Couverture de JPE_015

Article de revue

Le fœtus mouvementé, la danse et la basse continue de la vie

Pages 39 à 54

Notes

  • [1]
    Rien de ce que je peux formuler sur l’échographie obstétricale n’échappe à la dette immense contractée à l’égard de Luc Gourand qui est dans nos recherches actions à ce sujet un pionnier toujours profond et généreux.
  • [2]
    http://www.aly-abbara.com/echographie/gif_anime/embryon_9_10_sa_motricite_corporelle.html
  • [3]
    http://www.aly-abbara.com/livre_gyn_obs/termes/bien_etre_foetal/mouvements_embryo_foetaux.html
  • [4]
    http://www.aly-abbara.com/echographie/biometrie/scores/score_manning.html
  • [5]
    http://www.aly-abbara.com/echographie/gif_anime/activite_cardiaque.html
  • [6]
    http://www.aly-abbara.com/echographie/Atlas_echographie/pages/serie_01/activite_cardiaque_debutante.html
  • [7]
    http://www.aly-abbara.com/echographie/gif_anime/embryon_7sa_3j_activite_cardiaque.html
  • [8]
    http://www.aly-abbara.com/echographie/gif_anime/embryon_7sa_3j_activite_cardiaque_doppler.html
  • [9]
    https://www.youtube.com/watch?v=jL59I-Qwwqg
  • [10]
    Dans la tradition scholastique, le terme latin virtualis traduira le δúναµιζ (en puissance grec) de l’âme humaine. Si virtualis est forgé sur la base de virtus (vertu), métaphore spirituelle de vir (force), c’est bien car sa filiation sémantique se réfère à la force d’âme aristotélicienne qui pourra se conjuguer pour souligner la quantité, la vigueur de l’énergie en présence mais, surtout, pour en spécifier, qualitativement, la vaillance, la valeur morale.
  • [11]
    Elsa Stora-Waysfeld.
  • [12]
    http://ariadone.fr. http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2014/09/29/carlotta-ikeda-danseuse-de-buto-est-morte_4496189_3382.html
  • [13]
    http://ariadone.fr/memoire/
  • [14]
    « Pregnant » en anglais signifie enceinte.
  • [15]
    1890, The Metropolitan Museum of Art, New York ; http://www.metmuseum.org/collection/the-collection-online/search/436526
  • [16]
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Basse_continue
  • [17]
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Canon_de_Pachelbel
La beauté est liée à la maladresse de l’origine. Le premier pas que fait l’enfant est un pas qui trébuche, qui titube, et c’est le plus beau des pas qui puissent se trouver dans le monde sublunaire où survivent comme ils peuvent les fils des mortels.
Pascal Quignard, L’Origine de la danse, 2013, p. 55.

Premier tableau : voir le mouvement premier dedans [1]

1 Dans la salle d’attente de la maternité, M. et Mme B sont traversés de sentiments paradoxaux.

2 Pour cette première échographie à trois mois de grossesse, Mme B attend avec une très grande impatience cette « rencontre » avec son « bébé » tout en se demandant – non sans inquiétude – si tout ira bien pour lui. Trois mois après l’arrêt de la pilule, elle s’inquiétait de ne pas être encore enceinte et elle a consulté son gynécologue qui l’a rassurée et l’a invitée à un peu plus de patience. Quelques mois plus tard, elle était effectivement enceinte mais pas complètement rassurée : sa sœur aînée a fait une fausse couche tardive avant d’avoir enfin un enfant et Mme B redoute la répétition de ce scénario.

3 De son côté, M. B ne sait pas trop bien quoi anticiper. Il est, sur le principe, partant pour accueillir un enfant avec cette femme avec qui il adore partager une vie de couple. Pourtant, actuellement, son travail l’accapare énormément et il n’a pas eu beaucoup de temps pour y penser. Avec une pointe de culpabilité, il se demande dans son for intérieur s’il est dans le bon tempo et, à son propre étonnement, cela l’a conduit à observer de plus près un de ces collègues récemment « devenu papa ».

