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Article de revue

Étude des fondements du concept d’objet transitionnel

Pages 67 à 94

1 Le concept d’objet, de phénomène ou d’espace transitionnel, forgé par Winnicott, à partir de son expérience clinique, est suffisamment précieux pour que nous le conservions et qu’il continue de guider nos observations ainsi que la conduite de nos traitements. C’est justement pour cette raison que son étude critique mérite d’être tentée. Je ne connais pas à ce jour d’auteur qui se soit réellement appliqué à cette tâche. Cela a de quoi nous surprendre si nous considérons le caractère général et massif de l’utilisation que le monde psychanalytique fait d’un tel concept afin de l’associer tant au traitement des enfants qu’à celui des adultes. Je me propose d’examiner ici avec plus de précision la place qui revient au concept d’objet transitionnel dans une théorie qui considère l’évolution des identifications en termes de construction d’un espace psychique. Winnicott lui-même n’a-t-il pas suivi un certain fil conducteur en notant que, grâce à l’existence d’un espace transitionnel, une distinction s’établit progressivement entre un « en dedans » et un « en dehors » du moi ? II a mis ainsi l’accent sur la liaison intime qu’il y a entre la perception de l’espace et celle du caractère externe de l’objet par rapport au moi.

2 C’est à travers l’étude de quelques vignettes cliniques fournies par le début du traitement d’une petite fille de 18 mois que je vais tenter de noter l’apparition d’un objet ayant une fonction transitionnelle dans la séance. J’essaierai de déterminer ce qui, jusqu’à ce moment, aura annoncé sans qu’ils ne le soient encore, l’espace et l’objet transitionnels tels que les définit Winnicott. Cela me permettra de brosser le tableau de quelques hypothèses concernant les prémices de l’établissement d’un objet transitionnel au plein sens de ce terme. En étudiant l’article que Winnicott a écrit en 1951, nous avons surtout le sentiment qu’il est soucieux de mettre en évidence l’importance, pour le petit enfant, du ménagement d’une transition entre l’univers qu’il connaît et celui qu’il ne connaît pas.

3 Au cœur de son univers familier, au centre d’un monde qui lui appartient, tout ce qu’il perçoit se rattache à lui de telle sorte qu’il a l’illusion que cela est fabriqué par lui. L’univers qu’il ne connaît pas représente une menace : l’illusion peut être brisée brutalement de telle sorte que tout ce qui lui paraissait familier, parce que faisant partie de son identité, lui paraît d’un coup étranger et coupé de son identité. La mère seule est responsable de cette illusion primaire car elle seule contrôle le passage entre un univers où son corps est le prolongement de celui du bébé, et un univers où elle devient pour lui un objet externe, où se place entre elle et lui une solution de continuité.

4 La « tâche de la mère », dit Winnicott, consiste « à désillusionner l’enfant petit à petit » (1951-1953, p. 120). Winnicott prend bien soin de noter la nécessité de créer au début une illusion totale, faute de quoi, dit-il, « l’enfant ne peut acquérir l’aptitude d’établir des relations avec la réalité extérieure ou même parvenir à la concevoir » (idem). Winnicott ne s’explique pas très précisément sur la nature de ce qui entrave la perception ultérieure de la réalité externe en tant que telle. Mais nombre d’auteurs ont poursuivi sa pensée. En particulier, M. Mahler et F. Tustin ont bien montré comment une perception trop brutale par le bébé d’une discontinuité entre les qualités « moïques » de l’objet et sa réalité externe, « non moïque », entraîne chez lui un vécu de faille narcissique et une défense pathologique, massive, durable contre celle-ci.

5 C’est pourquoi ces auteurs mettent l’accent, à juste titre, sur le concept de transition : à un âge où le bébé, trop fragile, perçoit toute séparation comme une coupure prenant place en lui, la mère doit jouer un rôle équivalent à celui d’un pare-excitation ; elle amortit non seulement l’excitation associée à la perception des stimuli, mais aussi le choc que provoque, dans la perception de soi, la conscience du « non-moi ». Elle permet ainsi à l’enfant de « renforcer » son moi jusqu’à ce que, progressivement, un sentiment de sécurité lié au fait qu’il se tient tout seul, rende moins traumatique la perception du caractère externe de son objet maternel. C’est au moment où il est devenu suffisamment fort pour se passer de sa mère que l’enfant peut être sevré. C’est d’ailleurs aussi à ce moment que l’apparition et l’utilisation d’un objet transitionnel prennent tout leur sens.

6 Nous voyons à ce point que la théorisation de Winnicott ne touche pas seulement au « suffisamment bon » de la première tenue maternelle, mais aussi à la terminaison de celle-ci qui, pour être elle aussi « suffisamment bonne », doit passer pour ainsi dire inaperçue. II est implicite dans la théorisation de Winnicott que se rejoignent les qualités dont sont dotés le commencement et la fin de la relation à la mère : l’espace qui sépare la mère de l’enfant est presque totalement annulé tant au début qu’à la fin. Au début, parce que le bébé, trop fragile, n’en supporterait pas la perception. À la fin, parce que l’enfant, suffisamment fort, n’est plus touché par cette perception. Toute la théorisation de Winnicott, nous le sentons, est centrée sur cette préoccupation, au point que nous pouvons nous demander si son projet sous-jacent ne serait pas d’appréhender un moyen qui rende, depuis la naissance, la perception extrêmement douloureuse de la séparation entre le bébé et sa mère, la moins consciente possible. L’entière responsabilité de la souffrance psychique est reportée sur la mère. Je reprendrai ce point plus bas avec la critique de cette théorisation.

7 C’est dans la perspective du ménagement des transitions que l’enfant, au moment où il se sent capable d’entreprendre l’élaboration d’un sevrage, utilise de manière transitionnelle un objet dont les qualités lui rappellent celles de son objet primaire, cet objet dont la mollesse et la douceur annulaient presque la dureté de la discontinuité potentielle entre le moi et l’objet. De la même façon que le bébé avait l’illusion de créer la réalité du sein, de même a-t-il à présent la maîtrise de son désillusionnement. Reprenons la définition qu’en donne Winnicott :

8

J’ai introduit les expressions « objet transitionnel » et « phénomène transitionnel » pour désigner la zone d’expérience qui est intermédiaire entre le pouce et l’ours en peluche, entre l’érotisme oral et la relation objectale vraie, entre l’activité créatrice primaire et la projection de ce qui a été introjecté, entre l’ignorance primaire de la dette et la reconnaissance de cette dette (op. cit., p. 109).

9 Cet objet qui ne doit jamais changer et dont la position est à mi-chemin entre le dehors et le dedans, entre l’ours et le pouce, mérite en effet le nom de transitionnel car il assure – je le formule ainsi – la transition entre un monde où tout changement est contrôlé par l’enfant, et un monde qui doit provoquer le changement de l’enfant. Or me voici déjà, alors que j’analyse son concept, en train d’introduire un terme que Winnicott n’emploie pas : celui de contrôle de l’objet. Winnicott parle, lui, de création de l’objet. Telle est la différence qui introduit ma critique.

