L’inspiration créatrice est une chose insaisissable.
1La deuxième moitié du xixe siècle et le début du xxe sont les moments de l’épanouissement de l’idée de la synthèse des arts, l’aspiration vers une œuvre d’art total.
2Le grand mérite de ce mouvement, le grand service historique de cette aspiration est de nous avoir mis en contact avec le cœur d’une époque, de nous faire toucher du doigt le fond de sa sensibilité.
3De très nombreux artistes parmi les plus éminents se sont intéressés à cette idée et se sont engagés à la développer. Ce mouvement s’est enraciné profondément dans les œuvres. Il y a parmi eux d’illustres philosophes, musiciens, poètes, peintres, architectes qui ont tenté de lui donner corps et sens. L’idée s’est enracinée et développée durant des décennies. Mettre les idées en peinture, en sculpture et en musique suffit‑il pour définir ces efforts ? Avouons que ce panorama incroyablement vaste est impossible à définir et à cerner…
4Néanmoins, nous pouvons citer des noms de très grands génies comme Wagner, Scriabine, Kandinsky, Schönberg, des artistes qui avaient essayé non seulement de réunir les différents courants esthétiques et artistiques, les différents arts et les différentes manières de s’exprimer, mais aussi de plonger profondément dans la pensée populaire et dans les œuvres parmi les plus anciennes ou les plus grandes.
5Raconter une histoire, son histoire – voici un besoin, une ambition, une nécessité, mais aussi un fantasme qui devrait permettre de résoudre tous les problèmes, de soulager tous les maux, de faire disparaître tous les tracas, d’abolir toutes les douleurs… Ce fantasme est soutenu par un très grand nombre de psychanalystes. Mais cette démarche est‑elle suffisante, est‑elle toujours miraculeusement agissante ?
6Freud, au début de ses élaborations psychanalytiques, avait affirmé que c’était là une des clés, un des moyens d’apaiser les angoisses… Depuis, beaucoup de temps s’est écoulé, beaucoup de concepts ont évolué et ce fantasme demande à être réinterrogé.
7Raconter son histoire, mais laquelle ? Quelle histoire ?
8Celle du sujet singulier ? Celle de sa famille ? L’histoire de son environnement ? Des liens avec son époque ? Des liens avec son passé ? L’histoire de son univers émotionnel profond ? L’histoire de ses sentiments ? Quels sont les éléments qui soutiennent ces histoires, pourtant longuement racontées, profondément ressenties et si souvent, sinon toujours, longuement remaniées, déniées et réécrites ?
9Freud était très intéressé non seulement par l’histoire personnelle de chacun de ses patients, mais également par la littérature, par la peinture, par la sculpture et surtout par la mythologie.
10Les histoires anciennes résument non seulement la pensée « populaire », mais sont aussi un miroir fidèle des fantasmes de l’humanité. S’y référer est un moyen de faire le lien entre les récits les plus anciens et les pensées d’aujourd’hui. Ces résumés de nos expériences émotionnelles, de nos fantasmes, sont la preuve du lien étroit entre le passé de l’humanité et son présent. Dans chacun d’eux, il est possible de retrouver les différentes étapes de la construction de l’histoire de chacun, mais aussi le chemin sinueux de la construction de l’histoire de l’humanité. Nous sommes porteurs de cette évolution, du long chemin qui nous a précédés, de tous les aléas connus et inconnus qui l’ont forgé.
11Voici une histoire qui illustre le chemin créateur, le parcours constructeur de l’identité.
12Je connais Pierre depuis plus de trente-cinq ans aujourd’hui. Petit garçon autiste, je l’avais connu le jour de son troisième anniversaire.
13Son grand-père, avocat d’origine étrangère, me l’avait adressé sur les conseils d’un médecin, membre de sa famille. Ils s’interrogeaient tous sur l’évolution d’un processus autistique en cours chez lui.
14Pierre présentait, de toute évidence, un autisme sévère, conforme à la description princeps de Kanner.
15Ce petit garçon charmant, beau et attachant, a grandi et évolué durant les quinze années d’une très longue cure psychanalytique où nous avons cheminé ensemble.
[…] [Pierre était un] beau petit garçon au visage harmonieux, aux cheveux noirs ondulés, aux yeux sombres perdus dans un espace infini. Les limites de son horizon étaient hors de portée pour ceux qui l’entouraient. Pierre, complètement en retrait de tout échange, semblait ne rien entendre et ne rien voir.
17Selon les dires de ses parents, il était le premier-né d’une famille « sans histoires ».
18Le fait le plus frappant durant cette première rencontre était l’inexistence de relations bien tempérées entre Pierre et sa mère. Des éruptions d’agressivité s’abattaient continuellement sur le petit garçon. Il s’agissait d’une véritable tentative d’anéantissement de l’enfant.
19Le père, par contre, restait calme et comme absorbé par une préoccupation qu’il avait du mal à formuler, à dire…
20Cette situation éveillait un important malaise au cours de cette première consultation. J’avais été frappée par cette inadéquation relationnelle, difficile à supporter et encore plus difficile à contenir. L’agressivité de sa mère pouvait se résumer ainsi : « Il a souffert de graves difficultés néonatales, son cerveau est endommagé. Il ne voit rien et n’entend rien ! ».
21C’est à ce moment précis que Pierre montait sur mes genoux, se lovait et fixait intensément une affiche suspendue au mur à côté de mon bureau. Il s’agissait d’un tableau de Picasso représentant un enfant dans un champ de fleurs (Devant le jardin, 1953).
22Voici un premier et grand paradoxe dans cette histoire, qui durera tant d’années !
