Couverture de JPE_014

Article de revue

La psychanalyse au risque de l’altérité. Processus de co-construction dans un groupe thérapeutique transculturel

Pages 271 à 300

Notes

  • [1]
     Docteur en psychologie, psychothérapeute. Maison de Solenn (hôpital Cochin), hôpital Avicenne (Bobigny), chargée d’enseignement à l’université Sorbonne-Paris-Cité, chercheur CESP, Inserm 1178.
  • [2]
     Psychanalyste (SPP). Professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, université Sorbonne-Paris-Cité. Chef de service de la Maison des adolescents de l’hôpital Cochin, Maison de Solenn. CESP Inserm, directrice Équipe méthodes et cultures unité 1178. Presidente AIEP.
  • [3]
     Stork (1995), dans ses études sur le maternage, distingue deux styles interactifs qui varient selon la culture : 1) interaction distale qui implique comme vecteur d’échange privilégie la voix et le regard. Une certaine distance psychique est maintenue par l’utilisation d’objet de support au corps du bébé et aux échanges parents-enfants ; 2) interaction proximale qui implique le contact continuel mère-enfant, à travers des techniques de portage, notamment sur le dos. Le bébé découvre ainsi le monde à hauteur d’humain, par la parole et par le toucher, le corps de la mère sert de support au corps de l’enfant.
  • [4]
     Mead (1971) distingue trois types de cultures : 1) les cultures post-figuratives où les enfants sont instruits avant tout par les adultes de la génération précédente ; 2) les cultures pré-figuratives qui se caractérisent par le fait que les adultes tirent aussi des leçons de leurs enfants ; 3) les cultures co-figuratives dans lesquelles les enfants, comme les adultes, apprennent de leurs pairs. Cette troisième est à notre avis la plus fréquente dans des sociétés migrantes, elle se positionne donc entre les deux premières sur notre schéma.
  • [5]
     Esprit souvent évoqué en Afrique de l’Ouest.

1 Dès le début de son histoire, la culture est au cœur de la psychanalyse. Lieu d’inscription, d’appartenance et de vérification, la culture est interrogée par la psychanalyse dans sa dimension d’extension du champ de la réalité psychique. S. Freud d’abord, puis K. Abraham, S. Ferenczi, G. Roheim, T. Reik, D. Winnicott, W.R. Bion et bien d’autres encore ont questionné la place de la culture dans les dynamiques intersubjectives, intrapsychiques et interpersonnelles. Réalité interne et culture seraient intrinsèquement liées dans l’espace psychique par une co-structuration. Dans ses investigations théoriques, la psychanalyse assume la consistance psy­chique de la culture (Kaës, 1998).

Psychanalyse et altérité culturelle : l’ethnopsychanalyse

2 Cependant, la question de l’altérité culturelle se pose à l’intérieur de la pratique psychanalytique. Dans ce monde de plus en plus multiculturel, mondialisé et migratoire, la psychanalyse interroge les effets de l’inconscient dans la culture et parallèlement les effets de la culture dans la formation et les processus de l’inconscient. Ainsi naît l’ethnopsychanalyse (Devereux 1980,1983,1985) qui essayera de résoudre le problème qui « sous-tend toutes les sciences de l’Homme : le rapport de complémentarité entre la compréhension de l’individu et celle de la société et de sa culture » (Devereux, 1985). Cette idée se traduit dans la pratique thérapeutique par la nécessité de réserver une part égale à la dimension culturelle du désordre et à l’analyse des fonctionnements psychiques.

3 Là où Freud fait du transfert le pivot identitaire de la psychanalyse, Devereux centre sa pratique sur le contre-transfert de l’analyste et considère l’axe du culturel comme la pierre angulaire de cette analyse. Avec Devereux prend forme l’idée que la dualité psychisme-culture comporte des enjeux identitaires importants induits par la rencontre de l’altérité en soi. « La culture et l’esprit humain sont des co-émergents et se présupposent réciproquement » (Devereux, 1983, p. 371). Par conséquence, l’être humain se définit dans l’interaction constante et incontournable avec son système culturel d’appartenance. L’ethnopsychanalyse repose sur le principe de l’universalité psychique, c’est-à-dire, l’unité fondamentale du psychisme humain. De ce postulat découle la nécessité de donner le même statut (éthique mais aussi scientifique) à tous les êtres humains, à leurs productions culturelles et psychiques (Devereux, 1983). Il s’agit « d’une universalité de fonctionnement, de processus, d’une universalité pragmatique et structurelle » (Moro, 2004 ; p. 38).

4 Cette vérité universelle est à considérer dans le lien incontournable à la singularité des spécificités propres à chaque culture. Toute culture s’appuie sur des représentations qui sont irréductibles à des généralisations universalistes. Dans le travail thérapeutique, l’utilisation des représentations culturelles est soutenue par l’introduction d’un savoir anthropologique qui permet d’adapter les interprétations psychanalytiques aux leviers culturels (Devereux, 1998). Ces leviers thérapeutiques sont des potentialisateurs de récits, de transfert et d’affects, et représentent un véritable « support » d’élaboration psychique. La méthode complémentariste (Devereux, 1985) coordonne la pluri­disciplinarité non fusionnante et non simultanée, le double discours obligatoire entre psychanalyse et anthropologie. Cette perspective permet de « co-construire des sens culturels sur lesquels viendront s’arrimer des sens individuels » (Moro, 2004, p. 38). Il est vain d’intégrer de force certains phénomènes humains dans le champ culturel – anthro­pologique – ou dans celui psychique – psychana­lytique – de manière exclusive. La spécificité de ces données se fonde sur le principe qu’elles nécessitent un double discours qui ne peut être tenu simultanément.

5 Devereux n’a jamais pensé de dispositif spécifique, il ne préconisait pas d’adaptation du cadre psychanalytique classique. Il utilisait la méthode complémentariste pour tenir compte des facteurs culturels. Pourtant, il a donné les fonde­ments épistémologiques, théoriques et méthodologiques pour une “révolution culturelle”, il a ouvert la psychanalyse aux questions du cadre et de la place de l’analyste face à l’altérité, à l’étrangeté et à la différence d’origine. Comment, vis-à-vis de l’objet, le thérapeute peut-il se positionner en gardant ces deux places, psychanalytique et anthro­pologique, sans risquer de les confondre ni de les réduire l’une et l’autre ? Comment faire la distinction entre « la Culture en soi, en tant que phénomène humain universel, et les cultures individuelles » (Devereux, 1998, p. 15) ?

Psychanalyse et métissage : la clinique transculturelle

6 En France s’est développée depuis près de cinquante ans une approche transculturelle qui s’inscrit dans la lignée ethno-psychanalytique de Devereux. Nous avons, pour notre part, plaidé pour une clinique transculturelle française qui complexifie (voir Rizzi et al., 2014 ; Moro, 1988 ; 1989 ; 1991 ; 1994 ; 2004 ; 2007 ; 2010) le savoir et la pratique de la psychanalyse pour mieux comprendre et donc mieux soigner les familles migrantes, avec un souci particulier pour les enfants de la deuxième génération, nés ici de parents venus d’ailleurs (Moro, 1988). Nous avons longuement interrogé la question de la structuration psychique et culturelle face à la migration qui oblige à développer de nouvelles capacités, à établir de nouveaux liens et à faire preuve de créativité (2004). Nous avons introduit la notion essentielle de métissage, en postulant que les systèmes culturels et les systèmes psychiques ne sont pas des structures rigides, mais fondamentalement dynamiques : les contenants psychiques peuvent se métisser. Pour nous, la construction identitaire n’est ni un objet, ni un but, mais un processus (Moro, 2010). Tout enfant de migrants, pour construire sa propre identité, a nécessairement besoin de reconnaître celle de l’autre et cette reconnaissance présuppose la notion d’altérité (Moro, 2004). Chaque migrant se confronte à l’altérité dans la mesure où il n’y a pas de cohérence immédiate, sensible, logique, pas d’adéquation systématique entre transmis et vécu, entre dedans et dehors. Nous avons notamment souligné la nécessité du processus d’élaboration de l’altérité en soi, fondamental pour tout analyste qui se confronte à la différence culturelle (Moro, 2004). L’altérité, pour la reconnaître chez son patient, demande d’abord d’être élaborée en soi-même en s’appuyant sur le décentrage et la connaissance de la diversité. En psycho­thérapie comme en psychanalyse, la culture permet le partage d’un savoir commun. Du fait de la proximité culturelle et linguistique, ce savoir est implicitement réciproque entre patient et thérapeute/analyste. Inversement, la différence culturelle oblige à penser autrement les lieux psychanalytiques et amène à créer des dispositifs spécifiques pour les migrants. La complexité transculturelle est mise en avant et permet de construire ce qui, d’habitude, est premier et implicite : le contenant culturel de l’interaction. « Le passage par le culturel a pour but d’accéder à l’universel en chacun de nous, à l’universel incarné dans le particulier et pas à l’universel ou ce qui est décrété comme tel par celui qui est désigné comme le donneur de sens : l’universel du sujet, approximation énigmatique et sublime de l’être » (Moro, 2014, p. 81).

