Notes
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[1]
Psychanalyste, psychologue clinicien, docteur en psychopathologie. Conseiller scientifique du C.R.A. Bourgogne-CHU Dijon, membre titulaire de la SFPEADA, membre de la CIPPA, Président de l’association Corps et psyché, Vice-Président du C.E.P. de Bourgogne, comité de direction du Journal de la psychanalyse de l’enfant (Puf).
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[2]
Il est par exemple saisissant de prendre la mesure qu’un comportement autistique donné n’est plus compris « que » comme un comportement adapté (à favoriser ou conditionner) ou non (et alors dit « problème »), en lien avec l’équipement, le fonctionnement spécifique de l’enfant avec autisme, et au regard de ses difficultés de socialisations et de communications ; mais n’est en rien appréhendé dans ce que ce comportement (en plus et à côté des sources fonctionnelles spécifiques de l’enfant) est aussi depuis des années de fonctionnement devenu pour lui une défense, une économie du lien au monde, fabriquant des bénéfices et des modalités de commerce avec les autres (fabriquant même chez l’autre des retours, échos, effets pragmatiques plus qu’empathiques) ; que, se faisant, prétendant traiter le comportement manifeste, on devra recevoir et traiter le « paquet » compacté de la conduite plus ou moins difficile et de son utilisation relationnelle et défensive… À l’oublier, on ne saura transformer quoi que ce soit de manière durable et utile pour l’enfant, sinon à renforcer à l’envi des contraintes, conditionnements et forçages stériles !
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[3]
Ce qui ne veut pas dire que le langage précoce ou ultérieur de ces personnes Asperger est « banal », mais seulement qu’il apparaît sans retard développemental aucun, voire parfois avec une certaine précocité et une indéniable épaisseur… Pour autant les singularités langagières restent nombreuses : je me permets de renvoyer à l’ouvrage collectif Touati B., Laznik M.-C., Joly F., Langage, voix et parole dans l’autisme, Paris, Puf, 2007.
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[4]
Haute Autorité de santé.
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[5]
Et de manière continue dans mon expérience personnelle de trente ans auprès de patients jeunes et moins jeunes souffrant d’autismes, ou de syndrome d’Asperger et dans des espaces d’accompagnements notablement diversifiés et complémentaires : thérapeutiques psychomotrices, travail institutionnel, soutien aux parents, analyse de pratiques dans nombre d’institutions de références et de pratiques de toutes obédiences, psychothérapies psychanalytiques, et animation régionale d’un Centre ressources autismes (CRA) et d’une unité experte de diagnostics.
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[6]
Centre ressource autisme.
1 La question de l’autisme, dans toutes ses déclinaisons et ses variations cliniques, et ici singulièrement du syndrome d’Asperger qui retiendra particulièrement notre attention, est aujourd’hui considérée pour l’essentiel dans la littérature internationale comme francophone dans ses dimensions neuroscientifiques et cognitives, développementales et éducatives (voire comportementales) autour d’une compilation de spécificités d’équipements, de fonctionnements et de conduites. Et conséquemment, les seuls traitements « recommandés » (HAS, 2010) sont du côté de la réadaptation, la rééducation et l’entraînement desdites fonctions, voire de conditionnements et d’apprentissages de comportements plus « adaptés ». À tous ces endroits et dans ce contexte la dimension psychique de la souffrance des personnes avec autisme, comme celle de leur économie singulière dans la globalité de leur relation à eux-mêmes, et évidemment au monde et aux autres, est sinon effacée du moins immensément réduite. Et dans tous les cas, la recherche scientifique – comme les politiques de santé – est aujourd’hui pour le moins « allergique » à toute approche psychanalytique et à toute espèce de considération du seul fait psychique intra- ou inter-subjectif pour appréhender la clinique de l’autisme [2]. La métaphore de plus en plus usitée (par certains autistes de « haut niveaux », par beaucoup de familles, et plus troublant encore par nombre de chercheurs et praticiens) est celle du martien, radicalement étranger à notre monde psychique et humain (dit « a contrario des neuro- typiques », selon le signifiant utilisé par les personnes Asperger quand elles regardent les autres). Un extra-terrestre donc, seulement fait de ces singularités cognitives, perceptives, communicationnelles et comportementales, comme tombé d’une autre culture et d’une autre planète, et seulement redevable d’un mode d’emploi comportemental et d’un traducteur de communication, pour « moins mal naviguer » sur notre planète et dans notre monde… Mais surtout qu’on ne s’avise pas d’aller écouter ce « martien », pour savoir s’il souffre et s’il a des angoisses ou des désirs : il est sans psyché, radicalement étranger à notre monde psychique et à notre appréhension habituelle théorique et pratique du sujet humain (de tout autre sujet humain) !
- En outre, et à côté du véritable combat, qui se déduit de (et dans) ce contexte pour un analyste s’occupant d’enfants et d’adultes autistes (cf. Joly, 2013b),
- pour dénoncer (peut-être en premier lieu, avec courage et honnêteté) les discours analytiques ou se revendiquant de la psychanalyse qui ont pu soutenir anciennement (ou soutiennent encore) des perspectives étiopathogéniques simplistes et culpabilisantes, et des théories psychogénétiques ou des réponses thérapeutiques partiales voire monolithiques et exclusives ;
- pour défendre aussitôt après, et a contrario, les apports monumentaux de l’intelligence psychanalytique dans la compréhension psychopathologique et clinique de l’autisme, et la simple vérité historique la plupart du temps bafouée et ignorée ;
- et enfin, sur le plan pratique et thérapeutique, pour défendre aussi la nécessité d’un accompagnement psychothérapique des enfants et adultes autistes, par des analystes formés et attentifs qui peuvent considérablement les aider à investir la pensée, le fonctionnement psychique et relationnel, et à contenir et transformer leurs angoisses si massives et archaïques.
3 À côté de tous ces combats émerge un axe de travail très précieux et complémentaire, permettant de surcroît un partenariat avec des collègues d’autres disciplines : celui consistant à s’interroger sur les fonctions et les spécificités de fonctionnement des autistes, notamment sur le plan cognitif (théorie de l’esprit, empathie, cohérence centrale et fonctions exécutives par exemple) mais également dans le registre central de la cognition sociale au sens large et de l’intelligence autistique spécifique (cf. Mottron, 2004), ou encore sur leur instrumentation sensori-motrice dans le développement précoce (Bullinger, 2004). Il s’agit d’un axe de recherche qui devrait rappeler et permettre d’explorer plus avant l’idée que les dimensions psychiques, affectives et pulsionnelles participent considérablement de l’investissement des fonctions cognitives et instrumentales spécifiques, traversent, colorent, voire subvertissent le « fonctionnement des fonctions » (Joly, 2010) et leur investissement développemental ou réinvestissement thérapeutique ; ces dimensions permettent même (ou autrement interdisent) un réaménagement considérable des entraves cognitives à l’apprentissage, ou au lien social chez des personnes autistes ou souffrant du syndrome d’Asperger. Mieux peut-être encore, et ce sera l’argumentaire que je voudrais mettre ici au travail : le commerce psychique aiguisé, dans le cadre d’un travail analytique ou psychothérapique, pour un autiste, permet de transformer pour partie les spécificités, voire les déficits cognitifs entendus pourtant par tous comme pathognomoniques de l’autisme !
