Laennec 2006/1 Tome 54

Couverture de LAE_061

Article de revue

La réanimation en début de vie

Pages 6 à 16

Notes

  • [1]
    Par exemple en salle de naissance, devant une situation au pronostic indéterminé : grande prématurité ou encore malformation non diagnostiquée en ante natal.
  • [2]
    Ropert J.C. Évaluation du prognostic en réanimation pédiatrique, Arch. Fr. Pédiatr., 1986, 43 : 569-70.
  • [3]
    Chabernaud J.L. Résumé des tables rondes des Journées parisiennes de Pédiatrie 1985, Arch. Fr. Pédiatr., 1986, 43 : 583-85.
  • [4]
    Notons au passage la progression dans la précision des formulations : poids de naissance en 1974, âge gestationnel en 1985, semaines d’aménorrhée aujourd’hui.
  • [5]
    Beaufils F. « Éthique et reanimation en pédiatrie », in : Journées d’Automne de la Société Française de Pédiatrie, Table ronde Éthique et pédiatrie, Arch. Fr. Pédiatr., 1993, 50: 437-39.
  • [6]
    Dehan M., Gold F., Grassin M., et al. “Dilemmes éthiques de la période périnatale : recommandations pour les decisions de fin de vie », Pour la Fédération nationale des pédiatres néonatalogistes, Arch. Pédiatr., 2001, 8 : 407-19.
  • [7]
    Beaufils F., Bourrillon A. « L’élaboration d’une decision d’ordre éthique en reanimation pédiatrique », Arch. Fr. Pédiatr., 1986, 43 : 571-74.
  • [8]
    Cuttini M., Kaminski M., Sarraci R., et al. “The EURONIC project : an european concerted action on information to parents and ethical decision making in neonatal intensive care”, Pediatric and Perinatal Epidemiology, 1997, 11 : 461-74.
  • [9]
    Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative au droit des maladies et à la qualité du système de santé.
  • [10]
    Quand cette consultation n’a pas pour unique but de « tester les connaissances » du médecin !
  • [11]
    Beaufils F., Bourrillon A. Op. cit.
  • [12]
    Beaufils F., Bourrillon A. Ibid
  • [13]
    La présence de médiatrices inter-culturelles et/ou d’ethnopsychologues est d’un grand secours dans ces situations.
  • [14]
    Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des maladies et à la fin de vie.
  • [15]
    Cf. Dehan M., Gold F., Grassin M., et al. Op. cit.
    Verhagen A.A.E., Sauer P.J. “End-of-life decisions in newborn : an approach from the Netherlands”, Pediatrics, 2005, 116 : 736-39.
    Verhagen E, Sauer P.J. “The Groningen Protocol - Euthanasia in Severely Ill Newborns”, N. Engl. J. Med., 2005, 35 959-62.
  • [16]
    Sans sous-estimer la difficulté d’établir ce qui est tolerable et ce qui ne l’est pas.
  • [17]
    Cf. Dehan M., Gold F., Grassin M., et al. Op. cit.
  • [18]
    Verhagen E., Sauer P.J. “The Groningen Protocol - Euthanasia in Severely Ill Newborns”, Op. cit.
  • [19]
    CCNE, Rapport et recommandations n° 65, 14 septembre 2000. Réflexions éthiques autour de la réanimation néonatale
  • [20]
    Peut-être aussi faudrait-il envisager, pour éviter des questions aussi graves, de mettre des limites aux tentatives thérapeutiques difficiles dès lors qu’elles comportent des risqué importants de générer des handicaps. Mais, outre que cela est déjà fait, on imagine la difficulté de définir des critères de décision ; par ailleurs, il est essentiel de garder à l’esprit qu’aucun des progrès évoqués précédemment n’aurait été possible sans une audace thérapeutique raisonnée.
  • [21]
    CCNE, Op. cit.
  • [22]
    Je m’en tiendrai à uneremarque : il me semble contestable d’avancer que « la possibilité de limiter ou d’interromprees traitements, voire de recourir à des arrêts de vie, fait partie intégrante de la prise en charge du patient » Cf. Dehan M., Gold F., Grassin M., et al. Op. cit. Si limiter ou interrompre les traitements s’accorde avec la nécessité « d’éviter toute obstination déraisonnable », recourir à des arrêts de vie n’est pas de même nature et comporte plus de risques de dérives que d’aide à la prise de décisions.
  • [23]
    Ducruet J. « L’éthique des décisions de fin de vie en réanimation néonatale », Laennec, 2002, 3 : 8-25.