7 Pour nous l’ethnopsychanalyse est avant tout une pragmatique des liens et des métissages, dans une perspective complémentariste où les apports multiples et éclectiques sont nécessaires et les adaptations du cadre s’imposent (Moro, 2004). Ainsi nous avons créé, à la suite de Nathan (2001) un lieu thérapeutique adapté à recevoir les familles qui viennent d’ailleurs et leurs enfants : le groupe transculturel.

Le groupe transculturel

8 La consultation transculturelle (Moro, 2004) est une thérapie menée avec un groupe de thérapeutes dans laquelle sont accueillies des familles qui viennent d’ailleurs et qui demandent un dispositif groupal spécifique. Le patient est invité à venir accompagné de l’ensemble de la famille ou de ceux qu’il choisit. Le groupe, assis en cercle, est composé d’une thérapeute principale et de plusieurs co-thérapeutes. La parole y voyage passant toujours par la thérapeute principale, qui accueille la famille, mène l’entretien – aidée au besoin par un interprète –, avant de donner la parole aux co-thérapeutes dont elle peut reformuler les interventions (Moro, 2004, 2010). Dans le groupe, tous sont initiés à la psychanalyse et à l’anthropologie ainsi qu’à l’impératif du décentrage culturel. Chaque co-thérapeute est appelé à potentialiser le métissage, à penser l’altérité face à la famille et avec la famille. La technique employée dans ce dispositif est complémentariste, il s’agit de décoder les sens collectifs, culturels, et de comprendre les mouvements individuels, intrapsychiques, en tissant les liens entre contenant et contenu. Il s’agit d’un dispositif éclectique, souple et à géométrie variable qui utilise de manière singulière et spécifique, en fonction des situations, les influences multiples, les adaptations du cadre et les nécessités de liens et de ponts. Il s’agit toujours de consultations de seconde intention, une équipe extérieure adresse une famille lorsque les soins classiques n’ont pas suffi à aider les patients et un ou plusieurs membres de l’équipe de première intention sont invités aux consultations. Le professionnel est alors en position de co-thérapeute, il participe à la construction de liens avec ce qui s’est passé avant et qui se poursuit éventuellement. L’indication est souvent posée lorsque la dimension culturelle est au premier plan pour un patient qui, perdu entre le système de soins occidental et le système de soin propre à sa culture, ne parvient pas à faire les liens qui permettent une véritable élaboration. Parfois la symptomatologie est culturellement codée avec des étiologies qui viennent d’ailleurs invoquées par le patient et/ou sa famille. D’autres fois, il peut s’agir de souffrance psychique en lien avec la migration et le métissage culturel.

9 Le cadre transculturel se caractérise par un travail d’élaboration mené sur plusieurs niveaux en même temps ou successivement : le niveau familial et individuel, le niveau culturel ou idiosyncrasique, le niveau de l’altérité et du même, le niveau de l’intimité et de l’interface avec le public (école, justice etc. quand c’est nécessaire) (Moro, 2004). Après une première étape d’évaluation et de co-construction d’une alliance et d’un sens culturel permettant l’émergence de différentes « théories étiologiques culturelles et individuelles » (Moro, 2010), soit les premières consultations ont permis de relancer des processus d’élaboration assez développés pour conduire à une évolution positive et le travail s’arrête, soit il continue en groupe ou en individuel, ou les deux en même temps.

10 Le groupe fonctionne à plusieurs niveaux. D’abord selon les principes communs à tout contexte groupal, il assure le rôle de contenance pour la famille et contribue à la construction des étayages du patient par des mécanismes de projections et d’identifications. Les familles migrantes ont bien souvent traversé des ruptures traumatiques, la première étape de « reconstruction » doit comporter la reconnaissance du trauma et du portage (Moro, 2004). Et ce n’est que lorsque la famille est elle-même suffisamment portée par le groupe qu’elle peut alors à son tour porter l’enfant (holding) et qu’une relation d’échange peut s’établir (Moro et Nathan, 1989).

11 Le groupe fonctionne également à un niveau culturel puisque, dans les sociétés traditionnelles, l’individu est pensé systématiquement par rapport à son groupe d’appartenance, cela justifie l’importance d’un groupe dans les dispositifs de soins. De plus, la maladie y est représentée comme un événe­ment qui touche la famille et le groupe, et pas uniquement le sujet malade. Sa prise en charge s’effectue donc sur un registre groupal, par le groupe social ou par une communauté thérapeutique.

12 Quant à la technique, les séances se construisent dans un premier temps autour du discours sur le patient, pour accéder dans un second temps seulement au discours du patient (Moro et Nathan, 1989). Ainsi, la parole est d’abord laissée aux personnes qui accompagnent puis aux membres de la famille. Ce sont les dires des autres membres du groupe familial et culturel sur la mère et l’enfant, ce qu’on a pu dire à la maison, au pays, ce qu’ont proposé les gens consultés qui sont d’abord recherchés (Moro, 2004). Le groupe thérapeutique accède alors à la multiplicité des représentations sur l’enfant : culturelles, familiales et au fur et à mesure de plus en plus individuelles.

13 Le dispositif transculturel amène les co-thérapeutes à formuler des propositions dans le cadre culturel de la famille, comme par exemple les théories étiologiques traditionnelles ou les logiques thérapeutiques non occidentales (Moro, 2004). Le groupe, par la multiplicité des origines culturelles des thérapeutes, est une matérialisation de l’altérité qu’il figure. Ces « parcelles d’altérité » permettent à la famille d’« expérimenter une autre forme d’altérité qui ne soit ni menaçante, ni destructrice, mais au contraire une altérité figurable et créatrice » (Moro, 2004, p. 176). Ce métissage des personnes, des théories et des façons de faire est un élément implicite du dispositif qui induit une élaboration de l’altérité en soi.

14 Dans le groupe on expérimente la multiplicité et la circulation des représentations. Le dispositif transculturel est avant tout « une pragmatique du lien » (Moro, 2004, p. 168), dans le groupe le co-thérapeute a un rôle de « tisserand ». Chacun des co-thérapeutes peut intervenir au cours de la séance en respectant les associations du patient, pour donner une « représentation culturelle ou idiosyncrasique » (Moro, 2004, p. 168), proposer une analogie, ou une interprétation qui pourra être entendue par le patient. Pour cela, les co-thérapeutes s’adressent au thérapeute principal qui reformule l’intervention au patient. À la fin de la séance, le thérapeute principal formule une interprétation directement à la famille ou fait une proposition thérapeutique permettant des liens entre les différentes représentations énoncées.

15 Pour accompagner les enfants dans un parcours psycho­thérapeutique adapté aux spécificités transculturelles qu’ils portent, un des co-thérapeutes prend le rôle du co- thérapeute auxiliaire et accompagne les enfants dans un lien privilégié au sein du groupe.