Le syndrome d’Asperger
4 L’appellation « syndrome d’Asperger » – en hommage au psychiatre autrichien (1944) co-découvreur avec L. Kanner (1943) du tableau de l’autisme infantile – regroupe (ou regroupait jusqu’au très récent DSM 5 de l’Association américaine de psychiatrie qui a effacé sans autre forme de procès cette catégorie diagnostique !) des enfants, adolescents ou adultes relevant de tous les critères pathognomoniques de l’autisme, mais ayant présenté dans leur développement précoce un accès au langage et une utilisation de celui-ci tout à fait dans la norme développementale. Le syndrome d’Asperger est ainsi entendu comme un trouble majeur du développement appartenant à la famille des T.E.D. (Troubles envahissants du développement), ou au « Spectre autistique » qui présente les particularités pathognomoniques de l’autisme dans tous les secteurs prototypiques et diagnos- tiques que l’on connaît, mais se différencie des autres formes d’autismes typiques ou « de Kanner » (et c’est un cas unique dans la variété des tableaux autistiques) par une apparition précoce et non déficitaire du langage [3]. Cela conduit donc l’enfant ou l’adolescent Asperger vers un trouble complexe et assez typique affectant, spécifiquement et très tôt, les champs de la socialisation, les fonctionnements sensoriels et moteurs, ainsi que le caractère, la vie affective et relationnelle. Un dépistage/diagnostic peut être envisagé dans certains cas dès 3 ou 4 ans, même si le diagnostic différentiel est souvent plus délicat que dans des formes plus déficitaires et plus typiques de l’autisme, et les symptômes d’appels moins bruyants au regard du développement notablement plus étonnant et hétérogène. La personne avec Asperger est donc un autiste typique et parfois jusqu’au bout des doigts, mais assez souvent sans déficience notable, voire avec des pics de performances, une intégration sociale et développementale moins difficile même si traversée de souffrances, d’isolement et d’incompréhensions. Et surtout, selon mon expérience, le sujet présente un tableau clinique particulièrement aiguisé sur les aspects « non spécifiques » du développement de la personne (enjeux pubertaires et adolescents difficiles, distances écrasées aux objets primaires d’attachement, fragilités narcissiques extrêmes, fond anxio-dépressif très fréquemment prégnant, tendances obsessionalisantes ou paranoïdes dans le contact et l’organisation de la vie quotidienne, etc.), voire sur des colorations psychopathologiques secondaires fréquentes et plus fixées (qu’on pourrait dire en co-morbidité).
5 On retrouve donc ici, dans ce tableau du syndrome dit d’Asperger des singularités cliniques qui, sur le plan des fonctionnements spécifiques de l’autisme, illustrent à l’envi :
- la faiblesse en théorie de l’esprit ;
- les défauts de cohérence centrale ;
- les difficultés considérables dans la cognition et les habiletés sociales
- les singularités perceptivo-sensorielles et psychomotrices plus globales de l’habitation corporelle ;
- les intérêts sectorisés et les conduites répétitives ou du moins considérablement ritualisées ;
- la saisie beaucoup plus aisée des détails plutôt que de la globalité des choses et des perceptions ;
- un côté globalement « Professeur Tournesol » assez maladroit dans toutes les relations comme avec son propre corps ;
- et sans doute une inadaptation monumentale dans les comportements et enjeux du quotidien et du pragmatique.
7 Mais on retrouve aussi dans les fonctionnements non spécifiques, voire en co-morbidité, des souffrances et particularités plus fortes et peut-être plus exprimées chez les Aspergers, que partout ailleurs dans la constellation autistique :
- angoisses massives et spécifiques ;
- tonalités dépressives assez prégnantes ;
- piètre estime de soi et fragilités considérables de l’assise narcissique-identitaire ;
- tendances à la sensitivité réactionnelle (sans doute par incompréhension et méfiance des autres) ;
- souvent traits obsessionnels et de maîtrise assez envahissants, etc.
9 Le langage, apparu précocement, « presque » normalement (en tout cas tôt et de manière très riche), a décisivement infléchi les processus relationnels, autant que les enjeux d’apprentissages et de socialisation ; habituellement les évolutions sont notablement moins déficitaires. Cet accès au langage a singulièrement coloré et soutenu une vie psychique beaucoup moins pauvre – celle-ci étant souvent écrasée sur l’auto-sensorialité, le repli sur soi et l’uni-dimensionnalité – et qui s’épaissit, se déplie, voire « s’adresse » (y compris dans un jeu d’allure plus typiquement transféro-contre-transférentiel) en nous donnant aussi une compréhension assez rare des mécanismes autistiques ailleurs si énigmatiques et si peu explicites, avec in fine une potentialité rare d’aide thérapeutique.
10 Ce sont probablement ces formes d’Asperger sans déficiences, voire d’autisme de haut niveau (ces derniers ayant acquis le langage après un retard plus typique de son apparition – différence pathognomonique avec les Aspergers) qui viennent « encore » sans trop de difficultés ou de raretés vers des thérapeutes et des psychanalystes exerçant en pratique privée, au regard de leur souffrance, de leurs troubles associés, de leur capacité à énoncer une « demande d’aide » et de soutien ; et qui représentent ainsi une priorité thérapeutique indiscutable. Cette clinique spécifique ouvre aussi : un « laboratoire » singulier d’appréhension analytique de la psychopathologie autistique, autant qu’un champ extraordinaire et assez unique de réflexions techniques et cliniques dans le dispositif d’écoute, dans le maniement de nos interventions et interprétations, dans notre posture thérapeutique, dans nos interactions et enfin dans la compréhension du processus analysant et des possibles (et attendues) transformations thérapeutiques (que je ne pourrai développer ici, cf. Joly, 2015).
11 Mais d’évidence, dans la littérature internationale et les méta-analyses prétendument exhaustives des connaissances actualisées sur l’autisme (HAS [4], 2010), et pour une référence psychodynamique sur le sujet – par exemple le très beau travail de M. Rhode et coll. (2012) –, les élaborations sur le thème de l’Asperger croulent sous les références uniquement fondamentalistes, neurocognitives et comportementales (Attwood, 2004, 2010 ; Mottron, 2004 ; Vermeulen, 2012, entre autres) ; lesquelles ne regardent plus que les déficits fonctionnels et les inadaptations communicationnelles et comportementales de ces personnes considérées comme des extra-terrestres à réadapter ou à conditionner. Un envahissement monolithique et univoque qui conduit nécessairement à des pratiques d’accompagnement uniquement fonctionnelles et réadaptatives, puis très vite, dans un obscurantisme militant, à un refus de toute autre considération et de toute autre forme d’écoute et d’aide.
Fonctions et fonctionnements…
12 Le syndrome d’Asperger, on le voit, est donc en de nombreux points une sorte de révélateur et de laboratoire « naturel » de l’autisme, mieux, une région clinique du spectre autistique qui permet, peut-être plus qu’aucune autre, de soutenir l’écoute psychanalytique et l’accompagnement psychothérapique. De surcroît, il nous oblige à une vision psychopathologique complexe et intégrative pour une compréhension large des fonctionnements autis- tiques spécifiques. Cette clinique, en effet, témoigne en permanence [5] des nouages et intrications profondes entre données d’équipement, évolutions développementales spécifiques (perception, cognition, comportement, communication et socialisation) et fonctionnements subjectifs non spécifiques.
13 Elle exige des cliniciens, comme toujours et comme ailleurs mais davantage encore, qu’ils élaborent une pensée complexe et complémentariste.