1La réanimation néonatale a débuté voici un peu plus de quarante ans. À peine faisait-elle ses premiers pas qu’elle était mise en cause par certains qui l’accusaient de « fabriquer des encéphalopathes ». Très rapidement cependant, elle s’imposait comme incontournable, d’autant qu’un certain nombre d’enfants survivaient « quoiqu’on ne fasse pas ». Laissés pour morts ou devant mourir, ils « s’imposaient pour vivre ». Pris en charge secondairement après avoir subi hypothermie, hypoxie, hypoglycémie (etc.), nombre d’entre eux conservaient les séquelles d’une abstention qui ne s’était guère embarrassée d’éthique. Pour prévenir de tels atermoiements, les équipes décidèrent que, dans l’urgence, on devait réanimer immédiatement tout nouveau-né en situation de détresse et ne pas laisser se créer, par négligence, des lésions irréversibles.

La réanimation d’attente

2Pour autant, la question des séquelles ne pouvait être éludée. En effet, cette nouvelle médecine, tout en permettant la survie de nombreux nouveau-nés, prématurés ou nés à terme atteints de pathologies médicales, tout en facilitant par ailleurs la cure chirurgicale de malformations graves, laissait néanmoins survivre des enfants porteurs de séquelles plus ou moins importantes et à l’origine de handicaps majeurs. C’est pourquoi il allait être rapidement admis que ce choix de réanimer en toutes circonstances [1] impliquait de renoncer à poursuivre la réanimation s’il s’avérait, après quelques jours, que la survie serait acquise au prix de séquelles majeures. Ainsi naissait le concept de « réanimation d’attente », temps mis à profit pour évaluer la situation avec tous les critères requis par la science. Formulé explicitement alors que cette médecine se pratiquait depuis une vingtaine d’années [2], ce concept a généré des bénéfices évidents ; il n’en pose pas moins aujourd’hui de redoutables questions.

Des bénéfices inestimables

3Dans le domaine de la grande prématurité, le concept de réanimation d’attente a encouragé les néonatalogistes à abaisser de plus en plus les limites de prise en charge de la grande prématurité. Dans les années soixante-dix, on n’admettait pas en réanimation pédiatrique un nouveau-né pesant moins de 1500 grammes. En 1985, les néonatalogistes faisaient référence aux enfants de moins de 30 semaines d’âge gestationnel [3]. Aujourd’hui, la limite de 25 semaines d’aménorrhée est de moins en moins discutée et bien des équipes descendent jusqu’à 24, voire 23 semaines [4].

4En anténatal, dans les situations difficiles, obstétriciens et néonatalogistes ont pris l’habitude de discuter ensemble le pronostic et la prise en charge des fœtus menacés dans leur développement – par exemple pour peser les avantages et les risques respectifs de la poursuite d’une grossesse ou de l’extraction prématurée d’un fœtus très hypotrophe mais risquant de mourir in utero. « C’est parce que je sais que le réanimateur saura, éventuellement, prendre la décision de renoncer, que j’accepte l’extraction de certains enfants à la fois hypotrophes et très prématurés, disent nombre d’obstétriciens. Autrement, je préférerais laisser aller la grossesse et l’enfant mourir in utero. »

5Le concept de réanimation d’attente a, par ailleurs, indirectement contribué au progrès de la médecine fœtale : celle-ci a pu s’engager dans le traitement, en cours de grossesse d’affections médicales, troubles du rythme, problèmes endocriniens, toxoplasmoses, ou encore dans le drainage in utero des épanchements liquidiens intra-thoraciques.