Le co-thérapeute auxiliaire transculturel

16 Le co-thérapeute auxiliaire (Rizzi et al., 2014 ; Rizzi, 2014 ; 2015 ; 2016 ; 2017) est un co-thérapeute du groupe qui, quand la situation le nécessite et avec l’accord de la thérapeute principale, prend place à la petite table avec les enfants et accompagne leurs productions et leurs jeux. L’enfant, notamment dans une situation groupale, pour parler, écouter, élaborer autrement a besoin d’une rencontre privilégiée qui co-articule avec lui la dynamique entre l’interpersonnel et l’intrapsychique, contenant et contenu, dedans et dehors. Cette fonction est « auxiliaire » selon deux connotations autonomes et complémentaires entre elles, psychanalytique et anthropologique (figure 1 : Groupe transculturel).

17 Le mot « auxiliaire » est utilisé tout d’abord au sens psychanalytique du terme. Suivant la tradition de Freud, Winnicott, Green (et bien d’autres encore), l’autre, l’analyste, le co-thérapeute, assume la fonction de moi auxiliaire pour soutenir l’enfant dans la relation transférentielle. Le transfert, décliné au pluriel dans le groupe, est le moteur de l’adresse à l’autre en soi de la réalité psychique et culturelle de l’enfant, celle-ci aussi décliné au pluriel de par ses métissages. Ainsi, l’enfant doit pouvoir identifier un partenaire et l’autoriser à porter sa parole et ses actes. Ceci est d’autant plus important que le cadre est groupal. Le groupe inspire un sentiment de contenant maternant dans lequel l’enfant, positionné au centre, figure « le fruit du ventre du groupe » (Rizzi, 2014). Dans cette « cavité » féconde du groupe, où la petite table prend place, le co-thérapeute auxiliaire assure la fonction de holding et d’empathie maternante à l’enfant durant la séance (Winnicott, 1969). Cet accordage à deux permet la présentation du « monde à petite dose » (Winnicott, 1969) puisqu’il est le moment-médiateur de l’accordage à la pluralité du groupe. Le groupe est alors le symbole du « portage » (au sens winnicottien). L’enfant peut se saisir de l’objet-presenting que le monde du groupe lui propose. Ainsi, l’enfant garde psychiquement le double rôle que tout enfant de migrant possède, puisque l’enfant est « porté » par le groupe et est « porteur » dans sa relation graphique avec le co-thérapeute auxiliaire.

18 Le mot « auxiliaire » est aussi à entendre dans une signification anthropologique. Interagir avec l’enfant dans un cadre thérapeutique présuppose la prise en compte des processus dynamiques complexes qui révèlent autant de la sphère intime que familiale et culturelle. Les recherches ethno­graphiques que Mead, Lévi-Strauss, Stork et bien d’autres ont effectuées dans plusieurs sociétés du monde, soulèvent l’importante question du positionnement physique de l’adulte dans une relation psychique et culturelle à l’enfant. Le groupe acquiert un sens diffèrent selon les cultures du patient et selon les expériences de vie particulières de la famille qui y est accueillie (Moro, 2004). Ainsi, l’enfant a une utilisation du dispositif groupal qui se réfère à ses propres représentations culturelles. Cette relation auxiliaire doit donc s’inscrire dans une compréhension culturelle de la relation à l’objet, ce qui ne peut que passer par l’analyse profonde des significations anthropologiques propre aux normes culturelles de la famille et aux introjections métisses de chaque enfant. De manière générale, le co-thérapeute auxiliaire dans sa relation avec l’enfant se positionne sur un point (dynamique et changeable) de l’aire culturelle de l’enfant (Rizzi, 2014). Cette aire culturelle émerge du croisement d’un double continuum entre deux polarités, celles de « relation distale » et de « relation proximale » [3] (Stork, 1995) d’un côté, et celles de « relation post-figurative » et « relation pré-figurative » [4] (Mead, 1971) de l’autre.

19 Dans le schéma (figure 1 : Groupe transculturel) la ligne de contour de l’aire culturelle est « pointillée » car cet espace est dynamique, laissant une liberté de mouvement à l’enfant qui choisit son degré et son intensité d’investisse­ment. Comme le souligne Green (2002), il est nécessaire de partir de l’interpersonnel pour viser l’intrapsychique. En fait la relation privilégiée au co-thérapeute auxiliaire ne doit pas empêcher l’enfant d’écouter ce qui se passe autour de lui mais lui permettre de déposer sa pensée à sa manière. Il ne s’agit pas de faire une thérapie individuelle au centre du groupe, mais plutôt d’inscrire un lieu privilégié pour les enfants dans le respect du cadre groupal, de sa méthode et de son fonctionnement. Ce processus est rendu possible par le « tissage du préconscient » (Guignard, 1996) dans la dynamique dyade/groupe, en corrélation avec les qualités symbolisantes offertes par l’objet transférentiel auxiliaire. Quand la fratrie est présente, le niveau des relations entre frères et soeurs et de chacun des enfants avec le co-thérapeute auxiliaire s’ajoute. Les dynamiques de la fratrie sont particulièrement précieuses car le lien fraternel peut être un « tuteur de résilience » (Bouley, 2006) face aux défaillances parentales, et aussi le lieu de construction générationnelle d’une réalité psychique et culturelle qui n’est pas celle de la génération précédente et donc le possible creuset du processus d’individuation et de métissage.

20 Dans le groupe transculturel la génération des enfants est pensée autant que celle des parents, rendant au groupe la place d’un véritable espace commun, d’expression et d’élaboration psychique.

21 Chacun, en position active, participe d’une complexification des représentations de la famille sur elle-même et de différenciation de ses membres.

22 Dans un mouvement circulaire, la relation auxiliaire passe par la thérapeute principale (qui propose ou autorise cette dynamique aux enfants) puis se décline avec le groupe entier, avec la co-thérapeute auxiliaire, pour s’ouvrir aux co-thérapeutes et revenir à la thérapeute principale (Rizzi, 2014). Ce processus constitue une véritable métaphore du passage complexe que l’enfant de migrants vit. Le co-thérapeute auxiliaire sert alors à la fois de « pont », de « double », de « médiateur » ou de « porte-parole » à l’enfant pour symboliser un métissage possible entre les mondes, entre les autres membres du groupe. Le co-thérapeute auxiliaire contribue à réduire les sentiments d’étrangeté que l’enfant est suscep­tible de ressentir vis-à-vis de l’autre mais aussi le clivage phénoménologique souvent spécifique du fonctionnement des enfants de migrants (Moro, 2004). Cette fonction accompagnante, maternante et médiatisante, à la fois psychique et culturelle, autorise l’enfant à connaître, s’approprier et intégrer les logiques de ses parents et celles du groupe, les logiques de l’aire des adultes et de l’aire des enfants, ainsi que les logiques du monde de dedans et celles du monde du dehors. Cela va dans le sens de la co-construction groupale de la consultation transculturelle, dispositif qui permet à la fois de penser, d’accompagner et d’élaborer l’altérité pour les parents et pour l’enfant dans un cadre éclectique et métissé.

Situation clinique : Malik F.

23 L’équipe d’une PMI (protection maternelle infantile) de la banlieue parisienne demande une prise en charge transculturelle pour Malik F., un enfant de sept ans d’origine soninkée, qui présente un retard global du développement. Vers l’âge de quatre ans il ne parlait presque pas, ni en français ni en soninké. Rarement souriant, il avait beaucoup de moments dépressifs caractérisés par une tristesse intense et des difficultés de sommeil invalidantes. Au niveau du comportement, Malik montre une forte agitation sur le plan psychomoteur et un contact passivement opposant. Là où les jeux et les activités physiques étaient possibles dans une relation duelle, face à un groupe, scolaire ou familial, l’opposition surgissait et il était souvent très agité et instable. Au moment de l’entrée dans l’âge scolaire, les troubles oppositionnels persistants et les difficultés de langage ont fait opter pour une scolarité en CLIS (classe pour l’inclusion/intégration scolaire). La rentrée a été plutôt compliquée, les situations d’évaluation et de coopération groupale restent des moments insupportables pour Malik. Sa petite sœur, Ameitou, d’un an plus jeune que son frère, montre également des vulnérabilités dans l’accès au langage avec des troubles du comportement. L’ensemble de la famille est en situation de grave détresse, psycho­logique, scolaire ainsi que sociale, et ce tant ici qu’au pays. Sa maman, Madame F., explique ce qui arrive à Malik par des étiologies traditionnelles qui mettent en lien les membres de la famille dans un trouble intergénérationnel majeur.

24 Pendant tout le suivi, nous recevons Madame F. et ses deux enfants, Malik et Ameitou. Les consultations se font avec l’aide d’un interprète franco-soninké. Nous n’avons jamais connu Monsieur F., qui est parti se soigner dans la famille (semble-t-il d’une maladie psychiatrique), entre la Gambie et le Mali, depuis plusieurs années.

Les séances et les dessins de Malik et Ameitou

25 Septembre

26 À la première consultation Madame et ses deux enfants arrivent très en retard, bloqués par des difficultés pendant le long trajet en transport en commun qui les amène à l’hôpital. Une fois rentrés dans la grande salle de consultation, Malik et Ameitou s’approchent timidement du matériel de jeu, suite à la suggestion de la thérapeute principale. Ils restent inhibés et silencieux pendant toute la consultation. Madame aussi reste affectivement détachée dans ses premiers récits. Elle laisse l’équipe accompagnante parler à sa place à propos de la situation familiale. Elle répond par des longs silences ou, au plus, par des « voilà » ou des claquements de sa langue, quand l’interprète lui traduit les différentes interventions. Nous découvrons la famille par la parole de la pédiatre qui les accompagne en séance. Les deux parents sont nés en Gambie, dans un village soninké, ils ont les deux une trentaine d’années. Ils se sont connus et mariés de manière traditionnelle au pays. Ils ont eu deux premiers enfants, deux garçons, âgés actuellement de douze et treize ans qui sont restés vivre au pays. Scolarisés à la madrassa – école coranique –, comme il convient dans une tradition islamique stricte, ils sont quand même élevés par la famille maternelle, ce qui diffère de la norme culturelle d’une société patrilinéaire et patriarcale. Monsieur migre en France en premier, il demande trois ans plus tard à Madame de le rejoindre. Les deux derniers enfants, Malik et Ameitou, naissent en France. Les premières années dans la banlieue parisienne se passent très bien, dans le souvenir de Madame. Monsieur s’occupait correctement de la famille, d’elle comme des enfants, jusqu’au jour où il est tombé malade. « Tout était correct, mais un jour, il a eu quelque chose qui l’a touché, il a eu de la fièvre, de l’insomnie, des sensations dans le corps, il n’a plus voulu me toucher, toujours fatigué. Il accusait tout le monde, il ne voulait pas avoir des rapports avec moi. » Jamais une chose pareille n’était arrivée dans la famille. La mère de Madame au pays, très préoccupée par la tournure des événements pour sa fille, décide de consulter un marabout pour nommer ce qui a touché la famille. La réponse est très claire, il s’agirait de « sorcellerie ». L’attaque sur Monsieur est si forte qu’il s’étendrait sur la famille entière et tout particulièrement sur les plus vulnérables, les enfants. « C’est une maladie du pays. Ma mère n’est pas là, il n’y a que moi ici, que moi pour faire les protections. Moi, je ne veux pas vous expliquer ces choses-là… » Par cette phrase, Madame nomme l’invisible et elle ouvre à une théorie étiologique traditionnelle. Cependant, elle empêche aussi, en quelque sorte, d’en parler, puisqu’une étiologie culturelle donnée d’emblée de cette manière peut bloquer l’ouverture aux autres lectures possibles. La tristesse de Madame est puissante, elle apparait très seule et enfermée, dans un vécu de déliaison de toute protection possible à la fois ici et là-bas.

27 Novembre

28 La famille arrive encore une fois très en retard. Les enfants vont timidement vers les jouets, ils construisent un petit scénario sans une histoire précise. Ils jouent à remplir et vider un camion de petits objets, « on amène des choses à maman » explique Ameitou. Malik, par contre, continue à rester silencieux par sa parole et par ses actes, ses jeux sont figés et sans histoire. Par moments, il ouvre sa bouche et il la bouge comme s’il voulait prononcer des mots, mais aucun son ne sort. Il finit par se réfugier dans les bras de sa mère, dos au groupe, et y rester pendant le temps de la consultation.

29 Madame nous dit que « cette maladie arrive de temps en temps, pas tout le temps, les enfants peuvent être sous l’emprise du djinn [5] parfois ». Manifestement, il provoquerait de la chaleur, « le corps devient chaud, dedans le corps ». Même si cette possession ne serait pas mortelle, « elle peut faire faire des choses mauvaises, du mal aux gens, la parole n’est plus la même, c’est vraiment compliqué ». Le pire c’est la nuit. Malik notamment « sursaute dans son sommeil, il dit avoir mal de partout, quelque chose marche sur son corps, ça le démange et il ne peut pas dormir. [...] Tous les muscles font mal, ceux des enfants et par conséquence les miens aussi ». La nuit est le moment qui fait le plus peur. Même les rêves n’apaisent pas. D’ailleurs Madame dit ne pas s’en souvenir, si ce n’est que pour quelques bribes qui viennent de manière répétitive : l’eau, des gens dans l’eau, ou sa sueur. Par association avec l’eau, un co-thérapeute aborde alors la thématique des « protections à faire », mais la réponse de Madame est tranchante : au pays cela serait beaucoup plus facile mais il aurait fallu faire tout ça avant, « maintenant c’est trop tard ! ». Dans ce clivage sans issue entre ici et là-bas, elle ne peut, dans les faits (psychiques et physiques), ni partir ni rester. Elle est bloquée dans un entre-deux effrayant, où aucune étiologie ne fonctionne pour elle, aucune logique de soin ne guérit son mari, et aucune langue ne permet la parole de ses enfants.

30 Un mouvement d’espoir arrive vers la fin de la séance quand l’image d’une co-thérapeute associe les médicaments que la grand-mère envoie du pays et l’amour des mères pour exprimer leur souffrance quand elles sont « en échec de protections ». La thérapeute principale peut alors reformuler cette intervention pour montrer la force de l’amour de Madame pour ses enfants et son courage de battante pour les protéger. Madame réagit dans un mouvement de projection possible en tant que mère d’enfants en France : « J’aime mes enfants. Comme mère, j’ai envie que mes enfants ressemblent aux autres enfants d’ici. »

31 À la fin de la consultation, Madame s’exclame « Regardez comme ils chantent ! ». Cela se passe sur le pas de la porte, à la fois dedans et dehors du groupe. Malik commence à suivre le chant de sa petite sœur, ils répètent la même chanson à plusieurs reprises avec des mimiques et des gestes certainement appris à l’école. C’est la première fois que nous entendons la voix de Malik. Le choix de la chanson n’est pas anodin. Cette comptine parle de loups, de sorcières et de peurs. Il s’agit d’un jeu de mot, difficile à prononcer, véritable exercice de diction dans la répétition de sons phonétiques semblables mais de significations complètement différentes. « Nous, on a pas peur du loup, nous on a pas peur de « nous » [...] Y a-t-il une sorcière ? Comment tu t’appelles ? » ; « Je m’appelle Malik » ; « Malik, nous on n’a pas peur du loup, nous on n’a pas peur de “nous” ». Et ainsi de suite, la chanson répète le même rythme et la même phrase avec cette invention/lapsus d’Ameitou qui met « nous » à la place de « loup ». Entre les refrains, un enfant demande à l’autre « tu t’appelles ? », l’autre répond, et la chanson continue. Ainsi, les enfants nous demandent nos prénoms pour poursuivre la chanson et le plaisir de la répétition. Ils nous inscrivent ainsi dans leur jeu, nous nomment par nos prénoms et les répètent à plusieurs reprises.