10 Winnicott a très justement, à mon avis, souligné l’importance du rôle de la mère : elle doit se mettre à la portée de l’enfant. Mais il a sous-employé, me semble-t-il, dans sa théorisation du phénomène transitionnel, le terme d’identification. Pour se comporter comme Winnicott préconise qu’elle le fasse, la mère doit s’identifier à son bébé. C’est par cette identification qu’elle va être capable de sentir si son bébé peut appréhender le « non-moi ». Quel autre instrument aurait-elle à sa disposition, pour parvenir à ce résultat, que sa capacité d’identification ? Winnicott ne s’explique pas sur ce point. La mère doit être capable de ne pas utiliser son bébé comme un objet interne, ou comme un objet transitionnel pour elle-même. Elle doit être capable de s’identifier à lui en tant qu’objet externe afin de s’adapter aux besoins d’un tel objet. En général, nous trouvons une mère confrontée aux liens qui unissent au fond d’elle-même, une enfant à ses propres objets internes, et nous observons donc la manière dont elle a utilisé son objet transitionnel afin de se séparer de sa mère. Si le sevrage ne s’est jamais bien accompli pour elle, comment va-t-elle pouvoir ménager ce même sevrage pour son bébé ? Toute séparation sera alors vécue par elle sur le modèle de celle qu’elle a connue, tant lorsqu’elle identifie son bébé au bébé qu’elle fut autrefois, que lorsqu’elle l’identifie à l’objet qu’elle a connu. Nous voyons que nous entrons d’emblée, du côté de la mère, dans le domaine des identifications.

11 Qu’en est-il du côté de l’enfant ?

12 Là non plus nous ne trouvons pas ce terme sous la plume de Winnicott lorsqu’il parle des phénomènes transitionnels. Quel est l’agent de la transformation qui fait passer l’enfant du stade où la mère a seule l’entière responsabilité du ménagement d’une transition, à celui où lui-même construit et possède cette dernière grâce à son objet transitionnel ? Quel est donc l’agent qui permet – ce que Winnicott ne souligne pas en ces termes – que l’enfant ressemble à sa mère et qu’il en arrive à passer du stade de passivité totale à un stade de maîtrise de ses propres perceptions ? En effet, lorsque l’enfant manipule son objet transitionnel, que fait-il d’autre que d’aménager pour lui-même une zone de contrôle sur sa perception du caractère externe de cet objet ? Mais, ce faisant, n’accomplit-il pas exactement ce que sa mère faisait pour lui lorsque, quelques mois plus tôt, il n’était qu’un bébé dans ses bras ? N’a-t-il pas dans ce cas absorbé une fonction maternelle ? Ne l’a-t-il pas introjectée, pour reprendre un terme qui s’approche de ce qui qualifie certaines identifications ? II a donc effectué un travail d’intériorisation d’une « bonne » fonction maternelle. C’est cette fonction qui fait de la mère un objet irremplaçable dont le bébé dépend, car elle peut lier le « non-moi » de l’enfant à ce que son moi est capable d’appréhender. La « préoccupation maternelle primaire », pour reprendre un autre terme de Winnicott, concerne ce point : la mère est capable de faire le « pont », sans craindre de perdre sa propre identité, entre la faiblesse des capacités du bébé, et ce qui lui est nécessaire d’appréhender afin, non seulement de survivre, mais aussi de se développer.

13 Une mère « suffisamment bonne » est donc une mère qui ne tient pas le bébé dans un état d’illusion totale quant au caractère externe de son objet. Cela, Winnicott le met bien en évidence. Mais il ne le rattache pas à la construction du moi de l’enfant grâce au processus identificatoire. II ne souligne simplement que la possibilité que donne la mère à l’enfant d’appréhender la réalité externe par doses supportables. À mon avis, cela est juste mais non « suffisant » : il est important de comprendre, en effet, non seulement de la part de la mère mais de notre part aussi, qu’un enfant a besoin de sentir la reconnaissance de sa mère face à l’activité qu’il déploie afin de palier lui-même à la perception d’une discontinuité entre sa mère et lui. Notre conception de l’adaptation de la mère à son bébé se nuance alors : la mère n’est pas simplement un objet externe qui dose, pour son bébé, la perception de cette extériorité et qui possède en ses mains toutes puissantes le contrôle de son vécu douloureux ; le bébé prend aussi sa part dans le contrôle de ce vécu douloureux. II est équipé de moyens de défenses primitifs lui permettant de combler, en cas de besoin, les défaillances maternelles. Si l’objet faiblit et si, par conséquent, le bébé en perçoit soudainement le caractère externe, il est alors capable d’utiliser son équipement primitif afin de colmater la brèche ainsi provoquée dans la perception de son moi. Grâce aux travaux d’E. Bick nous savons à présent la forme que prennent ces défenses primitives, et c’est de cette forme que nous déduisons les angoisses ressenties par l’enfant : si la mère lâche son bébé, l’angoisse de chute qu’il ressent alors est colmatée par le resserrement de tous ses muscles ou par un auto-agrippement, de telle sorte qu’il effectue lui-même la tenue assurée auparavant par sa mère. Celle-ci n’a donc pas dans ses bras une masse passive dont elle doit gérer l’angoisse, mais un être actif. De la même façon que le bébé s’appuie sur un système donné à sa naissance pour apaiser ses angoisses et assurer momentanément sa survie, de même s’appuie-t-il sur sa mère lorsqu’il est avec elle, grâce à des moyens dont la forme, elle aussi donnée d’emblée, va aller se modifiant au fur et à mesure que l’interaction mère-bébé va prendre place.

14 Tel est le point que je voudrais souligner : dans l’interaction mère-bébé, le bébé donne à la relation qu’il entretient avec sa mère une forme qui lui est propre et à laquelle sa mère doit s’adapter. Cette forme est celle que prend à ce moment son identification à sa mère.

15 Son identification ? Non pas celle qui résulte de l’incorporation de ce que lui fournit sa mère et qui, par conséquent, perdure en lui lorsque sa mère s’en va, mais celle qui n’existe qu’en présence de cette dernière : le bébé n’a le sentiment d’exister que lorsque sa mère est là ; il se colle contre elle, s’accroche à ses yeux, se love en elle enfin. C’est à ce niveau d’identification narcissique que se situe Winnicott, puisque c’est bien à ce moment que la présence concrète de la mère est indispensable à la construction de l’identité du bébé. Or Winnicott ne parle pas d’identification alors et n’aborde donc pas la question à laquelle précisément je m’attacherai ici : celle de la responsabilité que prend le bébé, puis l’enfant, dans son détachement des identifications narcissiques. Ma thèse vise à donner au bébé davantage de capacités de supporter la perception d’une discontinuité entre sa mère et lui, grâce à l’existence d’un équipement primitif défensif lui permettant d’être actif en présence de son objet et de s’identifier narcissiquement à lui. Mais ceci implique de la part du bébé, à la différence de ce que souligne Winnicott, que la perception douloureuse de la discontinuité joue le rôle d’un moteur par rapport à la mise en marche de son activité identificatoire. La rencontre mère-bébé est faite d’un état d’équilibre entre la part qui revient à la mère et celle qui revient au bébé : ce dernier appelle sa mère à l’aide en s’identifiant narcissiquement à elle ; la mère le soutient dans ce mouvement qu’elle prolonge, de telle sorte que le bébé sente qu’où va sa demande, une réponse vient.