23C’est ainsi que commençait un très long chemin thérapeutique. Au cours de celui-ci le cadre externe avait beaucoup varié.
24Pierre avait été pris tout de suite à l’unité de traitement des jeunes enfants. Parallèlement à cette prise en charge, la famille était suivie en entretiens familiaux également par moi. Cette souplesse du cadre, ces nécessités d’adaptation ont probablement conditionné en très grande partie l’évolution de Pierre.
25La cure avait commencé dès l’instant où Pierre s’était lové sur mes genoux et s’est poursuivie des années durant, quasiment jusqu’à présent.
26Tant d’émotions partagées, tant de difficultés surmontées, tant d’heures d’espoir, mais aussi de souffrances et de désespoir devant ce temps, parfois immobile, qui s’étirait à l’infini… Car Pierre a aujourd’hui presque trente-neuf ans…
27J’ai décrit son parcours, les aléas de son histoire à plusieurs reprises, tout au long de son évolution, du chemin que nous avons suivi et parcouru ensemble…
28Je pense avec effroi toujours aujourd’hui à ce qu’il aurait pu devenir il y a encore quelques décennies. Des enfants comme lui ont peuplé et peuplent encore les services d’arriérés profonds.
29En réalité, son histoire familiale était lourde :
Le grand-père de Pierre a toujours refusé par un silence bourru et tenace que ne soient abordés les sujets ayant trait à sa famille d’origine. Ainsi, ni ses enfants, ni son épouse n’ont jamais pu percer le mystérieux secret qui fonde la lignée.
31Nous nous sommes interrogés, les psychanalystes d’enfants et tous ceux qui se sont penchés sur ces souffrances et sur ces difficultés, sur les raisons et les origines de ces tableaux d’arriération, de ces déficiences, très rapidement étiquetées « congénitales ».
32Certains de ces enfants ont pu échapper miraculeusement au funeste destin de l’arriération profonde, alors que d’autres croupissent encore dans les services d’arriérés (Nakov et al., 1989).
33Aujourd’hui, nous avons toujours du mal à définir avec précision en quoi consiste le « miracle » pour certains d’entre eux qui arrivent à sortir du cercle vicieux de ce destin.
34Pierre était revenu me voir plus de deux décennies après que notre travail commun ait été, en apparence, terminé. Nous avions travaillé selon un rythme qui avait parfois sensiblement varié, mais sans que jamais notre relation n’ait été véritablement interrompue et ceci surtout grâce à l’insistance que mettait Pierre à poursuivre ce chemin. Nous l’avions suivi durant plus de dix-huit ans. Depuis, le lien n’avait jamais été rompu, puisque régulièrement, au moment des fêtes du Nouvel An, Pierre m’écrivait pour me présenter ses vœux. C’était toujours le petit garçon qui se manifestait et qui était venu régulièrement, pendant tant d’années, mettre sa souffrance et son désespoir, mais aussi son espoir, entre mes mains.
35Et cette année aussi, mais le ton de sa carte de vœux avait changé. Depuis plusieurs années et très régulièrement, il me tutoyait, comme durant toutes les années, où s’était poursuivie cette psychanalyse.
36Pour la première fois cette année, un changement important était survenu, une distance significative s’était établie. L’appellation s’était modifiée. Il ne me souhaitait plus simplement le bonheur « parce que je le méritais ». Il ne s’agissait plus du petit garçon d’une relation ancienne et bien établie depuis tant d’années. J’étais face à un adulte ayant intégré les codes de la distance et de la proximité. Le saut était éloquent, signe qu’il avait grandi et mûri. Il venait de passer du « tu » au « vous », saut incroyablement long et significatif pour lui.
37L’histoire de Pierre m’évoquait à ce moment, à la faveur du centenaire de la mort de Claude Debussy qui venait d’être célébré, l’enfance tourmentée de celui-ci. Claude Debussy, petit garçon « abandonné », était le fils d’une mère qui ne voulait pas de lui. Ses proches disaient qu’elle n’avait pas « d’instinct maternel ». Quant à son père, instable, impulsif et volage, il était incapable de la seconder, mais c’est aussi grâce à lui, à son séjour en prison pendant la Commune, que va s’ouvrir le chemin de la musique pour son fils Achille Claude.
38Le petit garçon avait eu la chance d’avoir pour marraine sa tante, qui avait été la maîtresse d’un riche amateur d’art, Achille Arosa, devenu son parrain. Il avait trouvé dans les personnes qui gravitaient autour de lui le soutien indispensable pour pouvoir grandir et développer son imagination et son esprit. Sa chance avait été aussi d’être mis très jeune en contact avec la musique. Sa tante, sœur de son père, lui avait fait donner des leçons de piano dès l’âge de 9 ans.
39Son père avait rencontré, durant la Commune, dans la prison où il était détenu, le compositeur Charles de Sivry. La mère de ce dernier, brièvement belle-mère de Verlaine et très bonne pianiste, se disant élève de Chopin, avait entendu le jeune garçon, Achille Claude, jouer sur un vieux piano. Impressionnée par ses dons, elle lui donna gratuitement des leçons. Ainsi, la providence avait « frappé » très tôt à la porte de l’enfant et avait orienté son destin. La musique l’avait porté, avait soutenu son évolution et l’avait fait « grandir » ; elle avait également contribué à l’éclosion et à l’affirmation de son génie.
40Quel rôle joue la musique dans ce qui est si difficile à dire, si difficile à exprimer sans mots, par-delà les mots ? Quelle relation entre la créativité de Claude Debussy et le chemin évolutif suivi par Pierre ? Comment comprendre l’impact de la Deuxième Symphonie de Gustave Mahler, qui s’était « imposée » à moi, à mon écriture de l’histoire de Pierre, à notre relation silencieuse, celle de Pierre, de Mahler et de moi ? Quel rapport entre cette symphonie, dont le titre « Résurrection » éclairait si parfaitement le destin de Pierre ? Pour lui, s’agissait‑il d’une résurrection aussi ?