32 Janvier

33 Lorsque la famille arrive, les enfants vont tout de suite voir la co-thérapeute auxiliaire, lui prenant la main pour l’amener à la petite table. Ils ont visiblement envie de dessiner aujourd’hui. L’équipe qui accompagne donne de très bonnes nouvelles sur l’évolution et les progrès des enfants.

34 Madame ne semble cependant pas apaisée. Inquiète et visiblement fatiguée, elle s’assoit à côté de la thérapeute principale sans enlever son manteau de toute la séance. Elle évoque à plusieurs reprises la peur de « devenir folle » comme son mari, mais aussi une certaine contrainte à rester malade pour ne pas être accusée elle-même d’être « une sorcière » et d’avoir attaqué la famille. « Moi je sais qui a fait ça mais je ne peux pas le dire. Si je le dis, personne ne va le dire, même le marabout. Le feu est cassé, c’est ça que le marabout va dire, que c’est quelqu’un de la famille. Il va m’embêter à moi si je dis quelque chose, il va dire que c’est moi. Mais le marabout ne peut pas attaquer car personne n’a de preuves ». Il s’agirait de jalousie déclenchée par un lien qui n’aurait pas dû exister, « c’est le marabout qui va casser ça, je veux que le marabout attaque car c’est elle qui a amené nous dans la maladie ». Madame utilise plusieurs formulations culturelles par rapport aux protections possibles, mais elle a du mal à penser qu’il faut d’abord qu’elle s’occupe d’elle-même pour que les enfants aillent mieux. Elle dit : « c’est pas grave pour moi si je dors pas, c’est les enfants » ; « moi je vois pas clair la nuit, des gens pas propres dans les rêves, mais c’est pas grave » ; « ce n’est pas de leurs fautes, Malik n’a pas la force, à cause du blocage il ne peut pas faire des progrès, il n’y a pas de solution ».

35 Entre-temps les enfants se posent, s’intéressent aux jouets et dessinent. Ameitou, à la petite table avec le co-thérapeute auxiliaire, demande si elle peut terminer son dessin commencé dans le métro. Malik, curieux, s’approche pour la première fois des feutres et des feuilles. Les enfants dessinent alors des grands trains, l’un qui « part au Mali chez papa » (illustration « Ameitou n° 1 »), l’autre qui « va loin… là-bas » (illustration Malik n° 1). Le dessin de Malik copie celui de sa sœur avec de grandes difficultés graphiques. Plusieurs détails sont omis, l’utilisation de la feuille est disharmonieuse et l’image est symbolique mais pas figurative. La fonction imaginative est prise dans les affects abandonniques de ce train qui ne trouve pas la manière d’arriver, il va juste « loin, là-bas ». D’un coup, il abandonne son dessin, colorié seulement à moitié, et il se lance sur les jouets (camion et personnages).

36 En revanche, Ameitou continue à dessiner. Elle commence un autre dessin où elle figure une maison attaquée par un loup, comme dans l’histoire des trois petits cochons. Elle raconte elle-même l’histoire du dessin à la thérapeute principale. Finalement, cette maison ne tient pas et tombe sous les attaques du loup (illustration Ameitou n° 2). Cependant, le dessin donne à voir des aspects psychiques et affectifs qui vont bien au-delà du conte. Nous pouvons les lire en référence à la vie familiale. Cette maison, en paille, qui a du mal à tenir contre les attaques extérieures, a une forme phallique en lien avec ce que Madame est en train de dire sur l’impuissance de son mari d’accomplir ses devoirs conjugaux. Aussi, les personnages donnent une représentation de la famille. Une maman aux longs cheveux figure d’un côté de la maison, les deux enfants de l’autre. Le loup est devant la porte, il dirige ses attaques contre la maison-phallus paternel. Cette maison est en péril mais quelque part elle défend Madame et les enfants des attaques destructrices. Seulement cette maison phallique va tomber et être détruite. Puis, Ameitou rajoute un autre personnage aux côtés de la maman, (symbolisant à la fois le cochon et le père, sauvé mais castré) et deux traits sur son visage, ses larmes. Le groupe associe autour de la tristesse des enfants, faisant le lien entre les paroles de Madame et le dessin de sa fille. Malik revient alors aux dessins. Lui aussi figure le père dans son dessin, mais il en fait toute une autre histoire. Il dessine trois thèmes : l’image de papa, la maison et un petit garçon. Il décrit son dessin ainsi : « Il pleut fort et le garçon est triste » (illustration Malik n° 2). Malik s’inspire du dessin de sa sœur, mais il s’en sépare aussi. La maison ressemble plus à un ventre maternel dans son dessin. La porte est suspendue, ne s’appuie ni parterre ni sur le bas de la maison. Quatre fenêtres comme les quatre enfants de la fratrie. Lui, il s’est probablement représenté en haut sur le toit, seul, comme pour confirmer sa place d’enfant singulier, qui habite un espace particulier entre les mondes. Il est le premier né en France, « il porte le blocage de la famille en lui », selon les dire de sa maman. Il se représente aussi en dehors de la maison, dans un mouvement de clivage, tout petit et seul sous la pluie qui tombe violemment. Mais la pluie ne le touche pas, part des fenêtres et descend vers le bas de la maison. Alors pourquoi pleure cet enfant ? La pluie pourrait donc être elle-même composée par ses larmes ? Cette pluie bleue, seule couleur du dessin, est le centre de l’angoisse de Malik qui nous raconte son dessin uniquement par ce détail. Elle laisse paraître les pulsions agressives de Malik envers la maison/maman. Dans un processus de scission, il attaque lui-même et le monde du dedans dont il fait partie, mais il se sauve en même temps en se positionnant aussi à l’extérieur de la maison, dans le monde du dehors. Le sentiment dépressif qui déborde de ce mouvement de clivage est fort dans les mots de Malik, « il pleut fort et le garçon est triste ». Cette pluie représente aussi l’étiologie que Madame a donnée de ce qui toucherait la famille/monde du dedans. Cette « maladie », à l’image de cette pluie, sort de la famille et à la famille revient, sans une issue possible.

37 Dans ce dessin, deux autres personnages attirent notre attention. Malik nous dit que c’est son papa qu’il a figuré aux côtes de la maison. Mais il dessine aussi un « double » de son père : deux grands ronds, un pour faire son visage et un pour le grand ventre, sans des membres définis, juste une ligne pas mieux identifiable. Le père et son double sont attachés, l’un à la continuité de l’autre. La co-thérapeute auxiliaire propose alors au groupe l’idée que cette image représenterait l’étiologie maternelle du djinn qui habite Monsieur. Il guide ses actions et ses réactions, devient les membres et le corps qui manquent au personnage du père, le rendant autre que le père que Malik connaît. Une fois le dessin terminé, il attaque avec son feutre rose la maison/ventre maternel, pointillant fort en dessous de la porte. Il lance le dessin par terre et part jouer avec les Legos.

38 La thérapeute principale reformule et souligne le nécessaire processus de separation/individuation. « Les choses de la nuit ne sont pas apaisées. Quand elles se seront calmées chez vous, elles vont se calmer chez les enfants aussi. » Faut-il s’occuper (au sens winnicottien (1969) de take care) de Madame pour pouvoir s’occuper des enfants, ou vice-versa ? La symbiose semble être la seule issue possible pour rester en vie. Les enfants le savent bien. Ils surveillent souvent leur mère du coin de l’œil pendant la consultation. Ce sentiment de confusion, non-délimitation et vulnérabilité dans la séparation est présent tout au long des dessins.