4 C’est maintenant leur tour et l’échographiste les invite à rentrer dans sa caverne obscure du troisième millénaire où embryons (jusqu’à 10 semaines d’aménorrhée) puis fœtus sont devenus des « patients » du diagnostic anténatal. Mme B se déshabille et s’allonge. M. B s’assoit à côté de sa femme. L’échographiste, le Dr N, commence par déposer le gel conducteur des ultra-sons sur le ventre de Mme A, puis démarre l’examen en y posant la sonde.

5 Un écran est à disposition du praticien, un autre pour les parents.

6 Pour le Dr N, après une localisation inaugurale intra- ou extra-utérine du fœtus, un second carrefour diagnostique gouverne le tout début de son examen : est-il vivant ou non ? C’est l’appréciation de sa « vitalité » qui va lui permettre de répondre rapidement à cette seconde question dont la teneur potentiellement tragique reste silencieuse tout en étant présente dans l’esprit du Dr N… et de Mme B. Plus précisément, c’est la présence immédiatement perçue du mouvement global du fœtus qui constitue l’élément princeps de la réponse. Des mouvements asymétriques du corps, des flexions-extensions vigoureuses de la tête et du tronc sont caractéristiques de ce terme [2].

7 Cet aspect de l’examen sera beaucoup plus approfondi à la deuxième échographie (entre 22 et 24 semaines d’aménorrhée) avec une étude morphologique approfondie d’un fœtus alors nettement plus développé dans le but de mettre en évidence d’hypothétiques anomalies physiques détectables.

8 Dans cette perspective, l’étude de la « mobilité fœtale » sera un des points importants de l’exploration échographique. Pour le profane, la prise de conscience de la diversité et la complexification croissante des mouvements embryo-fœtaux [3] est indissociable de la découverte dans la littérature spécialisée d’une riche catégorisation de cette mobilité. Elle se subdivise en mouvements globaux (mouvements « vermiculaires », bonds, « respirations », rotations, retournements,…), mouvements segmentaires des membres (symétriques, croisés), mouvements de la tête, du tronc, de la bouche (Lecanuet, 2002 ; Missonnier, 2002) (« mâchages », succions, déglutitions…), mouvements des extrémités des pieds et des mains (toucher du corps fœtal, succion d’un doigt, touchers de la paroi utérine,…).

9 En regroupant les mouvements globaux du corps fœtal, les mouvements (pré) respiratoires, le tonus fœtal avec le rythme cardiaque et la quantité de liquide amniotique, le score de Menning [4] évalue le « bien-être fœtal » en accordant une large place à la « vitalité » motrice. Il est au fœtus ce que le score d’Apgar sera plus tard au nouveau-né.

10 Dans le contexte de l’évaluation de ce « bien-être », l’activité cardiaque [5] mérite une attention spécifique dès la première échographie mais aussi pour les deux suivantes. Elle est essentielle pour le professionnel qui en analyse notamment la rythmicité.

11 Elle constitue pour les parents une preuve tangible de la vie avec la découverte véritablement impressionnante de la vision des mouvements cardiaques sur l’écran échographique. La mort est typiquement attestée par l’arrêt cardiaque définitif et la mise en exergue du cœur battant fœtal signe la vie. Ces mouvements débutent aux environs du 21e jour de gestation [6]. Pour M. et Mme B, ils apparaissent sur l’écran échographique à trois mois de grossesse avec une radicalité qui frappe les esprits. Le « voir » le cœur battre à l’écran échographique [7] constitue un des temps forts fréquemment revendiqués par le témoignage en temps réel et après coup des parents. Lors de l’examen, la séquence « d’échographie Doppler » amplifie l’inscription de cet effet en offrant une double traduction du mouvement cardiaque dans un codage couleur des flux sanguins (une courbe animée [8]) et une sonorisation des battements [9].