14 Parallèlement à l’enjeu consistant à reconditionner, à réadapter le sujet autiste à la vie « normale », ou encore (plus convaincant) à restructurer son rapport à l’espace et au temps ainsi qu’à lui inculquer via diverses stratégies toutes sortes de « savoir-faire » et « savoir-être », domine un second enjeu neuro-cognitif réduisant le sujet autiste à ses fonctionnements particuliers voire pathognomiques, ceci dans une perspective instrumentale et fonctionnelle. Les autistes, en effet, présentent des spécificités de fonctionnements résultant d’un développement atypique (ce dont la recherche témoigne à l’envi, mais que nos connaissances cliniques pressentaient déjà). Ce développement est multiforme, il se construit sans doute à partir de potentialités d’équipements différentiels et « à hauts risques », mais se trouve surdéterminé par les investissements psychiques ainsi que par les enjeux historiques et événementiels : il donne à voir l’inévitable « sang-mêlé » d’une maladie développementale fixée autour des stigmates autistiques. Ce que J. Hochmann appelait, il y a plus de trente ans, un « processus autistisant »…
15 À cet égard, les déficits spécifiques en théories de l’esprit, en empathie et compétences sociales, les singularités perceptives et sensorielles, les fonctionnements cognitifs particuliers hétérogènes et en secteurs avec des pics de performances, les intérêts restreints, ainsi que les particularismes et freins monumentaux à la communication sont moins recouverts et subvertis par des retards développementaux ailleurs parfois si envahissants qu’ils distordent ou écrasent sous une chape de plomb ces singularités de fonctionnement. Dans le syndrôme d’Asperger, ces singularités sont typiquement autistiques mais comme éclairées et aiguisées par un fonctionnement moins défaillant.
16 Or, l’une des impasses actuelles les plus « coûteuses » de la réflexion sur l’autisme est d’avoir cru, à partir des apports et recherches monumentales qui labourent le champ des autismes depuis les neurosciences, la cognition ainsi que les expériences éducatives et comportementales, que ces spécificités de fonctionnement les plus pathognomoniques de l’autisme et des troubles apparentés, témoignaient « simplement » de fonctions équipementales spécifiques défaillantes, comme des logiciels différents ou abîmés d’extra-terrestres, comme un handicap à redresser ou à compenser. Ceci sans jamais mesurer que la conduite observée n’était en fait que le reflet du fonctionnement d’un sujet dans une histoire subjective d’investissements et dans un environnement donné. Par exemple, dans une perspective élaborative neurocognitive et selon L. Mottron (2004), l’échec aux tests de théories de l’esprit et d’empathie s’explique par un déficit neurologique séparé ou conjoint, « à la fois » :
- dans l’atteinte des mécanismes perceptifs et de l’orientation du regard ;
- dans l’atteinte directe du traitement des émotions et des lectures des mimiques faciales ;
- dans l’atteinte de la compréhension des intentionnalités.
18 Mais on ne peut pas, selon moi, appréhender une spécificité pathognomonique fonctionnelle hors du regard aiguisé et éminemment historique, processuel (voire développemental) et psychique, de l’investissement de cette fonction et de son fonctionnement pris dans la relation à soi, au monde et à l’autre, dans un espace et à un moment donné. Or les aléas instrumentaux et fonctionnels dans la clinique autistique (comme dans d’autres régions cliniques) apparaissent toujours comme étant au moins aussi dépendant de leurs potentialités initiales d’équipement (toujours différentes d’un sujet à l’autre et sans doute ici prégnantes comme autant de facteurs de risques princeps des dérives développementales autistiques), que de leurs investissements et pulsionnalisation historique et actuelle (cf. Joly, 2010). Le plaisir de fonctionnement ou a contrario le non-investissement fonctionnel sont à cet égard des paramètres incontournables.
19 La notion de « plaisir de fonctionnement » est directement issue de l’expérience clinique mais, d’évidence, également empruntée à l’œuvre théorique d’Evelyne et Jean Kestemberg (1966) ainsi qu’à une certaine perspective psychanalytique en psychopathologie développementale. Il s’agit ici de mesurer la valeur structurante, mais ailleurs subvertissante de l’agencement économique et pulsionnel comme des enjeux narcissiques et objectaux, dans la régulation et la dynamique instrumentale et fonctionnelle, cognitive comme sensori-motrice. Ce plaisir du fonctionnement s’inscrit dans le développement ontogénétique et trouve ses précurseurs dans l’auto-érotisme primaire. Evelyne et Jean Kestemberg par exemple (ibid.) choisissaient de parler d’auto-érotisme chez le tout-petit au moment où le fonctionnement physiologique de la succion devenait source de plaisir : c’est-à-dire au moment de la reprise (2e temps logique) de re-passage sur les traces de la première expérience fonctionnelle de la tétée dans le registre du besoin et de la satisfaction et de l’autoconservation. Là où ce re-passage fait advenir un premier plaisir psychique, où l’activité de succion devient pour elle-même source de plaisir, dégagée de l’ordre du besoin et d’une quelconque satisfaction dudit besoin. Ce deuxième «étage « proprement psychique d’investissement de la fonction est un modèle précieux pour notre sujet, en ceci qu’il n’obère à aucun moment le registre du réel du corps et de la fonction mais qu’il témoigne d’une autre traversée subvertissant l’exercice fonctionnel par une logique différente, particulièrement importante car spécifique du petit d’homme et de sa qualité psychique, singulièrement nourri en cet endroit de la relation à l’autre. Ce second niveau permettant d’investir autrement la fonction, et même la possibilité d’halluciner le plaisir de la fonction pour elle-même, assure seul la continuité subjective au travers des brisures du rythme satisfaction/frustration apportées par l’objet et l’environnement. Et c’est depuis ce vecteur du plaisir de fonctionnement que le psychisme va tisser une assise narcissique ainsi qu’un temps personnel permettant la sécurité de base et l’investissement de la gratuité du jeu comme du rêve ; loin des seules satisfactions autistiques courtes, tellement peu psychisées et tellement autocentrées en auto-sensualités, rituels comportementaux ou stéréotypies (cf. Tustin, 1989 ; ou Joly, 2012c).
20 Pour les Kestemberg, la part de plaisir existant dans les activités sublimées ou dans le processus de sublimation lui-même ne peut être réduite au simple fonctionnement libidinal des zones érogènes, mais relève bien d’un hédonisme spécifique : le plaisir du fonctionnement investi en tant que tel. Depuis le plaisir de fonctionnement moteur et praxique (plaisir d’action et de maîtrise sur le monde et ses objets), jusqu’au plaisir évident de l’exercice fonctionnel lui-même, que l’on retrouve autant dans les fonctions supérieures et cognitives et leurs exercices investis de primes de plaisir, que dans le plaisir de la pensée et de la mise au travail de l’appareil de l’âme. Les auteurs (1966, ibid.) ajoutent ainsi une hypothèse princeps : celle d’un « hédonisme inhérent à la fonction même dans un temps qui serait spécifique de l’utilisation de la fonction pour elle-même. Et cet enjeu princeps va infester les fonctions mentales supérieures autant que les fonctions motrices et sensorielles, et tous les enjeux comportementaux et d’apprentissages en même temps » (1966, p. 685). La jubilation de la lecture dans les premiers temps d’apprentissages d’un enfant touche à la fois à la maîtrise d’un objet nouveau, à la jubilation narcissique autant qu’intersubjective au regard des attentes des adultes investis tout autour de l’enfant et de cet objet désigné à l’enfant comme modèle, mais touche aussi dans le même temps et le même mouvement à ce plaisir autonome du fonctionnement de la fonction pour lui-même. La jubilation du corps et de la maîtrise psychomotrice de la marche, du lancer, du construire en donnerait d’autres nombreuses variations et illustrations.
Le fonctionnement du moi tout entier peut aussi devenir objet d’investissement et support de satisfaction libidinale spécifique distincte de l’érotisation des défenses, dans la mesure où il ne s’agit pas d’un processus défensif mais d’un hédonisme inhérent à l’exercice de ces fonctions. Toute fonction pourrait devenir source de plaisir, et le destin de l’érotisme qui y est attaché viendrait s’inscrire dans les aléas des conflits qui l’ont précédé et vont le suivre
22 Dès lors, isoler une fonction sur un seul mode instrumental en mésestimant le fonctionnement et l’investissement (comme l’histoire des premiers investissements) de ses enjeux fonctionnels est une réduction drastique d’un enjeu complexe qui, à être ainsi simplifié, n’a que l’apparence de la science et de la rigueur méthodologique mais touche en vérité à la « fumisterie» ou au tour de passe-passe. Une telle réduction nous prive par-dessus tout d’une réflexion interdisciplinaire sur les remaniements, pulsionnalisations et transformations desdites fonctions.