41En commençant, une fois de plus, à dérouler le récit de la cure de Pierre il y a plusieurs années, j’avais choisi, quasi-instinctivement, l’écoute simultanée de cette symphonie, chose inhabituelle pour moi au cours de mes écrits. En me plongeant dans son histoire plusieurs années après le début de la cure, j’avais été soutenue dans mon récit par l’écoute « sans fin » de cette musique. Tout en écrivant, j’avais été incapable d’arrêter cette écoute et de m’abstraire de ce qu’elle éveillait inconsciemment en moi. Elle illustrait parfaitement, et ceci à mon insu, la très longue marche que nous avions suivie, Pierre et moi.
42À l’instar de l’évolution du théâtre et de l’opéra, la musique avait été antérieure à mon récit. Elle avait ainsi soutenu ma narration, elle m’avait accompagnée sur le très long chemin parcouru avec Pierre, sur la mise en forme et en mots de ce que nous avions vécu. Elle résonnait en moi et en lui. J’avais été incapable de m’abstraire de cette musique que j’écoutais continuellement durant ce récit. De toute évidence pour moi aujourd’hui, nous étions contenus par l’écoute de cette symphonie et par ce que j’avais projeté sur Pierre et sur elle. Mahler, à l’époque de la composition de la Deuxième Symphonie, ressemblait étrangement à Pierre. Il avait puisé cette musique magnifique dans le tréfonds de son inconscient, de son âme. Peut‑on dire qu’elle était tapie en lui, dans les plus obscurs recoins de son vécu ?
43Les mystérieux chemins de la composition musicale restent, en très grande partie, toujours inconnus.
44Les titres des œuvres parlent à chaque auditeur, à chacun d’entre nous en fonction de sa propre histoire, de son propre vécu. Les nombreuses interprétations d’une même œuvre témoignent de cette différence, de cette projection personnelle parfois infime, de toutes les qualités requises aussi bien techniquement que musicalement, des sentiments qui les animent et qui s’expriment grâce et à travers eux…
45Comment définir la musique de Claude Debussy, qui avait pris tant de chemins de traverse pour exprimer son génie ? Le miroir, posé devant ce chemin, donnait‑il une réponse à cette interrogation ?
46« Le génie est le génie. Il est grâce sans commencement ni fin. Il est procréation. Le génie ne s’enseigne pas car il n’est pas norme, mais exception », avait écrit Paul Klee (1964).
47Claude Debussy n’avait jamais fréquenté l’école. Est-ce une des raisons de son incroyable appétit pour la musique, pour la poésie, pour la littérature, pour le théâtre et pour tous les arts, proches de sa sensibilité ?
48Quoi de commun entre le génie de Claude Debussy et les capacités évolutives de Pierre, de son cadre interne indispensable à la narration de son histoire, de notre histoire, celle de Pierre et moi ?
49Je n’ai rencontré Pierre que quelques fois depuis la fin de cette analyse qui avait duré pourtant plus de quinze ans…
50Chacune de nos rencontres, chacun de nos échanges, commençait par la description par Pierre du bureau dans lequel nous avions travaillé. Le cadre matériel de notre histoire commune, ce cadre extérieur nous projetait des années en arrière, quand j’entendais Pierre, à chaque fois où il venait, vrombir dans la salle d’attente et dans le couloir devant mon bureau.
51Pierre éprouvait, régulièrement, le besoin de faire le lien entre hier et aujourd’hui. Il commençait par l’évocation, la description du bureau dans lequel nous avions travaillé. Il énumérait les éléments matériels avec une infinie précision, comme si, sans cela, le gouffre pouvait se ré-ouvrir et lui, tomber dedans aussi ! Cette immense angoisse qui occupait tout l’intérieur de Pierre avait mis des années à s’apaiser…
52Ceci évoquait pour moi les poèmes d’Edgar Poe, auteur particulièrement apprécié par Claude Debussy… Est-ce pour cela aussi que Debussy puisait son inspiration dans les œuvres de Poe ? Poe avait décrit magistralement ce gouffre sans fin, qui menaçait de l’engloutir à chaque instant de sa vie.
53Ce n’est certainement pas un hasard si Debussy était proche des œuvres symbolistes. Il était en harmonie avec les questions qu’elles ouvraient, avec la quête qui était la leur. Tous ces artistes s’interrogeaient sur la signification du monde de l’esprit, sur les mystères de l’inconnu, sur ce phénomène « immatériel » qu’était à l’époque le rêve et qui restait encore complètement incompris. De très nombreuses questions étaient irrésolues sur ce phénomène et sur la projection de leurs fantasmes, sur l’insaisissable d’autrui.
54Pierre n’avait pas eu, comme Claude Debussy, la possibilité de s’appuyer sur l’environnement et sur autrui. Son père, trop fragile, n’était pas un soutien suffisamment solide pour « lutter » contre les projections maternelles mortifères qui s’abattaient continuellement sur lui. D’ailleurs, depuis la mort relativement récente de son père, Pierre avait changé physiquement. Il avait énormément grossi, comme si cette « pellicule de graisse » pouvait rester un lien difficilement destructible entre son père et lui.
55Mais peut‑on comparer deux angoisses – l’une soutenant une magnifique créativité et l’autre écrasant toute velléité de vie ?