12 /…

13 Le soir même, M. et Mme B sont allés au restaurant pour « fêter ça ».

14 Mme B raconta ensuite à sa mère qu’elle était vraiment rassurée car elle avait vu son bébé à la fois « bien accroché » et « bougeant bien, plein de vie ». Elle lui a lu le passage du compte rendu médical suivant : « Les mouvements fœtaux sont tout à fait normaux. » Á sa bonne copine au travail qui est déjà mère de deux jeunes enfants, elle s’est entendue lui dire combien « ça lui avait fait bizarre de voir bouger son bébé et d’entendre son cœur battre alors qu’elle commençait à peine à le sentir à l’intérieur ».

15 M. B a, lui, trouvé l’occasion d’échanger avec son collègue fraîchement papa à la machine à café. Ils ont partagé, avec une émotion inhabituelle dans leur entreprise, la difficulté de mettre en mots ce que l’on ressent pour la première fois « quand on le voit bouger et qu’on entend son cœur qui bat ». Ils ont aussi plaisanté quelque peu narquois sur les « papas d’autrefois » qui attendaient de « pouvoir amener leur fils à un match de foot pour commencer à s’y intéresser vraiment ! ».

Deuxième tableau : un humain séparé des dieux mais en mouvement !

16 Le débat entre Platon et Aristote est un des piliers de la culture occidentale. Pour le premier, la science porte sur ce qui est immuable, l’Être. Il y a d’un côté cet Être et, de l’autre, le non-être. Ces deux catégories sont (et doivent demeurer) totalement clivées. Dans cette conception, le mouvement et le devenir sont, depuis Parménide, typiquement tenus à distance de la science vraie.

17 Aristote inscrit son originalité en osant transgresser cette interdiction avec une science qui ne se limite plus, dans ses propres termes, au « supra-lunaire » (qui ignore la génération, le devenir, le changement) mais s’ouvre aussi au « sublunaire » des vivants caractérisés par le mouvement.

18 La science chez Aristote a justement pour objectif de mettre à jour les causes premières de tous les objets du sublunaire. Ces causes sont au nombre de quatre : « l’essence de la chose », sa « matière », « l’origine de son mouvement » et son « but final » (Aristote, 1986a, Livre A, pp. 1-106).

19 Ainsi, le mouvement sera le cœur battant d’une nouvelle stratégie philosophique où la virtualité du « en puissance » (Aristote, 1986a, Livre Δ, pp. 245-323) (δúναµιζ) permet d’envisager dans le flux du devenir des « intermédiaires » entre le non-être et l’Être et l’Être le non-être.

20 Dans cette vision philosophique radicalement novatrice, sa « physique » est dédiée à la « Nature », c’est-à-dire « la production de tout ce qui naît et se développe naturellement […] » et dont « le principe intrinsèque par lequel se développe tout ce qui se développe » est précisément « le principe du mouvement » (Aristote, 1986a, Livre α, pp. 107-118).

21 Dans La Métaphysique, Aristote affectionne un exemple, celui de l’enfant qui devient homme :

22

En disant que l’homme fait vient de l’enfant, nous l’entendons comme ce qui est devenu vient de ce qui est devenant, autrement dit comme ce qui est achevé vient de ce qui est s’achevant. De même, en effet, qu’il existe toujours un intermédiaire, qui est le Devenir, entre l’Être et le non-Être, de même aussi qu’il y a ce qui devient entre ce qui est et ce qui n’est pas (Aristote, 1986a, p. 112).

23 Chez l’humain, arrimé dans le monde sensible et animé par le mouvement, l’être est donc bien présent mais il l’est sous le régime très spécifique de « l’entéléchie », c’est-à-dire du « en puissance » (Aristote, 1986b, Livre θ, pp. 482-526), autrement dit, du virtuel [10]. Si cette puissance relève du possible, elle peut ou non s’actualiser dans l’acte. Ainsi, le mouvement intrinsèque « en puissance », virtuel, des objets de la nature peut ou non se mettre en mouvement dans l’acte, peut ou non s’actualiser.

