Notes
-
[1]
Cette table ronde s’est tenue dans le cadre du colloque Quelle économie pour la Nouvelle-Calédonie après 2018 ? organisé les 15-16 septembre 2017 sous la direction de Samuel Gorohouna. La 1re journée était consacrée aux exposés scientifiques, la 2nde aux échanges avec les responsables des groupes politiques au Congrès (interventions visibles sur la chaîne YouTube de l’unc).
-
[2]
Calédonie ensemble n’a pas participé à la table ronde sur La monnaie, le secteur bancaire et financier : situation actuelle et perspectives. Cette citation est issue du colloque sur L’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie (unc, 17-18 novembre 2017).
-
[3]
Le régime de change fait l’objet d’une déclaration annuelle de la part de chaque pays membre auprès du Fonds monétaire international (fmi). Dans les faits, les interventions des banques centrales peuvent dévier par rapport à leurs déclarations officielles. On distingue ainsi les régimes de change de jure des régimes de change de facto.
-
[4]
Tout en étant fixe vis-à-vis de l’euro, le taux de change varie continuellement vis-à-vis des autres devises, cf. annexe.
-
[5]
Par pays insulaires océaniens, on entend tous les pays d’Océanie à l’exception de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande.
-
[6]
Les consommations intermédiaires sont les biens et services qui sont nécessaires à la production, comme par exemple, les matières premières, au premier rang desquelles l’énergie.
-
[7]
C’est-à-dire la concentration de l’activité économique autour d’un faible nombre d’opérateurs.
-
[8]
La dépréciation et la dévaluation du taux de change désignent toutes deux la baisse du taux de change. Mais alors que la dépréciation résulte d’un mouvement spontané sur le marché des changes, la dévaluation résulte d’une décision officielle de la banque centrale.
-
[9]
En vertu du théorème des élasticités critiques, une dévaluation/dépréciation du taux de change améliore la balance commerciale à condition que la demande d’importations et l’offre d’exportations soient suffisamment sensibles aux variations de prix. L’estimation des élasticités sous-jacentes nécessite des données désagrégées de commerce et de prix sur longue période. Or, les données sur la formation des prix et en particulier sur les marges ne sont pas disponibles en Nouvelle-Calédonie, faute de moyens alloués aux institutions locales productrices de données.
-
[10]
L’inflation importée peut mener à une spirale inflationniste via une boucle prix-salaires : si les salaires sont indexés sur le coût de la vie, l’inflation importée entraîne une hausse des salaires, c’est-à-dire une hausse des coûts de production pour les entreprises. La hausse des coûts de production se répercute sur les prix de vente, soit une hausse du coût de la vie. Et la boucle reprend.
-
[11]
Une dévaluation du franc cfp aurait aussi des conséquences non commerciales : pour un même montant en francs cfp, les transferts de l’État français reviendraient moins cher en euros. En sus, les dettes contractées (par les particuliers, les entreprises et les administrations publiques de Calédonie) en euros leur coûteraient plus cher en francs cfp, tandis que les placements des Calédoniens à l’étranger (notamment dans l’immobilier en Australie, en Asie et en zone euro) leur rapporteraient davantage en francs cfp.
-
[12]
La rémunération des fonctionnaires territoriaux s’est progressivement alignée sur celle des fonctionnaires d’État en Nouvelle-Calédonie : elle comprend un traitement équivalent à celui qui prévaut en France, majoré de 73 % (94 % hors Nouméa). Les partis non indépendantistes sont défavorables à la désindexation car celle-ci aurait des effets récessifs. Notons que la désindexation réduirait sans doute l’épargne et potentiellement la consommation, à moins qu’elle ne s’accompagne d’une politique volontariste de baisse des prix (or, la mise en place actuelle de la tgc [taxe générale sur la consommation] illustre la difficulté du contrôle des prix et des marges). Les partis indépendantistes voient dans l’indexation une pratique surannée et dans la désindexation une opportunité de réduction du coût de fonctionnement des administrations. Une autre piste pour alimenter les budgets publics, serait d’accroître les prélèvements obligatoires sur les hauts salaires et d’instaurer une fiscalité sur le capital.
-
[13]
Bien qu’elles en fassent partie au sens géographique, nous considérons l’Australie et la Nouvelle-Zélande à part de l’Océanie dans la mesure où les deux pays sont des hegemons au sein de la zone, tant du point de vue économique que géopolitique.
-
[14]
La seule exception est la Papouasie Nouvelle-Guinée, dont le kina est officiellement en régime de change flottant, mais de facto en régime intermédiaire vis-à-vis du dollar américain.
1Les futurs possibles pour la Nouvelle-Calédonie en matière de monnaie ont été examinés dès 2015 par les partis politiques locaux, dans le cadre des missions d’écoute et de conseil mises en place par l’État. Un questionnaire disponible sur le site du haut-commissariat pose ainsi les « choix qui s’offrent à la [Nouvelle-Calédonie] en matière monétaire […] sachant […] qu’ils [sont] largement indépendants du choix institutionnel que feront les Calédoniens [:]
- Le maintien du franc cfp qui, après tout, est déjà une monnaie particulière à la [Nouvelle Calédonie] (et aux autres territoires français du Pacifique), qui inspire confiance aux investisseurs et qui permet l’apposition de signes identitaires sur les billets et pièces.
- L’adoption de l’euro, qui ferait encore gagner en crédibilité et qui éviterait aux particuliers et aux entreprises des démarches de change dans leurs relations avec la France et la zone euro.
- La [Nouvelle Calédonie] pourrait choisir de se doter d’une monnaie autonome, assise par exemple sur un panier de monnaies, administrée par une banque centrale calédonienne, et gérant ses propres réserves de change. Les caractéristiques que l’on [a] rappelé [déficit commercial structurel, transferts de l’État et niveau de vie élevé] rendent cette solution totalement irréaliste à court et moyen terme.
- Enfin, la [Nouvelle Calédonie] pourrait choisir d’adopter une monnaie inspirée du fonctionnement de la zone franc [cfa]. Cela permettrait de conserver à la monnaie sa crédibilité, de ne pas interdire si nécessaire des ajustements de parité et de rendre possible une gouvernance plus adaptée et plus “calédonienne”. » (Groupe d’experts sur l’avenir institutionnel, 2016 : 1-2)
3Les groupes politiques au Congrès ont été invités à livrer leur position sur la question de l’avenir monétaire du pays lors de la table ronde sur « La monnaie, le secteur bancaire et financier : situation actuelle et perspectives » organisée par l’Université de la Nouvelle-Calédonie (unc) [1] fin 2017.
4Louis Mapou précise la position du groupe uni en ces termes :
« La Nouvelle-Calédonie doit gagner sa place dans la région pour réussir son développement […] Il faut réorienter ses échanges commerciaux, la monnaie est importante lorsqu’on se pose la question du soutien à la compétitivité de ses entreprises et qu’on parle d’exportations, lorsqu’on veut lutter contre la vie chère […] et […] le régime actuel ne semble pas y contribuer favorablement par sa trop grande rigidité. […] Car l’exemple des pays voisins […] montre que c’est un instrument de leur politique externe en matière économique. Le fait que l’économie calédonienne est introvertie et qu’elle a besoin de s’ouvrir place la monnaie au cœur de la problématique politique à venir. C’est en ce sens que c’est important dans le cadre d’une stratégie de coopération. C’est aussi en ce sens que l’exemple du franc cfa nous intéresse. » (Mapou, 2017)
6Diamétralement opposé, le groupe des Républicains calédoniens considère que :
« L’adoption d’une monnaie inspirée du fonctionnement du franc cfa exposerait […] la Nouvelle-Calédonie au risque de dévaluation, ce qui serait inévitable si les transferts de l’État venaient à se tarir. Dans ce cas-là, […] les prix exploseraient […] En ce qui concerne la création d’une monnaie totalement autonome, [il n’]y a pas véritablement de débat puisque les experts ont eux-mêmes indiqué dans leur rapport […] que les caractéristiques locales rendent cette solution totalement irréaliste à court et moyen terme. Donc, voilà la raison pour laquelle […] notre groupe […] prône le maintien en l’état du franc [cfp] puisque nous disposons de toutes les caractéristiques d’ores et déjà pour bien fonctionner avec une monnaie solide, arrimée à l’euro. » (Bernut, 2017)
8Roch Wamytan, pour le groupe uc, cite Jacques Rueff :
« “La monnaie est le terrain où se jouent à la fois l’avenir du développement économique et le sort de la liberté politique”, […] ceci pour confirmer l’objectif des indépendantistes : posséder sa propre monnaie afin d’avoir les moyens de son développement. Pour y parvenir, diverses options ont été examinées dont une monnaie adossée à une monnaie ou à un panier de monnaies ou le système du cfp actuel amélioré ou encore le modèle du franc cfa. Suite à la mission des experts de l’État à ce sujet […], l’option de l’euro remplaçant le cfp a été écartée, et celle d’une devise adossée à un panier de monnaies nous a semblé la plus prometteuse. […] Nous posons l’objectif à atteindre : posséder sa monnaie comme élément de souveraineté puis convenir par étapes de s’orienter vers l’option qui semble se dessiner, c’est-à-dire l’option du panier de monnaies y incluant les devises de pays avec qui nous commerçons ou avec qui nous allons commercer. » (Wamytan, 2017)
10Romuald Pidjot, pour le groupe uc, précise que :
« le changement de système monétaire doit être progressif […] dans le cadre d’un dialogue avec l’État français […] et [avec] l’assistance d’une expertise internationale […] des pays du groupe du Fer de lance mélanésien […] et du [Fonds monétaire international]. » (Pidjot, 2017)
12Enfin, pour le groupe Calédonie ensemble [2] :
« On doit également réfléchir à quelle émancipation serait utile aujourd’hui pour notre pays, non pas de manière idéologique mais de manière pratique. Je crois que nous devrions être associés à l’exercice des compétences régaliennes sur certains niveaux qui ont été déterminés par les experts et qui me semblent utiles […] par exemple […] en matière monétaire et de crédit, pourquoi ne pas faire de l’Institut d’émission d’outremer une petite banque centrale adossée à la banque de France, ce qui est tout à fait faisable et qui nous permettrait d’avoir notre mot à dire en matière de politique monétaire et de crédit […] Calédoniser les administrations régaliennes, c’est aussi une manière de se les approprier. » (Gomès, 2017)
14Outre la dimension symbolique qu’elle revêt, la divergence de position entre loyalistes et indépendantistes sur la question de la monnaie reflète, dans une large mesure, leurs priorités en matière d’objectifs et d’outils de politique économique. Alors que les uns prônent le maintien du franc cfp (éventuellement assorti d’une « calédonisation » à la marge de sa gouvernance) en reliant le statu quo monétaire, vecteur de stabilité et de confiance, à la pérennité des relations avec la France, les autres envisagent une transition progressive vers un régime monétaire redéfini, au service d’une réorientation régionale des échanges du pays. Sur les questions connexes de la lutte contre la vie chère et du soutien à la compétitivité des entreprises, les uns associent tout changement en matière monétaire au risque de dévaluation et aux effets inflationnistes qui en découleraient, tandis que les autres associent la souveraineté monétaire aux outils de politique économique qu’elle procurerait, au service du développement du pays. Alors que la position des uns n’appelle pas véritablement de débat, celle des autres soulève de nombreuses questions, en matière de crédit, de prix, de compétitivité et de coopération, auxquelles cet article propose d’apporter des éléments de réponse. D’où son titre : Quelle monnaie pour knc ?