16 C’est donc à partir d’un processus identificatoire où le bébé trouve son identité à la suite d’un acte commis par lui (s’agripper, se coller, se mettre dans son objet), à partir aussi d’une capacité maternelle à supporter d’être traitée de cette manière, que le bébé va incorporer peu à peu un objet capable d’avoir été utilisé comme il l’a été.

17 Cet article tentera de donner quelques éléments de ce traitement de l’objet et de son évolution.

18 La mère décrite par Winnicott ne subit jamais de « mauvais » traitements, pas plus que nous ne voyons un bébé éprouver une angoisse « normale » associée aux mauvais traitements que le bébé fait subir en fantasme à son objet. C’est par la confirmation associée à la réalité qu’il est bien toujours en vie, et que le bébé ne l’a pas détruit, que l’objet calme l’angoisse du bébé. Tel est le point où ma pensée diverge de celle de Winnicott : dans la continuité du travail de M. Klein concernant l’élaboration des angoisses précoces, je pense que le moteur de l’acte identificatoire du bébé est l’angoisse, et que celle-ci change de nature selon le point de son évolution, c’est-à-dire le point de la construction de son identité dans une perspective spatiale. Lorsque s’entreprend un réel sevrage vis-à-vis de l’objet, les identifications narcissiques sont moins utilisées et l’objet joue alors un rôle de transition : il permet que le sevrage soit moins brutal, mais il conserve aussi une fermeté empêchant l’enfant d’avoir recours de façon massive à ses identifications narcissiques. Si l’objet réel ne se comportait pas de la sorte, il ne favoriserait pas l’élaboration du sevrage mais il l’étendrait, en complicité avec l’enfant, sur un temps infiniment long.

19 Tel est le point où nous retrouvons l’ambiguïté implicite de l’objet transitionnel selon son utilisation, ambiguïté déjà signalée par Winnicott : un tel objet peut servir à établir une zone de sevrage supportable ; mais il peut aussi bien freiner ce dernier, de telle sorte que, véritable fétiche, il maintienne l’enfant dans l’illusion que le sein est toujours présent.

20 L’objet transitionnel est un objet présent, qui renvoie à une absence, et dont la fonction est précisément d’aider à supporter cette dernière.

21 Dans la perspective identificatoire que j’adopte ici, je ferai du caractère familier de l’objet transitionnel ainsi que des qualités qui donnent à l’enfant le sentiment que cet objet est à lui comme un objet interne, d’une part l’héritage de ce qu’il apprend à perdre (ce monde où le « non-moi » était perçu comme faisant partie de soi), mais aussi d’autre part, le produit de ce qu’il apprend à gagner : un objet interne qui renvoie immédiatement à la perte de son homologue externe, tel un symbole. L’enfant qui investit un objet transitionnel est donc en train de perdre ses identifications narcissiques et de gagner la capacité de se passer du contact immédiat avec son objet. II s’identifie à lui introjectivement : il le garde à l’intérieur de lui, devient comme lui, tout en ayant le sentiment de ne jamais l’avoir totalement à lui ni de lui ressembler jamais complètement, car cette possession et cette identification sont liées à la perception d’une perte irrémédiable. M. Klein a donné à ce mouvement le nom de Position Dépressive et l’a associé à un processus de deuil.

22 Avec son concept d’objet transitionnel, Winnicott montre comment l’enfant, tout en travaillant la possibilité d’accepter la disparition de son objet, tente d’adoucir la souffrance que cette disparition provoque en lui. Or Winnicott met peu l’accent sur la souffrance éprouvée, comme si cette dernière pouvait être évitée à condition que la mère se comporte de façon « suffisamment bonne ». Je pense pour ma part que l’objet transitionnel est un instrument qui aide au travail du deuil et de la perte, mais qu’il ne permet pas d’en escamoter la très grande souffrance.

23 Angoisse, souffrance, émotion aussi qui, depuis le début de la vie, promeut le lien qui accroche l’être à son objet. L’objet ne peut être reconnu qu’à ce prix, car ce n’est qu’à ce prix qu’il peut avoir une valeur : celle de soulager la souffrance de l’enfant en la supportant lui-même. Dans la description entreprise par Winnicott, je ne vois rien de tel, et je ne vois donc pas quelle possibilité aurait un enfant de s’identifier à un objet capable de supporter sa souffrance. Je vois plutôt la mise en place d’un ob­jet dont la principale qualité serait d’éviter à l’enfant tout contact avec cette souffrance. Dans ce cas, comment l’enfant peut-il apprendre à « traiter » sa souffrance ?

24 Deux points demeurent cependant qui confèrent à l’objet transitionnel le caractère précieux que je soulignais au début.

25 II s’agit tout d’abord de la nécessité incontournable dans laquelle est l’objet de s’adapter à l’enfant, de s’identifier à lui, afin de ne pas provoquer en lui l’utilisation massive des défenses primitives compensant le soutien que l’objet ne lui fournirait pas. La mère doit pouvoir mesurer l’écart existant entre la capacité de son bébé de supporter la perception du « non-moi », et ce qu’elle lui impose. Si cet écart est trop grand, le bébé ne le tolérera pas. D’où l’importance du concept winnicottien de transition. Il est à noter que le bébé se défend contre de telles perceptions grâce à l’utilisation de mécanismes de défenses, pathologiques par leur intensité. Si la mère sait ménager les transitions, elle sait par là même mettre son bébé dans une position où ses identifications narcissiques sont « normales », c’est-à-dire qu’elles mènent vers une diminution de leur propre utilisation ; elles sont donc à la fois vécues dans le présent et en vue d’un futur qu’elles préparent.

26 Du côté de l’enfant, il s’agit de l’avènement d’un espace transitionnel et d’un objet qui l’accompagnent au moment où il s’apprête à se séparer de son objet externe. Cet objet transitionnel qui, en soi, n’est pas fait pour être introjecté, renvoie cependant à un processus identificatoire dont le cœur est à présent fait d’introjection et qui, en ce sens, se situe à mi-chemin du deuil.

27 Dans le cas de Lucie que je vais présenter maintenant, nous allons voir que la place de l’objet transitionnel ne s’aménage pas chez elle sans une lutte contre des forces qui visent à ce que toute transition soit figée dans une fixation. Cela nous permet d’aborder l’étude de la nature profonde des phénomènes transitionnels qui aboutissent à la constitution d’un objet transitionnel.

