipe n’était pas encore prête à accepter l’arrêt de l’alimentation, peut-être parce qu’il n’ y avait pas eu de discussion préalable, peut-être pour d’autres raisons.

16Cette crainte d’abandonner un patient est souvent exprimée par les soignants : « Si on n’alimente pas le malade, si on ne l’hydrate pas, il va mourir parce que nous l’aurons abandonné. » Bien sûr, dans la réalité, le patient n’est pas abandonné ; mais dans le fantasme de chacun, cet arrêt de l’alimentation signifie condamnation à mort et génère un sentiment de culpabilité.

17La pensée que nos décisions vont provoquer la mort est sous-tendue par celle, inconsciente, que nous serions maîtres de la vie et de la mort. La culpabilité va de pair avec le fantasme de toute-puissance. Reconnaître qu’une personne de 95 ans arrive à la fin de sa vie, c’est accepter que la mort fasse partie de la vie ; admettre les limites de nos actions, consentir à notre part d’impuissance, peut aider à sortir de la culpabilité.

18Il arrive aussi que celle-ci soit liée à des désirs inconscients que nous n’assumons pas – à savoir notre propre ambivalence face à l’évolution de la maladie et à l’angoisse qu’elle génère en nous. Nous pouvons éprouver le désir – légitime – que tout cela s’arrête… mais cette pensée, insupportable pour le conscient, est aussitôt refoulée ; tandis que la culpabilité demeure, plus ou moins consciente.

19Pour essayer d’atténuer cette culpabilité, le médecin ou les équipes sont parfois tentés de proposer des traitements disproportionnés par rapport à l’état du patient, qui viennent colmater la culpabilité sans qu’elle puisse être reconnue consciemment.

« C’est trop violent »

20La dernière situation concernait une patiente de 94 ans, dépendante, avec de multiples pathologies lourdes mais non mortelles. Cette femme était très consciente. Elle exprimait que sa vie n’avait plus de sens et avait décidé de refuser toute alimentation, tout en acceptant de boire. Or, le médecin ne pouvait consentir à ce choix de ne plus se nourrir, et envisageait la pose d’une gastrostomie. D’où tension.

21Je n’entrerai pas dans la complexité de cette situation, qui a suscité beaucoup de résistances et de désaccords, mais tenterai d’analyser les répercussions de la souffrance de l’équipe sur la patiente. Dans un premier temps, en effet, la tension est apparue entre le médecin et la patiente ; mais ensuite, elle s’est manifestée entre l’équipe et le médecin. Une infirmière, qui vivait mal cette situation, disait alors : « Quand des personnes refusent de manger, le médecin veut poser une gastrostomie. Souvent, on l’impose, on ne demande pas son avis au patient ; c’est trop violent. »

22En dernier recours, cette équipe a su trouver les arguments permettant au médecin d’accepter que la patiente ne soit pas alimentée contre son gré. Lorsque la décision de ne pas mettre de sonde a été prise, la patiente n’a plus montré d’opposition et s’est apaisée.

23Dans ces différentes situations, la peur de faire mourir le patient en ne l’alimentant plus, ou bien la peur de l’abandonner, prédominaient tantôt chez le médecin, tantôt au sein de l’équipe. Pourtant, c’est à chaque fois le manque de communication qui a suscité la plus grande tension et qui a été source de souffrance au sein de l’équipe, la prise de décision étant unilatérale.

24Il est important qu’une décision de cet ordre concernant un patient soit portée devant l’équipe et commentée par elle.

25Une demande touchant à l’arrêt de l’alimentation met en mouvement nos représentations et nos résonances personnelles. Accepter de prendre du recul, se donner le temps de penser ensemble à l’écart des sollicitations du patient ou de la pression familiale, va permettre à chacun de se dégager de ces résonances personnelles et de réfléchir plus librement. Cette réflexion menée en équipe aidera les soignants à ne pas poser d’actes défensifs et favorisera l’élaboration d’une réponse adaptée.

26En effet, le fait d’entendre les arguments des uns et des autres, d’avoir ainsi la possibilité de les comprendre, permettra peut-être que la décision soit acceptée par l’ensemble des intervenants. L’expérience le montre bien : même si les regards divergent, lorsque la parole circule et que les questionnements de chacun sont entendus, la décision prise est alors plus facile à accepter. Il n’existe pas toujours de « bon choix » ; toute la question est de retenir celui qui sera le moins mauvais.