24 L’acte, donc, est le fait pour une chose d’exister en réalité et non de la façon dont nous disons qu’elle existe en puissance, quand nous disons, par exemple, qu’Hermès est en puissance dans le bois, ou la demi-ligne dans la ligne entière parce qu’elle en pourrait être tirée… (Arstote, 1986b, Livre θ, p. 499). Par son travail créatif de la matière, le sculpteur actualise avec la statue d’Hermès une virtualité du bois.

25 Cette logique appliquée au monde des idées renvoie à l’influence de Platon et au célèbre passage du Ménon (Platon, 1950, pp. 513-557) où, Socrate, démontre que le savoir géométrique est pure « réminiscence » et que l’âme de l’esclave – ignorante au départ mais où la vérité des choses existe de tout temps – contient le savoir du calcul de la surface d’un carré auquel il va accéder grâce au questionnement affuté du maïeuticien Socrate.

26 Mais, toujours au plus près de la condition humaine sans fard, Aristote va radicalement complexifier cette âme platonicienne, a priori omnisciente, en opérant deux distinctions cruciales.

27 D’une part, il existe les puissances « irraisonnables » et les « rationnelles », seulement humaines, promesses des richesses de « tous les arts et toutes les sciences » mais à la condition que la « puissance des contraires » soit « contenue dans un seul principe qui est la raison » (Aristote, 1986b, Livre θ, pp. 481-526).

28 D’autre part, il y a les facultés « naturelles et innées » (par exemple les sens) et celles qui « viennent de l’exercice et de l’habitude ». Pour ces dernières, « il faut nécessairement pour les acquérir les avoir antérieurement pratiquées » (Aristote, 1986b, Livre θ, pp. 481-526).

29 Dans ce contexte désidéalisant laissant la place à la créativité et à la destructivité de la trajectoire du mouvement dans l’acte, il va aussi souligner à de nombreuses reprises les conditions d’actualisation de ces facultés en puissance de l’humain :

30

Un être, en effet, a la puissance dans la mesure où celle-ci est un pouvoir d’agir, pouvoir non pas absolu, mais soumis à certaines conditions, parmi lesquelles sera comprise l’absence d’obstacles extérieurs, l’exclusion de ces obstacles résultant implicitement de certains des caractères de notre définition (Aristote, 1986b, Livre θ, pp. 497-498).

31 En ce qui touche les facultés d’agir et de penser, c’est précisément le « vouloir » qui va déclencher cette actualisation à travers une pratique et devoir se confronter aux obstacles.

32 Avec Aristote, prolongeant Platon sur ce point, l’exhortation au travail et à la recherche est constante pour dépasser les illusions de l’immédiateté sensible, et accéder au savoir de l’expérience. La créativité du passage des facultés en puissance à leur actualisation est tributaire de la rencontre de la qualité « maïeutique » de l’environnement (Ménon), de l’ancrage dans la raison et du « vouloir » de l’individu et de la résolution des obstacles rencontrés.

33 Bref, l’homme « brut » est détenteur « en puissance » de facultés qui peuvent possiblement s’actualiser. C’est la signature de l’essence ontologique de son âme et le moteur de son devenir. Ce mouvement processuel qui va des facultés aux actions pratiques, du « travaillé à ce qui ne l’est pas » (Aristote, 1986b, Livre θ, pp. 481-526) est donc aléatoire. Il peut advenir ou non ; s’il surgit, il sera ou non raisonnable et moral. L’environnement, tour à tour facilitateur par contenance maïeutique ou obstacle, joue un rôle essentiel dans cette émergence.