Étude clinique

28 Lucie est la seconde née de jumeaux. Je l’ai prise en traitement à l’intérieur de la crèche qu’elle fréquente avec son frère, Laurent, à l’âge de 18 mois. Ces enfants sont les premiers nés de parents dévoués et chaleureux, mais dans un climat familial de nature symbiotique. Ainsi la maman craint de transmettre ses propres pensées ou ses propres angoisses à sa fille. Elle se sent coupable d’avoir abandonné Lucie à sa naissance, car elle est née 3 minutes après son frère, et elle a dû rester 8 heures en couveuse en raison d’une hypothermie. La mère se sent également coupable de ne pas l’avoir nourrie au sein.

29 Après s’être bien développée jusqu’à 10 mois, Lucie est devenue peureuse. Elle ne pouvait pas franchir la limite d’une porte, et à 18 mois elle en est toujours au même point. Je pense alors que le seuil de la porte représente pour Lucie la barrière qui la sépare, non pas simplement de sa mère, mais avant tout de son frère et que la relation gémellaire qu’elle entretient avec lui est à prendre en compte dans une spécificité qui la différencie de la relation qu’elle noue avec son objet maternel ou paternel. L’émergence d’une transitionalité permettant de travailler la sortie du lien à la mère se complique ici de par le préalable d’une sortie du lien gémellaire : la complicité gémellaire formerait une puissance allant à l’encontre de l’élaboration de la séparation objectale. C’est ce que je vais tenter d’aborder ci-dessous.

30 Une différenciation fonctionnelle s’est instaurée entre les deux membres de ce petit couple gémellaire : Laurent, né le premier, forme comme une barrière pare-excitante pour Lucie qui, derrière lui, ne reçoit que dans un second temps l’impact du monde extérieur.

31 Elle n’est ainsi jamais surprise. Tout changement prenant place dans l’environnement et susceptible d’entraîner une adaptation assez rapide de la part d’un enfant non jumeau, ainsi qu’une défense parfois liée à un effet de surprise, trouve Lucie préparée derrière la barrière protectrice que constitue Laurent pour elle. Laurent, de la sorte, n’est pas déprimé tandis que Lucie, derrière lui, conserve une grande sensibilité et une capacité d’être déprimée. Elle n’a cependant pas à recevoir le choc des stimuli externes qui risquent de la bombarder. La barrière que Lucie n’osait pas franchir à dix mois représentait aussi la fonction de son jumeau pour elle.

32 On peut donc penser – en reprenant les termes de Winnicott – que Lucie entretient l’illusion que son jumeau est pour elle un objet transitionnel utilisé sur un mode pathologique, puisqu’il ne la conduit pas vers une séparation de son objet externe mais l’empêche, au contraire, de jamais percevoir de façon directe qu’il l’a quittée. En maintenant l’illusion d’avoir toujours un objet près d’elle, elle entretient également une autre illusion : elle serait incapable de supporter l’impact émotionnel d’une séparation, et son individuation entraînerait une blessure intolérable pour elle.

33 Ayant délégué à Laurent le système de protection porté par son objet interne, elle lui a aussi délégué la tâche de les protéger tous deux. Laurent, en retour, délègue à Lucie la tâche de porter les émotions ou la dépression pour deux. Jamais Lucie ne fait de la sorte l’épreuve d’une gestion totale de ses émotions grâce à l’aide de ses objets externe ou interne ; elle ne fait donc jamais l’épreuve de sa capacité de supporter cette expérience. Elle se croit toujours incapable de vivre sans son jumeau, c’est-à-dire incapable de reprendre à son compte le système protecteur qu’elle lui a délégué. Dans cette perspective nous pouvons comprendre pourquoi elle apparaît si « sauvage » lorsqu’un étranger pénètre à la crèche dans sa section : tout se passe alors comme si un élément inconnu avait surpris sa protection gémellaire et la confrontait directement à son vécu d’intrusion. Tout se passe comme si elle n’était pas en possession totale de la protection que lui apporte son objet interne et qu’un élément étranger s’était glissé entre elle et Laurent dans lequel cette protection est en partie déposée.

34 Chacun des membres du couple gémellaire a un bénéfice régressif dans la perpétuation d’un tel système, verrouillant toute transition vers une séparation. Nous pouvons remarquer à présent à quel point, vu de l’extérieur et dans une perspective purement descriptive, qui est en partie celle de Winnicott, le système gémellaire reproduit de façon « idéale » la situation du bébé enveloppé par sa mère au début de la vie : rien ne viendrait troubler ici l’illusion d’une autosuffisance.

35 Chaque jumeau étant pour l’autre une protection inamovible contre la possibilité de traiter la séparation avec l’objet maternel sur un autre mode que celui que l’un et l’autre ont scellé depuis leur fusion dans les profondeurs du monde intra-utérin, nous comprenons que la construction d’un objet transitionnel puisse être bloquée par le système gémellaire.

36 Afin de ménager une transition entre le milieu de vie de Lucie, dans sa section où son frère est présent, et la petite salle de jeux où je vais la recevoir seule, je commence par tenter d’établir une relation avec Lucie dans sa section.

37 J’apporte des jouets et une petite cuvette. Lucie me laisse venir vers elle, à la différence des jours précédents, sans hurler mais sans me regarder. Elle est assise sur un matelas et je m’assois sur le sol non loin. J’énumère les jouets que j’ai apportés et les lui présente. J’ai cependant le sentiment de passer un test : vais-je ou non être acceptée par elle ? II me semble qu’elle observe si je puis tolérer qu’elle ne perde pas son matelas. Elle tend enfin sa main vers une poupée et me la donne. Je la tiens bien serrée dans ma main pendant que Lucie commence à entrer en contact avec les autres jouets. Elle est particulièrement intéressée par une quille-lapin blanche, assez grande. Lucie éjecte au loin violemment cet élément dur et vertical. Puis elle me regarde et semble attendre ma réaction.

38 Je joue le lapin malheureux d’avoir perdu sa place au centre de la cuvette où je le remets. Lucie sourit et recommence.

39 Ce lien qui s’établit entre nous intrigue les autres enfants qui s’approchent. Laurent, alerté, se tient au plus près de Lucie et de ses jouets. Elle le repousse, un peu comme la quille-lapin, loin du matelas ou il veut s’asseoir. Puis elle entreprend de serrer contre sa poitrine toutes les poupées. Elle me regarde intensément. Je branche moi-même mon regard dans le sien comme pour la tenir ainsi et établir avec elle une continuité totale, semblable à la fusion gémellaire. Je reprends en même temps un court instant de mon côté la cuvette où se trouvent les poupées. Mais je sens bien vite que Lucie veut les reposer dedans, aussi je la lui redonne tout en relâchant un peu la tenue de mon regard. Puis le tout recommence de sa part ainsi que de la mienne. À la fin elle hésite, puis ose lancer une petite voiture dans ma direction. Elle s’entoure ensuite d’un grand cerceau qu’elle passe autour de son cou.

40 Les enfants de la section devenant de plus en plus envahissants et perturbant notre relation, j’ai l’idée de proposer à Lucie de venir avec moi en direction de la petite salle de jeu ou nous serons seules à présent. Je prends en main son cerceau et le lapin, tandis qu’elle-même s’accroche à la cuvette remplie de poupées.