15La démarche adoptée relève de l’économie monétaire internationale et s’appuie sur l’expérience des voisins océaniens : elle vise à analyser plus en détails les implications des différentes options monétaires envisageables pour le pays, étant donnés les défis auxquels il est et sera confronté en matière de développement économique.
16La première partie consiste en un bref exposé du fonctionnement des économies monétaires dans le cas général et des enseignements en la matière dans le cas des économies océaniennes.
17La seconde partie est consacrée au contexte économique actuel de la Nouvelle-Calédonie et aux implications de trois scenarii récurrents dans les débats locaux : la dévaluation du franc cfp, l’adoption de l’euro et la mise en place d’un système comparable à celui de la zone franc cfa.
18La troisième partie propose une analyse comparative de l’option d’une monnaie propre, qui, bien que considérée comme « totalement irréaliste à court et moyen terme » (Groupe d’experts sur l’avenir institutionnel, 2016 : 2) mérite un examen plus attentif sur la base des succès comme des échecs à long terme des voisins océaniens.
Qu’est-ce que la monnaie pour les économistes ?
19Dans une économie monétaire, on peut définir la monnaie à travers ses trois fonctions de réserve de valeur, d’unité de compte et d’instrument des échanges. La monnaie est également un rapport social par lequel
« la collectivité qui en fait usage (la monnaie définit en quelque sorte un espace de collectivité d’échanges) rend à chacun de ses membres dans l’acte de payer ce qu’elle juge avoir reçu de lui par son activité. C’est par la logique de la monnaie que se reconnaît la valeur, que s’institue la valeur. » (Aglietta et al., 2014)
21La banque centrale détient le monopole de l’émission de monnaie dite fiduciaire (les billets et les pièces), tandis que les banques commerciales détiennent le monopole de l’émission de monnaie scripturale (les dépôts à vue, soit les écritures électroniques). La monnaie scripturale est créée en contrepartie d’une créance sur l’économie (les ménages, les entreprises ou l’État) ou d’une créance sur l’extérieur. Lorsqu’un crédit est accordé par une banque, un dépôt est créé sur le compte de l’emprunteur. Il y a alors création de monnaie scripturale. De façon symétrique, il y a destruction de monnaie lors du remboursement du crédit. De façon similaire, il y a création de monnaie scripturale lorsqu’un agent économique reçoit des devises (c’est-à-dire de la « monnaie étrangère ») et en demande à sa banque la conversion en monnaie locale (cf. Fournier, 2011 pour un exposé vulgarisé des mécanismes de création monétaire).
22La banque centrale dispose de deux instruments : la politique monétaire et la politique de change. Elle peut mobiliser des outils de politique monétaire pour encadrer ou au contraire stimuler les crédits afin de freiner ou au contraire favoriser le financement de l’économie. Par différents canaux, le mécanisme consiste à agir sur la quantité de monnaie en circulation, éventuellement en ciblant des secteurs d’activité spécifiques. Toutefois, l’efficacité des politiques monétaires dites expansionnistes n’est pas garantie, à court terme parce que l’appétence des agents économiques pour les crédits dépend de leur confiance en l’avenir et à long terme, parce l’expansion monétaire est susceptible de générer de l’inflation, nuisible au pouvoir d’achat des agents économiques. La politique monétaire est ainsi un arbitrage entre soutien à l’activité et contrôle de l’inflation.
23En Nouvelle-Calédonie (ainsi qu’en Polynésie française et à Wallis-et-Futuna), l’Institut d’émission d’outre-mer (ieom) émet le franc cfp et met en œuvre la politique monétaire de l’État français, qui, depuis l’avènement de l’euro, est dictée par la Banque centrale européenne, dont l’objectif primaire est la lutte contre l’inflation.
24La banque centrale peut également mobiliser des outils de politique de change pour agir sur le taux de change de la monnaie (soit la valeur de la monnaie locale exprimée en devises). Sous certaines conditions, l’augmentation du taux de change peut permettre d’améliorer le pouvoir d’achat des résidents, mais au prix d’une détérioration de la compétitivité prix des entreprises locales. Au contraire, la diminution du taux de change peut permettre d’améliorer la compétitivité des entreprises, mais au prix d’une dégradation du pouvoir d’achat des résidents (les mécanismes sous-jacents sont détaillés infra). Néanmoins, à la hausse ou à la baisse, les variations du taux de change sont à double tranchant : l’instabilité des taux de change, synonyme d’incertitude, est susceptible de nuire aux flux commerciaux et aux flux financiers transfrontières.
25L’une des problématiques centrales de l’économie internationale est précisément la question du choix du régime de change, c’est-à-dire l’ensemble des règles qui gouvernent la détermination des taux de change et l’intervention des banques centrales sur le marché des changes (c’est-à-dire le marché sur lequel s’achètent et se vendent les devises) [3]. Il existe quatre familles de régimes de change : la dollarisation, les régimes de change fixe, les régimes intermédiaires et les régimes de change flottant.
26Dans un régime de dollarisation, le pays n’émet pas de monnaie propre : c’est une devise qui circule, généralement le dollar américain, et plus récemment l’euro (on parle alors d’euroïsation).
27Par contraste, dans un régime de change fixe, intermédiaire ou flottant, une monnaie propre est émise.
28Dans un régime de change fixe, le taux de change est défini par la banque centrale qui s’engage à échanger sa monnaie à ce taux. Le cas échéant, la banque centrale intervient sur le marché des changes pour défendre son objectif de taux de change. Le franc cfp est un cas particulier de régime de change fixe dont la valeur est garantie par le Trésor français et n’a pas à être défendue par l’ieom. Le taux de change est inchangé depuis 1949 vis-à-vis du franc français, puis de l’euro [4].
29Dans un régime intermédiaire, la banque centrale définit une valeur cible pour le taux de change à moyen terme mais autorise des fluctuations autour de cette valeur cible à court terme et/ou procède à des ajustements périodiques de la valeur cible.
30Dans un régime de change flottant, la banque centrale ne prend aucun engagement sur la valeur du taux de change. Il varie sur le marché des changes en fonction de l’offre et de la demande, et la banque centrale n’intervient que lorsqu’elle considère les variations du taux de change excessives. L’euro, le yen japonais, les dollars australien, néo-zélandais et américain sont en régime de change flottant.
31La question du choix du régime de change n’est tranchée ni dans le cas général ni dans celui des économies insulaires telles que celles d’Océanie. Comme le résume l’un des spécialistes de la question :
« No single currency regime is right for all countries or at all times. » (Frankel, 1999 : 1)
33Dans le cas général, dès lors que les capitaux circulent librement, le choix d’un régime de change fixe implique que la banque centrale doit renoncer à l’autonomie de sa politique monétaire. Au contraire, le choix d’un régime de change flottant permet de conserver l’autonomie de la politique monétaire, mais au prix d’une plus grande instabilité du taux de change. Quant aux régimes intermédiaires, ils permettent de conserver une relative stabilité du taux de change tout en autorisant une relative autonomie de la politique monétaire, mais seraient plus sensibles aux attaques spéculatives. La politique de change est ainsi un arbitrage entre liberté de circulation des capitaux, stabilité du taux de change et autonomie de la politique monétaire.
34Toutefois, dans une certaine mesure, cet arbitrage est assoupli dans le cas des petites économies à la fois très ouvertes au plan commercial et relativement peu financiarisées (une partie de l’activité n’étant pas monétarisée), telles que celles des pays insulaires océaniens [5].
35D’une part, en matière de contrôle de l’inflation, il faut noter qu’une proportion importante des consommations des ménages et des entreprises est importée, de sorte que le niveau des prix locaux est dicté dans une large mesure par le niveau des prix étrangers. Pour contrôler la dynamique des prix, l’efficacité de la politique de change dépasse ainsi de loin celle de la politique monétaire, ce qui fait pencher en faveur d’un régime de change de type fixe, quitte à renoncer à l’autonomie de la politique monétaire.
36D’autre part, la faible intégration des économies océaniennes sur les marchés financiers est, paradoxalement, un atout : en limitant les mouvements de capitaux, elle réduit les pressions (à la hausse ou à la baisse) sur la valeur des monnaies océaniennes, et assouplit l’arbitrage entre stabilité du taux de change et autonomie de la politique monétaire. Cette caractéristique renforce la soutenabilité de régimes intermédiaires, de type fixe mais ajustable.
37Enfin, on ne peut guère parler de monnaie sans évoquer les expériences d’unions monétaires, non seulement en Europe et en Afrique, mais également en Océanie et dans les Caraïbes. L’objectif n’est pas de dresser un panorama des nombreuses expériences en la matière, mais de souligner les arbitrages sous-jacents (abondamment documentés dans la littérature dite des zones monétaires optimales). Une union monétaire regroupe des pays qui choisissent un régime de change fixe irrévocable entre leurs monnaies, et en contrepartie renoncent à l’autonomie de leurs politiques monétaires. Une union monétaire est considérée comme optimale dès lors que les pays qui la composent peuvent s’accommoder d’une politique monétaire commune. Deux critères d’optimalité sont essentiels. D’abord, le degré de synchronisation des cycles économiques entre les pays de la zone : plus les cycles sont synchronisés, plus les pays subissent le même type de chocs, et mieux ils peuvent s’accommoder d’une politique monétaire commune. Ensuite, l’existence de mécanismes d’ajustement alternatifs au sein de la zone, parmi lesquels les transferts budgétaires et la libre circulation des travailleurs.
38Il est intéressant de noter que la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie et Wallis-et-Futuna sont soumis au même arbitrage du fait du lien du franc cfp avec l’euro. Il va sans dire que ces trois économies océaniennes et celle de la France sont si différentes que le critère de synchronisation des cycles n’est pas rempli. Toutefois, les transferts publics et l’envoi de fonctionnaires d’État constituent des mécanismes d’ajustement alternatifs.
Débats récurrents autour du franc cfp
Déséquilibres internes et externes
39La Nouvelle-Calédonie est un pays riche mais inégalitaire, dont la fiscalité est avantageuse pour les hauts revenus, où un salarié sur trois travaille dans le secteur public et dont la croissance repose principalement sur les secteurs abrités de la concurrence (services marchands hors tourisme, services non marchands et btp), la consommation (des ménages et des administrations publiques) et un niveau élevé mais volatil d’investissements (privés et publics). L’inflation est relativement faible, mais le niveau des prix est très élevé par rapport aux économies voisines, en particulier pour les biens alimentaires. La Nouvelle-Calédonie bénéficie de transferts de la France, qui financent une partie des dépenses publiques, la rémunération des fonctionnaires d’État et l’activité des forces armées. À partir de 2005, la Nouvelle-Calédonie bénéficie de flux croissants de capitaux étrangers liés aux projets métallurgiques. La balance commerciale (soit la différence entre les recettes d’exportation et des dépenses d’importation) de la Nouvelle-Calédonie est structurellement déficitaire. À l’instar des autres économies océaniennes, une large variété de produits de consommation courante et la plupart des consommations intermédiaires [6] sont importées, tandis que les exportations hors nickel demeurent limitées (Mathieu et al., 2016).
40Le pouvoir d’achat des Calédoniens est l’une des explications du niveau des importations. Ensuite, la petite taille du marché local explique à la fois les importations élevées et les exportations limitées. Bien qu’ayant rapidement progressé au cours des vingt dernières années, la base productive demeure réduite en dehors du nickel. On ne peut pas tout produire sur place, ce qui contraint à l’importation, tandis que, l’éventail des productions étant restreint, celui des exportations l’est également. Enfin, les exportations sont entravées parce qu’elles sont chères : la Nouvelle-Calédonie est une petite économie, avec des coûts de transport élevés, une protection douanière forte, des coûts de production élevés et des situations oligopolistiques [7] favorisant des prix élevés (Dalmas et al., 2016).
41Comme on va le voir à présent, la dévaluation [8] du franc cfp pourrait théoriquement contribuer à améliorer la balance commerciale en stimulant la production locale via deux canaux : la détérioration de la compétitivité-prix des importations et l’amélioration de la compétitivité-prix des exportations. Toutefois, les limites de la dévaluation, notamment en termes d’inflation importée, sont connues et se manifesteraient certainement dans le cas de la Nouvelle-Calédonie, étant données les caractéristiques de la demande et de la production locales [9].
Quelles seraient les conséquences d’une dévaluation du franc cfp sur les importations ?
42Le premier objectif de la dévaluation du franc cfp serait d’encourager la production locale au détriment des importations, en rendant les importations plus chères pour les consommateurs locaux (pour un même prix en devises). Illustrons cela par un exemple chiffré. Le taux de change actuel du franc cfp est : 1 000 xpf = 8,38 € – xpf est le code iso du franc cfp.
43Supposons qu’avant la dévaluation, l’importation d’une plaque de chocolat français revienne à 4 € (coûts de transport et droits de douane inclus), soit 4/0,00838 = 477 xpf, tandis qu’une plaque de chocolat « local » coûte 500 xpf en Calédonie. Avec une dévaluation du franc cfp de 50 %, le taux de change du franc cfp devient 1 000 xpf = 4,19 €. L’importation de chocolat français revient alors à 4/0,00419 = 955 xpf tandis que le chocolat local coûte toujours 500 xpf. Le chocolat importé est désormais plus cher que le chocolat local.
44La dévaluation réduit ainsi la compétitivité-prix des importations : on s’attend à ce que cela conduise à réduire les importations au profit de la production locale. Il faut toutefois noter trois limites.
45Premièrement, l’effet de substitution de la production locale aux importations ne peut se produire que si une production locale existe pour remplacer les importations. Or, de nombreux biens importés n’ont pas de substituts locaux : les importations représentent ainsi en moyenne près de 45 % du pib entre 2006 et 2012. En cas de dévaluation du franc cfp, le risque est que l’ajustement se fasse par les prix et non par les quantités, c’est-à-dire que, là où la production locale ne peut pas prendre le relais, les importations continueraient à un prix plus élevé, ce qui renchérirait le coût de la vie (on parle d’inflation importée [10]) et pourrait renforcer les inégalités. Ainsi, dans le cas mexicain, suite à la dévaluation du peso en 1994, le renchérissement du coût de la vie a été entre 48 et 62 % plus élevé pour les 10 % les plus pauvres de la population que pour les 10 % les plus riches (Cravino et Levchenko, 2017).
46Deuxièmement, l’effet de substitution de la production locale aux importations ne joue à plein que si les prix relatifs restent inchangés après la dévaluation, ce qui dépend du contenu de la production locale en importations et des comportements de marge. D’une part, les prix locaux seraient modifiés suite à une dévaluation du fait du renchérissement des consommations intermédiaires importées. La fabrication de chocolat local implique ainsi l’importation de cacao et d’énergie, dont le prix augmenterait suite à la dévaluation, renchérissant les coûts de production et donc le prix de vente du chocolat local. Là encore, la dévaluation générerait de l’inflation importée. D’autre part, les producteurs locaux peuvent décider, après la dévaluation, d’augmenter leurs marges : au lieu de vendre le chocolat local à 500 xpf, ils peuvent décider d’augmenter le prix à 800 xpf. La faible concurrence liée à l’existence de barrières aux importations et d’oligopoles (en particulier dans les secteurs des services commerciaux) suggère que de tels comportements de marge seraient plausibles en cas de dévaluation du franc cfp.
47Troisièmement, une dévaluation du franc cfp est susceptible de n’avoir que peu d’effets sur la demande d’importations des Calédoniens, dont le niveau d’épargne moyen est élevé : on peut ainsi s’attendre à ce que, suite au renchérissement des importations, les Calédoniens réduisent leur épargne plutôt que leur consommation de produits importés.
Quelles seraient les conséquences d’une dévaluation du franc cfp sur les exportations ?
48Le second objectif de la dévaluation du franc cfp serait de stimuler la production locale en réduisant le prix des exportations pour les consommateurs étrangers (pour un même prix en francs cfp).
49Illustrons cela par un nouvel exemple chiffré. Le taux de change actuel du franc cfp est 1 000 xpf = 8,38 €. Supposons qu’avant la dévaluation, 1 kg de crevettes est vendu 3 000 xpf (coûts de transport inclus). Pour un client français, ce kilo de crevettes coûte 3000*0,00838=25,14 €. Dans le cas d’une dévaluation supposée du franc cfp de 50 %, le taux de change du franc cfp devient 1 000 xpf = 4,19 €. Pour le consommateur français, le kilo de crevettes revient désormais à 3000*0,00419 = 12,57 €.