« Blaise » : la trajectoire psychothérapique
23 Lorsque je rencontre Blaise pour la première fois, il n’a pas encore vingt ans. Il surprend et touche son interlocuteur dès la première rencontre : très grand et mince, un peu dégingandé, plutôt mal positionné dans un corps difficile à habiter ; ce grand escogriffe, assez beau garçon au demeurant, est sensible et très avenant (d’une politesse et gentillesse comme « surannées » et un peu maladroites dans ses excès, ce qui peut parfois irriter ou sonner presque faux).
24 Blaise vient à mon cabinet à la suite d’un bilan en CRA [6], dans une autre région que la mienne, qui a confirmé son diagnostic d’autisme Asperger et proposé quelques conseils d’orientation et d’accompagnement. Il arrive donc après un déménagement familial et une longue réflexion/hésitation personnelle sur le projet de rencontrer un psychothérapeute avec une demande hésitante. Il lui est difficile de parler de lui et de confier ses soucis, mais il est vraiment trop seul et très isolé, et ne « comprend pas les autres ». Il a des « idées un peu tristes à ce qu’il paraît ! » et se montre « trop dépendant de ses parents ». Il vient donc par une démarche longue et lente (résistante même), mais sa demande est en même temps très personnalisée et assumée : il explique, avec ses parents présents lors du premier entretien, qu’il souffre décidément trop de la solitude, qu’il est très maladroit et a peu en confiance dans toutes ses relations avec les autres, qu’il s’isole, qu’il est en difficulté d’intégration sociale et professionnelle, et qu’il aimerait – je cite – « qu’on lui apprenne le “mode d’emploi” des relations “normales” »…
25 Ses parents sont, de fait, préoccupés du caractère assez fusionnel de la relation que leur fils entretient avec eux. Tout en étant un peu envahissant eux-mêmes, ils espèrent trouver ensemble une plus « juste » distance avec leur garçon. Le père insiste sur les réussites de son fils (bac, permis de conduire), mais tout en montrant immédiatement son désarroi et sa blessure profonde : « Il ne trouvera peut-être pas de travail », « ne sait pas conduire si on n’est pas à ses côtés et sur un trajet connu », et « ne connaîtra sans doute jamais l’amour d’une femme » ! Blaise ne bronche pas… Sa mère essuie une larme ! Elle fonctionne en miroir affectif de son fils, sinon comme vivant et exprimant les émotions qui semblent, a contrario, figées ou contraintes chez ce grand gaillard au visage un peu lisse.
26 Dans le cadre du bilan diagnostique et outre les éléments du développement précoce assez caractéristiques, les items pathognomoniques autistiques et l’apparition précoce d’un langage extrêmement riche, Blaise présente un fond dépressif profond et ancien, une fragilité monumentale de l’estime de soi et tous les critères aiguisés de défauts autistiques : défaut de théorie de l’esprit, d’empathie, difficultés importantes dans les secteurs de la cognition sociale et de la lecture des émotions. (Blaise explose le plancher des tests : Échelle diagnostique de l’autisme et de l’Asperger de Ritvo – révisée (RAADS-R), Reading the mind in the eyes test (RMIET), tests de fausses croyances, « Sally et Ann », et le Faux pas Test, échelle de réciprocité sociale, ou l’échelle australienne du syndrome d’Asperger (Attwood et Garrett.) Ce garçon brillant à certains égards, assoiffé de relations, et très touchant est en résumé un véritable handicapé de l’empathie et de la lecture des états mentaux d’autrui comme de lui-même.
27 À l’issue des tout premiers entretiens préliminaires nous co-construisons, Blaise et moi, notre projet et notre cadre : un lieu pour lui, pour l’aider, pour l’écouter et l’accompagner dans ses souffrances, sa solitude et ses incompréhensions des relations humaines ; un lieu assumant une sorte de guidance pour le soutenir dans sa lecture du monde, des autres, des interactions et des émotions (qu’il ne lit pas plus au-dedans de lui qu’il ne les décrypte au dehors chez les autres). Mais un espace ne cédant pas sur son histoire et ses liens aux objets parentaux. Je lui propose ainsi qu’il vienne chaque semaine me raconter ses journées, ses pensées, ses soucis autant que les scènes délicates d’incompréhensions de maladresses ou d’isolements, auxquels nous essaierons modestement de réfléchir à deux… Avant de s’engager dans ce travail, il conclut par une formule alambiquée : « ce projet le terrifie mais rester éternellement dans sa solitude et sa souffrance serait au final “bien pire” encore, il accepte donc cette “aventure” » !
28 Je l’ai dit, je ne peux développer ici la façon dont on peut adapter au mieux les enjeux techniques du dispositif psychothérapique (cf. Joly, 2015) ni exposer très longuement les aménagements propres à l’accompagnement d’un tel jeune homme Asperger (éminemment autiste dans ses fonctionnements) dans le cadre d’une écoute analytique et d’un travail psychothérapique aux limites du dispositif analysant habituel. Pour autant, je peux dire rapidement que, pour moi, dans les rencontres avec Blaise, il s’agit d’une psychothérapie, ou du moins de ce qu’un psychanalyste peut faire dans la rencontre avec une personne Asperger pour contenir et transformer les enjeux de souffrances narcissiques et dépressives extrêmes mais étonnement peu psychisées et si peu représentées, comme « en attente » de mises en formes avant même d’être traitées, élaborées et dépassées… Et surtout, il s’agit de soutenir l’investissement même de la pensée, du jeu et du travail psychique dans un hypothétique plaisir à deux et une libidinalisation de la pensée, une sorte d’auto-érotisme mental et de nouveau plaisir à fonctionner. Il s’agit d’expliquer, de traduire, de penser et rêver « avec », voire « à la place de », de prêter en quelque sorte ma psyché, ma capacité de rêverie et de liens. Le contre-transfert ici est davantage une offre préalable d’investissement qu’un écho au matériel et aux mouvements du patient. La continuité et la solidité du cadre autant que la patience et la connaissance aiguë des singularités autistiques de fonctionnement d’un tel jeune homme paraissent ici une ressource essentielle pour un accompagnement aussi atypique.
29 Si les invariants du projet même de cet engagement restent donc fondamentalement liés à l’écoute de la souffrance psychique (éclairée de l’intelligence psychanalytique des processus psychiques), ils s’appuient souvent sur une sorte de « guidance » et d’explications ou d’apprentissages des relations et de décryptages des scènes de la vie quotidienne de ce jeune homme ; et toujours sur une « présence bien vivante » (Alvarez, 1997) et une implication presque ludique du thérapeute qui peut parfois sur-jouer et affecter plus que de raisons certaines interventions. Ces invariants s’articulent et se déploient plutôt dans une tentative d’investissement (ou de réinvestissement) du « penser ensemble » et du travail psychique de mise en formes et en mots des expériences et des émotions, dans une compréhension partagée, appuyée notablement sur l’espace de jeu conscient-préconscient assez éloignée d’un travail interprétatif classique « dans » le transfert et aux regards des logiques inconscientes. Le processus comme le dispositif et les interventions sont ainsi peu « analysantes » et interprétatives, pas des plus « orthodoxes » même si j’ai toujours eu le sentiment et la conviction de rester analyste au plus loin de mon exercice habituel. Mais en même temps, l’intelligence psychanalytique des processus est convoquée en permanence, le travail analysant (au moins en interne chez l’analyste) est continu, et la dimension analytique est dans tous les cas et, devrait-on dire, comme toujours dans l’engagement et l’effet de la rencontre in situ avec la psyché de celui qui vient demander une écoute. Or, Blaise, à cet égard et à sa manière, demandait bien un lieu pour être écouté, accompagné, aidé, soutenu dans sa compréhension de ce qui se passait en lui de ce qui le faisait souffrir.