39 Ameitou décide de dessiner un rêve qui lui fait peur et l’empêche de dormir. « Une dame, c’est une sorcière (mm) dans mes rêves. (mm) Après il y a un enfant (mm). C’est moi. J’ai pleuré parce que j’ai oublié ma maman » (illustration Ameitou n° 3). Dans ce dessin toute figure féminine, la sorcière, la maman et elle-même sont figurées par le même personnage. Mais cela se fait en plusieurs étapes. Le dessin commence par la maison et continue avec le personnage. Ameitou, pour montrer que c’est la sorcière, trace la robe et le rond du visage. Il n’y a dans ce visage qu’un seul grand rond noir à l’intérieur, symbole de la bouche dévoratrice qui la terrorise tant. Elle rajoute ensuite deux lignes aux yeux du personnage pour montrer ses larmes quand elle dit que, finale­ment, c’est elle-même. Et quand elle dit qu’elle était triste puisqu’elle a oublié sa maman, elle rajoute les bras du personnage. En fait, Ameitou élabore son rêve en même temps qu’elle le dessine. Le dessin de ce personnage dans ses trois phases, est fort intéressant. Il nous montre par l’image l’angoisse que les fonctions maternelles peuvent générer quand elles sont défaillantes et donc pas assez rassurantes, not good enough (Winnicott, 1969). Le holding de la sorcière avec son grand ventre et sa bouche énorme et noire ; le handling de ses larmes qui échappent aux limites corporelles pas complètement intériorisées, donnant l’impression de ne pas pouvoir habiter sereinement son corps ; et l’objet-presenting des bras de sa mère qui pourraient lui présenter le monde et lui permettre de s’attribuer une existence réelle dans la toute-puissance nécessaire à la création du self. Quand la thérapeute principale lui demande de raconter ce qu’elle a dessiné, Ameitou dit : « C’est maman. » La résolution du rêve passe aussi par la « banalisation » de la peur où l’angoisse devient maitrisable. En résonance avec les contre-transferts groupaux, Ameitou veut être bienveillante avec sa mère, en montrant et soutenant (dans le sens de rassurer et se rassurer en même temps) sa capacité enveloppante et protectrice. Aussi, elle cherche à réparer sa trahison. Pour la première fois, elle a voulu se différentier d’elle pendant la consultation, s’autorisant à dessiner et entrainant son frère dans ce plaisir séparateur.

40 Mars

41 Quand la thérapeute principale accueille la famille, Malik essaye d’obliger sa maman à rester dehors. Madame nous dit qu’il est très fatigué. Pourtant « il avait envie de venir », mais quand ils sont arrivés devant l’hôpital, il n’avait plus envie d’y rentrer. « Il y a le problème de santé, le mal, plus le fait qu’on n’est pas stables, que la famille bouge tout le temps, ça peut expliquer. » En revanche, la nuit les choses vont mieux. Elle dort plus et les enfants lui disent ne plus avoir de soucis la nuit.

42 Ameitou se met à dessiner tout de suite (illustration Ameitou n° 4). « Je vais dessiner un docteur et la piqure. » Elle dit à la co-thérapeute auxiliaire, qui lui répond : « Cela se passe dans tes rêves ? » « Oui, ça me fait peur. » « Et ça se passe où ton rêve ? » « C’est ici, à l’hôpital (mm) Parce que j’ai peur que vous me faites des piqures. » Nous nous demandons ce que la piqure représente. Peur qu’on la soigne ou peur qu’on lui fasse du mal ? À la fin du dessin, elle rajoute « mais je vais quand même mettre le soleil dehors ». La pauvreté du dessin montre clairement la force des angoisses envers le soin, dont sa maman est aussi en train de parler. Se soigner signifie aller mieux. Mais aller mieux signifie se différencier. Et se différencier a des conséquences à la fois psychologiques et à la fois culturelles : mourir elle-même, tuer l’objet/mère ou être accusée de vouloir tuer son père.

43 Madame a consulté au pays, à travers sa propre mère, et la réponse du marabout est très claire, il s’agit d’un djinn. Donc, elle a reçu des protections, « des objets pour se laver et des choses à boire ». Mais la cause de cette attaque reste encore inconnue, « c’est difficile à savoir d’où vient ce djinn, le pourquoi ». Monsieur, toujours au pays, est le plus atteint. « Le djinn le gagne, c’est difficile de le soigner. Avec moi c’est ce qu’il a fait. Il m’a rejeté. Et là-bas il a fait la même chose, il a rejeté les gens… » Monsieur ne va pas mieux depuis la séparation avec son épouse, ce qui sauve Madame d’une accusation de sorcellerie. De plus, Madame nous laisse entendre que Monsieur aurait également refusé les autres femmes au village, comme il avait fait avec elle ici. « Il prend pas les traitements traditionnels. Il a tendance à aller vers les choses qui lui sont nuisibles. Il a une voix qui lui parle, c’est l’esprit qui le possède qui parle. S’il faisait comme nous il irait mieux. »

44 Malik entre-temps décide de laisser les bras de sa mère et de dessiner (illustration Malik n° 3). Il trace une forme ovoïdale. Il marque deux ronds avec des points dedans et un triangle sur le côté gauche. Ce qui ressemble tout à fait à un visage qui mélange les perspectives, avec des yeux vus de front et une bouche fermée vue de profil. « C’est peut-être ton papa ? » Il fait non de la tête et il dit à la co-thérapeute auxiliaire : « C’est une voiture. » Il prend alors le rouge et trace un trait bien épais le repassant plusieurs fois. Il appuie si fort que son feutre perce la feuille. Il lance alors le feutre sur la table et part jouer avec sa sœur, au milieu du groupe. « En France on est toujours debout, on s’assoit jamais » dit Madame en parlant des difficultés rencontrées en France. Les enfants construisent une maison en Lego avec des nombreux personnages. « Les enfants imaginent une maison pour vous et pour eux » associe la thérapeute principale. La déception de Madame sur les conditions de vie de la famille est effectivement très forte, la colère est liée à la peur et à la tristesse de ce deuil migratoire difficile à faire. Madame nous parait sidérée par moments, trop effrayée encore pour s’autoriser une élaboration réparatrice. En revanche, les enfants s’appuient l’un sur l’autre dans une stimulation réciproque qui leur est bénéfique. Ouvert aux jeux et aux dessins par moments, Malik redevient inaccessible lorsqu’il rentre dans la « symbiose silencieuse » avec sa maman. Cependant, ses progrès sont étonnants, tant au niveau de la parole que des actes, et l’équipe accompagnatrice imagine une intégration en scolarité normale à la rentrée.

45 Mai

46 Quand la thérapeute principale va chercher la famille, Malik arrive en courant et se jette dans les bras de la co-thérapeute auxiliaire. Madame explique qu’aujourd’hui la maladie n’est pas présente donc il n’est pas bloqué. Mais quand la maladie est là, il est soit très timide et réservé, soit très agité. « Les enfants n’aiment pas rester sur place. Ils aiment sortir, ils ne sont pas stables, ils bougent beaucoup. » Madame arrive à faire la différence entre la manière de réagir des enfants et la sienne. « Moi, ça va pas… Je ne vais pas bien au niveau de la tête. C’est comme si quelque chose m’habitait, quelque chose de vivant. [...] Il y a des choses qui sont dans le cerveau, qui bougent. » Elle ne sait pas comment les nommer, ces choses, mais elles sont sûrement liées au djinn, dit-elle.

47 Les enfants dessinent, mais nous n’avons pas la totalité de ces dessins car ils ont souhaité les emporter avec eux à la fin de la consultation. Le premier dessin, Ameitou le fait pendant que sa maman raconte au groupe un rêve où « au début je voyais des tombes puis une espèce de mer… On essaye de me bousculer pour me faire tomber dedans. Mais je ne me souviens pas maintenant ». Ameitou dessine un bateau qui traverse la mer, deux personnages l’habitent. Un co-thérapeute dit qu’il pourrait représenter les enfants et leur envie de retrouver leur père, coûte que coûte, même au risque de tomber dans la mer. Cette image ne plaît pas à Ameitou qui dessine « un soleil français ». Elle dit alors : « Ils vont à l’école. » Puis elle rajoute une dame dans le dessin qui prend des photos, restant sur la terre ferme. Elle pourrait symboliser la mère et son regard attentif comme celui d’une caméra. Elle les regarde s’éloigner dans ce périple qui mène à l’école et à la vie. Mais la route pour s’éloigner de la mère ne peut passer que par la « mer-mère », dans un jeu de mots qui montre bien le paradoxe d’une séparation impossible. Quand la co-thérapeute auxiliaire propose cette image au groupe, Ameitou se lève et rejoint les bras de sa maman.