6En chirurgie enfin, il a encouragé les praticiens à tenter des interventions de plus en plus délicates et aléatoires sur des malformations congénitales d’une particulière gravité.

7S’il ne faut pas exagérer le rôle de ce concept, dont la formulation est d’ailleurs assez particulière à la France, il est d’autant plus difficile de le méconnaître qu’avec le temps, la mise en œuvre de la « réanimation d’attente » soulève des questions de plus en plus complexes.

Les pièges de la réanimation d’attente

8C’est par cette expression qu’en 1993, je faisais référence aux questions qui allaient rapidement résulter des progrès -de la réanimation [5]. De fait, aujourd’hui, de nombreux nouveau-nés gravement malades survivent ; bien plus, la proportion de ceux qui deviennent rapidement autonomes.par rapport aux techniques de réanimation ne cesse d’augmenter. Ainsi, par exemple, de nombreux grands prématurés atteints de détresse respiratoire sont autonomisés de la ventilation mécanique dès les premières heures (voire les premières minutes) ou les premiers jours de leur séjour en réanimation. Mais, bien souvent, ce n’est que plus tard que seront diagnostiquées des lésions cérébrales responsables ultérieurement de handicaps majeurs.

9De même des nouveau-nés à terme, victimes d’encéphalopathie anoxo-ischémique, sont-ils susceptibles d’être sauvés dans les premières heures de vie et rendus rapidement indépendants des techniques, alors qu’ils vont conserver de gravissimes séquelles.

10Tenus au courant plusieurs fois par jour de l’état de leur enfant, les parents passent successivement en quelques heures, ou en quelques jours, de la crainte d’une mort imminente à l’espoir retrouvé d’une survie inespérée, et bientôt à la consternation avec l’annonce d’une forte probabilité de handicap majeur. À ce stade, bien souvent, et contrairement à ce que l’on observait voici une vingtaine d’années, la décision éventuelle d’arrêter la réanimation ne conduit plus au décès de l’enfant, puisque sa vie ne dépend plus de celle-ci.

11Ces évolutions, qui apparaissent finalement pires qu’un décès, placent les réanimateurs dans une situation de responsabilité difficile à gérer. Ont-ils eu tort de réanimer ces nouveau-nés ? Et si l’on considère que le principe de réanimation d’attente doit être maintenu, que faire devant ces évolutions désastreuses ? Poursuivre les traitements ou les interrompre, voire interrompre la vie ?

12Les néonatalogistes français, regroupés au sein de la Fédération nationale des pédiatres néonatalogistes (FNPN), ont mené pendant plusieurs années une réflexion difficile et douloureuse en consultant de nombreux experts : philosophes, sociologues, juristes et membres du Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE) ; ils ont adopté une position qui, pour n’être ni normative, ni légale, n’en guide pas moins les décisions d’un grand nombre d’équipes [6], conduisant chaque année à un certain nombre d’arrêts de réanimation ou d’arrêts médicalisés de vie. Travaillant aux côtés des obstétriciens et participant régulièrement à la discussion d’interruptions médicales de grossesses, certains vont jusqu’à s’interroger sur la frontière existant entre la période anténatale, pendant laquelle une interruption de grossesse pour motif médical peut être légalement envisagée, et la période postnatale, où l’arrêt de vie délibéré est considéré comme un infanticide.

13Avant de réfléchir aux questions posées par les arrêts de réanimation et par les arrêts de vie, je voudrais évoquer les changements intervenus dans le contexte des discussions éthiques, et notamment la question de l’implication des parents.

La place des parents dans les décisions éthiques : quand le monde change

14En anténatal, il appartient légalement à la mère (aux parents), informée des constatations faites sur le fœtus, de demander, si elle le souhaite, l’interruption médicale de grossesse. En postnatal, la situation est fondamentalement différente. Les parents ne sont pas censés demander un arrêt de réanimation. Quand ils le font, ce qui est fréquent, le premier réflexe des médecins est de ne pas donner suite à une telle demande, même dans les cas où elle paraît tout à fait fondée. Ce sont le plus souvent les équipes médicales qui prennent la décision de poursuivre ou d’interrompre une réanimation. Leur préoccupation est d’éviter toute attitude qui semblerait laisser reposer sur les parents la responsabilité d’un tel choix. J’ai personnellement beaucoup défendu cette manière de faire [7].