34 D’ailleurs, il n’échappe pas à Aristote que, chez les mammifères humains, l’actualisation de ce mouvement d’hominisation en puissance dépend au tout début d’une condition sine qua non :

35

On appelle croissance naturelle d’un être, l’accroissement qu’il reçoit d’un autre être par contact et union naturelle, ou, comme dans le cas des embryons par adhérence (Aristote, 1986a, Livre Δ, pp. 254-255).

36 Au fond, l’embryon, puis le fœtus en devenir, virtuellement humains, rentrent de plein pied dans les promesses et les vertiges de la condition humaine ! Depuis Aristote, il y a bien longtemps que le principe en est connu. Mais, force est de constater, qu’il y a peu que l’observation médicale de son épigenèse s’intègre, pour le meilleur et pour le pire, dans le travail prénatal du processus de parentalité (Soulé et al., 2011).

Troisième tableau : le mouvement et son ombre

37 Hôpital Necker, un lundi matin d’hiver à ne pas mettre un… bébé dehors. Ma collègue [11] et moi faisons face au trio composé de Valériane 20 mois, sa mère et son père. Mme F prend la parole la première : « Nous sommes là car Valériane a des troubles du sommeil depuis qu’elle marche. » « Elle s’endort bien » précise la mère mais c’est en pleine nuit qu’elle se réveille et pousse « un cri strident d’un coup ».

38 « Au début, on arrivait à la calmer, mais maintenant c’est devenu impossible. » « On a bien essayé de la laisser crier une fois pendant deux heures » mais elle a « une incroyable résistance ». Mme F indique avec peine et fatalisme que, désormais, c’est son mari qui s’occupe de sa fille la nuit car elle n’arrive plus à savoir si c’est « un caprice ou une véritable terreur ».

39 Valériane va à la crèche « sans soucis » depuis l’âge de 4 mois, date de la reprise du travail maternel. La sieste s’y passe bien « car il y a toujours quelqu’un dans la pièce » rapporte Mme F.

40 Depuis le début de la consultation, Valériane est « posée » sur les genoux de sa mère et regarde avec une grande attention les deux consultants. La mobilité de sa tête au service de son acuité visuelle contraste avec les positions statiques du tronc et des membres. Elle tient dans ses mains son doudou canard et s’intéresse essentiellement aux deux consultants qui lui font face avec une certaine neutralité affective.

41 Invité à donner son avis, M. F formule, d’abord assez sur la défensive, qu’il « ne sait pas bien ce qui se passe », mais il poursuit plus tonique en affirmant qu’ils sont venus consulter « pour que les thérapeutes leur permettent de découvrir des choses enfouies ». Sollicités en écho pour en dire plus sur ces « choses enfouies », il réaffirme ne pas savoir et venir justement pour que des professionnels lui disent ce qu’il en est.

42 De l’anamnèse associative, plusieurs éléments méritent d’être partagés.

43 Après leur rencontre, M. et Mme F sont restés cinq ans sans avoir véritablement envie d’un enfant. C’est le projet d’un appartement commun qui a initié cela. La grossesse a été, selon les dires de Mme F, « très difficile » car il y a eu une menace d’accouchement prématuré à 5 mois qui l’a obligée « à rester alitée sans pouvoir bouger ». Elle insiste sur le fait qu’elle a un tempérament nerveux, qu’elle est habituellement très active et que cette « condamnation » à ne pas bouger au lit était pour elle « insupportable ».

44 L’accouchement a été lui aussi « bien compliqué » car Valériane avait une double circulaire du cordon qui « l’empêchait de bouger pour sortir », raconte Mme F en mimant avec ses deux mains autour de son cou la strangulation.

45 M. F vient alors acquiescer que sa femme a toujours besoin de « bouger, de marcher beaucoup ».

46 C’est ce moment que choisit Valériane pour exprimer le souhait de quitter les genoux de sa mère. Elle vient se cacher derrière la chaise de son père qui engage un cache-cache avec son doudou canard.