48 Malik, lui, est aujourd’hui particulièrement expressif. Il dessine activement, sans copier sur sa sœur. « Je vais faire un rêve », il dit à la co-thérapeute auxiliaire à la petite table. Une fois le dessin terminé (illustration Malik n° 4), il demande à pouvoir le montrer au groupe. La thérapeute principale l’interroge alors sur ce qu’il a produit. « Maison… Soleil… Pluie [...] Pleure parce que veut sa maman [...] Elle est dans la maison, il(s) n’arrive(nt) pas à rentrer. » Le dessin figure effectivement les deux enfants (sur la droite) qui se trouvent dehors, sous la pluie, séparés de leur maman (sur la gauche) par la maison. La pluie montre la tristesse de ces larmes qui coulent sans cesse. L’édifice a une porte suspendue et deux fenêtres barrées, ressemblant plus à une prison qu’à une accueillante maison. Ce bâtiment pourrait symboliser le père, inaccessible et loin, à la fois prisonnier et prison. Malik figure alors sa maman dehors, séparée des enfants, mais souriante, sauve.

49 Malik fait aussi un deuxième dessin, très similaire au premier mais où il n’y a que deux enfants qui ont peur de ne pas retrouver leur maman. « Ils ont peur car ils n’ont pas de parapluie », dit Malik à la thérapeute principale. Comment trouver des protections adéquates contre cette pluie de tristesse ? Qui pourrait protéger les enfants, alors que la maman est bloquée dans ou par la maison/djinn de papa ? Il revient alors à son premier dessin (illustration Malik n° 4), et rajoute deux personnages entre les enfants : « Ça c’est la grenouille qui veut attraper la mouche. » Il offre ce dessin à la co-thérapeute auxiliaire et prend l’autre avec lui, pour « le donner à papa ».

50 Ameitou s’est remise à dessiner, pendant que le groupe parle des dessins de son frère, dans un mouvement de co-construction d’un récit d’histoire partagée (Rizzi, 2014). La thérapeute principale questionne directement les enfants par rapport à leurs productions, ce qui les encourage à en faire plus pour amener leur pensée dans le groupe. Les feuilles passent de main et main dans le groupe et les co-thérapeutes associent dans un mouvement d’aller-retour entre les paroles de Madame et les dessins des enfants, dans un processus de lien entre mère, Malik et Ameitou, et entre le monde des adultes et le monde des enfants. Madame et les enfants s’emparent rapidement de ce mécanisme pour jouer eux aussi à interpréter les dessins et à amorcer une construction d’une histoire. « Elle est jalouse » interprète Madame quand Ameitou se met à dessiner à la suite de son frère. Cette simple phrase redonne une place d’aîné à Malik, de grand frère à suivre et qui a des choses dont une petite sœur peut être jalouse. La thérapeute principale souligne dans ce sens les processus fraternels : « Effectivement Ameitou s’intéresse vraiment à ce que fait son grand frère. »

51 Malik reprend son deuxième dessin (celui qu’il prendra avec lui) et rajoute des personnages : un en dehors de la maison et un autre dedans, en transparence avec le mur de la maison. La thérapeute principale demande à Ameitou ce qu’elle voit dans le dessin de son frère. « La maman est dans la maison. Elle tousse, est malade. » Malik rajoute : « Le papa est dehors, il pousse la maison et il la casse. » Ce qui fait associer le groupe sur la volonté de Madame de « ne pas se laisser casser, veut lutter et re-émerger de l’eau », dit une co-thérapeute. Madame rajoute : « Si ça continue comme ça, la situation va s’améliorer petit à petit. »

52 Ameitou dessine alors une maison « inachevée » avec des personnages à l’intérieur et un personnage à l’extérieur. La thérapeute principale propose une interprétation : « Elle a fait une petite fille qui a grandi et qui revient dans sa maison en travaux. Il y a un grand soleil. La maison maintenant n’est pas en destruction mais en construction. » Madame associe et nous dit : « C’est dans la continuité avec le dessin de son frère. » La co-thérapeute auxiliaire propose alors : « Peut-être que dans le dessin c’est finalement le papa qui ne peut pas rentrer dans la maison, c’est pour ça qu’il est fâché et qu’il pousse la maison où il y a maman. » Madame associe cette idée au départ de Monsieur de la maison, avant la maladie. Il avait apparemment déjà quitté le domicile auparavant, pour partir dans un autre foyer. « Il disait qu’il reviendrait mais il ne venait pas. [...] Il disait qu’il ne voulait plus venir parce qu’il y avait des choses à la maison. Peut-être que les enfants se rappellent de ça, ça les a marqués. » Nous découvrons alors que « la première personne qui l’a rejeté c’est moi. Le but c’était de l’atte(i)ndre pour que moi je puisse ne rien faire. Je ne devais pas être rejetée, le but était la séparation pour ne pas être rejetée ».

53 Malik fait alors un dernier et rapide dessin, juste avant que la séance se termine. « Une araignée veut manger le Père Noël » qui protège les cadeaux des enfants. Il prend ce dessin avec lui en sortant « pour le terminer dans le train » explique-t-il. En fait, quand la thérapeute principale conclut la séance en disant : « On va s’arrêter là pour aujourd’hui, d’accord les enfants ? On s’arrête », Malik dit à la co-thérapeute auxiliaire : « Je n’ai pas terminé… Je peux pas arrêter là pour aujourd’hui. » Il plie son dessin et le met dans sa poche. Face à l’angoisse abandonnique, l’objet-dessin devient alors l’objet transitionnel (Rizzi, 2014) qui permet de faire avec l’absence du groupe, de la thérapeute principale et de la co-thérapeute qui dessine avec lui.

54 Avril

55 La famille viendra encore sept fois en consultation transculturelle. Les enfants vont nettement mieux, leurs dessins se banalisent, ce qui montre l’apaisement des angoisses initiales et leur élaboration par les dessins et les récits. Les préoccupations de Madame sont beaucoup plus ancrées dans la réalité. « Ce sont comme des peurs, [...] ça vient de moi, de rien d’autre. [...] La solitude ou la nostalgie peuvent en être la cause. » Elle a pu se séparer de son mari et du djinn qui la liait à lui. Elle est prête à laisser une place d’homme à quelqu’un d’autre. « J’aurais voulu vivre avec un homme qui fasse en sorte que j’oublie cette solitude ou cette nostalgie, mais c’est difficile. Ils sont là pour un moment, pour le plaisir, et ils disparaissent. [...] La compagnie d’un homme m’est beaucoup plus profitable que celle d’une femme, beaucoup plus utile. » Mais elle a du mal à faire confiance : « Je ne suis jamais tombée sur quelqu’un de fiable, en qui je puisse avoir confiance. Dès que je renoue avec quelqu’un et que je fais une enquête, ce n’est pas quelqu’un de fiable. » Les discours de Madame sont à ce propos rassurants vis-à-vis des enfants. Elle n’aborde plus la sexualité de manière inadaptée et précise qu’il lui faut un homme sur qui pouvoir s’appuyer : « Ce serait bien pour moi et les enfants. Mais pour l’instant je n’ai pas trouvé le bon. Pour moi les enfants sont le plus importants. Il ne suffit pas d’aimer, il faut aimer une personne avec ses enfants. Je n’ai pas encore trouvé ce profil-là. » Ses préoccupations de femme et de mère assument une dimension humaine, se détachant du monde des esprits.