15Cette position, qualifiée de paternaliste, prévaut encore largement en France tandis qu’elle est rejetée dans beaucoup d’autres pays [8]. Mais, depuis vingt ans, plusieurs éléments ont modifié le statut et le vécu des parents :

  • aujourd’hui, dans la plupart des cas, la naissance d’un grand prématuré hypotrophe fait suite à une grossesse menée dans des conditions difficiles. Assez souvent, celle-ci n’a été possible que grâce à une procréation médicalement assistée, et il n’est pas exclu qu’elle soit l’unique grossesse. Elle en est d’autant plus intensément investie ;
  • par ailleurs, les parents sont de mieux en mieux informés : émissions de télévision, reportages, revues, leur expliquent la grande prématurité, la chirurgie des malformations, les enjeux, les risques de séquelles et même, parfois, l’existence de discussions éthiques. De nombreux parents ont accès à Internet et le consultent immédiatement après avoir rencontré le médecin, voire avant ;
  • enfin, la loi du 4 mars 2002 a renforcé l’obligation d’informer les familles [9]. Elle a de plus autorisé celles-ci à demander, dans des conditions bien définies, la communication du dossier médical dans son intégralité.
Certes, les informations dispensées par les médias ne sont pas toujours exactes, la compréhension de ce que lisent les parents sur Internet est souvent très approximative [10] et la prise de connaissance de l’intégralité du dossier n’est pas systématiquement accompagnée des explications d’un médecin, comme cela est prévu. En outre, l’esprit de revendication n’est jamais loin et sa crainte parasite bien des réponses du corps médical aux interpellations qui lui sont adressées. Mais, quelles que soient les réserves ainsi émises, il reste que ces évolutions traduisent le désir croissant des parents, sinon de prendre leurs responsabilités dans les décisions, du moins de ne pas en être écartés a priori.

16C’est pourquoi il me paraît de plus en plus difficile et discutable de débattre la poursuite ou l’arrêt des soins en réanimation sans être réceptif au désir d’une famille de s’impliquer dans des décisions qui engagent toute son existence. Certes, ce sont bien les parents qui vont porter toute leur vie le poids de l’accompagnement et de la prise en charge d’un enfant atteint d’un handicap grave ; mais ce sont eux, aussi, qui conserveront jusqu’à leur dernier souffle le souvenir de l’enfant mort. Au minimum cicatrice indélébile, ce souvenir demeurera « une plaie à vif » si la mort a résulté d’une décision qui, a posteriori, n’a pas été reconnue par eux comme inéluctable, notamment parce qu’elle n’a pas été comprise. Aussi, s’il reste discutable de placer des parents en situation de « décider » de la vie ou de la mort de leur enfant, il faut être prêt à les associer à cette décision s’ils en paraissent profondément désireux, et admettre qu’ils puissent refuser la décision d’arrêter la réanimation ou au contraire y souscrire pleinement, sans risque d’en être culpabilisés.

17Ainsi, différents faits me conduisent à remettre en cause la position que j’ai défendue il y a vingt ans [11] :