56L’histoire singulière de Debussy débutait par la confusion et l’incertitude. Il était fils d’une mère qui ne voulait pas de lui. Le père, instable et volage, n’était pas plus fiable que cette mère sans « instinct maternel ». Pierre, lui, était fils d’une mère prisonnière de son ambivalence, essayant de nier l’existence de son enfant. Son père, décidé à soutenir son fils, était incapable d’assumer cette ambition. Voici déjà, dès l’origine, deux directions quasi-diamétralement opposées.
57Je n’ai évidemment pas connu la famille de Claude Debussy. C’est dans les infimes détails que va se nicher l’essentiel de la créativité, mais aussi dans ce qui va la construire.
58Pierre, lui, victime d’une négation massive de son existence et d’une agressivité continue, était infiniment trop faible pour pouvoir y résister. Le nuage de la mort l’écrasait depuis le début de sa vie. Sa mère, petite fille de 6 ans, prétendait avoir découvert son petit frère mort dans son lit. Ce n’est que très longtemps après le début de nos rencontres, quasi à la fin de l’analyse de son fils, que j’allais apprendre par elle que Pierre avait « tué son jumeau ». Car, il s’agissait d’une grossesse gémellaire dont l’un des jumeaux était mort très tôt, in utero. L’autre, Pierre, avait survécu. Une très longue réanimation néonatale, qui avait duré plus de deux mois, avait fini par le tirer du côté de la vie. Mais quelle vie ? Quelle souffrance ? Les dégâts affectifs étaient considérables et l’agressivité maternelle consécutive, très importante aussi. Les attaques continuelles contre Pierre soulignaient cette immense souffrance, qui ne trouvait pas d’autre manière de s’exprimer.
59Nous ne savons pas grand-chose, sinon rien, des circonstances de la naissance de Claude Debussy. Les témoignages sur sa mère ne sont guère élogieux quant à ses qualités maternelles. La mère de Claude n’avait probablement rien de commun avec celle de Pierre. Et les fantasmes qui étaient projetés sur Pierre depuis sa naissance étaient particulièrement lourds de conséquence. « Voué à la mort », Pierre était condamné avant d’avoir pu ouvrir les yeux sur la vie. Sa mère, prise dans des angoisses massives de mort, projetait sur lui une chaîne de fantasmes mortifères. Entre elle, qui avait « découvert » à l’âge de 6 ans son petit frère mort dans son lit et Pierre, qu’elle accusait de la mort de son jumeau, le court-circuit avait foudroyé Pierre depuis le début. Cet « utérus malfaisant » avait posé une ombre sur son fils, qui avait mis des décennies avant que ce nuage ne soit, petit à petit, dissipé. Ce « détail », cet événement, est apparu très longtemps après le début de la cure. Il était maquillé par d’autres détails qui auraient pu être signifiants, mais dont l’essentiel avait été englouti par une mémoire défensive. Son dévoilement a éclairé ce qui restait dans l’ombre depuis le début.
60Les mots de sa mère résonnent toujours dans mon oreille : « Il a tué son jumeau ». Ce statut « d’assassin » l’a poursuivi et le poursuit encore. Pourtant, ils étaient nombreux ces créateurs qui devaient survivre à un frère, à un enfant mort, mais ils n’ont pas tous eu le même destin.
61Claude, lui, enfant délaissé et quasiment abandonné, a eu la chance de rencontrer des « mères de substitution » pour pouvoir avancer dans la vie.
62Les enfants morts dans sa fratrie n’avaient pas eu le même impact sur son évolution.
63Malheureusement, Pierre, enfermé dans une souffrance bien plus massive que celle de Claude Debussy, était resté prisonnier sans pouvoir imaginer, et encore moins trouver, une porte de sortie.
64Claude, lui, grâce à son génie, avait trouvé dans le chemin de la musique une possibilité d’évasion et de réalisation. La chance avait voulu qu’il trouve la voie de la musique très tôt, dès l’âge de neuf ans. Porté par les substituts maternels qui ont peuplé sa vie, il avait développé un talent qui lui était déjà « donné » et qu’il a si magnifiquement développé.
65Mais quel lien avec la narrativité et avec le cadre qui la soutient et qui la nourrit ?
66La musique raconte ce qui est en deçà et au-delà des mots. Elle parle de notre affectivité, de ce qui nous est complètement singulier, de toute notre histoire connue et inconnue.
67Mais comment partager cette richesse sans l’aide des mots ? Les mots viennent petit à petit, ils « remplissent » l’espace de la sensorialité, resté ouvert et en attente de partage, permettent de circonscrire, de soutenir, de contenir et d’ouvrir les expériences émotionnelles à autrui. Chargés de toute l’affectivité, ils « transportent » ces expériences de générations en générations.
68Les mots sont toujours réducteurs. C’est cette sphère infiniment large qui est celle de la musique, qui contient l’indicible. Mais peut‑on communiquer continuellement sans mots ?
69En écoutant les « messages » musicaux du xviiie siècle et des siècles qui ont suivi, des œuvres-lettres qui étaient censées être les missives adressées à d’autres compositeurs ou à d’autres musiciens, exprimaient des sentiments et le plus souvent l’admiration pour les destinataires.
70Les œuvres des compositeurs qui portent des titres, des noms, n’ont le plus souvent que peu de rapport avec ce que la musique énonce. C’est essentiellement dans une dialectique continue entre musique et fantasme, entre nos projections intimes habillées de mots, que se construit « l’image » d’une œuvre musicale, toujours singulière pour chacun d’entre nous. Cette harmonie intime ne peut être définie qu’en fonction de nos projections et de notre monde interne.