47 Comme souvent, une bascule dynamique se produit avec l’évocation de la profondeur générationnelle. Alors que Mme F explique que sa fille est « anxieuse », ma collègue lui demande comment elle se décrirait à ce sujet. Elle répond « qu’elle est bien sur très anxieuse en permanence et qu’elle a des troubles du sommeil depuis toute petite ». Et, franchissant le seuil du générationnel, elle poursuit : « D’ailleurs, ma mère faisait aussi des insomnies et prenaient des médicaments pour dormir, sans succès ». Dans un sursaut réflexif, Mme F formule que, finalement, elle redoute que Valériane soit la « troisième génération à avoir des difficultés à dormir. »

48 De son côté, M. F revendique bien dormir mais avec un sommeil « agité » et un « réveil difficile ».

49 Je demande alors à Mme F de nous en dire un peu plus sur ce qu’elle a vécu pendant la grossesse quand elle était alitée. En guise de première réponse, elle se met à pleurer. Valériane vient au contact de sa mère qui la prend sur ses genoux. Elle retrouve sa position initiale, orientée vers les consultants. Quelques larmes plus loin, Mme F déclare qu’elle a beaucoup souffert « de ne pas avoir une grossesse active comme toutes les autres femmes ». Je lui demande « à quoi renvoie chez elle le fait d’être allongée ? ». Mme F marque un temps d’arrêt, regarde successivement son mari, sa fille, et tout en regardant le sol elle dit dans un sanglot : « La mort. »

50 Après quelques larmes supplémentaires, Mme F associe d’elle-même : « Ma grand-mère est morte quand j’avais 15 ans. C’est moi qui l’ai trouvée allongée les yeux ouverts dans son lit. J’ai cru qu’elle était endormie et quand j’ai vu qu’elle bougeait plus, j’ai poussé un cri et je suis partie en courant dehors ! »

Quatrième tableau : la danse nostalgique des mortels

51

Pour un clinicien de la périnatalité, militant du premier chapitre prénatal de la biographie vraie du sujet, la découverte du subtil, érudit et émouvant ouvrage L’Origine de la danse (Quignard, 2013) de Pascal Quignard est un régal et un encouragement !

52 L’auteur fait grand cas du « carrefour de la naissance ». Il écrit : « La dépendance à l’origine, l’inhérence au corps contenant de la mère tout à coup, d’un coup de rein, est rompue. » La danse de la naissance est à ses yeux une danse « expulsive (perte des eaux) », « intrusive l’intrusion de l’air dans le corps », et de violente « chute sur la terre ».

53 Cette césure se situe précisément dans sa conception entre la fin de ce qu’il nomme le « premier monde » et le début du « deuxième monde ».

54 Le premier, c’est celui où « nous avons tous vécu au fond d’une eau que la lumière n’atteignait pas » et qui est perdu à « l’instant natal » : « Le monde du dedans commence de se perdre dès le cri de la naissance, dès le premier cri, et il continue de se perdre dans le langage sans finir. »

55

Initié par la danseuse de butô Carlotta Ikeda [12] (Lot & Adolphe, 2005) avec qui il a partagé la mise en œuvre du spectacle Medea[13], Quignard voit dans la danse contemporaine japonaise de l’Ankoku buto (littéralement danse-issue-des-ténèbres-qui-monte-à-ras-du-sol), apparue après la deuxième guerre dans un Japon ravagé par l’atome, la danse qui tente de renaître à ce monde premier, véritable renaissance « d’une motricité originaire ».

56 Pour Quignard (2013, p. 35), l’Ankoku buto se caractérise par des mouvements propres à la « danse prénatale » :

57

Dans l’eau du ventre ils se dépliaient, ils touchaient, ils exploraient,
appuyant le pied sur un point d’élan ils gravitaient,
ils tournaient et se retournaient,
dans l’ombre,
ils dansaient presque.

58 Après la naissance, le fœtus danseur aquatique « tombe » sur terre et la pesanteur le plonge véritablement « dans la décoordination », dans la « défaillance musculaire ».

