Laennec 2005/1 Tome 53

Couverture de LAE_051

Article de revue

Judaïsme et don d'organe

Pages 38 à 51

Notes

  • [*]
    Département de recherché en éthique, Faculté de Médecine Paris-Sud 11 – 94 276 Le Kremlin- Bicêtre Cedex.
  • [1]
    Ézéchiel, 36, 26.
  • [2]
    Baruch H. « Introduction aux lois de la Toumah», Revue d’histoire de la médecine hébraïque, oct. 1954.
  • [3]
    Le terme habituellement retenu est celui de « décisionnaires ». L’approche relève en toutes circonstances du cas particulier et l’on reconnaît à certains décisionnaires une competence plus spécifique dans les domains qu’ils ont approfondi. De telle sorte que les response qu’ils formulent dans le cadre des sollicitations qui leurs sont adressées (cheélot ou-techouvot, questions et réponses) peuvent constituer des références en termes de formulation d’une décision proposée – tout en considérant que l’étude au cas par cas se refuse à toute généralité, à toute préconisation abstraite d’une évaluation en situation, toujours singulière.
  • [4]
    Lévinas E. « L’éthique est transcendence », in : Médecine et éthiqueLe devoir d’humanité, Hirsch E. (sous la direction de), Cerf, Paris, 1990.
  • [5]
    Ricœur P. Lectures 1. Autour du politique, Points Seuil, Essais, Paris, 1990
  • [6]
    Lévitique, 19, 16.
  • [7]
    Rachi (Rabbi Chlomo Yitshaki, 1040-1105) est l’un des plus illustres commentateurs de la Bible et du Talmud
  • [8]
    Deutéronome, 22, 3.
  • [9]
    Codification de la loi religieuse juive établie au XVIe siècle par Joseph Caro
  • [10]
    Baruch H. Essais sur la medicine hébraïque dans le cadre de l’histoire juive, Zikarone, Paris, 1973.
  • [11]
    Ézéchiel Landau (1713-1793), éminent talmudiste, rabbin de Prague de 1755 jusqu’à sa mort.
  • [12]
    Hatam Sofer, surnom attribute à Moïse Sofer (1762-1839), autorité du judaïsme orthodoxe achkenaze.
  • [13]
    La halakhah est la jurisprudence juive. Elle reprend l’ensemble des obligations religieuses et les analyse de manière argumentée.
  • [14]
    Acronyme de rabbi Moïse ben Maïmon (1138-1204), penseur le plus estimé du judaïsme médiéval, médecin et astronome.
  • [15]
    Cf. Rosner F., Bleich J.D. Jewish Bioethics, Sanhédrin Presse, New York, 1979.
  • [16]
    Code de Maïmonide, « Livre des juges. Lois sur le deuil », [4-5].
  • [17]
    Genèse, 2, 71.
  • [18]
    Moïse ben Israël Isserles (1525- 1572), autorité halakhique de la communauté juive de Pologne et codificateur reconnu.
  • [19]
    La Michnah est un corpus constitué à partir des commentaries de la loi dite écrite qu’elle discute en reprenant la tradition de ses exegetes
  • [20]
    Rosner F., Tender R.M. Pratical Medical Halachah, Jérusalem, Feldheim, 1974.

Dimension morale du don

1Ézéchiel proclame : « Je vous donnerai un cœur nouveau et je vous inspirerai un esprit nouveau ; j’enlèverai le cœur de pierre de votre sein et je vous donnerai un cœur de chair. » [1] Au-delà de sa signification spirituelle, cette métaphore exprime la valeur et la portée d’un don, voire d’une substitution. Le don d’organe peut être pensé dans sa dimension morale dès lors qu’il témoigne d’une attention portée au sens même de la vie. L’acte de don ne témoigne-t-il pas d’une conception profonde des engagements et obligations qui unissent les hommes dans une vocation assumée et partagée [2] ?