71Cette pratique, très courante à partir du xviiie siècle surtout, a probablement aidé les auteurs à développer ce qu’ils pensaient être exprimé dans leur créativité. Mais comment savoir ce qui se mobilise dans l’affectivité de chacun, comment suivre la chaîne des associations qui se mettent en route dès le début ? Comment comparer les associations affectives de chacun d’entre nous avec ce qui est le moteur de la créativité du compositeur ?
72Certains trouvent leur inspiration dans la poésie. Mais là aussi, peut‑on savoir comment le chemin du poète rencontre celui du compositeur ?
73L’exemple de Debussy nous le démontre aussi. Il est permis d’imaginer que c’est cette différence fondamentale entre poème et musique qui a été à la base de l’incompréhension entre Maurice Maeterlinck et Claude Debussy. Car Maurice Maeterlinck, l’auteur du poème de Pelléas et Mélisande, le seul opéra de Debussy (qu’il avait mis vingt ans à terminer) n’avait pas réussi à reconnaître son œuvre dans cette musique. Il était « imperméable » à la musique, ce qui éclaire largement ses défenses contre l’impact de la musique sur lui et la fragilité de son affectivité.
74Si ce drame universel, si la fin tragique de l’amour était l’inspirateur d’un nombre si important d’œuvres, on peut imaginer que les chemins empruntés par Maeterlinck et Debussy étaient fondamentalement différents. C’est bien cette différence qui est à l’origine de toutes les œuvres, inspirées par un thème commun.
75Entre la version médiévale de Pelléas et Mélisande et celles de très nombreux auteurs depuis, entre l’approche de Shakespeare et le miroir que tend Ophélie à Mélisande, entre le roi Marc (Tristan et Isolde de Wagner) et Arkel (Pelléas et Mélisande), entre Shakespeare, Wagner et Debussy, les personnages se côtoient, se ressemblent et se différencient profondément. Chacun est vu par le prisme singulier de l’auteur qui le fait sien et qui se projette en lui.
76Claude Debussy, qui avait recherché longuement l’essentiel de son identité, avait trouvé un reflet de ses recherches dans les transformations du poème ancien de Pelléas et Mélisande à l’aune de ses projections et de ses rêves à lui.
77La richesse de la créativité de Claude Debussy – c’est ainsi qu’il a été surnommé au fil de ses changements d’identité – s’est nourrie non seulement du talent qui lui a été « donné », mais aussi de tous les apports qu’il a pu trouver au long de sa vie. Passionné par la musique et par la littérature, il a su en profiter. Entre Shakespeare et ceux qui s’en étaient inspirés, entre les théâtres qu’il fréquentait et les musiciens qui l’avaient aidé à trouver son chemin, il a tracé une ligne qui demeure, encore aujourd’hui, celle du talent et de l’esprit. On retrouve dans son histoire les points d’inspiration et ce qu’il en fit. Entre les vœux de son père qu’il soit marin et l’une de ses dernières œuvres – La Mer, universellement connue – s’étirent les œuvres qui permettent d’affirmer qu’il était un génie. Mais comme beaucoup d’auteurs l’ont dit, le génie n’a pas d’explication. Il est don. « Le génie est le génie. Il est grâce, sans commencement ni fin. Il est procréation. Le génie ne s’enseigne pas, car il n’est pas norme mais exception » (Klee, 1964).
78Comment Debussy rêvait‑il la musique ? Comment avait‑il accès aux événements, conscients et inconscients, comment se servait‑il de son enfance, source d’inspiration et de secrets… ? Plus sa vie avançait et plus il s’appuyait ouvertement dessus. Jusqu’à la fin de son existence, pourtant relativement courte, il faisait référence à l’enfance et à ce qui résonnait d’elle en lui. Il « racontait » dans ses œuvres – mais raconter, est-ce le mot ? –, tous les sentiments qu’il avait étreints depuis le début de sa vie. Mais peut‑on « guérir » de son enfance ? Et Monsieur Croche était‑il ce représentant qui exprimait toutes ses pensées ?
79Comme il écrivait lui-même : « La musique c’est du rêve dont on écarte les voiles. Ce n’est même pas l’expression d’un sentiment, c’est le sentiment lui-même » (Debussy, 1987). Est-ce pour cela que jusqu’à la fin de sa vie il a donné des titres évoquant l’enfance ? Une de ses dernières compositions ne s’appelle-t‑elle pas La boîte à joujoux (1913) ?
80Nous savons bien que les mots sont réducteurs, qu’ils n’expriment qu’une partie de nos émotions et de ce qui les nourrit, de leur épaisseur, de leur essence même. Ils sont chargés de toute l’affectivité et se transmettent de génération en génération. Nous savons aussi que les mots arrivent tardivement pour exprimer les émotions et malheureusement, certains n’y arrivent pas du tout (dire avec des mots ce que nous savons sans mots).
81Séduit par le symbolisme, Debussy avait trouvé là un champ infini d’expression. Il avait vécu au plus près de cette époque où chaque artiste cherchait à décrypter les rêves, leur halo de mystère et d’inconnu, qui nourrissaient la créativité. C’est à cette époque aussi, pris dans ce mouvement général, que Freud opère cette révolution de l’esprit qu’est la conception et l’écriture de L’interprétation des rêves. La musique n’est‑elle pas un des champs privilégiés des rêves ?
82Contrairement à la parole qui essaie de mettre en forme ce qui se passe en nous, ce qui se passe dans notre esprit et dans nos éprouvés émotionnels, la musique n’exprime pas l’évidence rationnelle de nos turbulences affectives, ce qui se passe dans notre esprit et dans nos sphères émotionnelles, la musique n’exprime pas notre rationalité. Pour preuve, nous savons combien les interprétations des œuvres se différencient les unes des autres et comment chacune d’elles répond au lien inconscient entre l’œuvre et son créateur, entre l’œuvre et l’auditeur qui projette sur elle ce qui lui est le plus singulier. Chaque auditeur devient inévitablement un auteur de la musique qu’il entend, de par ses projections personnelles singulières.