50La dévaluation améliore ainsi la compétitivité-prix des exportations : on s’attend à ce que cela conduise à accroître les exportations, stimulant ainsi la production locale. Mais on note à nouveau trois limites.
51Premièrement, les consommations intermédiaires importées représentent plus de 20 % de la production entre 2006 et 2010 (plus de 70 % pour l’énergie). Comme la dévaluation renchérirait ces consommations intermédiaires importées, ce qui réduirait le gain de compétitivité prix généré par la dévaluation.
52Deuxièmement, la principale exportation de la Nouvelle-Calédonie est le nickel. La dévaluation du franc cfp ne modifierait pas le prix auquel est vendu le nickel, celui-ci étant déterminé sur le London Metal Exchange et libellé en dollars américains :
« Pour des pays exportateurs de matières premières à l’économie très peu diversifiée […], une dépréciation du taux de change ne permet généralement pas de stimuler les volumes d’exportation, car les matières premières qu’ils exportent sont cotées en devises sur des marchés internationaux. Dans ce cas, la dépréciation du taux de change ne contribue à l’amélioration des comptes externes que par le biais de la réduction des volumes d’importations provoquée par leur renchérissement, qui a un effet inflationniste et récessif. » (Gillet et al., 2017 : 1)
54Troisièmement, une dépréciation du franc cfp n’aurait que peu d’effets sur la demande d’exportations haut de gamme de la Nouvelle-Calédonie, dont les crevettes sont un parfait exemple. La demande de produits haut de gamme est en effet stimulée par la qualité et relativement peu sensible aux variations de prix.
La dévaluation du franc cfp : complément et non substitut !
« La définition d’une politique monétaire au service du développement de la Nouvelle-Calédonie est plus que nécessaire. Le rôle de la monnaie en matière de compétitivité de l’économie est indéniable dans le cadre du développement des exportations. Pour cela, il serait souhaitable de simuler les scenarii de réajustement de la monnaie, de ses effets en matière d’inflation et de pouvoir d’achat qui sont les deux contreparties qui sont à chaque fois évoquées lorsqu’on parle de réajustement de la monnaie. Il nous semblerait intéressant de savoir si un réajustement de cette monnaie vers le haut ou vers le bas […] pourrait venir nous donner un coup de main de la cadre de la recherche d’une plus grande compétitivité dans notre pays. » (Mapou, 2017)
56Si la dévaluation du franc cfp se produisait demain, elle n’aurait que des effets mitigés sur la balance commerciale de la Nouvelle-Calédonie : les importations qui ont des substituts locaux pourraient certes être remplacées par la production locale, mais au prix de consommations intermédiaires plus coûteuses. Les importations qui n’ont pas de substituts locaux se poursuivraient à un prix plus élevé. À travers le renchérissement de la production locale et des produits importés, la dévaluation pourrait avoir des effets redistributifs néfastes, en grevant davantage le budget des plus pauvres que celui des plus riches.
57Quant aux exportations, elles seraient également entravées par le renchérissement des consommations intermédiaires importées et limitées à court terme du fait de la faible base productive hors nickel [11].
58Avant d’envisager une dévaluation du franc cfp pour améliorer la balance commerciale de la Nouvelle-Calédonie des réformes de fond doivent être engagées : réduire le contenu en importations de la consommation locale et des consommations intermédiaires, limiter les comportements de marge et développer le panel des exportations calédoniennes hors nickel. Sans quoi une dévaluation se traduira par de l’inflation importée.
59Bernard Poirine (2011) propose des mesures d’accompagnement pour une dévaluation sans inflation en Polynésie et en Calédonie, à transferts de l’État constants. Il préconise de simultanément désindexer [12] les salaires des fonctionnaires d’État du même montant que celui de la dévaluation, supprimer intégralement les droits et taxes à l’importation (l’État compensant les pertes de recettes douanières par les gains réalisés via la désindexation), tout en subventionnant l’importation de biens de première nécessité.
Quid de l’adoption de l’euro ?
60Une autre thématique récurrente autour de la monnaie en Nouvelle-Calédonie est l’adoption de l’euro en remplacement du franc cfp. Tout comme dans le cas d’une dévaluation, il faudrait que la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Wallis-et-Futuna se mettent d’accord sur cette option, condition nécessaire mais non suffisante : la demande d’adoption de l’euro par les trois pays ne peut être portée que par l’État français auprès du Conseil, sur avis de la Commission européenne et de la Banque centrale européenne. Et, comme évoqué dans la première partie, intégrer la zone euro ne serait optimal pour la Nouvelle-Calédonie qu’à la condition qu’existent des mécanismes d’ajustement alternatifs à la politique monétaire : des transferts budgétaires et la libre circulation des travailleurs.
61Pour ses chantres, l’adoption de l’euro aurait des avantages en termes de stabilité et de crédibilité, avec des répercussions sur les échanges commerciaux et financiers. Toutefois, ces « avantages » n’en sont pas puisqu’ils sont déjà offerts par le franc cfp en vertu de son régime de change fixe. Du point de vue économique, il y a une différence de degré mais pas de nature entre ces deux alternatives. En revanche, du point de vue symbolique, la différence est notoire : la monnaie est certes un instrument économique, mais elle a également un caractère identitaire en Nouvelle-Calédonie et une dimension éminemment politique :
« L’ancrage à l’euro, dans le cadre du régime politique actuel, nous continuons à le considérer comme une forme de contribution à la dépendance vis-à-vis de la France et de l’Europe. » (Mapou, 2017)
63Le remplacement du franc cfp par l’euro est considéré par Dropsy et al. (2007) comme « le choix optimal de régime de change » pour la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Wallis-et-Futuna parce que cela éliminerait le risque de dévaluation et parce que :
« [les] trois collectivités d’outre-mer sont toujours très dépendantes de la France métropolitaine […] sur le plan commercial, […] sur le plan touristique, […] sur le plan financier, […] politiquement. » (Dropsy et al., 2007 : 14-15)
65Néanmoins, l’argument peut être inversé : la dépendance économique s’explique en partie par le lien monétaire entre les Collectivités d’outre-mer et l’euro. Gaël Lagadec (2010) avance que l’adoption de l’euro placerait la Nouvelle-Calédonie dans une situation de dépendance éternelle. En adoptant l’euro en effet, la Nouvelle-Calédonie renoncerait à la possibilité que le franc cfp soit un jour dévalué, ce qui maintiendrait durablement un taux de change surévalué, nuisible à la compétitivité-prix des exportations :
« En se dotant d’une monnaie trop forte, eu égard à la structure économique de la Nouvelle-Calédonie, et en interdisant un ajustement structurel, la seule solution viable serait un maintien du lien avec la métropole et un maintien de ses transferts vers le territoire. Empêcher l’autonomie économique pourrait donc être un moyen d’écarter durablement la perspective d’accession à l’indépendance. » (Lagadec, 2010 : 161)
S’inspirer de la zone cfa ?
67Une autre perspective monétaire pour la Nouvelle-Calédonie serait de s’inspirer du fonctionnement de la zone franc cfa qui rassemble quatorze États africains et les Comores. Le franc cfa est en régime de change fixe avec l’euro, sa convertibilité illimitée est garantie par le Trésor français et les transferts financiers sont libres à l’intérieur de la zone. Les deux banques centrales de la zone en assurent la gouvernance en étroite collaboration avec la Banque de France et déposent une partie de leurs réserves de change (c’est-à-dire les devises qu’elles détiennent) auprès du Trésor français.
68Les principes de fixité du taux de change, de garantie du Trésor français et de libre transférabilité prévalant déjà pour le franc cfp, il n’y a que deux différences avec la zone franc cfa : d’une part, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie français et Wallis-et-Futuna ne participent que de façon marginale à la gouvernance du franc cfp (chacune ayant un représentant au sein du conseil de surveillance de l’ieom) ; d’autre part, aucun des trois pays océaniens n’a de réserves de change.
69De plus, l’option du franc cfa a ceci de commun avec le fonctionnement actuel du franc cfp qu’elle limite l’autonomie de la politique monétaire, dictée par celle de la banque centrale européenne : cette contrainte n’est soutenable qu’au prix du maintien de transferts de la France et des mouvements de travailleurs.
« Il était important pour nous d’examiner attentivement l’option du cfa qui a été celle qui est retenue et proposée aux partis politiques calédoniens lors des discussions au niveau des comités de pilotage […] Il nous semble peut-être hasardeux d’aller dans ce sens […]. [Kako Nubukpo] a sorti un ouvrage dernièrement “Le franc cfa asphyxie les économies africaines” et il dénonce la confiscation de la souveraineté des pays africains, la politique monétaire imposée aux banques centrales africaines […] conforme à celle de la […] banque centrale européenne, en donnant la priorité à la lutte contre l’inflation. Il dénonce aussi la politique monétaire inappropriée et même absurde pour des économies en construction qui ont des besoins importants de financement pour développer leur capacité de production […] Enfin il dénonce le fait que les politiques monétaires des banques centrales africaines sont déconnectées des réalités économiques et sociales des pays membres parce que calquées sur celle de la […] banque centrale européenne ou que le système favorise la fuite des capitaux plutôt que de les attirer. Enfin, elles ne favorisent pas les relations horizontales entre les quatorze pays […] et bien sûr ceci nous interpelle au plus haut point dans notre politique de construction régionale au sein du Forum des Îles du Pacifique et du Groupe mélanésien du Fer de lance. » (Wamytan, 2017)
71Enfin, la comparabilité des économies africaines et de celle de la Nouvelle-Calédonie est discutable. Il paraît plus pertinent de s’inspirer de l’expérience d’économies plus proches de la Nouvelle-Calédonie.
Carte 1. – Les monnaies océaniennes
Carte 1. – Les monnaies océaniennes
Que font les voisines océaniennes ?
73Nous examinons ici vingt-sept pays océaniens, indépendants ou non : les îles Cook, Fiji, Guam, Hawai’i, Kiribati, les îles Marianne du Nord, les îles Marshall, les États fédérés de Micronésie, Nauru, Niue, Norfolk, la Nouvelle-Calédonie, Palau, la Papouasie Nouvelle-Guinée, la Papouasie occidentale, les îles Pitcairn, la Polynésie française, Rapa Nui, les îles Salomon, Samoa, les Samoa américaines, le Timor oriental, Tokelau, Tonga, Tuvalu, le Vanuatu et Wallis-et-Futuna [13].
74Dans la mesure où ils partagent des caractéristiques communes d’isolement, d’insularité, de fragmentation territoriale, de développement limité des infrastructures et d’étroitesse des marchés domestiques, les pays océaniens font face à des défis similaires en matière de développement économique. Les questions de la protection de l’environnement, de la consolidation des infrastructures de transport et de communication et du développement du tourisme et de la pêche sont ainsi centrales pour les pays de la zone et ont été des fils conducteurs de la construction régionale océanienne.
75L’environnement des pays océaniens implique des contraintes en termes de vulnérabilité aux conditions climatiques et de surveillance des zones maritimes et, simultanément, des opportunités et des défis en matière de tourisme, de ressources halieutiques et minières et d’innovation environnementale. Les pays océaniens abritent une population relativement jeune et dont la croissance est rapide, de telle sorte que les questions de santé, d’éducation et d’emploi constituent des enjeux fondamentaux.
76Le secteur primaire est dominé par la pêche et l’agriculture s’articule autour des activités vivrières et des produits d’exportation. Le développement industriel est généralement limité et repose principalement sur l’exploitation des ressources minières. L’essentiel de l’activité productive relève ainsi du secteur tertiaire, au sein duquel le tourisme et les administrations publiques sont prépondérants. Les économies océaniennes sont fortement dépendantes de ressources externes, sous forme de dépenses militaires (Guam, Hawai’i, îles Marshall, Polynésie française), de transferts des métropoles, de flux d’aide internationale et d’envois de fonds des travailleurs émigrés. Enfin, une partie significative de l’activité de production se fait en dehors du marché sans être monétarisée.
Un océan de dollars
77La plupart de ces pays océaniens ont résolu la question du choix de la monnaie par la dollarisation, c’est-à-dire qu’ils n’émettent pas de monnaie propre et utilisent la devise d’un autre pays, généralement celle de l’ancienne tutelle coloniale. Cinq devises circulent ainsi parmi dix-huit pays océaniens :
78Le dollar américain est utilisé dans neuf pays océaniens. Hawai’i, Guam, les Samoa Américaines, les États fédérés de Micronésie, les îles Marshall, les îles Marianne du Nord et Palau utilisent le dollar américain et étaient sous tutelle américaine à l’époque de leur adoption du dollar américain. Les États fédérés de Micronésie, les îles Marshall et Palau ont conservé le dollar américain après leur accession à l’indépendance. Seuls le Timor oriental (dollarisé depuis 2000) et les îles Pitcairn (depuis 1940, en parallèle du dollar néo-zélandais) utilisent le dollar américain sans avoir eu de lien colonial avec les États-Unis.
79Le dollar australien a été adopté par quatre pays océaniens : Norfolk, Nauru, Kiribati et Tuvalu. Nauru était sous tutelle allemande, et Norfolk, Kiribati et Tuvalu sous tutelle britannique à l’époque de leur adoption du dollar australien, mais Nauru et Norfolk sont ensuite devenues des colonies australiennes.
80Le dollar néo-zélandais a cours dans quatre pays océaniens : Tokelau, les îles Cook, Niue et les îles Pitcairn (parallèlement au dollar américain). Tokelau, les îles Cook et Niue étaient sous tutelle néo-zélandaise à l’époque de leur adoption du dollar néo-zélandais. En revanche, les îles Pitcairn sont sous tutelle britannique. Les îles Cook et Niue ont conservé le dollar néo-zélandais après leur accession à l’indépendance.
81La roupie indonésienne circule en Papouasie orientale depuis l’annexion par l’Indonésie et circulait au Timor oriental durant la période d’occupation indonésienne.
82Le peso chilien est en vigueur à Rapa Nui depuis les années 1800, c’est-à-dire avant que Rapa Nui soit officiellement sous tutelle chilienne.
Six monnaies nationales
83Par contraste avec la relative inertie des régimes de dollarisation, six pays océaniens se distinguent par l’émission de leur propre monnaie : Samoa émet le tala depuis 1963 ; Tonga, le pa’anga depuis 1966 ; Fiji, le dollar de Fiji depuis 1969 ; la Papouasie Nouvelle-Guinée, le kina depuis 1975 ; les îles Salomon, le dollar des îles Salomon depuis 1977 et le Vanuatu, le vatu depuis 1981.
84Les régimes de change de ces six monnaies ont été modifiés au cours du temps et sont caractérisés par une grande diversité, tant du point de vue du degré de fixité que de celui des devises d’ancrage sous-jacentes. Trois faits saillants se dégagent de l’étude des régimes de change de ces six monnaies océaniennes (Ro’i, 2013 : 128-139 et annexe C).
85Tout d’abord, les six pays océaniens frappant monnaie, à l’instar des autres pays de la zone, ont été dollarisés avant d’émettre leur propre monnaie, plusieurs devises circulant en parallèle dans chaque pays, mais l’une d’elles finissant par supplanter les autres en tant que monnaie ayant cours légal : le dollar néo-zélandais dans le cas de Samoa (sous tutelle néo-zélandaise à l’époque), le dollar australien dans le cas de la Papouasie Nouvelle-Guinée (sous tutelle australienne), de Tonga et des îles Salomon (sous tutelle britannique), la livre sterling dans le cas de Fiji (sous tutelle britannique) et à la fois le franc Pacifique, la livre sterling et le dollar australien dans le cas du Vanuatu (sous tutelle franco-britannique). Dans la majorité des cas, la devise ayant cours légal est émise par la tutelle coloniale.
86Ensuite, les six monnaies océaniennes sont émises à l’origine dans le cadre de régimes de change fixe vis-à-vis des devises ayant historiquement eu cours légal avant l’accession à l’indépendance. Ainsi, les régimes de change des monnaies océaniennes se caractérisent initialement par la continuité, à la fois en matière de type de régime de change et de devises d’ancrage, en dépit de l’émancipation politique.
87Pour finir, les banques centrales océaniennes adoptent progressivement des régimes de change fixe et des régimes intermédiaires vis-à-vis de paniers de devises d’ancrage [14]. La composition des paniers de devises reflète la ventilation géographique du commerce et du tourisme. Autrement dit, l’objectif demeure la stabilité du taux de change, mais plus seulement du taux de change bilatéral vis-à-vis de la monnaie de l’ancien colonisateur : il s’agit de défendre la stabilité du taux de change multilatéral vis-à-vis de l’ensemble des principaux partenaires (cf. annexe). La dynamique des régimes de change océaniens reflète ainsi le développement des échanges commerciaux.
88Dans la mesure où Samoa, Tonga, Fiji, la Papouasie Nouvelle-Guinée, les îles Salomon et le Vanuatu émettent leur propre monnaie, ils sont membres du fmi, et, à ce titre, accompagnés par les équipes du fmi pour l’analyse et le suivi de la situation et des perspectives économiques et financières, et la mise en œuvre de la politique monétaire.
89Les principales informations relatives aux monnaies océaniennes sont reportées dans le tableau 1.
Tableau 1. – Caractéristiques des monnaies émises en Océanie
Tableau 1. – Caractéristiques des monnaies émises en Océanie
Note : nzd désigne le dollar néo-zélandais, aud le dollar australien, usd le dollar américain, eur l’euro, fjd le dollar de Fiji, jpy le yen japonais, gbp la livre sterling.91La composition du panier de devises du vatu est tenue secrète, mais déduite de la ventilation géographique des échanges commerciaux du Vanuatu (Sources : Ro’i (2013) et imf (2017 et 2018a-e)).
Quid du kina ?
92Le cas de la Papouasie Nouvelle-Guinée est spécifique : parmi les six pays frappant monnaie, c’est le seul dont la banque centrale poursuit officiellement un régime de change flottant, ce qui implique théoriquement qu’elle est en mesure de poursuivre une politique monétaire autonome. Dans les faits cependant, le kina est en régime intermédiaire vis-à-vis du dollar américain : la Bank of Papua New Guinea (bpng) intervient massivement sur le marché des changes pour limiter les fluctuations du kina qui subit des pressions à la baisse. De plus, la bpng est confrontée à des défis d’envergure qui limitent l’efficacité de la politique monétaire : un accroissement de l’inflation reflétant la dépréciation du kina, un excès de liquidité lié au financement des dépenses publiques et une faible appétence du secteur privé pour les crédits. Parmi les recommandations du fmi figurent l’accroissement de la transparence dans la gestion des fonds publics et l’amélioration de la fiscalité sur les industries extractives afin de dégager davantage de ressources budgétaires (imf, 2017 : 2). La bpng souligne quant à elle une contrainte spécifique :
« Foreign Exchange market efficiency is impeded by the oligopolistic behavior of commercial banks and importers. » (imf, 2017 : 12)
94La situation de la Papouasie Nouvelle-Guinée, et en particulier ses difficultés budgétaires et monétaires, peuvent apporter des enseignements pour la monnaie de knc, en matière d’écueils à éviter.
Comment fonctionnent les paniers océaniens ?
95Parmi les cinq pays océaniens frappant monnaie, deux le font dans le cadre de régimes de change fixe, trois dans le cadre de régimes intermédiaires, mais tous les cinq le font en retenant un panier de devises d’ancrage. Dans un tel régime de change, le taux de change cible n’est pas bilatéral (valeur de la monnaie vis-à-vis d’une devise) mais multilatéral (valeur moyenne de la monnaie vis-à-vis des devises retenues pour définir le panier d’ancrage).
96Autre point commun : tous les paniers contiennent le dollar australien, le dollar néo-zélandais et le dollar américain, en raison de la prépondérance de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande dans les échanges commerciaux océaniens, et du fait du statut particulier du dollar américain, monnaie internationale qui libelle notamment toutes les matières premières.
« A peg to a basket of currencies has clear benefits for a small open economy like Fiji. It provides a nominal anchor and it facilitates international trade (as importers and exporters do not have to bear exchange rate risk). Pegging to a basket of currencies (instead of a bilateral peg to the us$) helps maintain the stability of real effective exchange rate and hence external competitiveness when us$ appreciates. » (imf, 2018a : 21)
98L’objectif de la banque centrale est ainsi de maintenir la stabilité du taux de change multilatéral de la monnaie. À cette fin, tout comme dans le cas des régimes de change fixe classiques, la banque centrale intervient sur le marché des changes pour acheter ou vendre de la monnaie contre devises. Ainsi, lorsque l’offre de monnaie excède la demande de monnaie sur le marché des changes, cela peut exercer des pressions à la baisse sur le taux de change : on parle de dépréciation. La banque centrale peut alors contrer le mouvement de dépréciation en achetant davantage de monnaie sur le marché des changes. Pour ce faire, il est essentiel que la banque centrale ait accumulé au préalable des réserves de change, c’est-à-dire des devises mobilisables pour intervenir sur le marché des changes.
99Ces réserves de change sont alimentées par plusieurs canaux : les exportations de biens et services, l’aide internationale, les investissements directs étrangers, les dividendes des investissements à l’étranger et les envois de fonds des travailleurs à l’étranger.
100On mesure ces réserves de change en les comparant au montant des importations, afin d’avoir un ordre d’idée de la capacité du pays à honorer ses dettes courantes en devises. Selon les pays océaniens et les années, les réserves de change oscillent entre quatre et dix mois d’importations depuis 2011. Les banques centrales des cinq pays océaniens étudiés ici disposent ainsi de réserves de change adéquates pour défendre, le cas échéant, le taux de change multilatéral.
101Notons enfin qu’un moyen de limiter les variations du taux de change et le risque d’inflation importée consiste à restreindre la liberté de circulation des capitaux. Ainsi, la Reserve Bank of Fiji pratique explicitement le contrôle des capitaux. Par exemple, pour le rapatriement des profits et dividendes des entreprises et des banques étrangères, les sorties de capitaux sont autorisées, mais les montants sont limités et la présentation d’une attestation fiscale est requise.
Choisir son ancrage en partant des relations internationales existantes ?
102Le choix de la composition des paniers de devises d’ancrage des pays océaniens reflète la répartition par devises de leurs balances de paiements (c’est-à-dire le document comptable qui retrace l’ensemble des opérations financières et non financières entre le pays et le reste du monde).
103L’analyse statistique sur le long terme confirme que les principaux déterminants des choix d’ancrage océaniens sont les liens coloniaux et les liens commerciaux (Ro’i, 2013 : 159-191). Le choix des devises d’ancrage est ainsi un héritage colonial, influencé par les relations commerciales et financières existantes.
104Si on applique les mêmes critères à la Nouvelle-Calédonie, on peut se référer à la balance des paiements publiée par l’ieom afin d’identifier les devises clef.
105Sur le plan des exportations, le principal partenaire est le continent asiatique (54 % du total des exportations calédoniennes entre 2000 et 2017), en particulier la Chine (14 %) et le Japon (18 %). Or, la plupart des partenaires asiatiques ont des monnaies en régime de change fixe ou en régime intermédiaire vis-à-vis du dollar américain. La primauté du dollar pour la Nouvelle-Calédonie tient également au fait que c’est la devise qui libelle les exportations de nickel. Viennent ensuite les pays européens (29 %), au premier rang desquels la France (15 %), puis l’Australie (7 %).
106Sur le plan des transferts courants, l’euro est une devise clef qui libelle les transferts publics et la rémunération des fonctionnaires d’État.
107Sur le plan financier, le dollar américain est une devise clef qui libelle les investissements directs étrangers et les dividendes des placements à l’étranger. Les flux d’investissements immobiliers à l’étranger se répartissent enfin entre l’Australie, la zone euro, la Nouvelle-Zélande et l’Asie.
108Ainsi, du point de vue des relations internationales existantes, les devises d’ancrage pertinentes pour la monnaie de knc seraient le dollar américain, l’euro, le dollar australien, le dollar néo-zélandais et le yen japonais.
Choisir son ancrage pour orienter les relations internationales futures ?
109Cependant, plutôt que de partir des relations commerciales et financières existantes pour en déduire le choix des devises d’ancrage, il serait possible d’inverser le raisonnement. En effet, les travaux de Glick et Rose (2016) suggèrent que le choix d’une union monétaire est susceptible de renforcer l’intensité des échanges commerciaux avec le pays émettant la devise d’ancrage.
110Dans le cas des pays d’Océanie, Ro’i et Sénégas (2012) mesurent l’impact des régimes de change fixe sur les échanges commerciaux et démontrent l’existence d’un effet « cheval de Troie » : dans la plupart des cas, l’impact positif des monnaies sur le commerce est un simple artefact de l’histoire coloniale. Les pays océaniens commercent beaucoup avec leur tutelle coloniale (même après la décolonisation) et ils ont tendance à adopter la monnaie de cette tutelle, de sorte que l’on peut mesurer un lien positif (mais fallacieux) entre monnaie et commerce. Toutefois, le choix en matière de monnaie renforce l’impact de la colonisation sur le commerce.
111Dans la même veine, les travaux de Campbell et Chentsov (2017) soulignent le rôle crucial de l’histoire dans l’inflexion des échanges commerciaux : pour estimer les échanges d’aujourd’hui, le niveau des échanges d’il y a cent ans est statistiquement un meilleur prédicteur que le pib contemporain. Les partenariats d’échanges, tout comme les liens institutionnels hérités de l’histoire, sont en effet caractérisés par un effet d’hysteresis : ce sont des phénomènes persistants même après qu’ait cessé la cause qui les a produits, mus par des forces profondément conservatrices, notamment du fait de la mise en place d’habitudes de consommation, de réseaux d’échange, de distribution et de communication (Eichengreen et Irwin, 1998).
112Gorohouna et Ro’i (à paraître) confirment le rôle de l’histoire coloniale dans l’explication des flux contemporains d’échanges commerciaux océaniens ; ils estiment également que le choix du dollar américain comme ancrage renforce les échanges commerciaux, même en l’absence de liens coloniaux.
113Ce constat empirique, qui s’appuie sur les statistiques océaniennes consolidées des trente dernières années, suggère deux enseignements pour la monnaie de knc. Tout d’abord que, quel que soit le type de régime de change adopté, la France continuera à être un partenaire : c’est simplement le poids de l’histoire. Ensuite, qu’il est possible de contribuer à infléchir l’orientation des échanges commerciaux via les choix en matière de monnaie. Cela pose la question de savoir quels sont les partenaires que knc veut privilégier : pour faciliter les échanges, il est possible de mettre en œuvre de nombreuses mesures (des mesures douanières, fiscales, des accords commerciaux, des accords de coopération) en complément desquelles le choix de la (ou des) devise(s) d’ancrage peut avoir un rôle significatif à jouer.
Une monnaie unique océanienne ?
114Les résultats des estimations de l’impact des monnaies sur le commerce dans le cas océanien suggèrent que la perspective d’unification monétaire pourrait contribuer à renforcer les échanges régionaux.
115Des accords de facilitation des échanges commerciaux sont en vigueur entre les pays du Melanesian Spearhead Group (msg) depuis 1994 et à l’échelle des quatorze pays indépendants du Pacific Islands Forum (pif) depuis 2007. Bien que décriés dès avant leur entrée en vigueur, ces accords ont déjà produit des effets en termes de promotion des échanges régionaux (Ro’i, 2013 : 101-115).
116Au plan monétaire, différents schémas d’unification sont envisagés pour les pays océaniens, à trois échelles concentriques : parmi les pays du msg, parmi les six pays frappant monnaie, et à l’échelle des quatorze pays du pif. Quel que soit l’échelon considéré, les études évaluant la pertinence de ces unions monétaires sont critiques. Toutefois, ces études se focalisent sur les coûts associés (en termes de renonciation à l’autonomie de la politique monétaire) pour les pays océaniens à l’échelle individuelle, mais ne se prononcent pas sur leurs répercussions possibles à l’échelon régional, en particulier en matière de promotion des échanges commerciaux. Or, comme le note Ron Duncan (2005) :
« The transaction costs associated with using the illiquid local currencies may make the gains from trade liberalisation quite small. Therefore, the complementarity between simulteanously adopting a common currency […] and trade liberalisation could substantially increase the gains from trade. » (Duncan, 2005 : 118)
118La coopération régionale en matière monétaire pourrait consister en l’adoption progressive d’un même panier de devises d’ancrage afin d’aboutir à une monnaie commune et des réserves de change mutualisées, dans le cadre d’un régime de change intermédiaire autorisant des ajustements de la parité vis-à-vis du reste du monde, tout en garantissant la stabilité du change intra zone.
Conclusion
119Le choix de l’avenir monétaire de knc n’est pas dichotomique et ne saurait se résumer à l’alternative franc cfp (ou adoption de l’euro ou d’un système inspiré du franc cfa, qui n’en sont que des variantes) versus monnaie nationale vouée à l’effondrement. L’éventail des possibilités est bien plus large, que ce soit en termes de degré de fixité du régime de change ou en termes de choix de la (ou des) devise(s) d’ancrage.
120Un régime de change flottant ne paraît pas indiqué, au vu du poids du nickel dans les exportations, tandis qu’un régime de change fixe ou intermédiaire permettrait de conserver un certain degré d’autonomie dans la politique monétaire, et ce d’autant plus que l’intégration financière internationale de knc est limitée.
121L’adoption d’un panier de devises conduirait à un régime plus souple en matière de politique monétaire, plus stable (en termes multilatéraux) en matière de politique de change, et complémentaire d’une diversification des partenariats en matière commerciale et financière. La composition d’un tel panier peut évoluer dans le temps. Il inclurait d’abord le dollar américain et l’euro, mais également les dollars australiens et néo-zélandais, au fil du développement des échanges avec ces pays (et avec les autres pays utilisant les mêmes devises en guise d’ancrage) et de l’accumulation de réserves de change. Il est important de préciser que le fait de renoncer à l’ancrage exclusif vis-à-vis de l’euro ne signerait pas la fin du partenariat avec la France.
122Le séquençage est important.
123Tout d’abord, avant de poser la première pierre de la banque centrale de knc, deux étapes sont essentielles à la crédibilité de la monnaie de knc. Il s’agit, en premier lieu, de prendre une part plus active à la gouvernance monétaire, aussi bien au niveau de l’ieom qu’en suivant les évolutions à l’échelle régionale. Il s’agit en deuxième lieu d’accumuler des réserves de change, ce qui suppose de générer des entrées nettes de capitaux, via des recettes d’exportations (de marchandises ou de services), des transferts, des envois de fonds des travailleurs à l’étranger, des investissements directs étrangers et des dividendes d’investissements à l’étranger.
124En amont, plusieurs chantiers doivent aboutir, car la politique monétaire et la politique de change ont vocation à les compléter, non à s’y substituer : améliorer la transparence des prix et des marges et l’équité fiscale, pour aboutir à des niveaux de prix, des différentiels de revenus et des finances publiques plus soutenables afin de consolider le principal moteur de la croissance – le marché intérieur ; poursuivre les investissements en matière de formation et de recherche innovante et entériner la réglementation en matière de protection de l’environnement et des savoirs traditionnels afin d’activer les ressorts de la croissance post nickel et post transferts – la qualité du capital humain et l’unicité du capital naturel du pays ; renforcer la coopération à l’échelle océanienne en matière de formation, d’infrastructures, de commerce, d’investissements, de monnaie et de diplomatie au service d’une vision régionale du développement de knc.
Quels sont les taux de change du franc cfp ?
125L’objectif de cette annexe est de montrer que tout en étant stable en euros, le taux de change du franc cfp varie continuellement.
126Le taux de change peut être exprimé dans une ou plusieurs devises : on parle de taux de change bilatéral ou de taux de change multilatéral (ou taux de change effectif).
127Le taux de change bilatéral du franc cfp en euros (précédemment le franc français) est de 1 000 xpf = 8,38 €. Il est stable et inchangé depuis près de soixante ans. Néanmoins, lorsque le taux de change de l’euro vis-à-vis du dollar américain varie (et cela arrive continuellement), alors, par transitivité, le taux de change bilatéral du franc cfp vis-à-vis du dollar américain évolue aussi. De même, le taux de change du franc cfp vis-à-vis du dollar australien, du dollar néo-zélandais, du yen japonais et du yuan chinois change continuellement.
128Afin de synthétiser les variations du franc cfp vis-à-vis de ses principaux partenaires, on peut construire le taux de change multilatéral du franc cfp. Le taux de change multilatéral permet d’exprimer la valeur du taux de change simultanément dans plusieurs devises, en calculant la moyenne pondérée de plusieurs taux de change bilatéraux. On retient généralement les devises des principaux partenaires commerciaux et/ou financiers et on parle alors d’un panier de devises de référence. Le taux de change multilatéral du franc cfp est calculé pour la période de juillet 2005 à septembre 2018 et reporté dans le graphique 1.
Graphique 1. – Indice de taux de change multilatéral du franc cfp, de juillet 2005 à septembre 2018 (base 100 en juillet 2005)
Graphique 1. – Indice de taux de change multilatéral du franc cfp, de juillet 2005 à septembre 2018 (base 100 en juillet 2005)
Note : le taux de change multilatéral est construit comme la moyenne pondérée des taux de change bilatéraux du franc cfp vis-à-vis du dollar australien, de l’euro, du yen japonais, du dollar américain et du yuan chinois. Les pondérations reflètent la ventilation moyenne par devises des exportations de la Nouvelle-Calédonie sur la période 2005-2017.Les taux de change sont exprimés sous forme d’indice base 100 en juillet 2005. Cela signifie que l’on mesure l’évolution des taux de change par rapport à leur valeur de juillet 2005. Un indice supérieur à 100 reflète une augmentation du taux de change ; un indice inférieur à 100 reflète une diminution du taux de change.
130Alors que le taux de change bilatéral du franc cfp est stable vis-à-vis de l’euro, le taux de change multilatéral connaît des variations qui reflètent celles de l’euro. Ainsi, le taux de change multilatéral du franc cfp s’apprécie, c’est-à-dire augmente de près de 15 % entre 2005 et 2008. En 2012, 2015 et 2017, il se déprécie, c’est-à-dire diminue de 10 % en dessous de sa valeur de 2005. Aujourd’hui, il se situe à 5 % en dessous de sa valeur de 2005, c’est-à-dire qu’en treize ans, le franc cfp s’est déprécié de 5 %.
131Autrement dit, le régime de change du franc cfp lui garantit une stabilité vis-à-vis de l’euro, mais ne le prémunit pas des variations vis-à-vis de toutes les autres devises.
132Ce régime de change favorise ainsi les liens commerciaux avec les pays de la zone euro, mais implique un risque de change vis-à-vis de toutes les devises autres que l’euro, ce qui rend instables le coût des importations et les recettes d’exportations avec les pays hors zone euro.
Bibliographie
- Aglietta Michel, Pepita Ould Ahmed et Jean-François Ponsot, 2014. La monnaie, la valeur et la règle, Revue de la régulation 16 (DOI : 10.4000/regulation.10998).
- Bernut Grégoire, 2017 (16 sept.). Intervention pour le groupe Les Républicains lors de la table ronde sur La monnaie, le secteur bancaire et financier : situation actuelle et perspectives tenue dans le cadre du colloque Quelle économie pour la Nouvelle-Calédonie après 2018 ?, Nouméa, unc.
- Campbell Douglas L. and Aleksandr Chentsov, 2017. Breaking badly: the currency union effect on trade, mrpa Paper 79973, University Library of Munich, Germany.
- Cravino Javier and Andrei A. Levchenko, 2017. The distributional consequences of large devaluations, American Economic Review 107 (11), pp. 3477-3509.
- Dalmas Laurent, Bruno Losch et Vincent Geronimi, 2016. Oligopoles et jeux d’acteurs : héritages, recompositions et ouverture, in S. Bouard, J.-M. Sourisseau, V. Geronimi, S. Blaise et L. Ro’i (éds), La Nouvelle-Calédonie face à son destin. Quel bilan à la veille de la consultation sur la pleine souveraineté ?, Paris, Éditions iac-Karthala-gemdev, pp. 187-227.
- Dropsy Vincent, Christian Montet et Bernard Poirine, 2007. Les effets d’une introduction de l’euro en Polynésie française et en Nouvelle Calédonie, Rapport du projet de recherche subventionné par le Ministère de l’Outremer (2005-2007), Université de la Polynésie française, 106 p.
- Duncan Ron, 2005. A common currency for the Pacific Island economies ?, in S. Chand (ed.), Pacific Islands regional integration and governance, Asia Pacific Press, Australian National University, pp. 105-118.
- Eichengreen Barry and Douglas A. Irwin, 1998. The role of history in bilateral trade flows, in J.A. Frankel (ed.), The Regionalization of the World Economy, National Bureau of Economic Research, pp. 33-62.
- Fournier Audrey, 2011 (21 sept.). Banques et création monétaire : qui fait quoi ?, Le Monde.
- Frankel Jeffrey A., 1999. No single currency regime is right for all countries or at all times, National Bureau of Economic Research Working Paper 7338.
- Gillet Thomas, Myriam Morin Wang et Mathilde Tisseyre, 2017 (mars). Quel impact de la politique de change pour les pays exportateurs de matières premières ?, Trésor-Eco 195, Ministère de l’économie et des finances.
- Glick Reuven and Andrew K. Rose, 2016. Currency unions and trade: A post-emu reassessment, European Economic Review 87, pp. 78-91.
- Gomès Philippe, 2017 (18 nov.). Intervention pour le groupe Calédonie Ensemble lors du colloque sur L’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, Nouméa, unc.
- Gorohouna Samuel et Laïsa Ro’i, à paraître. Quels choix monétaires pour la Nouvelle-Calédonie pour quels échanges commerciaux ?, in S. Gorohouna (éd.), Quelle économie pour la Nouvelle-Calédonie après 2018 ?, Nouméa, Presses universitaires de la Nouvelle-Calédonie.
- Groupe d’experts sur l’avenir institutionnel, 2016 (30 juillet). Questionnaire Monnaie et crédit, 2 p.
- Ieom, 2015. La balance des paiements de la Nouvelle-Calédonie, Rapport annuel, 30 p.
- Imf, 2017 (Dec.). Papua New Guinea 2017 Article iv Consultation, imf Country Report 17/411.
- Imf, 2018a (Febr.). Republic of Fiji 2017 Article iv Consultation, imf Country Report 18/34.
- Imf, 2018b (June). Samoa 2018 Article iv Consultation, imf Country Report 18/145.
- Imf, 2018c (March). Solomon Islands 2017 Article iv Consultation, imf Country Report 18/57.
- Imf, 2018d (January). Tonga 2017 Article iv Consultation, imf Country Report 18/12.
- Imf, 2018e (April). Vanuatu 2018 Article iv Consultation. imf Country Report 18/109.
- Lagadec Gaël, 2010. Nouvelle-Calédonie : entre émancipation, passage à l’euro et recherche de ressources nouvelles, Région et développement 31, pp. 143-167.
- Mapou Louis, 2017 (16 sept.). Intervention pour le groupe uni lors de la table ronde sur La monnaie, le secteur bancaire et financier : situation actuelle et perspectives tenue dans le cadre du colloque Quelle économie pour la Nouvelle-Calédonie après 2018 ?, Nouméa, unc.
- Mathieu Laurent, Cécile Couharde et Gilles Pestaña, 2016. Cadrage macroéconomique et faits stylisés, in S. Bouard, J.-M. Sourisseau, V. Geronimi, S. Blaise et L. Ro’i (éds), La Nouvelle-Calédonie face à son destin. Quel bilan à la veille de la consultation sur la pleine souveraineté ?, Paris, Éditions iac-Karthala-gemdev, pp. 69-109.
- Pidjot Romuald, 2017 (16 sept.). Intervention pour le groupe uc lors de la table ronde sur La monnaie, le secteur bancaire et financier : situation actuelle et perspectives tenue dans le cadre du colloque Quelle économie pour la Nouvelle-Calédonie après 2018 ?, Nouméa, unc.
- Poirine Bernard, 2011. Le mot tabou, in B. Poirine, Tahiti : Une économie sous serre, chap. 11, Paris, L’Harmattan, Portes océanes.
- Ro’i Laïsa, 2013. L’intégration régionale océanienne : Enjeux, contraintes et perspectives, thèse de doctorat ès sciences économiques, Université Montesquieu Bordeaux iv, 353 p.
- Ro’i Laïsa and Marc-Alexandre Sénégas, 2012. Bilateral trade flows in Oceania, colonial ascendency and currency arrangements, International Economics 129, pp. 63-98.
- Wamytan Roch, 2017 (16 sept.). Intervention pour le groupe uc lors de la table ronde sur La monnaie, le secteur bancaire et financier : situation actuelle et perspectives tenue dans le cadre du colloque Quelle économie pour la Nouvelle-Calédonie après 2018 ?, Nouméa, unc.
Mots-clés éditeurs : héritage colonial, développement des économies insulaires, Régime de change, politique monétaire
Mise en ligne 08/02/2019
https://doi.org/10.4000/jso.9361Notes
-
[1]
Cette table ronde s’est tenue dans le cadre du colloque Quelle économie pour la Nouvelle-Calédonie après 2018 ? organisé les 15-16 septembre 2017 sous la direction de Samuel Gorohouna. La 1re journée était consacrée aux exposés scientifiques, la 2nde aux échanges avec les responsables des groupes politiques au Congrès (interventions visibles sur la chaîne YouTube de l’unc).
-
[2]
Calédonie ensemble n’a pas participé à la table ronde sur La monnaie, le secteur bancaire et financier : situation actuelle et perspectives. Cette citation est issue du colloque sur L’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie (unc, 17-18 novembre 2017).
-
[3]
Le régime de change fait l’objet d’une déclaration annuelle de la part de chaque pays membre auprès du Fonds monétaire international (fmi). Dans les faits, les interventions des banques centrales peuvent dévier par rapport à leurs déclarations officielles. On distingue ainsi les régimes de change de jure des régimes de change de facto.
-
[4]
Tout en étant fixe vis-à-vis de l’euro, le taux de change varie continuellement vis-à-vis des autres devises, cf. annexe.
-
[5]
Par pays insulaires océaniens, on entend tous les pays d’Océanie à l’exception de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande.
-
[6]
Les consommations intermédiaires sont les biens et services qui sont nécessaires à la production, comme par exemple, les matières premières, au premier rang desquelles l’énergie.
-
[7]
C’est-à-dire la concentration de l’activité économique autour d’un faible nombre d’opérateurs.
-
[8]
La dépréciation et la dévaluation du taux de change désignent toutes deux la baisse du taux de change. Mais alors que la dépréciation résulte d’un mouvement spontané sur le marché des changes, la dévaluation résulte d’une décision officielle de la banque centrale.
-
[9]
En vertu du théorème des élasticités critiques, une dévaluation/dépréciation du taux de change améliore la balance commerciale à condition que la demande d’importations et l’offre d’exportations soient suffisamment sensibles aux variations de prix. L’estimation des élasticités sous-jacentes nécessite des données désagrégées de commerce et de prix sur longue période. Or, les données sur la formation des prix et en particulier sur les marges ne sont pas disponibles en Nouvelle-Calédonie, faute de moyens alloués aux institutions locales productrices de données.
-
[10]
L’inflation importée peut mener à une spirale inflationniste via une boucle prix-salaires : si les salaires sont indexés sur le coût de la vie, l’inflation importée entraîne une hausse des salaires, c’est-à-dire une hausse des coûts de production pour les entreprises. La hausse des coûts de production se répercute sur les prix de vente, soit une hausse du coût de la vie. Et la boucle reprend.
-
[11]
Une dévaluation du franc cfp aurait aussi des conséquences non commerciales : pour un même montant en francs cfp, les transferts de l’État français reviendraient moins cher en euros. En sus, les dettes contractées (par les particuliers, les entreprises et les administrations publiques de Calédonie) en euros leur coûteraient plus cher en francs cfp, tandis que les placements des Calédoniens à l’étranger (notamment dans l’immobilier en Australie, en Asie et en zone euro) leur rapporteraient davantage en francs cfp.
-
[12]
La rémunération des fonctionnaires territoriaux s’est progressivement alignée sur celle des fonctionnaires d’État en Nouvelle-Calédonie : elle comprend un traitement équivalent à celui qui prévaut en France, majoré de 73 % (94 % hors Nouméa). Les partis non indépendantistes sont défavorables à la désindexation car celle-ci aurait des effets récessifs. Notons que la désindexation réduirait sans doute l’épargne et potentiellement la consommation, à moins qu’elle ne s’accompagne d’une politique volontariste de baisse des prix (or, la mise en place actuelle de la tgc [taxe générale sur la consommation] illustre la difficulté du contrôle des prix et des marges). Les partis indépendantistes voient dans l’indexation une pratique surannée et dans la désindexation une opportunité de réduction du coût de fonctionnement des administrations. Une autre piste pour alimenter les budgets publics, serait d’accroître les prélèvements obligatoires sur les hauts salaires et d’instaurer une fiscalité sur le capital.
-
[13]
Bien qu’elles en fassent partie au sens géographique, nous considérons l’Australie et la Nouvelle-Zélande à part de l’Océanie dans la mesure où les deux pays sont des hegemons au sein de la zone, tant du point de vue économique que géopolitique.
-
[14]
La seule exception est la Papouasie Nouvelle-Guinée, dont le kina est officiellement en régime de change flottant, mais de facto en régime intermédiaire vis-à-vis du dollar américain.