  • en premier lieu, j’ai perçu dans de multiples entretiens que notre crainte de faire porter aux parents la responsabilité de la décision ne s’accordait pas avec le vécu d’un certain nombre d’entre eux, qui se plaçaient lucidement et sereinement devant leurs responsabilités vis-à-vis de l’enfant, de la fratrie et d’eux-mêmes ;
  • d’autre part, les évolutions évoquées précédemment à propos de l’information ont profondément transformé les termes de notre dialogue avec les familles. Celles-ci ont-elles mêmes modifié leur comportement. Auparavant, les parents n’entraient pas dans les services puisqu’ils n’y étaient pas autorisés. Aujourd’hui, au contraire, et heureusement, la plupart d’entre eux sont présents de longues heures aux côtés de leur enfant, y compris pendant les soins courants – auxquels ils participent de plus en plus souvent. Cette présence contribue à rendre réelle pour la mère et pour le père une parentalité que l’hospitalisation immédiate à la naissance tend à « gommer ». Elle fait pleinement entrer l’enfant dans la famille, ce qui conduit beaucoup de parents à amener leur(s) aîné(s) – avec notre accord – auprès du petit frère ou de la petite sœur ;
  • enfin, dans les années 1980, nous avions le souci de ne pas placer des parents dans une situation génératrice de conflits lorsque nous percevions que les souhaits de l’un et de l’autre étaient différents [12]. Aujourd’hui, de nombreuses mères vivent seules la naissance, qu’il s’agisse de mères célibataires ou de femmes que le procréateur a abandonné, soit lors du diagnostic de grossesse, soit quand des difficultés sont apparues.
Nous sommes donc conduits à délivrer des informations de plus en plus précises sur la gravité, les séquelles possibles, les décisions que nous envisageons de prendre. Ce faisant, nous ne proposons pas explicitement aux parents de prendre position sur ces décisions ; mais nous n’évitons pas que certains s’engagent, notamment en demandant qu’on ne continue pas la réanimation s’il doit y avoir un handicap grave. Cette attitude, cependant, est loin d’être généralisée : bien des parents s’en remettent à ce qui leur est dit de l’état de leur enfant et aux conclusions qu’en tirent les médecins. Ici réside d’ailleurs l’une des plus grandes difficultés : comment informer sans influencer ? Comment mettre objectivement les parents en situation d’exprimer ce qu’ils désirent réellement ? Comment ne pas risquer d’induire ce qu’ils vont dire par la manière dont on les informe ?

18L’information peut comporter par ailleurs des difficultés particulières liées aux origines culturelles, dont la diversité s’accroît du fait des phénomènes de migration. Aborder la question de la fin de vie ne se fait pas de la même manière selon qu’une famille est originaire d’Asie, d’Afrique, d’Europe de l’Est ou encore suivant la religion qu’elle pratique. Nous sommes souvent désarmés devant des attitudes qui demandent à être analysées, décryptées et, bien sûr, respectées dès lors qu’elles reflètent ce que vivent profondément ces familles dans leur humanité. Nous avons dû apprendre, par exemple, que les Musulmans peuvent entendre que leur enfant est gravement malade, que nous sommes très inquiets, mais pas « qu’il va mourir » et encore moins que nous allons « interrompre la réanimation », puisque c’est Dieu qui « donne la vie et qui la reprend ». Nous sommes complètement démunis devant les attitudes de Chinois qui arrivent en France sans connaître un mot de français et dont la culture est bien différente de la nôtre [13].

Questions de fin de vie et questions de début de vie

19Dans le contexte ainsi resitué, revenons à la question proprement dite des arrêts de réanimation et des arrêts de vie. La position à adopter en réanimation néonatale ne devrait-elle pas se fonder a priori sur le code de déontologie et sur la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie [14] ? Arrêter la réanimation dans des situations où sa poursuite tiendrait de « l’obstination déraisonnable » est non seulement admis, mais recommandé. Par contre, le médecin « n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort ». Comment considérer, alors, le fait que des réanimateurs néonataux, notamment en France et aux Pays Bas, envisagent la possibilité d’un arrêt de vie actif chez certains nouveau-nés [15] ?

20À bien y réfléchir, je crois qu’il existe une différence fondamentale entre les discussions autour de la « fin de vie », qui me semblent avoir été au cœur des débats les plus récents et des réflexions des parlementaires, et celles qui se déroulent en réanimation néonatale et qui concernent le « début de vie ». C’est d’une vie qui commence que s’occupent les néonatalogistes. Une vie qui, le plus souvent, heureusement, va être normale et source de joie et d’épanouissement pour l’enfant et sa famille. Plus rarement, la vie va être sauvée au prix de handicaps apparemment limités [16]. Mais dans un petit nombre de cas, la qualité de la vie qui commence est d’emblée compromise par une pathologie congénitale ou acquise (séquelles d’anoxo-ischémie notamment) d’une extrême gravité. Un tel constat place les néonatalogistes devant la prise de conscience angoissante d’avoir permis la survie d’un enfant porteur de graves atteintes motrices, sensorielles, cognitives, considérées comme incompatibles avec un développement normal et source de grandes souffrances pour lui-même et sa famille.