41 Elle marche en me donnant la main et arrive assez joyeuse vers la salle de jeu. J’en laisse la porte ouverte. Or, à peine à l’intérieur, Lucie commence à pleurer.

42 Elle s’en retourne vers sa section mais… là non plus elle n’est pas bien et elle se dirige à nouveau vers la salle de jeu dans laquelle elle entre après une hésitation et après que je lui ai tourné le dos… mais le malaise recommence et les trajets se multiplient ainsi de la salle de jeu vers la section et inversement, pendant un bon moment. Je la sens mal à l’aise, désorientée, ne pouvant choisir une place et s’arrêtant près de la section des bébés où elle était l’an passé. Elle semble demander une solution à son problème.

43 Un lien d’une grande intensité est en train de se nouer avec moi. L’enjeu de notre relation n’est rien moins que la mise en balance de sa relation gémellaire avec celle que je puis lui offrir, à l’image de celle qu’un objet à part entière, une mère, peut lui offrir. Alors que précédemment j’étais perçue comme une intruse, aujourd’hui il en est autrement : Lucie fait à nouveau l’expérience de mon approche, que j’effectue de manière réellement « transitionnelle ». Tel est le point par lequel je voulais commencer : l’aménagement d’une situation transitionnelle permettant l’abord d’un changement de la part du moi en fonction d’un changement correspondant du cadre ou de l’objet.

44 Lorsque je veux lui signifier que je suis quelqu’un de semblable à Laurent, sans être cependant tout à fait comme lui et que, pour ce faire, j’éloigne la cuvette de la proximité de sa main, je tente de compenser l’écart créé entre nous, par la grande intensité avec laquelle je branche mon regard sur le sien, cherchant à lui donner ainsi le sentiment que je la tiens avec un crochet ou bien une ficelle. Elle peut alors sentir qu’au moment où elle risque de faire entrer dans le champ de sa perception une discontinuité, liée à l’éloignement du contenant maternel, la cuvette, elle se trouve en même temps rattachée par un lien d’une intensité accrue à ce même objet.

45 Telle est ma thèse concernant l’établissement des prémices d’une situation de transition, et donc des phéno­- mènes transitionnels. Au moment où le bébé, puis l’enfant, veut franchir une étape de son évolution, il s’assure qu’il peut se replier de façon plus intense sur une position antérieure. Au moment où il est prêt à desserrer son emprise, il la resserre parallèlement. Au moment où il va percevoir une discontinuité, il s’assure qu’une continuité lui est toujours accessible. Cette méthode pourrait être à l’origine de la formation d’un sphincter au sens psychique du terme, car la spécificité du sphincter est de gérer la marge de jeu qui va du collage le plus serré, au relâchement conduisant à la perte.

46 Lorsqu’elle repousse Laurent loin de son matelas, Lucie ne veut pas me partager avec lui. Une relation nouvelle s’est installée dans son monde, laquelle semble compter et entrer en rivalité avec sa relation gémellaire. Cette relation plonge ses racines dans les liens qu’elle a noués avec sa mère, de telle sorte qu’elle se souvient à présent et espère encore être rassemblée et contenue par elle. Cette relation ne demanderait qu’à être réveillée ici. Mais la fin de la séance nous montre l’impossibilité de Lucie de faire un choix entre le monde que je lui propose dans la petite salle de jeu, le monde de sa relation avec moi en tant qu’objet maternel, et le monde de la dyade gémellaire qu’elle situe dans la section où Laurent est demeuré.

47 L’éducatrice qui s’occupe de la section dans laquelle se tient Lucie me conseille de « ne pas trop la brusquer », dit-elle. J’entends bien qu’il s’agit d’agir de manière très transitionnelle, afin de ne pas faire sentir à Lucie qu’elle s’éloigne et de son frère et du milieu qui lui est familier. Mais en même temps, Lucie me fait sentir que si je ne la « brusque » pas, rien ne changera jamais pour elle parce que je ne vaudrai jamais rien pour elle : je resterai incluse dans sa sphère gémellaire, incapable de l’en faire sortir. Or, d’un autre côté, toute initiative de ma part étant de mon entière responsabilité et étant prise comme une brutalité, je risque (ce qui adviendra bientôt) de déclencher en elle une persécution telle que je pourrai croire n’en venir jamais à bout. Mais le fait que je puisse supporter cette persécution me différencie de son frère jumeau. Cela me donne une valeur et, à travers moi, c’est tout un système qui prend aussi une valeur : celui où la confrontation avec la réalité externe et la souffrance qu’elle entraîne vaut le coup d’être vécue car elle permet de se développer sur un mode que ne permet pas l’addiction gémellaire.

48 Au moment où Lucie accepte de demeurer dans la petite salle de jeu avec moi, j’apprends que Laurent a pleuré durant 20 minutes l’absence de sa sœur. L’équilibre dynamique et économique entre les jumeaux se trouve bousculé au moment où l’un d’eux – et non les deux parallèlement – s’engage dans une relation d’objet plus approfondie qui le différencie de son jumeau.

49 Je sais qu’en persistant dans ma tentative de nouer avec Lucie une relation transférentielle objectale je me fais l’ennemie de certaines parties d’elle collées à son jumeau ; mais je sais aussi que je ne peux pas permettre qu’une mère s’efface devant un jumeau, qu’elle a elle-même engendré. Je transmets de la sorte à Lucie que je conserve l’espoir d’établir un contact avec sa capacité d’aimer.

50 Autrement dit, pour reprendre la théorisation de Winnicott, je prends le parti de considérer qu’il y a une discontinuité entre un système gémellaire et un système fondé sur les relations objectales. Il y a de même une discontinuité entre un monde de relations aux objets fondés sur des étayages de type agrippement (ou adhésivité), et un monde de relations fondées sur l’assomption d’un espace tridimensionnel. II n’est pas possible de passer de l’un à l’autre par petites mesures. Quoiqu’il soit possible de réduire la perception d’une discontinuité, on ne peut ramener celle-ci à la perception d’une continuité, telle que l’établissement d’une zone transitionnelle au sens où l’entend Winnicott aurait vocation de le faire.

51 Il est cependant possible, comme nous allons le voir, de faire en sorte que l’enfant puisse utiliser ses propres dé­- fenses afin d’aménager le passage d’un monde plat, fondé sur des identifications adhésives, lesquelles sont au cœur des relations gémellaires, vers un monde en trois dimensions. Nous avons déjà eu un exemple de ce que je souligne ici lorsque je me suis arrangée – dans le jeu avec la cuvette – pour resserrer très fortement le lien que j’avais avec Lucie, la portant à l’aide de mon regard ou de ma voix, afin de lui permettre d’utiliser ses propres agrippements, dans le but de supporter un court instant de discontinuité entre elle et son objet.