56 Les enfants profitent visiblement de cet apaisement maternel. Ils dessinent et écoutent très attentivement les discours du groupe avec un œil tout particulièrement intéressé vers le traducteur (homme) soninké. Le traducteur a souvent été présent pendant les précédentes consultations, mais les enfants semblent pouvoir le voir pour la première fois, aujourd’hui. De plus, sa place entre les langues (le soninké et le français) et entre les femmes (leur maman et la thérapeute principale) semble fasciner les enfants, qui le questionnent à plusieurs reprises sur ses traductions. Plus apaisés dans leurs jeux, les enfants construisent dans leurs dessins des histoires où ils réinventent, chacun à sa manière, les contes entendus à l’école. Ameitou donne sa version du Chaperon rouge et Malik de Peter Pan. Chacun des enfants montre ses inquiétudes tout à fait adaptées face au développe­ment galopant qu’ils vivent, comme tout enfant de leur âge. Ameitou voudrait retrouver sa mamie, qui est au pays et avec laquelle elle parle souvent au téléphone. Chez la grand-mère du dessin il y a le loup qui les mange, elle et sa mère. Vivement « le chasseur va venir et ouvrir le ventre du loup. » Elles sont sauves, mais elle ne sait pas encore ce que le chasseur trouvera dans le ventre du loup. Malik « ne veut pas trop grandir », nous dit Madame faisant référence à Peter Pan. Lui, il raconte l’histoire de Capitaine Crochet qui veut à tout prix attraper Peter Pan « pour le mettre à la zone… la planche ». En fait, dans son dessin, ils sont sur le bateau de Capitan Crochet, mais « il y avait une pieuvre qui était montée sur le bateau et après il était sorti la pieuvre et il voulait le ramener. Parce qu’il y a des garçons perdus qui sont à la retenue ».

57 Malik reste un enfant singulier, qui porte en lui le poids des projections familiales visibles dans ses difficultés de langage et dans son lien aux langues et aux savoirs. Cependant, il est maintenant un enfant capable d’exprimer ses histoires par le dessin et par la parole. C’est une histoire sans fin qu’il réinvente à chaque fois ; il peut profiter maintenant de son imagination et de ses désirs. L’intrusion du monde du dehors ne fait plus si peur. Dans son « île » imaginaire, celle du dessin, où il construit des bonnes stratégies, les stratégies « suffisamment bonnes » pour le protéger, le métissage entre les mondes est maintenant possible.

58 La mère est tranquille et organise sa vie, les enfants font de grands progrès à l’école, s’apaisent et deviennent « des enfants comme les autres », dira la mère, « ils dorment, ils jouent et aiment l’école ». Le travail en groupe s’arrêtera là d’un commun accord tout en restant à leur disposition.

Conclusion

59 La clinique transculturelle rend la psychanalyse sensible aux transformations de nos sociétés et permet de penser la construction psychique et culturelle des enfants de migrants et de leurs familles à condition de penser des nouveaux dispositifs et les mouvements qui s’y déroulent. La parentalité en exil est un processus singulier, dynamique et complexe qui demande des négociations intersubjectives, intra­psychiques et transculturelles. Dans ces contextes contemporains, nos cliniques doivent être créatives et permettre d’ouvrir les portes des analystes à tous nos enfants métis de part leurs histoires, leurs appartenances et leurs destins.

Bibliographie

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  • Moro M.R., La Construction de l’interaction : analyse du fonctionnement des systèmes de représentation culturelle dans les psychothérapies ethnopsychatriques parents-enfants, thèse en psychologie, université Paris-VIII, 1991.
  • Moro M.R., Parents en exil. Psychopathologie et migrations, Paris, Puf, 2001 [1994].
  • Moro M.R., Psychothérapie transculturelle de l’enfant et de l’adolescent, Paris, Dunod, 2004 [1998].
  • Moro M.R., Aimer ses enfants ici et ailleurs. Histoires transculturelles, Paris, Odile Jacob, 2007.
  • Moro M.R., Nos enfants demain. Pour une société multiculturelle, Paris, Odile Jacob, 2010.
  • Moro M.R., La créativité de l’ethnopsychanalyse en France aujourd’hui, in Bayrou F. (dir.), Georges Devereux, Paris, SPP édition, coll. « Hommages », 2014.
  • Moro M.R., De la Noë Q., Mouchenik Y. (dir.), Manuel de psychiatrie transculturelle. Travail clinique, travail social, Grenoble, La Pensée sauvage, 2004.
  • Moro M.R., Nathan T., Le bébé migrateur. Spécificités et psychologie des interactions précoces en situation migratoire, in Lebovici S., Weil-Halpern F. (dir.), Psychopathologie du bébé, Paris, Puf, 1989, pp. 683-722.
  • Nathan T., La Folie des autres. Traité d’éthnopsychiatrie générale, Paris, Dunod, 2001 [1986].
  • Rizzi A.T., « Entre ici et là-bas, je vous dessine mon chez moi » Exploration qualitative des productions des enfants en psychothérapie transculturelle, thèse de doctorat en psychologie, université Paris-V-Descartes, dir. M.R. Moro, soutenue le 3 novembre 2014.
  • Rizzi A.T., Bouaziz N., Moro M.R., Mots écoutés, mots dessinés, mots métissés : les enfants en consultation transculturelle. Soin psychiatrie, 2014, n° 295.
  • Rizzi A.T., Importance des productions des enfants en clinique transculturelle, Le Carnet-psy, 2015, vol. 188, n° 3, pp. 27-30.
  • Rizzi A.T., Bouaziz N., Maley S., Simon A., Claret A., Sebbag E., Moro M.R., Robinson, les silences du cartographe. Monographie d’un enfant présentant un mutisme secondaire dans une famille originaire de Côte d’Ivoire, La Psychiatrie de l’enfant, 2015, vol. LVIII, n° 2.
  • Rizzi A.T. (dir.), Dessins d’enfants d’ici et d’ailleurs, dossier, Soins pédiatrie-puériculture, 2016, n° 289.
  • Rizzi A.T. (dir.), La créativité adolescente, dossier, Soins pédiatrie-puériculture, 2017, n° 294.
  • Stork H., Variations culturelles du maternage, in Nouveau traité de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, Paris, Puf, 1995.
  • Winnicott D.W., L’esprit et ses rapports avec le psyché-soma, in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969 [1949], pp. 66-79.
  • Winnicott D.W., De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 1969.

Mots-clés éditeurs : familles migrantes, co-thérapeute auxiliaire, Ethnopsychanalyse, clinique transculturelle, complementarisme, dessins d’enfant, métissage

Mise en ligne 15/11/2017

https://doi.org/10.3917/jpe.014.0271

Notes

  • [1]
     Docteur en psychologie, psychothérapeute. Maison de Solenn (hôpital Cochin), hôpital Avicenne (Bobigny), chargée d’enseignement à l’université Sorbonne-Paris-Cité, chercheur CESP, Inserm 1178.
  • [2]
     Psychanalyste (SPP). Professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, université Sorbonne-Paris-Cité. Chef de service de la Maison des adolescents de l’hôpital Cochin, Maison de Solenn. CESP Inserm, directrice Équipe méthodes et cultures unité 1178. Presidente AIEP.
  • [3]
     Stork (1995), dans ses études sur le maternage, distingue deux styles interactifs qui varient selon la culture : 1) interaction distale qui implique comme vecteur d’échange privilégie la voix et le regard. Une certaine distance psychique est maintenue par l’utilisation d’objet de support au corps du bébé et aux échanges parents-enfants ; 2) interaction proximale qui implique le contact continuel mère-enfant, à travers des techniques de portage, notamment sur le dos. Le bébé découvre ainsi le monde à hauteur d’humain, par la parole et par le toucher, le corps de la mère sert de support au corps de l’enfant.
  • [4]
     Mead (1971) distingue trois types de cultures : 1) les cultures post-figuratives où les enfants sont instruits avant tout par les adultes de la génération précédente ; 2) les cultures pré-figuratives qui se caractérisent par le fait que les adultes tirent aussi des leçons de leurs enfants ; 3) les cultures co-figuratives dans lesquelles les enfants, comme les adultes, apprennent de leurs pairs. Cette troisième est à notre avis la plus fréquente dans des sociétés migrantes, elle se positionne donc entre les deux premières sur notre schéma.
  • [5]
     Esprit souvent évoqué en Afrique de l’Ouest.
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