59 Pour l’auteur de La Nuit sexuelle (Quignard, 2007), plus tard, dans le « second monde », « la seconde danse reproduit, joue, mime, transpose, rechiffre, traduit comme elle le peut, dans l’air, la natation perdue dans le liquide amniotique, la dilatation perdue dans la poche en amont de la détresse natale ».

60 La chorégraphie de la berceuse maternelle illustre emblématiquement à la fois la possible commémoration du premier monde et la tragédie de son exil (« le décontenancement natal »).

61 Carlotta Tanaka citée par Quignard (p. 53) le formule à sa façon dans son univers du butô :

62

Je ne danse pas une danse qui appartient à ce monde. Je danse la danse dont le corps se souvient. […] Je danse dans l’air comme si c’était de l’eau. […] Dansant je m’approche de la naissance, origine de la danse, projection de la force dans la solitude toute neuve d’un corps sexué qui dérive du coït sexuel. C’est ainsi que, m’approchant de la naissance, j’avance vers l’étreinte perdue, qui se tient derrière la danse perdue.

63 Tanaka et Quignard disent haut et fort la présence obstinée de notre « premier chapitre » liquidien dans la danse biopsychique de notre vie aérienne que la prégnance[14] des fantasmes originaires de retour dans le ventre maternel et de scène primitive illustrent de la naissance à la mort (Missonnier, 2009).

In fine

64 Une des toiles les plus émouvantes pour l’explorateur de la rencontre du « naître humain » et du « devenir parent », c’est celle de Vincent Van Gogh intitulée Les Premiers Pas[15]. Dans un potager à proximité d’une maison rurale, mère et enfant de l’âge de Valériane rendent visite au père au travail. À quelques mètres de lui, l’enfant, soutenu par sa mère, tend les bras vers son père qui a posé sa bêche et s’est accroupi en ouvrant lui aussi les bras dans sa direction.

65 La précarité ontologique inhérente à la maladresse de la danse dans le second monde y est à la fois mise en exergue et contenue dans l’espace spatio-temporel offert conjointement par la mère « port d’attache » et le père « destinataire ».

66 À partir de ce point de départ du tableau où l’enfant bénéficie encore de l’appui des bras de sa mère et de la proximité confiante des retrouvailles avec son père, Van Gogh réussit à suggérer toute la force… et la fragilité du travail du mouvement de l’enfant dépendant, virtuellement adulte marcheur, danseur et penseur autonome. Toute la puissance et la vulnérabilité du mouvement du devenir de l’enfant et de sa connexion intime avec son entourage humain se cristallisent chez le spectateur dans l’anticipation du mouvement de l’enfant vers ces étapes maturatives, contenues en puissance par cette toile au dynamisme suggestif remarquable.

67 L’émotion esthétique induite par ce tableau convoque, dans une simultanéité troublante, la nostalgie de la danse du premier monde et les promesses, les vertiges du second.

68 Aux antipodes de la dynamique contagieuse de cette toile, la mort, si présente à l’esprit de Mme B, du Dr N et de Mme F (le sommeil alité est une petite mort), se définit avant tout négativement par l’absence de mouvements.

69 C’est ainsi, pour nous les enfants des mortels, depuis nos premiers salto in utero jusqu’à nos derniers pas de danse d’agonie, nos mouvements authentifient notre vivance… et notre finitude.

70 En musique baroque, la basse continue [16] est parfois « ostinato », «basse obstinée » : un motif (l’ostinato) est répété par la basse tout le long du morceau. Du célèbre Canon de Pachelbel [17] jusqu’aux remarquables improvisations de Keith Jarreth en passant par les dyadiques alliances basse/batterie du jazz et du rock, mille formes de basses continues ostinato illustrent musicalement le cœur battant humain.

71 Jusqu’à notre dernier souffle, cette chorégraphie en mouvement constitue notre basse continue obstinée anthropologique.