83C’est à travers le filtre de nos émotions que la musique met en forme les remous de notre affectivité, de la même manière que la poésie. Le poète « écrit » et le musicien « dit ». Cette distance entre les deux que la musique abolit, nous met directement aux prises avec notre inconscient. Les multiples questions non dites qui s’ouvrent en nous, n’ont de réponses que dans les remous émotionnels.
84Pour Debussy, ces questions ont trouvé des réponses dans la littérature et dans les très nombreuses compositions faisant référence à son enfance et à ce chemin qu’il avait tant de fois parcouru. Est-ce un hasard si La boîte à joujoux a été écrite à la fin de sa vie ?
85Et nous voici de retour chez Pierre et à sa « boîte à joujoux » à lui. Au cours d’une des séances ultimes de son traitement psychanalytique, cette caisse qui était restée la même depuis le début contenait l’essentiel de ses fantasmes et des souvenirs qui les habillaient.
86Comme chaque enfant qui suivait une cure psychanalytique, Pierre avait eu sa boîte à jouets personnelle qui était restée la même du début à la fin de la cure.
87Dans celle-ci, un poupon malheureux a personnifié toutes les douleurs que Pierre avait vécues. C’est dans ce cadre qu’était projetée et contenue une part importante de ses souvenirs et de ses fantasmes qui se sont fait jour.
88Ainsi, au cours d’une des ultimes séances de cette cure, plein de rage, de fureur et d’agressivité, il avait maltraité le poupon. Il avait planté des crayons tels des flèches en lui, l’avait jeté furieusement en l’air et par terre, l’avait molesté, rudoyé en criant « c’est Pierre quand il était petit ».
89Les paroles sont venues progressivement dans ce discours sans mots qui s’est construit tout au long des années, muet tout au début. Je n’avais que mon contre-transfert pour nommer ce qui se passait. Mais était-ce cela que Pierre ressentait ?
90Pleine d’émotion, moi aussi, j’assistais silencieusement à ce déferlement inattendu. Dans mon esprit défilait à toute vitesse le parcours commun que nous avions suivi. Je voyais le petit garçon muet qu’il avait été…
91Est-ce la très longue réanimation néonatale, avec ses traumatismes répétés, ses soins intrusifs, que Pierre avait jouée dans cette séance aussi lourdement chargée de souvenirs, d’émotions et d’affectivité ?
92En chef d’orchestre de ses sentiments, il avait établi des liens entre ce qu’il avait vécu et ce qu’il avait tant de mal à formuler. C’est dans cette éruption volcanique de souvenirs sensitifs et sensoriels que sa vérité avait pris forme et s’était exprimée.
93J’étais probablement proche de ce qu’il vivait, mais en même temps qui peut affirmer connaître les contenus des silences qui peuplent tant de vies ?
94Nous savons que le silence fait partie intégrante de la musique et que dans le silence des œuvres de Debussy nous pouvons essayer de décrypter les émotions qu’il avait vécues. Est-ce un hasard si, dans une de ses œuvres magnifiques – son seul opéra, Pelléas et Mélisande, qu’il avait mis vingt ans à peaufiner –, l’héroïne, Mélisande, est enfermée dans le silence ? Le silence du corps qui ne parle qu’une langue proche de l’énigme, comme le cancer de Claude Debussy, qui l’avait emporté ?
95Attiré par l’œuvre de Maeterlinck, Claude Debussy avait trouvé là l’expression de ce qui le hantait. Même si Maeterlinck avait un profil personnel particulier, il était plus proche de Pierre que de Debussy. On retrouvait chez lui, dans les descriptions de son caractère par sa compagne Georgette Leblanc, des traits que j’avais bien connus chez Pierre. Mais, si la rigidité l’avait caractérisé et qu’il en avait fait profit, il me semble que Pierre a maintenant plus de souplesse interne que le poète qu’était Maeterlinck.
96Malheureusement pour Pierre, il n’a pas les dons de Maeterlinck. Pierre ne pourrait probablement pas écrire Pelléas et Mélisande, même s’il s’agit de la reprise d’un thème universel qui traverse le champ de la créativité.
97Le prix Nobel qui avait couronné l’œuvre de Maurice Maeterlinck ne lui avait pas permis, me semble-t‑il, d’être moins angoissé que ne l’est Pierre aujourd’hui. Et comment comparer des destins et des angoisses qui gardent l’essentiel de leurs secrets ?
98Voici comment Georgette Leblanc (2012), la compagne de Maurice Maeterlinck, décrivait la personnalité de l’auteur de Pelléas et Mélisande, que Debussy avait mis si magistralement en musique. Il était si proche de ce que je connaissais et que je connais de Pierre…
99« Devait‑il retenir toujours inconsciemment les terreurs infligées par les pères jésuites (?) à sa sensibilité d’enfant exceptionnel… Peu à peu sa sensibilité devenait nervosité. Il sera en fuite perpétuelle devant l’émotion, le dérangement, l’imprévu. Mais il est facile de bâtir ce que l’on imagine sur un être dont le caractère est fermé. » « Les ténèbres » dont parle plus loin Georgette Leblanc étaient‑ils semblables à ceux dans lesquels Pierre avait si longtemps vécu ? La psychanalyse nous permet, grâce à l’attention permanente et soutenue porté à notre contre-tranfert d’approcher, un tant soit peu, ce que certains de nos patients enfants (de même que des adultes) vivent si souvent.