L’interaction soignants/soignés

27Ce temps de réflexion en équipe aura des conséquences directes pour le patient. En effet, le manque de communication, la souffrance de l’équipe, sa crainte d’ abandonner le malade risquent de retentir sur sa relation avec celui-ci et de provoquer des effets secondaires difficiles à cerner. Les difficultés des soignants, leur souffrance, seront, à leur insu, absorbées par le patient, qui pourra alors se sentir lui-même en difficulté ou en souffrance face à la proposition faite. C’ est toute la question du transfert et du contre-transfert qui se pose ainsi, question qu’il sera nécessaire de prendre en compte pour que la souffrance de l’équipe ne se transfère pas sur le patient, et pour que ce ne soit pas la souffrance de l’équipe qui soit traitée en lieu et place de la souffrance du patient.

28Celui-ci a réellement besoin que l’équipe soit cohérente avec ce qui est proposé. Une personne gravement atteinte est très réceptive à tout ce qui l’entoure. Bien souvent, ce n’est pas la décision – quelle qu’elle soit – qui est bonne ou néfaste pour le malade, mais le consentement ou la réticence de l’équipe à l’assumer.

29Au regard de ces situations, je voudrais évoquer Winnicott, pédiatre et psychanalyste anglais du siècle dernier, qui a beaucoup travaillé sur la relation du bébé et de sa mère [2]. L’enfant, pendant les premiers jours de la vie et même durant les premiers mois, va être tout pour la mère et la mère sera tout pour lui. Au fur et à mesure du temps qui passe, l’enfant va apprendre à s’adapter aux limites de la mère, c’est-à-dire accepter que la mère puisse ne pas être totalement bonne. Winnicott parle à ce propos d’une mère « suffisamment bonne », une mère qui peut s’occuper d’un bébé et lui apporter tout ce qu’il faut pour grandir, mais qui en même temps connaît des défaillances ; elle n’est pas toute-puissante, elle est imparfaite, et son enfant peut souffrir du fait de ses manques, ou bien la mère peut être impuissante à soulager son enfant.

30En intégrant cette notion de mère défaillante, de mère limitée, l’enfant va pouvoir apprendre à s’assumer, à trouver en lui-même les ressources qui lui permettront de s’ajuster à ces manques et de se construire.

31La mère ne peut pas tout pour son enfant, elle ne pourra pas empêcher son enfant de souffrir, mais elle est cependant présente et peut lui apporter du réconfort.

32De la même manière, le soignant, le médecin ou la famille, devront accepter à un moment de ne pas pouvoir « tout » pour le patient, de ne pas pouvoir l’empêcher de mourir. En acceptant cette limite, le soignant pourra apporter ce qu’il faut pour que la personne puisse vivre ces moments-là, les siens, dans son histoire, de la façon la moins inconfortable possible.

33Ce qui reste important pour Winnicott, en regard des défaillances, c’est la fiabilité : que la mère puisse continuer à porter son enfant, à l’entourer, à lui assurer une certaine sécurité de base.

34Apporter cette sécurité de base au patient lorsqu’on ne peut plus l’empêcher de mourir : voilà donc ce qui importe ; à travers le nursing, à travers le « holding », selon le mot de Winnicott – manière avec laquelle la personne peut être tenue, portée, accompagnée… Même s’il ne peut pas l’empêcher de mourir, le soignant accomplit quelque chose d’important en offrant cette sécurité-là au malade.

35C’est en effet l’accompagnement, le nursing, les paroles, qui vont alors permettre à la personne de se sentir vivante et importante aux yeux de l’autre.

36Dans son livre « le Moi-peau » [3], Didier Anzieu note combien la peau qui recouvre la surface du corps assure une fonction « contenante ». Les soins du corps appropriés aux besoins du malade vont contenir les angoisses archaïques et maintenir le psychisme en état de fonctionner.

37Il n’est pas rare qu’un patient très atteint revive des angoisses du tout petit enfant totalement dépendant, qu’il soit affecté par tout ce qui lui arrive. Des soins satisfaisants sont alors susceptibles de transformer ses sensations angoissantes en expériences vivifiantes, lorsqu’il entretient une relation de confiance avec les personnes qui l’entourent.

38Pour cela, il est important que le soignant se sente lui-même confiant dans sa capacité à être un bon soignant, même s’il ne peut être « totalement bon ». Cette confiance que le soignant éprouve dans sa capacité va retentir sur le patient. Celui-ci pourra alors se fier au soignant dans cet accompagnement. Et, comme le petit enfant face aux manques de sa mère, il trouvera en lui-même les ressources nécessaires pour s’ajuster progressivement à la situation qu’il a à vivre.

Notes

  • [1]
    Danou G. Le corps souffrant, Presses Universitaires de France, Champ Vallon, Mayenne, 1994.
  • [2]
    Winnicott D.W. Le bébé et sa mère, Coll. Science de l’homme, Payot, Paris, 1997.
  • [3]
    Anzieu D. Le Moi-peau, Dunod, Paris, 1985.
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