2En tant que pratique biomédicale, le don interroge toutefois la tradition qui y répond du point de vue de ses fondements et principes généraux, s’efforçant de concilier les règles intangibles et le devoir supérieur de tout mettre en œuvre pour porter assistance à toute personne en danger de mort – notion dePiqqouah néfech (Égards pour la vie humaine). La tradition juive s’est ainsi confrontée de manière argumentée à la valeur, à la pertinence, aux enjeux et conséquences des dons et greffes d’organe. Attentives à la spécificité des situations, les autorités juives [3] ont proposé quelques repères.

Donner un organe de son vivant

Une éthique de la sollicitude

3L’éthique médicale repose sur les principes fondamentaux duprimum non nocere et du devoir de non-abandon : « Ne pas abandonner – jusqu’au bout – autrui à son sort, à sa mort ? Ultime secours du médecin. » [4] Assister, voire servir l’autre que rend plus vulnérable la maladie, lui consacrer une attention, une sollicitude [5] – y compris lorsque cet investissement peut compromettre notre propre vie – relèvent d’une obligation à laquelle nous ne pouvons humainement déroger. C’est dire à quel point notre faculté de décider de manière autonome, l’exercice même de notre moralité, n’ont de légitimité que dans la mesure où ils relèvent d’une conception digne des valeurs d’humanité. Notre liberté de refuser l’expression ou le témoignage du don, quelle qu’en soit la forme, semble donc interroger intimement notre conscience individuelle. Au-delà des lois, des dogmes et des convenances, ne s’agit-il pas de nous situer plus justement au regard de nos responsabilités humaines et sociales ?

4Le Lévitique prescrit : « Ne va point colportant le mal parmi les tiens ; ne sois pas indifférent au danger de ton prochain : je suis l’Éternel. » [6] Verset que Rachi [7] commente en ces termes : « Ne vous tenez pas debout (sans rien faire) quand la vie de votre prochain est en danger. » Les autorités rabbiniques se sont souvent référées à ce texte pour justifier la greffe de la cornée, considérant la personne aveugle comme directement exposée à un danger de mort. Déceler en soi la capacité d’épargner à l’autre ce qui menace son existence, c’est reconnaître et assumer, en prenant part à son destin, le sens parfois insoupçonné que peuvent revêtir nos actions.

5Quand le risque de donner un élément régénérable du corps humain s’avère moindre que la menace pesant sur une autre existence, notre responsabilité est engagée. Notre devoir de non-indifférence ou de non-abandon nous incite à affirmer par le don notre considération à l’égard de toute personne, y compris lorsque nous ne sommes pas en sa présence directe – notion debe’fanenu sur laquelle nous reviendrons. Le médecin, pour sa part, est garant de la valeur scientifique, de l’intérêt avéré et des conditions pratiques et éthiques du prélèvement et du don. Il ne peut pratiquer une telle intervention qu’avec retenue et discernement.

6Le don de sang et la transplantation de moelle osseuse ne semblent donc pas présenter d’obstacle majeur, y compris lorsque la substance est recueillie et transformée en vue d’une utilisation ultérieure. Se pose cependant la délicate question de la conservation des organes à laquelle s’opposent les autorités, dès lors qu’il ne s’agit pas de sauver une personne en danger imminent de mort ; d’autant que tout organe séparé du corps devient impur. Les règles d’impureté (Toumah) constituent certainement un enjeu dont il ne faut pas sous-estimer l’importance dans l’approche juive des prélèvements

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>>Déceler en soi la capacité d’épargner à l’autre ce qui menace son existence, c’est reconnaître et assumer, en prenant part à son destin, le sen parfois insoupçonné que peuvent revêtir nos parfois insoupçonné que peuvent revêtir nos actions <<

8d’organes. Cependant, se refuser à cette fraternité dans le don me semblerait mettre directement en cause l’idée même de communauté humaine, celle de lien social.