21C’est dans de telles situations que les pédiatres de la FNPN, « en donnant la priorité à l’intérêt supérieur de l’enfant et au principe de justice, c’est-à-dire d’équité entre tous les patients », envisagent « l’éventualité d’un arrêt médicalisé de vie », dès lors que sont respectés scrupuleusement certains principes et notamment celui de la collégialité dans les discussions [17].

22Les pédiatres néerlandais, à partir d’une analyse voisine, ont rédigé un protocole encadrant la réalisation d’euthanasies pour des nouveau-nés gravement atteints [18]. Dans ce protocole, la première condition requise est le plein agrément des parents sur la base d’une information approfondie : « The parents must agree fully, on the basis of a thorough explanation of the condition and prognosis. »

23La position des experts du CCNE sur les arrêts de vie est des plus prudentes [19]. Après avoir décrit de manière exhaustive les différentes situations et souligné leur caractère dramatique, ils écrivent : « C’est en effet dans ces situations tragiques que l’éventualité d’un arrêt médicalisé de vie est parfois envisagée. Il s’agirait alors d’une transgression évidente de la loi. Mais peut-être faut-il, face à des drames pour lesquels il n’existe aucune solution satisfaisante, comprendre une telle transgression. » [20] Ils poursuivent en indiquant « Quelle que soit la solution retenue, qu’elle transgresse ou non la loi selon les textes en vigueur, il convient de garantir que la décision prise est l’aboutissement d’une démarche transparente et progressive, menée en conscience, avec humanité, dans le souci de respecter au mieux les parents, seuls à pouvoir prendre la mesure du poids de l’avenir qui s’ouvre devant eux. » [21]

24Mon propos n’est pas de prendre position sur ces textes [22]. Cela a déjà été fait, avec beaucoup de clarté, dans cette revue [23]. Au-delà de ces déclarations, pour chaque équipe de néonatalogie, les questions resurgissent dramatiquement dans leur complexité et leur singularité devant chaque enfant et ses parents. La loi précitée du 22 avril 2005 constitue une avancée remarquable pour aider les soignants –médecins et infirmières – à aborder les situations de fin de vie ; mais elle laisse les néonatalogistes, placés au début de la vie, à la recherche d’un difficile équilibre entre les déclarations sur « l’intransgressable transgressable » et l’interdit de donner la mort.

25Intervenir au début de la vie, c’est être partie prenante dans les démarches d’élaboration d’un projet de vie pour l’enfant, fut-ce pour un temps bref. L’on ne peut donc pas admettre que tant de familles aient à assumer une exceptionnelle charge de souffrances de toutes natures (souffrances pour l’enfant, futur adulte ; pour la fratrie ; pour les couples) sans que nos sociétés, qui se préoccupent à juste titre du respect de la vie, ne s’engagent à le faire bien au-delà de la période néonatale. Cela est d’autant plus important que, très souvent, ces situations s’observent dans des familles en situation socio-économique particulièrement défavorisée. La médecine périnatale a repoussé les limites de la très grande prématurité et permis de spectaculaires progrès dans le traitement des malformations congénitales graves ; mais, depuis trente ans, le nombre absolu de handicaps d’origine périnatale ne diminue pas. Aucun pays ne devrait développer, financer et maintenir un programme périnatal ambitieux sans développer, financer et maintenir un programme non moins ambitieux de prise en charge du handicap et d’accompagnement des familles.