52 La différence qui me sépare de Winnicott tient dans le fait qu’il pense que la perception du caractère externe de l’objet ne doit être introduite que peu à peu dans le monde du bébé, alors que pour ma part je pense que cette perception, liée à celle d’une discontinuité dans le sentiment d’identité du bébé, existe d’emblée. Il ne s’agit cependant pas de confondre cette perception avec la conception d’un objet externe existant à part entière, conjointement à un moi dont la totalité serait aussi perçue de la sorte. Le bébé a à sa disposition un certain nombre de mécanismes lui permettant de gérer la perception de la distance qui le sépare de son objet. Il dose ainsi lui-même ses « transitions » et contrôle son rapport à l’objet quand ce dernier le lui permet. Nous comprenons ainsi qu’il puisse refuser, comme Lucie maintenant, de laisser à l’objet externe le pouvoir d’établir et de doser ces transitions. Il veut continuer à décider lui-même de l’importance qu’il accorde au rôle joué par cet objet.

53 Je veux aborder maintenant deux moments cliniques signant, d’une part, la forme psychique prise par la séparation avec son frère jumeau et, d’autre part, la crise persécutrice qu’une telle séparation entraîne chez Lucie, ainsi que sa résolution en séance.

54 Lucie pleure énormément lorsque je vais la chercher dans sa section et lorsque je la raccompagne. Le début des séances est fait parfois d’un grand repli de nature autistique.

55 À sa sixième séance, elle s’assoit sur son petit matelas qui constitue pour elle une base de sécurité, mais elle ne bouge presque pas, baisse la tête et ne touche pas aux jouets.

56 Elle essaie de sentir et de me montrer ce qu’elle éprouve au niveau d’un décollement cutané car, en se séparant de son jumeau, c’est à ce niveau que son identité est touchée : elle ne se sent plus qu’une peau décollée d’une autre peau. Je la vois alors tenter de décoller le dessous de ses fesses du matelas, les recoller, les décoller, etc. Elle gratte le dessous de sa jambe qui, elle aussi, se décolle du matelas et elle me montre qu’il s’agit bien d’un décollement : elle se tourne vers les images collées sur le mur puis elle gratte l’image en relief qu’elle voit sur un pot. Elle appuie alors fortement le bout d’un index sur le bout de son autre index jusqu’à ce que cela glisse et elle recommence.

57 Au moment où Lucie se vit comme une peau, semblable aux images du mur, décollée de son support telle sa peau qu’elle décolle du matelas, elle éprouve le besoin de se resserrer bien davantage sur son adhésivité : en resserrant les bouts de ses index l’un contre l’autre, Lucie réduit l’étendue du collage tout en l’intensifiant sur un point.

58 Lucie joue bientôt ce même type de resserrement mais d’une autre manière :

59 Elle forme une pince entre le pouce et l’index et y enferme les doigts de son autre main. Elle semble tâter leur épaisseur car cette pince s’ouvre et se referme sur eux.

60 Elle joue ainsi une suite de resserrements et de desserrements permettant à sa peau de se sentir tantôt collée, tantôt décollée d’une autre peau. La pince pouce-index correspond à l’alternance collage serré-décollement, etc.

61 Elle reconstitue une petite enclave entre ses jambes, y met un bout de biscotte et le porte à sa bouche. Elle se met ensuite à tousser très fort comme si elle étouffait, alors que manifestement elle n’a pas avalé la biscotte. Elle ne fait que jouer l’étouffement.

62 Nous observons là encore une réaction de serrage : Lucie est identifiée au petit bout de biscotte serrée contre sa peau interne, au point qu’elle ne pourrait se décoller de là que par une expulsion violente. Cette composante originaire des réactions claustrophobiques s’inscrit ici dans le tableau du décollement d’avec son jumeau. Grâce à cette capacité de resserrer son adhésivité, le bébé peut se permettre de tenter d’en diminuer la puissance sur un autre point de son corps ou à un autre moment. Ainsi la formation d’une pince s’associe au prototype de toute construction sphinctérienne…

63 Lucie va bientôt oser toucher du bout du doigt un objet externe, une poupée de chiffon, au lieu de se limiter aux touchers de son propre corps. Mais après un bref contact, elle retire son doigt très vite.

64 À présent que Lucie commence de nouer un lien transférentiel avec moi, elle connaît l’enjeu du simple toucher d’un objet qui ne soit pas elle-même : ce toucher signe l’existence d’un contact avec moi en tant qu’objet externe et une sortie du monde du collage, proche du monde de la continuité totale assurée par son corps.

65 Son frère jumeau pique de plus en plus de crises de colères. II se colle à son tour contre l’auxiliaire préférée de Lucie lorsque cette dernière part pour sa séance. Le père me fait remarquer combien Lucie devient « indépendante », dit-il, et Laurent « dépendant ». Nous pouvons soupçonner que quelque chose de la soudure gémellaire est en train de se desceller. Laurent sent qu’il ne peut plus utiliser sa sœur comme autrefois : elle est « indépendante », c’est-à-dire qu’elle se ferme aux projections fraternelles ; l’organisme à deux doit se scinder un jour en deux organismes différenciés. Or, tandis que Lucie possède un objet qui l’aide à se construire, Laurent, lui, n’en a pas et doit remanier seul ses investissements.

66 C’est à ce moment que surgissent des hurlements de rage aiguë, et les pleurs qui, jusqu’à présent, avaient entouré les séances, les envahissent. En même temps que Lucie se décolle de son frère, en même temps elle vit – parallèlement à son frère – les répercussions de ce détachement.

67 Lucie pousse des cris d’écorchée vive. Si j’ébauche le moindre geste, cela s’accroît. Elle doit ameuter toute la crèche. Se pose alors à moi le problème que toute mère se pose lorsqu’elle voit pleurer son bébé de façon irrépressible avec ce que cela implique de demande impérative d’un soulagement immédiat : elle doit inventer une solution si elle ne veut pas couler vers la voie de la facilité. Or, la voie de la facilité aurait été ici, pour moi, d’ouvrir la porte et de permettre à Lucie de se coller à nouveau contre Laurent ; tout serait rentré « dans l’ordre », de part et d’autre du couple gémellaire. J’ai donc cherché à demeurer une mère « suffisamment bonne », en supportant d’être vécue comme persécutrice.

68 S’engage alors une série de séances où, puisant dans le fond de mes propres parties infantiles et du lien noué avec mon objet interne qui soulage leur souffrance lorsqu’elles sont dans le chaos, je puis trouver pour Lucie la conduite qui va soulager sa propre souffrance. Je ne la ferai pas bondir au-dessus de sa crise, mais tenterai au contraire de l’élaborer avec elle. On sait que l’enjeu est d’importance et qu’au travers de la conduite que je vais adopter, Lucie qui m’observe toujours du coin de l’œil, quel que soit l’état dans lequel elle se trouve, va juger du bien-fondé de nouer une relation avec moi, conjointement puis de préférence à sa relation gémellaire. Je conclus à partir de cette expérience que l’objet qui assure une transition entre présence et absence travaille durement au fond de lui-même. Cet objet ne fait pas que ménager son retrait en fonction des capacités de l’enfant de supporter ce dernier, comme le laisse supposer la conception winnicottienne. La particularité de ce qui se joue avec Lucie concerne ce passage d’une transitionalité assurée par son jumeau vers une transitionalité assurée par un objet externe. Seule cette dernière permet à cette enfant de progressivement devenir, comme le père l’évoquait, « indépendante ».