30 L’on peut relever en premier lieu, chez Blaise, l’omniprésence d’une souffrance psychique tout autant ancienne (l’adolescence et les années de collège ont été extrêmement douloureuses) qu’actuelle dans son triste isolement, à l’opposé de tous les dénis, de tous les scotomes ou des impossibilités de ressentir, de reconnaître, de nommer et, surtout, d’exprimer cette souffrance. Laquelle est plutôt vécue contre-transférentiellement à mon endroit, et peu à peu mise en forme entre nous deux à partir de mes propres rêveries et commentaires. Le début du travail consista essentiellement, pendant de longues séances, à écouter le quotidien, à décrypter et expliquer les scènes d’interactions et d’incompréhensions sociales, à rêvasser et à colorer le discours assez factuel et pragmatique de Blaise d’intentions, de sous-entendus, d’émotions implicites, d’effets subjectifs, etc. À cet égard, je n’eus de cesse de vivre, dans le cadre du contre-transfert, des émotions envahissantes et archaïques. Par exemple, lorsqu’il évoquait ses incompréhensions vis-à-vis des autres : dans le cadre d’un stage préparatoire à un possible emploi avec de jeunes collègues ou autres stagiaires, son inaccessibilité radicale à l’humour et à l’implicite semblait pour lui truffer d’énigmes terrifiantes toutes ses relations aux autres, ou encore dans la vie quotidienne ses difficultés d’ordre pratiques telles que conduire une voiture sur un trajet inconnu, faire des courses ou demander des renseignements pour ses projets d’avenir relevaient à chaque fois d’un sketch incroyable et toujours inadapté. Quand son marasme narcissique-identitaire et son envahissement déprimé commencèrent à céder, les premiers acquis précieux furent notables au regard de nouveaux intérêts et investissements. Il s’inscrit dans le groupe de théâtre d’une Maison de la Jeunesse et de la Culture (MJC) proche du domicile de ses parents. Et, si la première séance fut extrêmement difficile au point qu’il dût sortir au bout d’une quarantaine de minutes, les réassurances, autant que les « reprises » dans le cadre de nos séances, ainsi que l’investissement progressif à raconter et à imaginer (presque à « préparer » entre nous), ses improvisations et son travail sur scène et devant les autres, accompagnèrent un progressif mais indéniable plaisir à participer à cette activité. Mieux même, au bout d’un an et demi de travail il put participer, avec le groupe, à une soirée festive et conviviale de fin d’année…
31 Le second progrès très sensible concerna les gains sociaux et notamment sa lecture des relations humaines et des états mentaux affectifs. Par exemple, un jour de la seconde année de traitement Blaise m’interrogea à ce sujet : il pensait avoir perçu, sur son lieu de travail (là où il venait d’être embauché à temps partiel), qu’une jeune stagiaire le désirait, si bien qu’il demanda presque « confirmation » de son pressentiment en séance. La seule figuration étonnée, étonnante mais convaincante de Blaise fut de me raconter : « C’était comme dans les dessins animés avec des pirates et des coffres-forts ! Là où on voit les yeux des pirates briller à en sortir presque des orbites devant le coffre-fort du trésor à demi ouvert. » Or, « il s’était précisément senti à la place du coffre-fort en voyant la jeune femme qui le regardait quant à elle très intéressée et qui l’envisageait comme une pépite d’or. » Sa conclusion était de penser qu’elle éprouvait sans doute quelque chose de fort pour lui, et que « c’était peut-être cela l’amour ou le désir »… Ce début d’appréhension et d’intérêt pour cette manifestation adressée et affectée de la vie psychique le conduisit (comme surfant sur les états mentaux des autres) à regarder en lui-même pour y trouver des émotions ou des intérêts similaires. Puis cela l’amena à oser approcher, voire à inviter quelques jeunes filles pour une sortie au cinéma, au théâtre, au restaurant. Et bien que les malentendus, maladresses ou « ratés » aient été fréquents et douloureux ; son chemin vers la vie psychique et inter- subjective ne cessa de s’épaissir.
32 Pour autant que la question de la « généralisation » des nouvelles fonctions et des nouveaux investissements soit un élément central dans le traitement de l’autisme, je me devais d’être très attentif aussi bien à ces émergences au sein de la situation protégée de notre relation thérapeutique qu’à leur « exportation » dans sa vie sociale. Comment en effet ne pas se satisfaire de voir in situ (dans la thérapie) des améliorations et de nouveaux investissements, mais toujours se demander illico comment la personne emmène et utilise ses nouveaux investissements, et cette nouvelle épaisseur, dans des situations « au dehors » de la vie quotidienne qui restent pour lui tellement sidérantes, souvent incompréhensibles et handicapantes ?
33 De ce point de vue, Blaise nous montrait que la « théorie de l’esprit », l’empathie et la cognition sociale :
- ne sont pas uniquement des fonctions neurocognitives isolées et autonomes (défaillantes ou opérantes), mais ont directement maille à partir avec l’épaississement et l’investissement de la vie psychique et de la pensée ;
- adviennent en vérité uniquement d’un commerce psychique avec l’autre dans le travail psychothérapique et progressivement dans les rencontres effectives et devenues possibles dans les espaces quotidiens.
Une séance récente…
35 Un jour, après trois ans de traitement environ, alors que j’allais chercher Blaise en salle d’attente, il semblait assez guilleret (ce qui n’est pas si souvent le cas !), et m’accueillit de façon assez enthousiaste d’un salut très amical et presque enjoué… Il entra dans le bureau et, en déposant comme à son habitude sa veste sur le dossier d’un des fauteuils et son sac à terre à ses pieds, se mit à scruter avec un regard aiguisé mais toujours de côté mon bureau (ce qu’on appelle un regard périphérique plus attaché aux détails qu’à certaines saisies globales des choses). Il observa les différents objets qui s’y trouvaient et regarda enfin ma propre personne, à son tour objet d’une sorte d’examen rapide mais très précis. Il lui arrivait souvent de voir avant et mieux que tout le monde un changement vestimentaire inhabituel, une marque de fatigue ou d’état grippal menaçant (comme s’il présentait à certains égards un hyper-fonctionnement perceptif plutôt qu’un défaut d’empathie) et ne manquait pas de ponctuer ses observations de commentaires attentifs et bienveillants comme pour prendre soin de moi…
36 Cette fois, il s’assit en souriant aux anges et en riant dans sa barbiche (il a, depuis peu, soigné son look en laissant pousser une petite barbe adolescente et clairsemée). Assez rapidement, et devant mon regard encourageant, mon sourire et mon invitation rituelle « Je vous écoute Blaise… », il entama avec son sourire étonnant une diatribe qui allait beaucoup me surprendre. Peut-être avait-il, au fond, préparé comme une mise en scène théâtrale, les effets qui vont suivre.