100Voici aussi comment les descriptions de Mahler à la période de la composition de sa deuxième symphonie (qui avait soutenu ma narration sur Pierre) rejoignent celle de Maeterlinck, écrites par Georgette Leblanc.
101L’auteur du texte de Pelléas et Mélisande, le seul opéra de Debussy, illustre ce lien organique entre texte et musique.
102Quant à Mahler et à la narration de son comportement par ses contemporains et amis, au moment de la composition de sa Deuxième Symphonie qui avait été l’horizon permanent durant ma narration sur Pierre, voici leurs descriptions : « Après une longue et sérieuse discussion philosophique, il éclatera d’un rire gai et enfantin, sans motif apparent, comme par une soudaine crispation interne ou bien par la poussée d’une douleur sauvage et désespérée », écrivait Bruno Walter (1979). Ou encore « le Mahler de Hambourg était un original, un solitaire, un individualiste, inapte à l’amitié et, semble-t‑il, plus encore à l’amour » d’après Ferdinand Pfohl (1973). Ne disait‑on pas de Debussy, jeune étudiant au conservatoire de Paris, qu’il était « un sauvage » ?
103Quelle parenté aussi avec les difficultés de Maurice Maeterlinck et quelles similitudes avec certains états de Pierre !
104Et voici encore un clin d’œil vers Debussy, qui avait eu tant de difficultés à stabiliser ses relations affectives. Toujours à la recherche des aléas de son enfance il avait su, néanmoins, profiter de sa passion pour la musique et pour la littérature. Fin connaisseur de la poésie, il avait réussi à se servir de son admiration pour Shakespeare et pour les poètes, dont plusieurs étaient ses contemporains et amis. Il avait profité aussi de toute la richesse que la fréquentation des théâtres lui avait apportée. De même, tout en étant « lui-même », il avait su tirer parti des œuvres des musiciens qui l’avaient aidé à tracer son chemin. Séduit par le symbolisme, il avait trouvé là, un champ infini d’expression.
105Même si nous pensons trouver les clés et la lumière dans ce qui nous est dit, jamais nous ne pourrions pénétrer dans les coins les plus secrets d’une vie.
106Le chemin suivi par chacun pour tracer son destin est impossible à prévoir a priori.
107« Raconter » une histoire musicale n’a le plus souvent que peu à voir avec le titre qui lui est donné. Il s’agit d’une impulsion donnée par une relation avec des phénomènes externes au compositeur qui déclenchent un processus d’associations internes chez l’auteur autour de l’imagination projetée sur ce qu’il va écrire.
108À partir du xviiie siècle, certains compositeurs ont essayé de transmettre leurs émotions, suscitées par des phénomènes naturels ou par des remous émotionnels que ceci provoquait en eux. Nous pouvons faire un parallèle entre les œuvres littéraires, comme par exemple la Tempête de Shakespeare et les émotions fortes que ce terme réveillait en chacun d’entre eux. Beethoven avait imaginé et écrit sa sixième symphonie comme une traversée des émotions engendrées par le terme qu’il avait donné à sa symphonie – « pastorale » – et l’imagination romantique, pleine de tendresse que ce terme de « pastorale » suscitait en lui. Même la partie la plus « violente » est un hymne à la nature et à la beauté.
109Un des exemples les plus éloquents de cette relation entre l’intention du compositeur et sa réalisation en musique est l’œuvre de Modeste Moussorgski Tableaux d’une exposition.
110Victor Hartmann, peintre, architecte et ami très proche de Moussorgski était mort subitement d’une rupture d’anévrysme un an avant la composition de cette œuvre célèbre. Bouleversé par la perte de son ami, Moussorgski s’était rendu à Saint-Pétersbourg à l’exposition des œuvres de son ami, organisée un an après la mort d’Hartmann. L’exposition comportait plusieurs centaines d’œuvres, dont certaines lui appartenant. Les sentiments éveillés en Moussorgski par la visite de l’exposition étaient transcrits dans ses fameux Tableaux d’une exposition. Il avait essayé de transmettre les souvenirs et les émotions éveillés et animés par cette visite. La déambulation de Moussorgski à travers l’exposition est un exemple extraordinairement parlant de l’impact des émotions suscité par les œuvres picturales sur la conception des œuvres musicales. Et pourtant, la visite de l’exposition était non seulement éloignée de la mort immédiate du peintre, car organisée un an après, mais également et surtout de la visite même de cette exposition par Moussorgski. Son œuvre a été écrite un an après. Il s’agissait là de souvenirs émotionnels passés par le tamis du temps et des vestiges des sentiments insistants et violents.
111Selon l’expérience culturelle et personnelle de chacun, ces tableaux sont « peints » de manière fondamentalement différente et suscitent de très nombreuses représentations internes, à chaque fois singulières. Même le thème récurrent des Promenades qui rythme la visite de l’exposition varie selon l’écho provoqué par les œuvres. Si la couleur musicale éclaire certains titres, l’ensemble est impossible à contenir dans des limites autres que personnelles. Comment choisir les teintes des tableaux, leur insertion dans la culture slave ou non, comment les situer dans la campagne russe, alors que l’insertion de cette culture dans notre imaginaire est éminemment personnelle ?
112Nous voyons bien à travers cet exemple à quel point l’expérience individuelle et émotionnelle de chacun est un facteur fondamental dans la compréhension et dans la transmission d’une œuvre. Même si Moussorgski était familier de la culture occidentale, ses œuvres sont gorgées d’expériences émotionnelles russes.