69 La séance s’engage dans des hurlements déchirants. J’essaie de parler à Lucie de ce que je comprends de leur origine. J’essaie de lui transmettre en même temps que je suis au fond de moi très ferme sur la conduite que je tiens. J’essaie de lui signifier ainsi implicitement que ses cris ne me percent pas comme le camion avec lequel elle jouait au début des séances et dont elle perçait les différents orifices à l’aide d’éléments pointus.

70 C’est la qualité de mon attitude, me semble-t-il, plutôt que le sens des mots que je prononce, qui est pertinente pour elle. Or cela ne suffit pas car j’ai, dans mon contre-transfert, le sentiment que cette situation ne changera jamais. Lucie lance un appel afin que je la soulage, mais aussi afin que je manifeste au travers du soulagement apporté que j’ai compris son état.

71 C’est au cœur de la souffrance même que nous nous trouvons devant l’appel lancé vers un objet qui rencontre l’enfant dans son besoin : un objet qui ne peut être que préconçu maintenant (selon la terminologie de Bion) mais qui, une fois rencontré, sera reconnu comme celui que l’enfant attendait. Nous ne pouvons éviter que l’enfant passe par une expérience douloureuse semblable. Winnicott ne souligne pas combien la mère doit supporter d’être elle-même dans l’incertitude du sens de ce qui se passe, combien elle doit douter d’elle-même avant que de comprendre, combien cela implique qu’elle se sente réellement telle que l’enfant « veut » qu’elle soit : en l’occurrence « mauvaise », comme je me suis sentie « mauvaise » de maintenir Lucie dans une situation persécutrice durant le temps qu’il m’a fallu pour la comprendre, au sens le plus primitif du terme. Ce temps est toujours plus long que ce que, sous l’influence de son omnipotence, le bébé croit pouvoir supporter. Me trouvant dans la position difficile d’être un objet maternel pour Lucie, je lui transmets que je ne cherche pas, afin de la soulager, à me soulager moi-même, et donc à manquer à la tâche que je dois accomplir : représenter l’identité d’un objet auquel Lucie pourra s’identifier à son tour. Je supporte, j’invente, je tâtonne, j’échoue jusqu’à ce qu’au cours de la séance… l’idée me vient de reprendre ses cris en renchérissant sur l’intensité des siens. C’est le début de la mise en ordre du chaos. J’attaque moi-même un cri au diapason de son propre cri et je donne à mon cri un sort qui ne dépend pas de Lucie : je forme ainsi dans un premier temps une agglutination entre Lucie et moi, puis me sépare d’elle en un second temps.

72 Par cette tactique, je m’approprie le sort qu’elle réserve à ses propres cris. Je lui laisse la liberté de les lancer dans l’espace de la pièce mais je leur donne un écho en construisant comme je le fais, un point de collage momentané à sa voix, c’est-à-dire à elle-même, tant la voix est vécue à ce niveau comme une concrétude issue de soi-même.

73 Je constitue de cette manière un point de contact dans la continuité d’une matière qui se perd en chaos faute de rencontrer un objet. Le chaos intérieur de Lucie est issu de la perte du contact avec un objet au moment même où elle en sent la dureté. Jusqu’à présent, elle s’est maintenue en contact gémellaire avec son objet : son jumeau lui a tenu lieu d’objet ou de lien avec l’objet. Cette barrière protectrice, qui lui a évité la perception de la profondeur de l’objet, l’a dispensée de tomber dans le vide.

74 Les cris chaotiques de Lucie témoignent qu’il n’en est plus ainsi. Elle se perd dans un espace qu’elle traverse sans fin. Elle n’y rencontre personne jusqu’à ce que mon cri, en écho, lui offre le point gémellaire contre lequel elle se colle. Mais ce point vient d’un objet et non pas d’un jumeau. Je conserve l’hypothèse qu’elle le sait et qu’il a fallu qu’elle rencontre un objet capable à la fois de la mettre dans une situation persécutrice, et de l’apaiser pour commencer d’investir un autre mode de soulagement que celui vers qui, jusqu’à présent, allait sa préférence.

75 Après avoir eu le sentiment de tout perdre consécutivement à son avancée, Lucie peut avoir la surprise de sentir que l’objet externe, celui dont elle s’attend le moins à ce qu’il lui offre aide et soulagement, la comprend en se mettant à son niveau. Cet objet lui offre la place d’un collage mais aussi la possibilité d’un dépassement du collage. La note de mon cri est en fusion totale avec la tonalité et le moment de l’attaque du sien. Si nous transposions ceci dans le domaine spatial, nous aurions l’image d’un objet qui se colle un instant au moi pour s’en décoller l’instant suivant, comme pour appeler le moi vers un au-delà de la zone de sécurité retrouvée grâce à l’objet externe lui-même.

76 Outre cela, je n’attaque mon cri qu’au moment où elle attaque le sien : elle ne sait plus alors où s’origine le cri, en elle ou en moi. Je lui « vole » l’initiative de son hurlement. Je me propose ainsi d’être un double gémellaire sans être un jumeau, puisque son jumeau n’aurait jamais pu provoquer en elle un tel écart et la possibilité de l’élaborer. À chaque fois que la perception de notre séparation fait monter en elle un cri qui la traverse, je lance moi-même un semblable cri et lui signifie qu’elle est la cause de la perception que j’éprouve. Lorsqu’elle veut me faire sentir que je suis non seulement loin d’elle, mais aussi nulle part, je lui renvoie que c’est elle qui me fait sentir semblable chose. Je lui transmets ainsi de façon très primitive que je la comprends, c’est-à-dire que j’organise pour elle un espace non vide ou quelqu’un lui répond en miroir qu’il éprouve précisément ce qu’elle cherche à supprimer en elle. Telle est la description que donne Bion du mécanisme de l’identification projective : la différence tient ici au fait que je ne contiens les émotions de Lucie qu’en les lui renvoyant en écho. II s’agit donc de la constitution des prémices du contenant par celles d’une réverbération. Les chauves-souris ne savent qu’un objet existe dans la nuit que dans la mesure où il arrête leurs cris. Ma façon d’arrêter les cris de Lucie est de les reproduire. Or il a fallu qu’elle fasse l’expérience d’une possibilité de ne rien rencontrer pour qu’ensuite, le parfait écho prenne pour elle valeur de réponse. Ainsi Lucie apprend-elle que l’objet dont l’existence est séparée de la sienne peut être retrouvé, même si ces retrouvailles ne sont possibles que sur le mode du collage. Elle fait ainsi l’expérience d’un objet non gémellaire avec lequel elle peut avoir une expérience semblable à celle qu’elle a eue avec son jumeau. Cet objet, dont la disponibilité n’est pas aussi permanente que celle d’un jumeau, la mène en tant qu’objet externe, vers une capacité d’être séparée de lui.