37 « Ah bah… Il est brillant le Monsieur Joly… Ah bah il est fort le fameux thérapeute spécialiste des enfants !! » Léger suspend (presque mis en scène donc, et en tout cas un peu sur-joué) de sa parole, qui me laissa perplexe et un brin étonné. C’était apparemment l’effet qu’il recherchait, ce qui l’amusa davantage encore. Il reprit : « Alors comme ça… vous installez les Playmobil de telle manière que certains vont se faire couper la tête par les pales de l’hélicoptère… ? C’est malin… et c’est léger (!) de montrer cela aux enfants angoissés qui viennent vous voir pour que vous les aidiez ! » Deuxième suspend encore plus marqué de sa mise en scène de début de séance, scrutant apparemment mes réactions et mes émotions. Devant la mimique d’interrogation éberluée que je n’arrivais sans doute pas à masquer totalement en moi, Blaise ajouta alors : « Bon je veux bien admettre que vous lui avez mis un casque pour qu’il s’en sorte peut-être avec la tête et la vie sauves… mais quand même. » Je commençai à m’amuser intérieurement de son jeu, en me disant que ce qui paraissait une mise en scène presque préparée était en vérité une sorte d’improvisation d’humour et de titillement (gentiment et transférentiellement agressif à mon endroit) inventée spontanément depuis son observation inaugurale en entrant dans le bureau. Encore que cette lecture interprétative et transférentielle resta très intellectuelle et non formulée, car elle ne s’accordait pas, à ce moment, en moi à un quelconque vécu interne d’attaque ou d’agressivité. De fait, sur l’étagère qui se trouve sur sa droite et où sont mis à disposition un certain nombre de jouets pour les enfants, au milieu des Playmobil se trouvait bien un « bonhomme casqué » qui n’était qu’à demi enfoncé dans son hélicoptère, et, ce faisant, était sous la menace directe des pales qui l’enserraient. Je trouvai dans mes premières pensées associatives que Blaise avait considérablement évolué dans sa capacité à jouer psychiquement de l’humour et du semblant, dans sa capacité à initier un jeu « juste pour le plaisir de l’échange » au deuxième degré, et même à y glisser une petite pointe d’agressivité de bon aloi au milieu de sa très grande bienveillance et de son attachement jusque-là univoque pour moi. Comme si une émergence d’ambivalence permettait et accompagnait une meilleure distance ainsi qu’un investissement plus authentique et notablement plus utilisable, intériorisable et « exportable ». Mon visage pendant cette écoute de début de séance étonnante et ces piques d’humour de Blaise devait néanmoins marquer une interrogation persistante, car Blaise me regarda en perdant un instant son sourire amusé… et s’esclaffa : « Non mais, Monsieur Joly, vous croyez que je pense vraiment que vous avez mis le petit bonhomme Playmobil sous les pales de l’hélico pour terroriser vos petits patients ? Non… c’est du douzième degré ! Je me doute qu’un enfant l’a mal rangé et posé rapidement de cette manière ! »
38 La chute est encore plus convaincante que l’entame. Blaise était, à tous points de vue, branché en permanence sur mes « états mentaux ». Il était devenu un champion de l’empathie, du jeu interactif, et un champion du monde de la théorie de l’esprit. Je veux dire, ici, qu’entre fonctions et fonctionnements, il savait à présent se servir de sa théorie de l’esprit pour entrer en relation avec l’autre, pour y prendre du plaisir même et pour déplier au creux de cette relation du jeu, de l’imaginaire, du second degré et même de la conflictualité « bien tempérée ». Un long travail thérapeutique, un long parcours de rencontre, un « commerce » psychique avec l’autre et l’expérience éprouvée de l’investissement de l’autre-thérapeute, de ses propres pensées internes comme du matériel apporté par le patient et de son « pensoir » émergeant ou encore potentiel ont accompagné cet investissement du jeu psychique, et la relance fonctionnelle de compétences sociales, communicationnelles, ludiques et interactives.
39 La séance se poursuivit dans une ligne associative plus habituelle, Blaise évoquant longuement son travail et ses difficultés professionnelles, surtout pragmatiques et relationnelles dans la gestion des contraintes institutionnelles, des pressions hiérarchiques et notamment des conflits douloureux (trop souvent énigmatiques à ses yeux) avec sa responsable directe au sein de son unité de travail. Puis, il évoqua sa vie de famille et son inquiétude vis-à-vis de ses parents qui, de son point de vue, souffraient considérablement et depuis toujours de ses différences et particularités, de ses perpétuels embarras, maladresses et problèmes. Blaise présenta une douleur psychique très touchante, et raconta cette insupportable souffrance, dont il ne pouvait parler et qu’il ne pouvait partager qu’ici, en séance, n’ayant pas, ailleurs, d’interlocuteur proche et préférant éviter soigneusement d’aborder ses difficultés en famille pour « ne pas en rajouter» comme il disait élégamment. La fragilité narcissique de ce singulier garçon et les tonalités dépressives, coupables et anxieuses étaient encore omniprésentes.
40 Presque arrivé à la fin de la séance, Blaise se reprit en disant qu’il avait le sentiment de s’être beaucoup plaint aujourd’hui, « peut être trop » ajouta-t-il à mon endroit, et d’avoir beaucoup dit : « Tout ce qui ne va toujours pas », alors qu’en vérité il était quand même « drôlement content». Ce grand gaillard touchant et si fragile crut bon d’ajouter qu’il n’imaginait pas que les choses évolueraient ainsi pour lui, il y a encore un an, quand il déprimait sévèrement. Il n’était alors pas sûr d’être retenu pour son travail, comprenait si mal les relations avec les autres qu’il allait d’échecs en moqueries et d’isolements en replis et avait, conséquemment, dans un épisode douloureux de pneumothorax, traversé une période très difficile. De fait, aujourd’hui, il avait retrouvé une bonne forme physique et avait repris le monocycle qu’il pratiquait assidûment avec beaucoup de plaisir, s’était engagé dans un groupe de théâtre très déstabilisant mais très dynamisant. Il conduisait sa voiture seul et partout, même dans des endroits inconnus (juste avec l’aide systématisé d’un GPS assez opérant). Mieux, il décrivit le plaisir qu’il avait à conduire et un certain sentiment d’intimité, de sécurité et de propriété dans l’espace de sa voiture personnelle. Il avait aujourd’hui une sorte de réassurance de ses compétences et connaissances, comme si le baccalauréat ou le permis acquis de manières laborieuses se transformaient d’examens théoriques abstraits en une authentique validation dans le quotidien des adultes de savoirs partageables et utilisables. Il avait surtout un travail stable dans le cadre d’un contrat à durée indéterminée (ce qui était pour lui tout à fait inimaginable). Et (oserais-je dire « cerise sur le gâteau») il avait aujourd’hui une amoureuse et découvrait en lui, et surtout en l’autre, le trouble et l’attirance ou juste le plaisir « d’être avec ». Une jeune stagiaire de son institution s’était en effet rapprochée de ce beau garçon étrange : ils se « bécotaient » en douce dans les couloirs et autres recoins de la structure, et s’envoyaient de brûlants texto du soir au matin. Lui qui, au début de nos rencontres, suscitait une blessure profonde chez son père qui ne pouvait l’imaginer avoir une relation amoureuse, il répondait aujourd’hui en personne à mes discrètes interrogations du côté de sa vie amoureuse l’air ébahi devant une énigme abyssale : « Vous ne m’imaginez pas Monsieur Joly ! »…
41 Sa conclusion me laissa alors presque aussi perplexe que son début de séance : Blaise me dit d’abord qu’il était tellement heureux de tout ce changement qu’il était allé mettre un cierge en pensant à moi à l’église du quartier pour me remercier de l’aide et du chemin dans lequel je l’ai accompagné… Le temps que mes associations internes traversent cette idée (j’avoue n’aimer que moyennement l’idée du cierge !)… Blaise poursuivit encore :
42 — Vous savez, j’ai beaucoup réfléchi à vous et à votre travail de psychothérapie avec moi… Je crois que vous êtes un prisme Monsieur Joly !
43 Moi de reprendre un brin interloqué :
44 — Un prisme ??
45 Je dois avouer qu’en trente ans de carrière c’est la première fois qu’on me « traite » de prisme !
46 — Oui, cela doit être quelque chose d’approchant votre travail de thérapeute. Moi, je ne vois les choses qu’en couleur blanche… Cela doit être mes Aspergeries ! Et vous vous me montrez dans toutes les choses que j’évoque, dans mes sentiments, mes émotions, mes rencontres et mes difficultés, vous me montrez la complexité et la beauté de la couleur et des différentes teintes qui colorent le tableau et diffractent comme un arc-en-ciel la lumière dans toutes ses belles couleurs… Et cette coloration donne aussi de l’épaisseur, ou de la profondeur aux choses que je vis, comme le passage d’un à-plat en 3D… Oui, c’est cela vous êtes un prisme !