Assumer la décision

9Selon la tradition juive, lorsque cette forme de solidarité peut mettre en péril une existence, l’acte doit plus que jamais être volontaire, autonome, préservé de toute forme d’obligation ou de contrainte. Dans quelles situations, en fait, est-on en droit de s’exposer à un danger évitable ? Dans quelle mesure un risque est-il acceptable pour sauver son prochain ? Comment apprécier de tels dilemmes alors que l’on est également responsable de sa propre existence ?

10Le traité talmudique Sanhédrin considère que la menace qui pèse sur notre frère peut se comprendre et se caractériser comme s’agissant pour lui d’un bien perdu qu’il convient de lui restituer. On retrouve cette approche dans le Deutéronome : « Et tu agiras (…) de même à l’égard de toute chose perdue par ton frère et que tu aurais trouvée : tu n’as pas le droit de t’abstenir. » [8] Par analogie, cette approche semble éclairer le don d’organe. S’impose à nous, mais aussi à la communauté, l’obligation de tout mettre en œuvre pour que soit épargnée une vie, dans la mesure de nos possibilités. Y compris lorsque notre intervention nous expose à des risques avérés. Cette audace –safek sakanot nefashot – est considérée dans la tradition comme celle qu’assume lehasid shoteh : le fou pieux. Code de bonne conduite, et donc texte de référence dans une démarche qui se veut éthique, le Choulhan Aroukh [9] expose que « chacun doit soupeser la situation (…). Il ne doit pas être sur-protecteur vis-à-vis de lui-même (…). Quand quelqu’un sauve une seule personne (…) c’est comme s’il sauvait le monde entier ».

11Il importe donc de discerner et d’arbitrer afin de mesurer la valeur de l’engagement personnel au regard de ses éventuelles conséquences. Il se trouve même une autorité – Yad Eliyahu – pour préciser que l’on peut choisir d’exposer sa vie à un danger afin de sauver une existence estimée plus sage que la nôtre…

12Le don d’éléments du corps régénérables doit ainsi être perçu comme la restitution à autrui de ce qu’il a perdu, et que nous « détenons » en quelque sorte du fait même de notre nature humaine. L’expression de notre sollicitude peut se comprendre comme une mise en commun, un partage, qui relèvent de nos principes de respect et de justice. Plus que d’un don, il s’agirait d’une redistribution qui, dès lors qu’elle contribue à la persistance d’une existence, nous implique dans une conception plus universelle de nos obligations morales – ce qui à la fois nous dépasse et, pour certains, nous sanctifie.

13Une réflexion particulière concerne le prélèvement du rein, notamment si le donneur est susceptible d’être affecté par une maladie identique à celle du receveur. Dans ce cas, la préservation de la santé de la personne s’oppose à tout don de sa part, ce qui peut susciter nombre de controverses, notamment dans le cadre du don entre apparentés. Il semble évident que le recours à la dialyse, lorsqu’il est possible, atténue dans la plupart des cas le caractère vital de l’intervention.

14La responsabilité impartie à ceux qui acceptent d’intervenir dans la chaîne du don relève strictement de la faculté de restituer à la personne malade ce qui lui manque et compromet son existence. Dans le traité talmudique Babba Qamma, il est toutefois précisé que personne ne peut renoncer à ses propres droits sur ses organes.

15Il paraît important de mentionner que le Talmud, traité Berackhot, fixe que chaque commandement doit être accompli sans paiement, sauf en cas de conséquence sur l’activité professionnelle. Le don d’organe ne relevant pas directement d’un commandement, il semble possible d’envisager une compensation financière. Est donc évoquée la possibilité d’un dédommagement, à tous égards distinct d’une rémunération. Par contre, la commercialisation d’organes humains est proscrite.

Donner un organe à sa mort

16Responsable de la préservation de son corps durant son existence, la personne ne peut attenter à sa vie : le suicide, les actes d’automutilation ou l’exposition à des dangers indus relèvent d’interdits. Il lui est toutefois possible d’exprimer la volonté que soient prélevés ses organes après sa mort, pour sauver une vie humaine. Cet acte est considéré par certains comme un véritable honneur, un mérite dont il est tenu compte dans le jugement dernier. De même, l’expression d’un refus doit être respectée. Notons toutefois qu’il s’agit d’exprimer à l’avance un choix personnel, sans pour autant investir sa mort d’une signification qui pourrait inciter à en hâter l’échéance. Le traité talmudique Berackhot nous indique ainsi qu’« une personne ne doit jamais ouvrir sa bouche à Satan. »

17Responsable des devoirs rituels à rendre au mort, la famille n’est pas pour autant autorisée à contester la position exprimée par le défunt. Mais les modalités de prélèvement d’organes sur un cadavre suscitent nombre de difficultés quant aux règles et interdits touchant au respect de la dépouille humaine. Le deuil, par exemple, ne doit débuter qu’après l’enterrement ; or celui-ci est parfois différé en cas de don d’organe.

La pureté de l’acte

18En termes de décence et de respect du cadavre, trois principes pourraient apparaître comme des obstacles aux prélèvements :

  • Nivul ha-met : déshonneur causé à la dépouille.
  • Hana ’ah min ha-met : utilisation indue du cadavre.
  • Halanat ha-met : obligation d’un enterrement rapide.

Honorer le cadavre

19« Après que le corps a été l’instrument de l’action de l’âme dans leur union ensemble dans la vie, il convient de se comporter avec respect vis-à-vis de lui, après sa séparation de l’âme. » Le traité talmudique Berackhot illustre parfaitement ce principe, dont il convient de prendre toute la mesure dans notre approche des prélèvements sur cadavre : « Celui qui transporte des os d’un lieu à un autre dans un sac, il ne les placera pas sur le dos d’un âne et ne chevauchera pas dessus, parce qu’il adopterait ainsi une conduite méprisante. Toutefois, s’il craint de la part d’étrangers ou de brigands, il pourra le faire et ce qui vient d’être dit pour les os, la même chose s’applique au rouleau de la Thora. » Cette exigence de respect à l’égard de la Thora et, de manière équivalente, des ossements humains, s’attache également à l’homme, à la fois dans sa vie et dans sa mort, comme vivant et comme mort. Comment pratiquer le prélèvement sans porter préjudice à l’image de celui qui a existé et qui est désormais mort, à son honneur, à sa mémoire [10] ? De quelle manière lui éviter la profanation d’une intervention mutilante qui affecterait son intégrité ? Est-il acceptable de différer l’enterrement alors qu’il doit intervenir rapidement ?

20Ézéchiel Landau [11] et Noda bi-Yehuda considèrent qu’il est concevable de « violer » le corps d’un mort dès lors que cette transgression vise à sauver la vie d’une personne face à nous (en notre présence) –be’fanenu. Cette position est également défendue dans le traité talmudique Houllin: en cas d’assassinat, l’examen du cadavre est préconisé pour déceler une éventuelle maladie, une infirmité susceptible de limiter la vitalité du mort, qui fournirait une « circonstance atténuante » au criminel : celui-ci ne serait, dès lors, pas totalement responsable du décès ! Il s’agirait là aussi de préserver une vie, en évitant une condamnation à mort. Une autre justification de l’autopsie relève de la santé publique et de l’épidémiologie (Hatam Sofer) [12].

21Seules les greffes ayant démontré leur efficacité sont acceptables, la santé du receveur ne devant pas être altérée davantage par l’intervention. Une réflexion serait donc bienvenue concernant les pratiques de chirurgie expérimentale ou innovante, qui ne semblent pas toujours compatibles avec les principes traditionnels. L’appréciation du risque, vital ou non, au regard de la gravité de la maladie, pourrait également être prise en compte. Les prélèvements à visée scientifiques, quant à eux, ne sont tolérés que dans de rares cas : essentiellement lorsqu’ils permettent des avancées tangibles, applicables à échéance limitée à des personnes ne pouvant bénéficier d’une alternative au traitement.

22Les notions d’immédiateté et de don direct – de personne à personne – fixent un cadre précis. Celui-ci peut paraître par trop légaliste, mais il vise à éviter des dérives et des approximations compte tenu de cette transgression que représente, malgré tout, le prélèvement d’organes du point de vue de la tradition halakhique [13]. Les abus de toute nature, comme le commerce d’organes ou les pressions indues exercées sur une personne afin qu’elle consente à un prélèvement, relèvent de ces dispositions. Toutefois, Haon Ish considère que les évolutions intervenues dans le champ biomédical atténuent la notion de distance et permettent, si nécessaire, de différer une intervention. De telle sorte que la sollicitude puisse s’exercer au-delà d’un espace social circonscrit, à l’égard de tout homme – y compris géographiquement éloigné.

Respect et décence

23Pour les autorités, la question majeure semble toucher à la profanation du cadavre. L’interdiction d’utiliser le corps serait d’origine rabbinique et non biblique, ce qui permet de subtiles nuances dans les réflexions. Du reste, Rabbi Unterman estime que les organes prélevés ne doivent pas être considérés comme des tissus morts. Cela évite de poser de manière centrale les problèmes suscités par la seule confrontation à la mort et au cadavre. Il serait intéressant de se référer à ce propos au traité talmudique Niddah. L’on y débat notamment de la pureté de ceux qui ressusciteront à la fin des temps. Une analogie entre le corps ressuscité et l’organe ressuscité par la médiation de la greffe permet de concevoir la valeur du prélèvement et de lever certaines objections. Ce cheminement constant d’une pensée consacrée à la vie, à la mort et à une certaine expression de l’éternité, vient poser en termes forts et profonds la question du don d’organe : ce don provoque non seulement nos valeurs spirituelles mais aussi notre manière de vivre et d’assumer la condition humaine.

24Respecter le cadavre, c’est adopter des règles précises qui s’imposent aux équipes responsables des prélèvements. La dépouille doit être considérée avec un extrême respect : les incisions sont limitées au strict nécessaire ; le corps est exposé de manière décente en préservant son intimité ; la restitution tégumentaire s’impose afin de conférer au cadavre une image qui n’affecte pas sa dignité. Parmi les autorités, certaines recommandent même de placer dans le cadavre l’organe du receveur afin de reconstituer son intégrité, en référence au traité talmudique Nazir. Plus que d’un don d’organe, ne s’agit-il pas alors d’un échange, d’une transmission de vie ? Détenteurs pendant notre existence d’un corps qui peut servir l’autre au moment précis où il nous devient personnellement inutile – comme étranger et indifférent du fait de la mort – ne devons-nous pas restituer à la vie elle-même ce qui lui permet d’être préservée ?

Définir la mort

25Dans l’approche des prélèvements d’organes à partir de cadavres, la définition de la mort suscite, elle aussi, d’intenses controverses. Le judaïsme n’ayant jamais témoigné un a priori défavorable à l’égard des avancées scientifiques dès lors qu’elles contribuent à l’œuvre de création, il n’est pas surprenant que les rabbins y consacrent des réflexions qui peuvent paraître surprenantes par leur subtilité, leur dimension concrète, voire leur audace. Ils répondent ainsi aux enjeux les plus immédiats, tout en les situant dans une perspective susceptible de leur conférer un sens.

26Les difficultés constatées dans ce domaine expliquent, pour beaucoup, l’attention portée par le judaïsme au développement des recherches scientifiques relatives aux organes constitués de biomatériaux ou aux xénogreffes. Plus que le prélèvement d’organes, la définition de la mort – et donc le respect de la vie jusqu’à son terme – font l’objet d’appréciations parfois contradictoires.

27Il en est tout particulièrement question dans le traité talmudique Yoma : en quelles circonstances peut-on transgresser les commandements du Shabbat afin de sauver une vie humaine ? L’autorisation procède du constat de vie ou de mort posé par le médecin. Si la personne est encore vivante, il est obligatoire d’intervenir au nom du principe déjà évoqué dePiqqouah néfech. Selon Moïse Maïmonide [14], « quand il y a une possibilité de sauvetage, tout doit être fait pour aider le patient à survivre, et ceci jusqu’au constat définitif de sa mort. » [15] Dans le « Code de Maïmonide », l’extrême attention portée à la personne au terme de sa vie justifie une attitude rigoureuse et circonspecte : « Le mourant est considéré comme une personne vivante à tous les points de vue ! (…) Celui qui le touche est coupable d’avoir versé le sang ! À quoi peut-on le comparer ? À une flamme vacillante qui s’éteint dès qu’on la touche. Quiconque ferme les yeux d’un mourant dont l’âme se prépare à partir, verse le sang. (…) » [16] Cela est particulièrement vrai dans ces phases incertaines qui, en l’absence de dispositifs strictement définis, pourraient donner lieu à des décisions hâtives qui s’avéreraient inacceptables.

28Nous savons, par exemple, combien le désir même de sauver la vie de malades en attente de greffons peut, dans l’urgence et la précipitation, induire des choix susceptibles de compromettre le respect d’une personne en fin de vie et nos obligations à son égard. De ce point de vue, il est donc impératif de n’intervenir sur une personne qu’après sa mort, sans la moindre anticipation, alors que les contraintes biomédicales ne permettent des prélèvements dans de bonnes conditions que sur une personne déclarée « cliniquement morte ». Ainsi, nécessairement, les positions des autorités et des médecins ne sont pas toujours convergentes, d’où les controverses existantes à l’égard de la définition même de la mort. Les décisionnaires juifs ne se satisfont que difficilement du seul constat de la « mort encéphalique ».

Un souffle de vie

29Il est affirmé dans la Genèse : « L’Éternel Dieu façonna l’homme – poussière détachée du sol – fit pénétrer dans ses narines un souffle de vie, et l’homme devint un être vivant. » [17] Bien que faisant l’objet de discussions dans le Talmud, l’absence de respiration spontanée perçue à travers le nez pose la mort de façon certaine. Il s’agit donc du critère habituellement retenu – vérifiable au moyen d’un miroir – s’agissant d’une personne « d’apparence morte » (absence de mouvements et de réponses aux timuli). Vers 1800, le Hatam Sofer affirme : « Dans tous les cas, uniquement si l’individu paraît inanimé comme une pierre, qu’il n’a pas de pulsations, et qu’en plus sa respiration a cessé, il est jugé mort selon la Thora. »

30Selon Maïmonide, si aucune respiration n’est décelable par le nez et que l’on constate l’irréversibilité des fonctions vitales, il est possible d’affirmer la mort de la personne après un délai d’attente de quelques minutes : la mort est considérée comme un processus.

31Pour sa part, Rabbi Moïse Isserle18 présente le cas d’une femme qui, en cours de travail, évolue vers un stade de coma. Il pourrait dès lors paraître prioritaire de privilégier la vie de l’enfant en pratiquant une césarienne dès lors que l’existence de sa mère semblerait irrévocablement compromise. Rabbi Moïse Isserles considère toutefois que l’arrêt de la respiration n’est pas forcément synonyme de mort ; il s’oppose donc à toute intervention avant que la mort soit certaine. C’est dire l’extrême vigilance témoignée au respect de l’existence, aussi incertaines soient les manifestations de celle-ci et, en l’occurrence, en assumant le dilemme suscité par la mise en péril de la survie de l’enfant. Absence de mouvements, de battements cardiaques, de respiration : autant de critères qui, selon Rabbi Chalom Mordeckhaï Shwadron, autorité rabbinique polonaise du xixe siècle, peuvent se révéler insuffisants. Une attention particulière doit ainsi être portée aux cas d’hypothermie ou d’ingestions de drogues. Il insiste sur l’obligation de tout entreprendre pour ressusciter, malgré tout, la personne.

La mort cérébrale

32On le constate, jusqu’à des temps récents les positions ont divergé. Toutefois, depuis une trentaine d’années les autorités prennent en compte la définition de la mort cérébrale. Cette notion apparaît en 1968, quatre critères étant posés par le comité spécial de la Harvard Medical School : absences de réceptivité, de réponses aux stimuli, de mouvements et de réflexes, et électroencéphalogramme plat répété entre 6 heures et 24 heures.

33Le judaïsme s’est, de longue date, accordé à conférer au cerveau la place prépondérante dans le contrôle des fonctions du corps. Le propos de Rabbi Yehudah Aryeh de Modenah, qui officia à Venise auxv e siècle, était déjà de ce point de vue éclairant : « Tous les rabbins sont d’accord sur le fait que la source fondamentale de la vie est dans le cerveau. Ainsi, si l’on examine le nez en premier, qui est un organe sous la commande du cerveau, et qu’il n’y a pas de respiration spontanée, aucun de ces rabbins ne douterait que la vie est partie du cerveau. »

34Quelques autorités affirment encore qu’il ne peut y avoir mort si des battements cardiaques sont toujours observables, l’indication de la mort cérébrale s’avérant pour eux insuffisante. D’autres, a priori la majorité des rabbins parmi lesquels le Grand rabbinat d’Israël, soutiennent l’idée que la mort cérébrale constitue le critère définitif indiquant la mort d’une personne. Ils développent une théorie intéressante : celle de « décapitation physiologique ». Selon la Michnah Oholot [19], un animal décapité est considéré comme mort ; l’analogie de situation est envisagée avec l’homme. Les mouvements consécutifs à la décapitation ne sont pas signes de vie mais représentent de purs réflexes. Il n’y a décapitation physiologique qu’en cas de mort cérébrale, et plus particulièrement de mort du tronc cérébral par arrêt de la circulation dans cette partie du corps. En effet, le cerveau règle les fonctions supérieures tandis que le tronc cérébral régit les fonctions végétatives. Dès lors, l’association des « deux » morts cérébrales fonde le constat de la mort de l’individu. Contre cette notion de décapitation physiologique, certains émettent l’idée qu’une décapitation physiologique n’est pas anatomique et qu’une différence doit être établie, sauf en présence d’une lyse totale du cerveau.

35Reprenant la notion de processus de mort élaborée par Maïmonide, les rabbins intègrent progressivement le concept de mort cellulaire, qui diffère de la cessation d’activité de tous les organes considérés comme vitaux. Selon la tradition juive, la mort représente un phénomène organique qui procède de la dissociation des activités coordonnées et corrélées du corps. De telle sorte que la persistance de battements cardiaques n’équivaut pas au maintien de la vie. Cette position est reprise par Fred Rosner et Rav Moïse Tender : « Un patient qui ne présente plus de signes évidents de respiration et de rythme cardiaque durant dix minutes ou plus d’observation continue, ceci prouve que sa survie est désormais impossible (…). D’autre part, la mort apparaît avant que ne cessent de fonctionner tous les organes ; la mort cellulaire suivant la mort organique, et la tradition poursuivant que la mort définitive intervient à la suite d’un phénomène organique conduisant à la dissociation de l’unité et de la coordination des activités du corps. » [20]

Conclusion. Des sagesses partagées

36Aujourd’hui, pour autant que soient honorées des règles de respect touchant à la volonté de la personne exprimée de son vivant, à la dignité préservée de sa dépouille mortelle, mais aussi à la justification médicale du prélèvement en vue d’une greffe, le judaïsme se montre plutôt favorable à la pratique du don et de la greffe d’organe, au nom du principe de Piqqouah néfech.

37Il n’est pas surprenant que certaines avancées biomédicales sollicitent nos traditions dès lors qu’elles affectent nos principes, nos valeurs et nos repères. Car les enjeux sont essentiels : toute personne exposée à un danger vital est certes en droit de bénéficier de techniques innovantes susceptibles de restaurer sa santé ; pour autant, aussi extrêmes que soient les situations, les pratiques médicales doivent être interrogées et évaluées, non seulement à la mesure du service rendu mais également en vertu de considérations autres que leur possible efficacité.

38Penser la mort tout en honorant les valeurs de la vie, se confronter concrètement aux redoutables enjeux d’un approfondissement des règles traditionnelles face à l’exercice de responsabilités qui sollicitent notre humanité, c’est accepter de retrouver discernement et pondération, y compris dans les situations extrêmes. Le don d’organe est plus qu’un don ; il est un partage, une substitution. Tout doit être mis en œuvre pour que la flamme de vie ne s’estompe pas faute d’une solidarité humaine et, plus encore, d’une profonde réflexion consacrée aux significations spirituelles et morales de la création.

Notes

  • [*]
    Département de recherché en éthique, Faculté de Médecine Paris-Sud 11 – 94 276 Le Kremlin- Bicêtre Cedex.
  • [1]
    Ézéchiel, 36, 26.
  • [2]
    Baruch H. « Introduction aux lois de la Toumah», Revue d’histoire de la médecine hébraïque, oct. 1954.
  • [3]
    Le terme habituellement retenu est celui de « décisionnaires ». L’approche relève en toutes circonstances du cas particulier et l’on reconnaît à certains décisionnaires une competence plus spécifique dans les domains qu’ils ont approfondi. De telle sorte que les response qu’ils formulent dans le cadre des sollicitations qui leurs sont adressées (cheélot ou-techouvot, questions et réponses) peuvent constituer des références en termes de formulation d’une décision proposée – tout en considérant que l’étude au cas par cas se refuse à toute généralité, à toute préconisation abstraite d’une évaluation en situation, toujours singulière.
  • [4]
    Lévinas E. « L’éthique est transcendence », in : Médecine et éthiqueLe devoir d’humanité, Hirsch E. (sous la direction de), Cerf, Paris, 1990.
  • [5]
    Ricœur P. Lectures 1. Autour du politique, Points Seuil, Essais, Paris, 1990
  • [6]
    Lévitique, 19, 16.
  • [7]
    Rachi (Rabbi Chlomo Yitshaki, 1040-1105) est l’un des plus illustres commentateurs de la Bible et du Talmud
  • [8]
    Deutéronome, 22, 3.
  • [9]
    Codification de la loi religieuse juive établie au XVIe siècle par Joseph Caro
  • [10]
    Baruch H. Essais sur la medicine hébraïque dans le cadre de l’histoire juive, Zikarone, Paris, 1973.
  • [11]
    Ézéchiel Landau (1713-1793), éminent talmudiste, rabbin de Prague de 1755 jusqu’à sa mort.
  • [12]
    Hatam Sofer, surnom attribute à Moïse Sofer (1762-1839), autorité du judaïsme orthodoxe achkenaze.
  • [13]
    La halakhah est la jurisprudence juive. Elle reprend l’ensemble des obligations religieuses et les analyse de manière argumentée.
  • [14]
    Acronyme de rabbi Moïse ben Maïmon (1138-1204), penseur le plus estimé du judaïsme médiéval, médecin et astronome.
  • [15]
    Cf. Rosner F., Bleich J.D. Jewish Bioethics, Sanhédrin Presse, New York, 1979.
  • [16]
    Code de Maïmonide, « Livre des juges. Lois sur le deuil », [4-5].
  • [17]
    Genèse, 2, 71.
  • [18]
    Moïse ben Israël Isserles (1525- 1572), autorité halakhique de la communauté juive de Pologne et codificateur reconnu.
  • [19]
    La Michnah est un corpus constitué à partir des commentaries de la loi dite écrite qu’elle discute en reprenant la tradition de ses exegetes
  • [20]
    Rosner F., Tender R.M. Pratical Medical Halachah, Jérusalem, Feldheim, 1974.
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