Notes
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Le sida, Rumeurs et faits, grands entretiens réalisés par E. Hirsch, Cerf, 1987
Le devoir de non-abandon, Pour une éthique hospitalière du soin, Emmanuel Hirsch, préface de Didier Sicard. Cerf, 2004, 324 p., 25 €
1Dans le domaine de l’éthique appliquée au soin, on pourrait craindre la redondance des publications ou, pire, leur inutilité. La richesse de ce nouvel ouvrage d ’Emmanuel Hirsch montre qu’il n’en est rien. L’acte de soin, « expression la plus sensible du témoignage de nos obligations à l’égard de l’autre », est révélateur « des valeurs d’humanité auxquelles une société s’attache ». Par cet acte, les soignants s’engagent à ne pas abandonner leur patient, en particulier dans les situations extrêmes – ce que E. Hirsch appelle « devoir de non-abandon ». L’auteur élargit notre réflexion à l’ensemble de l’espace hospitalier qu’il considère comme « un enjeu propre à une approche philosophique ».
2S’appuyant sur la riche expérience acquise depuis des années, en particulier au sein de l’Espace éthique de l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris, il explore les éthiques du soin, de la rencontre dans la maladie, du devoir d’hospitalité, de l’accompagnement. Avec le recul d’une réflexion menée tôt sur le sida [1] il relit les bouleversements que le « modèle sida » a apporté à la prise en charge des patients – accès aux soins, à l’information, aux protocoles expérimentaux et aux traitements, à la qualité de l’existence – et montre leur actualité pour l’accueil, au sein des hôpitaux, des personnes en situation de précarité ou d’extrême vulnérabilité.
3Enfin, E. Hirsch consacre deux chapitres aux « pratiques d’exception » que sont les innovations thérapeutiques et l’autopsie. Ce dernier chapitre est particulièrement intéressant et original puisqu’il exhume une pratique quasi occulte pour y réfléchir et essaye de définir des principes éthiques qui la réhabiliteraient morale ment et, par là, la rendrait socialement acceptable. Dans le but de concilier respect du corps et utilité du développement des connaissances, l’auteur propose une « exception d’autopsie ». Cette pratique « au-delà de la mort », « située aux extrêmes du soin » mérite, en effet, toute notre attention. Elle aussi relève de ce devoir de non-abandon qui interpelle nos pratiques et forme la clef de voûte de l’ouvrage.
4La faculté qu’a l’auteur de comprendre les problèmes auxquels le soignants sont affrontés, la finesse de son analyse et l’intérêt de repères éthiques qu’il propose, sont remarquables. Ce livre éclairera donc non seulement ceux qui pratiquent le soin mais aussi les décideurs dans le domaine de la santé. Organiser la prise en charge des patients nécessite en effet d’avoir une claire vision des enjeux qui se posent au cœur du soin ; cela exige aussi de mettre à disposition des soignants des structures et modes de fonctionnement qui créent les conditions favorables au respect de cette exigence de non-abandon.
5Dominique Poisson
La génétique, science humaine, Muriel Fabre-Magnan et Philippe Moullier (dir.) , Belin, « collection Débats », 2004, 303 p., 19,90 €
6Cet ouvrage rassemble des contributions de plusieurs biologistes, médecins, juristes et d’un historien des sciences sur les développements de la génétique aujourd’hui, ce qui en fait l’un des intérêts majeurs. Deux articles historiques font le point sur l’émergence d’une science de l’hérédité et ses développements les plus contemporains. André Pichot, dans « Hérédité et pathologie », montre bien que la connaissance des maladies héréditaires précède la notion d’hérédité et de gène. Michel Morange, dans « Déconstruction de la notion de gènes », expose de façon très remarquable les débats les plus récents sur l’identité floue, au niveau structural et fonctionnel, des gènes. Pour autant, ceux-ci ne perdent pas leur pertinence dans la pratique expérimentale.
7Une deuxième partie fait le point sur les questions naissant de la pratique de la thérapie génique et du clonage. Dans les deux cas, le risque est grand de passer trop vite de l’expérimentation sur l’animal à des traitements aventureux sur l’homme. Philippe Moullier rapporte le cas tragique d’un jeune homme de dix-huit ans décédé aux États-Unis par suite de l’empressement d’un médecin à expérimenter un nouveau traitement sur l’être humain, alors que le vecteur des gènes modifiés (un adénovirus) présentait une toxicité très grande chez les chimpanzés. Les espérances de soin de la maladie d’Alzheimer ou de l’athérosclérose par le clonage thérapeutique sont si vives dans l’imaginaire de notre société que, là aussi, le risque est grand de passer à l’expérimentation sur l’homme. Pourtant, Laurent Degos souligne qu’aucune vertu thérapeutique n’a été prouvée chez l’animal : « Tout au plus la cellule transférée reste vivante et fonctionnelle » (p. 149). L’injection de cellules souches issues d’un embryon cloné provoque toujours un risque de cancer (tératocarcinome).