47 Blaise se leva de son fauteuil pour récupérer ses affaires, pendant que je me surpris à penser que c’était l’une des plus belles définitions que j’avais entendue jusqu’à aujourd’hui de l’exercice psychothérapique ou psychanalytique : diffracter la couleur blanche en colorant le tableau subjectif de toutes les couleurs internes et spécifiquement psychiques (inconscientes et préconscientes), pour accéder au plaisir et à la beauté de la 3D psychique, et du jeu avec la pensée.
48 Ainsi, aujourd’hui, Blaise a accès à la métaphore, à des métaphores partagées et partageables. Il a accès, et utilise à l’envi, le double sens, les implicites et les tours de paroles (pour parler comme nos collègues cognitivistes spécialistes de l’autisme). Il a surtout une utilisation tellement épaisse et continue de la « théorie de l’esprit» dont il paraissait, il y a deux ans à peine, tellement démuni, dans une sorte de défaut absolu prototypique et pathognomonique… De telles vacuités dans la clinique des fonctions cognitives peuvent au fond être comblées et/ou relancées et réinvesties formidablement.
49 À la fin de la toute dernière séance, avant de me serrer la main et de quitter le cabinet, Blaise me dit : « Bonne fin de journée… à bientôt », hésitant comme s’il avait encore quelque chose à me dire… Puis finalement il se « lâcha » et saisit dans son sac un objet. Ménageant son effet, c’est un homme « de théâtre », il me dévoila après un petit temps de latence et de protection de son « trésor » un paquet cadeau qu’il me tendit.
50 — C’est pour vous Monsieur Joly… J’attendais, en pensant à vous, sans oser vous le donner depuis la reprise début janvier comme petit geste de bonne année. Ne l’ouvrez pas tout de suite, me dit-il en me saluant enfin et en se dirigeant vers la porte. Cela va vous faire plaisir car…
51 Il revient vers moi :
52 — Vous savez que vous ressemblez à Freud ! Vous savez… l’inventeur de la psychanalyse ! (Il sembla attendre un acquiescement de ma part, pour le cas où je ne le connaîtrais pas.) Et bien vous lui ressemblez tellement avec votre petite barbiche poivre et sel et votre look que vous devez aimer cela comme lui !!! Hahaha…
53 Il s’éloigna très heureux de cette séquence et de ce clin d’œil terminal… Quand j’ouvris le paquet après la séance, je découvris un cigare (rare et précieux sans doute, de ceux qui viennent de loin et coûtent sans doute cher). Un cadeau assez improbable pour moi qui n’ait jamais fumé de ma vie ! Que je garderais sans doute comme double souvenir de Blaise et de Freud… Vous savez ? L’inventeur de la psychanalyse…
Pour ne pas conclure : psychisation, pulsionnalisation et réanimation des fonctions cognitives
54 Les fonctions cognitives comme les fonctions instrumentales, perceptives, motrices etc. n’existent pas chez l’homme hors de leur substrat bio-physiologique et de leurs potentialités équipementales originaires (toujours différentes d’un sujet à l’autre) ; mais n’existent pas plus hors du déploiement développemental précoce de ces potentialités au regard des expériences archaïques et des conditions historiques événementielles et environnementales ; elles n’existent pas davantage sans une nécessaire subversion psychique faite d’investissement, de pulsionnalisation et de coloration historique, psychique, voire d’appropriation subjective. Il n’y a que dans les « laboratoires » (dans des dispositifs ingénieux et artificiels) que l’on tente, grâce à la méthodologie scientifique, d’isoler asymptotiquement ce que l’on considère comme une fonction isolée pour l’étudier. Mais l’artifice expérimental ne dit pas la vérité scientifique, et encore moins la totalité de l’enjeu fonctionnel. Il déforme radicalement la globalité d’une fonction qui, en vérité, n’apparaît que lors d’une rencontre, dans un contexte et au regard d’un investissement, voire d’une subversion inconsciente et d’un poids historique inconscient. Ceci vaut pour toutes les fonctions spécifiques assez bien repérées dans les dérives ou entraves autistiques, et vaut, exemplairement, pour le pathognomonique autistique que l’on situe dans le registre si abîmé de la cognition sociale, de l’empathie, de la théorie de l’esprit, des habiletés sociales et de l’intentionnalité, ou plus globalement du jeu communicationnel et relationnel, voire dans des éléments plus discrets ou plus sophistiqués, c’est selon (perception, cohérence centrale, etc.), sous-jacent aux conduites relationnelles.
55 Tous ces aspects, caractéristiques d’une clinique de la fonction, bien illustrés dans leur complexité et leurs aléas psychopathologiques chez l’enfant et l’adolescent (défaut de « théorie de l’esprit », manque d’empathie, etc.) par la spécificité des fonctionnements d’un jeune homme atteint d’un syndrome s’Asperger, mènent au constat que les recherches sur ces particularités et sur les défauts de « théorie de l’esprit » s’appuient le plus souvent implicitement ou explicitement sur l’idée d’une défaillance fonctionnelle ou lésionnelle, ou même conduisent – arc-bouté sur des hypothèses réductionnistes, voire scientistes – vers des modèles de compréhension et des stratégies à « courte vue ». Pour des raisons d’équipement génétique et neuropsychologique, cette fonction défaillante aurait potentiellement abîmé le développement socio-émotionnel, communicationnel et comportemental devenu pathognomonique chez l’enfant. Il s’agirait uniquement de « béquiller » ces défaillances fonctionnelles par des stratégies compensatoires et des entraînements réadaptatifs et conditionnés. Alors même que la clinique psychothérapeutique (en analyse, voire dans nombre de dispositifs d’accompagnements médiatisés ou d’expériences institutionnelles) témoigne à l’envi d’une maïeutique relationnelle et ludique de ces fonctions qui semblent étonnamment réémerger de cette vacuité neuropsychologique, et se déployer largement dans l’espace thérapeutique, et pour part se généraliser dans l’espace de vie de l’enfant ou de l’adolescent à partir d’un simple accompagnement psychique.
56 Ailleurs, cette dimension de théorie de l’esprit et son utilisation fonctionnelle n’apparaissent en vérité, au décours du développement, qu’à un âge déjà avancé. Et, au regard de la dys-fonctionnalité autistique spécifique de la théorie de l’esprit, tous les cliniciens ayant authentiquement accompagné (des années durant parfois) de jeunes patients autistes initialement assurément en défaut de TOM (Theory of Mind) peuvent témoigner du fait que cette fonction peut aussi advenir (pleinement ou partiellement) dans le cadre d’une relation affectée et continue avec l’autre psychique ! Ils peuvent témoigner du fait que la théorie de l’esprit (au moins autant que sa potentialité équipementale) advient d’un échange affecté et régulier avec l’autre psychique, pour peu que cet autre ne cède pas sur sa vie psychique ni sur l’hypothèse de la vie psychique et des états internes chez l’autiste. Ce crédit d’investissement plaisant et partagé de la pensée, ainsi que ce commerce intersubjectif « ludique » accouche d’une théorie de l’esprit chez l’autiste ; peut-être comme chez tout enfant au décours d’un développement normal qui est surchargé et traversé de ce type de relation et d’accompagnement. Ce constat clinique banal nous invite à élaborer une réflexion complexe et pour le moins complémentariste pour l’étude et la prise en charge des fonctions et de leurs fonctionnements chez l’enfant. Autrement dit, on ne peut que regarder la fonctionnalité (surdéterminée) dans une vision développementale complexe et pluri- dimensionnelle et mesurer combien le commerce psychique avec l’autre soit infléchit, soit subvertit, mais dans tous les cas potentialise et dynamise aussi les données initiales des fonctions équipementales.
57 Concernant la compréhension et l’élaboration de l’exercice psychothérapique, je rejoindrais assez volontiers Jacques Hochmann en considérant ceci :
[Le soin individuel psychothérapique] vise à aider l’enfant à découvrir l’intérêt et l’utilité d’une mise en forme narrative de son existence, en dépassant son adhérence à la concrétude, son besoin de présentification immédiate, son intolérance à l’absence ou à la distance, et en découvrant avec sa ou son thérapeute des contenants d’histoire où les événements de sa vie viendront se loger et se succéder dans le temps. […] Il s’agit moins là d’aider l’enfant à appréhender le sens de ce qui lui arrive ou à traduire en termes conscients ses motions inconscientes, qu’à présenter la possibilité d’un sens et d’un récit. La psychothérapie d’un autiste a donc, dans une certaine mesure, un caractère d’apprentissage : apprentissage de la nature, des différences et du nom des émotions, apprentissage du lien entre un affect et une représentation, apprentissage surtout d’une activité de liaison narrative des complexes affectivo-représentatifs entre eux, indispensable au travail de mémoire
59 Il s’agit au fond, dans cet exercice singulier de la psychothérapie analytique avec une personne Asperger, d’une sorte de réinvestissement ou peut-être plus justement d’investissement premier de la pensée et singulièrement du plaisir à penser ou, mieux encore, du plaisir à penser « l’autre » et à penser « avec » l’autre. Se faisant, il est nécessaire de relancer et de soutenir le développement si entravé et retardé des fonctions sociales et communicationnelles. Mais plus essentiel encore, il est primordial d’étayer, en profondeur, une sorte de « reprise » du développement psychique, de l’épaississement du travail psychique et du jeu mental. L’investissement, voire la pulsionnalisation de ce jeu psychique et du sujet émergeant est à cet endroit (et aux « limites » de l’analyse) d’abord l’œuvre de l’analyste – et le contre-transfert ici, plus qu’ailleurs sans doute, précède, selon moi, tout mouvement transférentiel. On peut avancer l’idée, avec Hochmann (2002, 2014) ou dans un clin d’œil plus ancien et appuyé aux Kestemberg (1966), de relancer un certain auto-érotisme mental (si mis en défaut dans les régions autistiques) : un plaisir d’organe, un plaisir pris avec le fonctionnement de l’appareil psychique lui-même. Pas un plaisir clonique de la décharge et de la simple satisfaction orgastique, mais bien plutôt un plaisir tonique continu, un plaisir de fonctionnement qui, s’il convoque le pulsionnel et la question des investissements, est un chemin long et lent de psychisation et d’appropriation subjective des fonctions : depuis les instrumentations les plus concrètes et pragma- tiques aux fonctions mentales les plus supérieures et au plaisir de la pensée et du jeu. L’enfant ou l’adolescent autiste, ou ici Asperger, qui semble si cruellement privé de ce plaisir auto-érotique de penser (n’oublions pas à cet égard que l’autisme c’est l’auto-érotisme sans Éros (Fédida, 1990)) trouve dans le dispositif psychothérapique et en l’analyste, depuis l’investissement même du thérapeute sur sa propre psyché, sur la scène de la rencontre, sur le matériel et la psyché de l’autre, une aide pour « remettre en marche » ce plaisir de fonctionnement psychique, cette pulsionnalisation de l’âme et du jeu psychique et inter-subjectif. « Vous êtes un prisme Monsieur Joly» : le thérapeute est un prisme qui transforme la lumière blanche en jeu de couleurs et de profondeurs… Qu’on ne s’étonne donc guère ici que les fonctions cognitives « mesurées » préalablement comme totalement défaillantes, en déficit pathognomonique, soient réinvesties, libidinalisées et concrètement transformées.
60 D’une certaine manière, il s’agirait comme l’a dit M.C. Laznik (1991, p. 137) d’une « psychanalyse à l’envers », à savoir selon des termes lacaniens : « permettre la mise en place du moi en tant qu’aliénation foncière dans l’image spéculaire, fondement des rapports imaginaires » à l’opposé de la cure analytique classique qui, ailleurs, « manipulera ce même miroir pour faire apparaître la dimension d’aliénation de cette construction du moi ».
61 Les indéniables et si précieux remaniements cognitifs, socio-émotionnels, communicationnels et relationnels ont été chez Blaise assez saisissants, mais ne sont pour autant pas exceptionnels, et apparaissent même assez prototypiques dans mon expérience d’accompagnement analytique ou psychothérapique de ce type de pathologies, dans une sorte de réanimation psychique des fonctions cognitives issue du commerce psychique et relationnel, voire ludique avec les jeunes autistes.
62 Et ici, outre l’intérêt thérapeutique évident, quelques enjeux éthiques et politiques se dessinent, ainsi qu’un chantier considérable de recherche à l’endroit de la réflexion psychopathologique, dans une pensée clinique et développementale pluridisciplinaire et intégrative.
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Mots-clés éditeurs : psychothérapie, théorie de l’esprit, autisme, psychanalyse, syndrome d’Asperger, transformations, empathie
Date de mise en ligne : 09/07/2015
https://doi.org/10.3917/jpe.009.0115Notes
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[1]
Psychanalyste, psychologue clinicien, docteur en psychopathologie. Conseiller scientifique du C.R.A. Bourgogne-CHU Dijon, membre titulaire de la SFPEADA, membre de la CIPPA, Président de l’association Corps et psyché, Vice-Président du C.E.P. de Bourgogne, comité de direction du Journal de la psychanalyse de l’enfant (Puf).
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[2]
Il est par exemple saisissant de prendre la mesure qu’un comportement autistique donné n’est plus compris « que » comme un comportement adapté (à favoriser ou conditionner) ou non (et alors dit « problème »), en lien avec l’équipement, le fonctionnement spécifique de l’enfant avec autisme, et au regard de ses difficultés de socialisations et de communications ; mais n’est en rien appréhendé dans ce que ce comportement (en plus et à côté des sources fonctionnelles spécifiques de l’enfant) est aussi depuis des années de fonctionnement devenu pour lui une défense, une économie du lien au monde, fabriquant des bénéfices et des modalités de commerce avec les autres (fabriquant même chez l’autre des retours, échos, effets pragmatiques plus qu’empathiques) ; que, se faisant, prétendant traiter le comportement manifeste, on devra recevoir et traiter le « paquet » compacté de la conduite plus ou moins difficile et de son utilisation relationnelle et défensive… À l’oublier, on ne saura transformer quoi que ce soit de manière durable et utile pour l’enfant, sinon à renforcer à l’envi des contraintes, conditionnements et forçages stériles !
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[3]
Ce qui ne veut pas dire que le langage précoce ou ultérieur de ces personnes Asperger est « banal », mais seulement qu’il apparaît sans retard développemental aucun, voire parfois avec une certaine précocité et une indéniable épaisseur… Pour autant les singularités langagières restent nombreuses : je me permets de renvoyer à l’ouvrage collectif Touati B., Laznik M.-C., Joly F., Langage, voix et parole dans l’autisme, Paris, Puf, 2007.
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[4]
Haute Autorité de santé.
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[5]
Et de manière continue dans mon expérience personnelle de trente ans auprès de patients jeunes et moins jeunes souffrant d’autismes, ou de syndrome d’Asperger et dans des espaces d’accompagnements notablement diversifiés et complémentaires : thérapeutiques psychomotrices, travail institutionnel, soutien aux parents, analyse de pratiques dans nombre d’institutions de références et de pratiques de toutes obédiences, psychothérapies psychanalytiques, et animation régionale d’un Centre ressources autismes (CRA) et d’une unité experte de diagnostics.
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[6]
Centre ressource autisme.