113À l’époque de leur conception, Moussorgski était déjà un compositeur confirmé, ayant écrit de très nombreuses mélodies au caractère mélancolique. Très angoissé et de nature dépressive, il était taraudé par des pressentiments concernant sa propre mort. Ses angoisses le poursuivaient et dans un effort de lutte contre elles, il buvait de plus en plus d’alcool. On peut supposer que les crises d’épilepsie dont il souffrait étaient en relation avec son intempérance alcoolique. Ceci est à l’origine d’une légende qui ne rend pas justice à son génie, car son portrait peint à l’hôpital quelques jours avant sa mort par l’illustre peintre russe Ilya Repine le montre hirsute et dégradé, les yeux injectés et le nez rouge, soulignant son imprégnation alcoolique. En réalité, jusqu’à ces moments extrêmes de sa vie, il était un homme élégant, soigné et, comme on le qualifiait à Saint-Pétersbourg, « un vrai petit lieutenant de livre d’images » coiffé et pommadé avec soin, des mains modelées à la perfection. Ses manières étaient élégantes et ses propos émaillés de bribes d’un français recherché… De plus en plus éloigné de la vie mondaine, il s’était enfoncé dans la solitude et dans son travail de compositeur.
114D’ailleurs, à l’hôpital au moment de sa mort il y avait sur sa table de nuit le traité d’instrumentation d’Hector Berlioz. Il était membre du fameux groupe des « cinq » dont faisait partie également Stassov, Balakirev, Cui et Rimski-Korsakov.
115L’« exposition » des tableaux que Moussorgski avait choisis parmi les quelque quatre cents œuvres exposées commençait par une Promenade qui nous introduisait dans la visite. Cette « exposition » était constituée de dix tableaux que Hartmann avait peints en souvenir de ses voyages à l’étranger. Il s’était rendu en Pologne, en France et en Italie et les tableaux en relation avec ces voyages étaient une expression des souvenirs de ces traversées. D’autres s’inspiraient du folklore russe. Les titres devaient évoquer des moments importants de ces voyages : Gnomus, Il Vecchio Castello, Tuileries (disputes d’enfants après le jeu), Bydlo, Ballet de poussins dans leurs coques, Samuel Goldenberg et Schmuyle, Limoges, le marché, Catacombae, Con mortuis in lingua mortua, La cabane sur des pattes de poule (Baba-Yaga), La grande porte de Kiev.
116Ainsi, Bydlo est l’image d’un chariot polonais, Les Tuileries, Le marché de Limoges et Les Catacombes de Paris nous renvoient à la France, Le Vieux Château nous suggère l’Italie. La série se termine par un projet architectural pour la ville de Kiev : la porte Bogatyr.
117Ces tableaux sont séparés par des morceaux appelés « Promenades ». Même les Promenades ne sont pas à chaque fois identiques. Elles donnent une respiration à l’œuvre et rythment la visite de l’exposition.
118Le nombre considérable d’exécutions des Tableaux souligne à quel point chacun « voit » autre chose dans ce qui a été écrit. Même si beaucoup d’exécutants, beaucoup d’enregistrements sont faits par des artistes russes ou par des artistes d’origine slave, ils se différencient tous, peu ou prou, de la projection de leurs contenus intimes sur ce que Moussorgski a écrit.
119On peut comptabiliser actuellement une quarantaine d’exécutions importantes, toutes remarquables et différentes de l’œuvre originale pour piano par des pianistes de renom. De même, l’œuvre a été orchestrée de très nombreuses fois. La plus connue des orchestrations pour un orchestre symphonique est celle de Maurice Ravel. D’innombrables ensembles orchestraux se sont « emparés » des Tableaux d’une exposition, tant les possibilités imaginatives et projectives qu’ils suscitent sont nombreuses et variées.
120Il existe également de multiples transcriptions pour d’autres instruments solistes que le piano ou pour d’autres ensembles musicaux, jusqu’aux versions récentes de jazz et de rock progressif.
121Mentionnons également la conception de Vassily Kandinsky qui parle de « l’œil spirituel », lui-même très proche et très familier de la musique.
122Est-ce nécessaire, après cette énumération très loin d’être exhaustive, de souligner à quel point une œuvre peut inspirer différents interprètes et différentes formes d’exécution, ainsi que d’autres expressions artistiques ?
123Chaque interprète, chaque instrumentiste, chaque chef d’orchestre a sa conception personnelle d’une œuvre. Comment savoir quelle est la « bonne » ?
124Entre la gestuelle, le tempo, la cohésion, comment choisir ce qui nous semble correspondre à l’esprit du compositeur et ce qui « devrait être bon » ? Jusqu’où notre conception du contenu émotionnel d’une œuvre répond-t‑elle à l’alchimie exigée et attendue ?
125Nous savons que pendant des siècles les interprètes n’avaient pas la possibilité de se référer à l’impression du compositeur, tant il est vrai qu’ils avaient tous vécu à des époques différentes.
126Nous voyons ainsi le nombre extraordinairement grand des paramètres qui conditionnent une œuvre, son écriture, son interprétation et son insertion dans le contexte culturel dans lequel chacun évolue.
127Mais revenons à la narrativité et à ce qu’elle nous « dit » de nous-même et d’autrui. La définir est une tâche infinie et impossible à circonscrire.
128La musique ouvre un espace immense de projections et de réalisations de l’indicible.
129Alors, laissons parler la musique et nous « raconter » ce que nous souhaitons entendre de notre affectivité, du plaisir partagé à travers elle, des liens inconscients et conscients qu’elle tisse et qu’elle transporte.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : Moussorgski, Debussy, narrativité, musique, clinique psychanalytique-autisme, créativité
Mise en ligne 03/04/2020
https://doi.org/10.3917/jpe.019.0045