Bibliographie

Bibliographie

  • Aristote (1986a), La Métaphysique, t. I, Paris, Vrin.
  • Aristote (1986b), La Métaphysique, t. II, Paris, Vrin.
  • Lecanuet J.P. (2002), Des rafales et des pauses : les succions prénatales, Spirale, « La sucette dans tous ses états », dossier coordonné par Missonnier S. et Boige N., nos 22 et 23, pp. 37-47.
  • Lot L., Adolphe J.M. (2005), Carlotta Ikeda : Danse Butô et au-delà, Paris, Édition Favre Sa.
  • Missonnier, S. (2002), Sucette de vie, sucette de mort. Généalogie psychanalytique de la succion, Spirale, « La sucette dans tous ses états », dossier coordonné par Missonnier S. et Boige N., n° 23, pp. 77-106.
  • Missonnier S., (2009), Devenir parent, naître humain. La diagonale du virtuel, Paris, Puf.
  • Platon (1950), Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, coll. « La pléiade », pp. 513-557.
  • Quignard P. (2007), La Nuit sexuelle, Paris, Flammarion.
  • Quignard P. (2013), L’Origine de la danse, Paris, Éditions Galilée.
  • Soulé M., Gourand L., Missonnier S. & Soubieux M.J. (2011), L’Échographie de la grossesse. Promesses et vertiges, Toulouse, Érès.

Mots-clés éditeurs : mort périnatale, épigenèse, danse, consultation thérapeutique périnatale, mouvement fœtal, échographie obstétricale

Mise en ligne 18/04/2018

https://doi.org/10.3917/jpe.015.0039

Notes

  • [1]
    Rien de ce que je peux formuler sur l’échographie obstétricale n’échappe à la dette immense contractée à l’égard de Luc Gourand qui est dans nos recherches actions à ce sujet un pionnier toujours profond et généreux.
  • [2]
    http://www.aly-abbara.com/echographie/gif_anime/embryon_9_10_sa_motricite_corporelle.html
  • [3]
    http://www.aly-abbara.com/livre_gyn_obs/termes/bien_etre_foetal/mouvements_embryo_foetaux.html
  • [4]
    http://www.aly-abbara.com/echographie/biometrie/scores/score_manning.html
  • [5]
    http://www.aly-abbara.com/echographie/gif_anime/activite_cardiaque.html
  • [6]
    http://www.aly-abbara.com/echographie/Atlas_echographie/pages/serie_01/activite_cardiaque_debutante.html
  • [7]
    http://www.aly-abbara.com/echographie/gif_anime/embryon_7sa_3j_activite_cardiaque.html
  • [8]
    http://www.aly-abbara.com/echographie/gif_anime/embryon_7sa_3j_activite_cardiaque_doppler.html
  • [9]
    https://www.youtube.com/watch?v=jL59I-Qwwqg
  • [10]
    Dans la tradition scholastique, le terme latin virtualis traduira le δúναµιζ (en puissance grec) de l’âme humaine. Si virtualis est forgé sur la base de virtus (vertu), métaphore spirituelle de vir (force), c’est bien car sa filiation sémantique se réfère à la force d’âme aristotélicienne qui pourra se conjuguer pour souligner la quantité, la vigueur de l’énergie en présence mais, surtout, pour en spécifier, qualitativement, la vaillance, la valeur morale.
  • [11]
    Elsa Stora-Waysfeld.
  • [12]
    http://ariadone.fr. http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2014/09/29/carlotta-ikeda-danseuse-de-buto-est-morte_4496189_3382.html
  • [13]
    http://ariadone.fr/memoire/
  • [14]
    « Pregnant » en anglais signifie enceinte.
  • [15]
    1890, The Metropolitan Museum of Art, New York ; http://www.metmuseum.org/collection/the-collection-online/search/436526
  • [16]
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Basse_continue
  • [17]
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Canon_de_Pachelbel
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.170

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions