Laennec 2002/3 Tome 50

Couverture de LAE_023

Article de revue

Soigner un malade et non une maladie

Pages 45 à 51

Notes

  • [1]
    DEGOS L., HAUTECOUVERTURE M., JEANNIN D., SPADONE C. Le Livre de la médecine, FAROUKI N., SERRES M. (sous la direction de), Éditions Le Pommier, 2001, 1104 p., 54 €.
    Soigner un homme maladeet non une maladie isolée, Manifeste.

1>> Revue Laennec (RL) : Laurent Degos, vous avez participé à un groupe de réflexion sur le devenir de la médecine. Pourriez vous nous expliquer le but de cette démarche ?

2>> Pr. Laurent Degos : Une question fondamentale a guidé toute notre recherche : allons-nous vers une médecine de techniciens de santé ou vers une médecine, encore, de relations humaines ? C’est un point qui nous paraît essentiel. Or, après la révolution scientifique que nous avons connue – et que personne ne songe à renier, bien au contraire – cette médecine tend à devenir de plus en plus technique. Sous l’impulsion des biologistes, chaque maladie se trouve étroitement définie par un gène, un produit biologique, etc., si bien qu’en définitive on ne s’attachera bientôt plus qu’à « classer les malades par maladies » au lieu de soigner des malades. D’autant que, de plus en plus, administration et économistes nous incitent à ne plus raisonner qu’en termes de maladies, et en temps passé par maladie : s’agissant des infirmières, on parle déjà de « temps passé par geste », tout est désormais décompté. L’aspect humain, le soin par la relation humaine qui représente un véritable apport, en vient à disparaître complètement.

3Du côté des médecins, la technicité croissante génère une subdivision à l’infini en spécialités, sous-spécialités etc., qui conduit à la répétition anonyme d’un geste de plus en plus habile. La relation humaine finit par se dissoudre entre ces chaînons de spécialistes. Le médecin généraliste réussira-t-il à opérer la jonction ? Difficilement : son temps aussi est compté.

4>> RL : Ce qui fait qu’on devient et qu’on reste médecin, c’est pourtant bien le côté humaniste de la science médicale !

5>> Pr. Laurent Degos : Oui, et nous l’avons ressenti très vite, et de façon assez étonnante, dans notre groupe de travail. Nous venions tous les quatre d’horizons très différents : un généraliste, un spécialiste de ville et d’hôpital, un hospitalier et un psychiatre. Mais rapidement, nous avons pu percevoir en tant que médecins des notions, des motivations communes ; une communauté de pensée altruiste, ouverte sur l’autre… Même si la pratique peut se révéler difficile, la motivation, la pensée du moins existent. Et c’est une bonne chose. Le choix est donc simple : ou bien se laisser embarquer dans un mouvement qui va devenir un peu plus irréversible, ou bien essayer de réagir.

6Notre propos peut paraître à contre-courant ; mais, moi, je crois que c’est l’inverse. Il s’agit plutôt d’une révolution nouvelle : tout en suivant ce courant de sciences et technologie, il est important de réintégrer l’humanisme dans la pratique. Établir cette alliance humaniste et scientifique. Nous avions, jusqu’à la dernière guerre, une médecine compassionnelle et pas de science ; nous pratiquons aujourd’hui une médecine devenue très scientifique et technique : il nous faut absolument réussir à allier les deux aspects. Parce qu’en tant que médecin, on ne peut pas exercer sans penser à l’autre.

7>> RL : Au regard de cette conception humaniste de la médecine, que pensez vous de la formation médicale ?

8>> Pr. Laurent Degos : En ce domaine aussi, nous sommes en pleine révolution. Avec l’apparition d’internet sur le bureau du médecin, l’apprentissage par le « par cœur » est terminé : toutes les bases de données sont désormais disponibles. Il faut maintenant être en mesure de chercher la bonne information ; connaître la notion d’effet adverse, par exemple, pour vérifier sur une base de données s’il est possible ou non d’associer deux médicaments.

9Pour ce qui est de la médecine « du savoir », là encore les étudiants vont disposer dorénavant de tous les moyens d’aide au diagnostic. Il leur faut donc apprendre en priorité à bien examiner la personne, à détecter les informations qui leur permettront, ensuite, d’utiliser les potentialités de la technique. Or, actuellement, quand on suit la visite dans n’importe quelle salle d’hôpital, que constate-t-on ? Le médecin passe mais il ne touche plus le patient. Il le regarde, il observe les résultats d’examens, il prescrit… Mais il ne se sert plus de ses mains et de ses oreilles et, de ce fait, il manque une information. On considère aujourd’hui que les données biologiques sont beaucoup plus importantes que l’information clinique, que les résultats de l’imagerie sont largement plus significatifs que le palper ou l’auscultation. Mais toutes les informations comptent ! Par ailleurs, le contexte psychologique, social, familial de la personne importe énormément dans le choix du traitement. Et c’est une déviation forte dans la pratique médicale que de se contenter, comme on le fait actuellement, de sortir une feuille de protocole en invoquant le manque de temps. Il faut en revenir à un vrai dialogue avec le patient.

10>> RL : Améliorer le dialogue avec le patient, soit, mais quel doit ou quel peut en être le contenu ?

11>> Pr. Laurent Degos : Les médecins américains, si l’on regarde vers les Etats-Unis, en arrivent à parler de « choix mutualisé » ou de « décision commune ». Mais cela aussi est un leurre. Il est impossible, en une demi-heure, de faire partager au patient dix ans d’études et vingt ans d’expérience. Le médecin peut bien sûr donner les grandes lignes du choix à poser… Mais il n’est pas en mesure d’apporter toutes les implications qui, dans son esprit, gravitent autour. Dès qu’il veut informer quelqu’un, il l’oriente donc nécessairement. C’est pourquoi la décision commune me paraît représenter un peu une utopie… Mais c’est peut-être une tentative d’approche de dialogue.

12Le vrai problème qui se pose pour l’avenir, et qui en pratique est déjà là, est que les malades vont eux-même se renseigner sur ce qui leur paraît être le meilleur traitement pour leur maladie. Ils interrogent internet, se font leur idée sur le traitement approprié et réclament ensuite la prescription adéquate. Est-ce vraiment cela, la médecine de demain ? Une médecine impersonnelle, pratiquée par des techniciens de santé, le patient décidant lui-même de son traitement, ou encore exigeant un scanner ou un arrêt de travail… et le médecin prescrivant en conséquence ?

13Ou bien le médecin est-il au contraire appelé plus que jamais à exercer un jugement, un discernement ? Examiner, dialoguer, et puis adapter au mieux le traitement à chaque cas particulier, en fonction de son expérience et de ce qu’il sait.

14>> RL : Que recouvre cette expression de « discernement », appliquée à la relation entre médecin et patient ?

15>> Pr. Laurent Degos : Le discernement est le fondement même de notre métier, maintenant. Ce n’est plus une question de savoir : l’important est de bien discerner… Dans tous les domaines : parmi les examens, les plus significatifs ; parmi les signes cliniques, les plus pertinents ; et parmi les traitements, celui qui est le plus adapté. Plus simplement, il s’agit de mieux comprendre l’autre, ce qui le fait souffrir et comment l’aider. Et ce n’est pas seulement une question de psychologie. Nous n’avons pas affaire à des gens qui souffrent de troubles psychiques. Bien sûr, on pourrait objecter que la maladie est une catastrophe, et que les psychologues savent bien répondre aux catastrophes… Peut-être. Mais le choix des traitements est d’abord une question d’inter-relation entre deux personnes, le médecin et le malade.

16>> RL : Discerner, ce serait donc aussi accompagner ?

17>> Pr. Laurent Degos : Tout à fait. Et c’est bien pourquoi l’éducation des étudiants ne peut plus, ne doit plus être livresque, par cœur, etc.. Il faut leur apprendre comment, dans une situation, essayer d’aller un peu plus loin. Essayer de faire participer la personne à un traitement ou à un diagnostic, en discernant sans cesse : trouver le moment où le patient est le plus à même de comprendre une information, à même d’avancer dans un choix. Mais cette initiation au discernement est beaucoup plus difficile que l’apprentissage d’un cours sur une maladie. Et non quantifiable lors des sélections durant les études. Des littéraires pourraient-ils apporter cette dimension, dans la mesure où elle s’inscrirait davantage dans le sens de leurs motivations, de leurs aptitudes ? Peut-être. Mais comment faire rentrer des littéraires dans une médecine où l’on sait bien que le premier concours est très scientifique ?

18Les jeunes qui arrivent aujourd’hui en médecine sont motivés, c’est vrai. Mais, immergés dans nos formations où la science et le savoir prédominent, l’autre, à leurs yeux, devient un autre. Aller à sa rencontre demande un effort. Parler aux familles, parler aux patients ne leur semble plus naturel. Il est plus facile d’informer en donnant des résultats écrits, quantifiés, se référant à des tests biologiques.

19>> RL : Comment expliquez-vous cette difficulté à entrer en relation avec le patient ?

20>> Pr. Laurent Degos : Aujourd’hui, la médecine est devenue un combat contre la maladie. Donc on est parti dans la bataille… Autrefois, on pratiquait un accompagnement vrai, ayant pour but de rétablir un nouvel équilibre, quel qu’il soit ; même si des handicaps devaient subsister, le médecin cherchait à amener le malade à être bien dans ce nouvel équilibre. C’était cela, accompagner.

21Mais dans l’esprit médical actuel, marqué par l’aspect scientifique, on cherche avant tout à combattre la maladie, à obtenir la restitution ad integrum de l’équilibre initial. Tant qu’il reste un combat à gagner, le médecin d’aujourd’hui est sur la brèche.

22Mais si jamais la bataille est perdue, s’il ne s’agit plus pour le malade que d’essayer de vivre avec sa maladie, attendant une mort prochaine, alors se manifeste une démission complète. Le médecin actif ne sait plus que faire ni que dire : la relation dans « la défaite » n’entre pas dans sa mentalité, dans son contexte culturel. Et le patient se trouve délaissé du jour au lendemain.

23D’où la distinction entre équipes de soins palliatifs et équipes de soins actifs. Mais c’est un peu une aberration. Le même médecin devrait avoir la possibilité d’accompagner aussi bien dans le combat que dans la retraite.

24>> RL : N’est-ce pas justement l’un des premiers rôles des soins palliatifs que de rétablir cette culture de la relation ? Ce qui implique aussi d’aider à former les médecins pour que l’accompagnement dans toutes ses dimensions leur redevienne naturel.

25>> Pr. Laurent Degos : Plus on prend de l’âge, plus cela devient naturel. Mais cela ne peut pas l’être chez quelqu’un de jeune. On ne peut pas envoyer un jeune soldat au front en lui expliquant qu’il va peut-être devoir gérer la retraite. De la même manière, on ne peut pas demander à un interne d’être actif dans le soin palliatif, alors qu’il s’est battu pendant trois semaines ou un mois avec un patient pour obtenir sa guérison. Seuls les médecins les plus âgés, les plus « sages » peuvent avoir cette souplesse d’esprit qui permet de se battre et de se retirer. Certes, il faut inviter les jeunes qui sont en première ligne dans le traitement des maladies graves à prendre en considération toutes les dimensions de la personne, à approcher sa souffrance, à percevoir la valeur de la vie humaine en détresse… Mais on s’aperçoit qu’accompagner vraiment nécessite d’attendre la maturité. Il faut avoir affaire à des médecins qui aient de l’expérience, qui relativisent les situations, pour savoir arrêter un traitement et accompagner.

26Prenons l’exemple du violoniste : un violoniste jeune est obsédé par la virtuosité technique ; il ne s’inquiète pas de la sensibilité, ou du sentiment. Ce sentiment vient plus tard, quand la technique est complètement maîtrisée, au point que le musicien la dépasse. Alors, seulement, il devient un artiste. Eh bien nous, médecins, sommes un peu comparables à ce violoniste. Il nous faudrait vraiment maîtriser complètement la technique, en nous aidant de tous les moyens existants – internet, bases de données et autres – pour ne pas avoir à nous encombrer la tête ; mais ensuite, surpasser cette technique, pour pouvoir enfin la moduler avec des sentiments humains, avec une vie humaine, avec tout ce que cela comporte de relation.

27>> RL : Médecin et violoniste : c’est une belle comparaison.

28>> Pr. Laurent Degos :Oui, et il faut l’intégrer complètement : un violoniste qui fait du sentiment sans avoir acquis auparavant une bonne technique n’est pas un bon violoniste. Il en va de même pour le médecin. Il ne s’agit donc en aucun cas de refuser la technique actuelle, mais au contraire de l’humaniser. Ce n’est pas un rejet, c’est une révolution ! Je ne sais pas s’il est possible d’enseigner cette expérience humaine au niveau de la faculté de médecine. Mais elle ne doit en aucun cas être mise de côté au cours de la vie active, négligée au profit de la technique comme c’est le cas actuellement. Et pour en revenir à la question des soins palliatifs, peuvent-ils oui ou non représenter une aide pour former les médecins : oui, certainement ; et davantage sans doute en ce qui concerne les plus expérimentés d’entre eux. Mais seulement à condition d’être un apport supplémentaire dans leur expérience, c’est-à-dire de les éduquer sans créer une catégorie de personnes qui se substituent à eux.

29Pour résumer ce que nous voulons dire dans le « Livre de la médecine », une phrase suffit : « Soigner un malade, et non une maladie hors de son contexte ».

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    Soigner un homme maladeet non une maladie isolée, Manifeste.
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