Notes

  • [1]
    Par exemple en salle de naissance, devant une situation au pronostic indéterminé : grande prématurité ou encore malformation non diagnostiquée en ante natal.
  • [2]
    Ropert J.C. Évaluation du prognostic en réanimation pédiatrique, Arch. Fr. Pédiatr., 1986, 43 : 569-70.
  • [3]
    Chabernaud J.L. Résumé des tables rondes des Journées parisiennes de Pédiatrie 1985, Arch. Fr. Pédiatr., 1986, 43 : 583-85.
  • [4]
    Notons au passage la progression dans la précision des formulations : poids de naissance en 1974, âge gestationnel en 1985, semaines d’aménorrhée aujourd’hui.
  • [5]
    Beaufils F. « Éthique et reanimation en pédiatrie », in : Journées d’Automne de la Société Française de Pédiatrie, Table ronde Éthique et pédiatrie, Arch. Fr. Pédiatr., 1993, 50: 437-39.
  • [6]
    Dehan M., Gold F., Grassin M., et al. “Dilemmes éthiques de la période périnatale : recommandations pour les decisions de fin de vie », Pour la Fédération nationale des pédiatres néonatalogistes, Arch. Pédiatr., 2001, 8 : 407-19.
  • [7]
    Beaufils F., Bourrillon A. « L’élaboration d’une decision d’ordre éthique en reanimation pédiatrique », Arch. Fr. Pédiatr., 1986, 43 : 571-74.
  • [8]
    Cuttini M., Kaminski M., Sarraci R., et al. “The EURONIC project : an european concerted action on information to parents and ethical decision making in neonatal intensive care”, Pediatric and Perinatal Epidemiology, 1997, 11 : 461-74.
  • [9]
    Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative au droit des maladies et à la qualité du système de santé.
  • [10]
    Quand cette consultation n’a pas pour unique but de « tester les connaissances » du médecin !
  • [11]
    Beaufils F., Bourrillon A. Op. cit.
  • [12]
    Beaufils F., Bourrillon A. Ibid
  • [13]
    La présence de médiatrices inter-culturelles et/ou d’ethnopsychologues est d’un grand secours dans ces situations.
  • [14]
    Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des maladies et à la fin de vie.
  • [15]
    Cf. Dehan M., Gold F., Grassin M., et al. Op. cit.
    Verhagen A.A.E., Sauer P.J. “End-of-life decisions in newborn : an approach from the Netherlands”, Pediatrics, 2005, 116 : 736-39.
    Verhagen E, Sauer P.J. “The Groningen Protocol - Euthanasia in Severely Ill Newborns”, N. Engl. J. Med., 2005, 35 959-62.
  • [16]
    Sans sous-estimer la difficulté d’établir ce qui est tolerable et ce qui ne l’est pas.
  • [17]
    Cf. Dehan M., Gold F., Grassin M., et al. Op. cit.
  • [18]
    Verhagen E., Sauer P.J. “The Groningen Protocol - Euthanasia in Severely Ill Newborns”, Op. cit.
  • [19]
    CCNE, Rapport et recommandations n° 65, 14 septembre 2000. Réflexions éthiques autour de la réanimation néonatale
  • [20]
    Peut-être aussi faudrait-il envisager, pour éviter des questions aussi graves, de mettre des limites aux tentatives thérapeutiques difficiles dès lors qu’elles comportent des risqué importants de générer des handicaps. Mais, outre que cela est déjà fait, on imagine la difficulté de définir des critères de décision ; par ailleurs, il est essentiel de garder à l’esprit qu’aucun des progrès évoqués précédemment n’aurait été possible sans une audace thérapeutique raisonnée.
  • [21]
    CCNE, Op. cit.
  • [22]
    Je m’en tiendrai à uneremarque : il me semble contestable d’avancer que « la possibilité de limiter ou d’interromprees traitements, voire de recourir à des arrêts de vie, fait partie intégrante de la prise en charge du patient » Cf. Dehan M., Gold F., Grassin M., et al. Op. cit. Si limiter ou interrompre les traitements s’accorde avec la nécessité « d’éviter toute obstination déraisonnable », recourir à des arrêts de vie n’est pas de même nature et comporte plus de risques de dérives que d’aide à la prise de décisions.
  • [23]
    Ducruet J. « L’éthique des décisions de fin de vie en réanimation néonatale », Laennec, 2002, 3 : 8-25.
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