8Les nouvelles possibilités d’action de la génétique posent des questions juridiques aiguës quant à l’eugénisme et la brevetabilité du vivant. Muriel Fabre-Magnan décrit bien l’émergence d ’un eugénisme individuel, choisi, libéral, bien différent de l’eugénisme collectif, imposé, de la période nazie ; pour autant, la société doit elle faire droit à tous les désirs individuels et nier la fonction anthropologique du droit, qui est plus qu’un ensemble de règles arbitraires et changeantes ? On peut regretter toutefois que l’auteur endosse trop rapidement certaines présentations de l’eugénisme : le « Darwin eugéniste » (pp. 191-192) dépend d’une lecture très unilatérale de Darwin par André Pichot.
9Les auteurs juristes de ce livre (Alain Supiot, Muriel Fabre-Magnan, Pierre Legendre) soulignent fortement le rôle que joue le droit dans « la fabrique de l’homme occidental » en énonçant les limites de la vie et de l ’humain. La neutralité du droit par rapport aux conceptions de l’homme est illusoire.
10C’est dans ces parties-là du livre (prologue, conclusions et épilogue) que le lecteur pourra découvrir un ton engagé et des survols historiques suggestifs mais rapides sur les rapports de l’anthropologie et du droit : la génétique reste une science humaine. Toutefois des nuances manquent, et certains éléments devraient être franchement développés. L’entretien avec Pierre Legendre est de ce point de vue assez difficile à suivre.
11En résumé, un livre à conseiller à tous ceux qui veulent réfléchir aux développements de la génétique et à leurs implications anthropologiques, juridiques et éthiques.
12Éric Charmetan
Je vous emmène, Joyce Carol Oates , Stock, « Les mots étrangers », 2004, 412 p
13Poétesse et romancière américaine, née en 1938 dans l’état de New York, Joyce Carol Oates fait ses études à la Syracuse University ; elle devient professeur de littérature à l’Université de Princeton tout en se consacrant à l’écriture. Ses ouvrages sont publiés dans le monde entier et, à deux reprises, elle a fait partie des « finalistes » du prix Nobel.
14Ce dernier roman ne serait-il pas plutôt une autobiographie ? Les similitudes entre la narratrice et l’auteur sont multiples : même enfance solitaire, mêmes études universitaires.
15La description de la volonté, des doutes, de la conscience de sa propre valeur mais aussi des regrets et des blessures est vibrante d’authenticité. Mais toute adolescente n’a-t-elle pas connu ces tourments ?
16Il est difficile pour une jeune étudiante douée, mais pauvre, de tracer son chemin.
17La rage, l’ironie, la peur, les provocations, les complaisances jalonnent son parcours. Pour concrétiser ses hésitations identitaires, elle change son propre prénom suivant les circonstances et les interlocuteurs !
18Si elle doit travailler pour payer ses études, elle connaît cependant ses propres ressources intellectuelles et morales.
19Féroces sont les portraits de ses « sœurs » universitaires et de la directrice anglaise de sa « maison ». Elle tente d’acheter l’amitié des premières en faisant leurs devoirs et la seconde cherche à établir avec elle un rapport de fascination-répulsion.
20Ses condisciples ne pensent qu’à dépenser leur argent en sorties, qui tournent souvent en beuveries, en tenues et maquillages destinés à trouver le petit ami qui fera le mari idéal. Elle-même tombe amoureuse ; il est noir, de dix ans son aîné, brillant, mais il ne veut pas être aimé. Elle l’aimera avec passion et sincérité en bravant tous les interdits.
21Dans un style alerte, Joyce Carol Oates dépeint avec jubilation, rage et amour cette Amérique bien pensante des années soixante, confrontée aux premiers conflits sociaux et raciaux.
22Elle parsème ce portrait de réflexions philosophiques, faisant appel à Platon et Spinoza.
23Ce dernier roman serait un autoportrait ? Alors le lecteur ne sera pas étonné du dénouement.
24Catherine Audras
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Le sida, Rumeurs et faits, grands entretiens réalisés par E. Hirsch, Cerf, 1987