77 Après que mes cris ont enveloppé les siens, ceux-ci, la première impulsion passée, commencent à diminuer d’intensité. Si j’arrête mes interventions, le chaos menace de la gagner à nouveau car, insensiblement pour le moment, ses cris commencent de se confondre avec les miens, non seulement au moment où je les attaque sur les siens, mais aussi au moment où j’en diminue l’intensité. Autrement dit, il semble qu’elle ne commence à crier qu’au moment où je crie. Outre cela, elle commence aussi à accepter, comme équivalent de la fusion de mon cri avec le sien, mon toucher des images du mur. Elle s’arrête, en effet, de crier si je touche les images du mur.

78 Lors des séances précédentes ce geste était tout à fait inefficace et il semble qu’il n’a pu prendre de valeur pour elle qu’à partir du moment où le relais (la transition peut-être) de l’espace sonore a permis une meilleure fusion pour elle entre son identité et la mienne. Le son est encore un toucher et le contact qu’il entraîne est de nature plus proximale que celui qu’elle perçoit sur le mur au-delà de ses yeux.

79 Elle se tait et écoute ce que je lui traduis de son vécu de décollement, de sa réassurance de se trouver recollée à moi, comme une image sur le mur lorsque je crie avec elle. Je suis tout à fait surprise de voir qu’elle tend alors ses bras vers moi, ce qu’elle n’a jamais fait auparavant.

80 Suite à cette expérience, les pleurs ne cessent pas, mais ils prennent les nuances que j’ai soulignées. Je suis très surprise, en fin de séance, d’entendre Lucie lancer vers moi un appel pour la première fois verbalisé : « Maman ! » Elle tente de donner une structure à ses pleurs en les ponctuant de « veu… veu… ».

81 Je soutiens immédiatement de ma voix, non plus un branchement sur ses cris comme précédemment, mais la structure rythmique qui s’installe là. Lucie répond aussitôt à ma ponctuation puisque j’entends peu à peu ses pleurs se changer en un rythme binaire frappé par la voix : « Veu… veu… » Le corps ébauche en même temps un petit balancement d’avant en arrière comme pour soutenir son rythme et son effort de contenir ses pleurs. Elle me donne le sentiment que la contention de ce qui est à présent davantage du chagrin que de la terreur ne tient qu’au fil de ce rythme soutenu par moi. Si j’arrête ce soutien, l’incohérence des cris menace de reprendre.

82 C’est à ce moment que je dois gérer de manière véritablement transitionnelle ce portage par le rythme vers un lâchage modéré, la mettant en contact avec ses propres capacités de se porter elle-même vers l’objet.

Conclusion

83 J’ai voulu souligner, par les quelques éléments tirés de l’exemple de la petite Lucie, comment le concept de transition se situe à la charnière entre une position dans laquelle l’identique ne se départit guère de l’identique, et une position où l’introduction de petites différences permet d’accepter l’écart qui sépare le moi de l’objet. Nous avons vu comment la gémellité de Lucie pouvait constituer un frein par rapport à sa confrontation avec l’objet d’une dépendance.

84 Nombre de mécanismes primitifs sont mis en jeu à ce niveau : mécanismes que l’on pense donnés d’emblée à la naissance afin de permettre au bébé de survivre. Je fais référence à ces derniers lorsque je parle de l’équipement du bébé lui permettant d’être actif d’emblée. L’adhésivité qui donne au bébé la possibilité de se sentir collé à la peau de son objet est un de ces mécanismes fon­damentaux. En même temps que le bébé sent que son identité est une peau, il perçoit que son objet est une surface. Nous avons vu que Lucie, au moment où elle s’est sentie décollée de la surface de son objet, a commencé d’utiliser un mécanisme de resserrement de façon à se sentir toujours en sécurité, en adhési­vité malgré une augmentation de son décollement. J’ai souligné qu’un tel mécanisme qui ménage les transitions est, selon moi, à l’origine des formations sphinctériennes : grâce à l’introduction des premières différenciations entre le plus ou le moins serré au niveau adhésif, il permet de supporter le décollement qui mène à la séparation. C’est une voie que l’enfant suit spontanément en conjonction avec les expériences de décollement que lui fait vivre son objet. Mais c’est en même temps une voie qui le mène vers l’étape sui­vante : celle de l’irréversibilité du mouvement de décollement que Lucie abordera plus tard.

85 Lucie a perçu et montré cela en mettant en évidence le glissement de la pince formée par son pouce et son index sur la pulpe de son doigt. La présence dure de son ongle à cet endroit l’a renvoyée à celle de la discontinuité maintenue. Le vécu persécutif s’est alors considérablement accru, et Lucie n’a plus été capable, pendant un moment, de trouver une seule zone de repos adhésif. C’est à ce moment-là qu’elle m’a perçue comme un objet créateur d’espace, celui de la pièce, dans lequel aucune place ne se serait offerte à elle afin qu’elle s’y colle.

86 C’est donc en fonction de l’évolution de sa relation adhésive à l’objet qu’elle a rencontré une telle angoisse. C’est la perte d’une sécurité première assurée par un mécanisme disponible pour elle, qui lui a fait rencontrer l’inconnu : un monde où ce premier mécanisme ne suffit plus à assurer sa sécurité. Elle a utilisé jusqu’au bout les possibilités offertes par ce premier mécanisme et s’est trouvée sur le seuil (comme à dix mois lorsqu’elle se trouvait sur un seuil) d’un monde ou d’autres mécanismes sont à créer. Elle a été capable de réguler elle-même une transition jusqu’à ce seuil alors que, dorénavant, elle ne peut compter que sur moi pour lui assurer la transition suivante.

87 Nous voyons donc que les phénomènes transitionnels, qui aboutiront à la formation d’un objet transitionnel en son temps, se branchent sur le vécu d’une séparation appréhendée d’emblée par l’enfant. Aucune transitionnalité ne permettra à l’enfant, non plus qu’à l’objet qui l’accompagne, de faire l’impasse sur le travail douloureux qui est toujours conjoint au processus de deuil. Il s’agit en effet du deuil d’un état idéal de perfection adhésive que l’état gémellaire aurait plus aisément que d’autres l’illusion d’atteindre.

88 Nous avons vu qu’il ne s’est agi que d’une illusion. C’est pourquoi j’ai tenté dans cette étude de souligner comment le futur objet transitionnel participe dans ses fondements du lien à l’objet et de l’ensemble des transformations du moi, que suppose toujours l’acceptation de l’existence objectale.

Bibliographie

Bibliographie

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  • Bion W.R. (1962), Aux sources de l’expérience, trad. fr. Robert, Paris, Puf, 1962.
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  • Mahler M. (1975), The Psychological Birth of the Human Infant, Hutchinson, 1975.
  • Tustin F. (1887), Autistic Barriers in Neurotic Patients, Londres, Karnac, 1987.
  • Winnicott D.W. (1951-1953), Objets transitionnels et phénomènes transitionnels, in De la pédiatrie à la psychanalyse, trad. J. Kalmanovitch, Paris, Payot, 1969, pp. 109-125.

Mots-clés éditeurs : deuil, transitionnalité, Adhésivité, identification, gémellité

Mise en ligne 26/04/2016

https://doi.org/10.3917/jpe.011.0067

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