Notes
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Texte d’une conférence donnée à Toulouse le 26 septembre 2009.
1 Un demi-siècle s’est écoulé depuis la fin de ma supervision avec Mrs Klein en 1959, un an avant sa mort en septembre 1960. Dans le premier chapitre d’un de mes précédents ouvrages À partir de Melanie Klein (1998), j’ai relaté en détail cette expérience fondatrice de ma pensée psychanalytique.
2 L’œuvre de Mrs Klein est complexe et demande, pour être comprise, une lecture attentive de tous ses articles, y compris les derniers, regroupés dans Transfert et autres écrits (1995) ainsi que dans Envie et Gratitude (1978). J’attire votre attention, dans ce dernier volume, sur quatre de ses articles « Les racines infantiles du monde adulte » (1959), « Se sentir seul » (1963), « Sur la santé mentale » (1960), « Réflexions sur l’Orestie » (1963). Ces articles me semblent résumer son œuvre et mettent l’accent sur un axe fort de la pensée de Mrs Klein, à savoir la nécessité permanente de rechercher l’équilibre entre les différents points de vue (vertex que condense la situation clinique) au sens où Bion l’entend.
3 Afin d’illustrer mon propos, je souhaiterais évoquer ce qu’elle m’a dit, revenant de ses vacances estivales en 1958. Elle avait mis à profit cette période de vacances pour lire Le Temps retrouvé de Proust, œuvre qu’elle qualifia ainsi : « a staggering work of genius » (une œuvre si impressionnante qu’elle vous secoue en profondeur). Je vous cite les passages qui ont retenu son attention dans le dernier tome de ce chef-d’œuvre de Proust (1927) :
[…] Je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de Combray ; mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement de dire si c’est bien cela, si les mots qu’ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j’ai écrits […].
La reconnaissance en soi-même par le lecteur de ce que dit le livre est la preuve de la vérité de celui-ci […] [mais c’est à l’auteur] à laisser la plus grande liberté au lecteur en lui disant : regardez vous-mêmes si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre.
[ …] Je me sentais accru de cette œuvre que je portais en moi, comme quelque chose de précieux et de fragile qui m’eut été confié et que j’aurais voulu remettre intact aux mains aux quelles elle était destinée et qui n’étaient pas les miennes.
5 Le bonheur lié à son œuvre venait
6 […] d’un élargissement de son esprit […].
J’aurais voulu léguer celle-ci à ceux que j’aurais pu enrichir de mon trésor
8 Je me permets d’ajouter, en complément, mes propres citations de Proust, qui me semblent aller dans le même sens que les conceptions de Mrs Klein : « […] [l’importance] de représenter certaines personnes, non pas au dehors mais au-dedans de nous, où leurs moindres actes peuvent amener des troubles mortels. »
9 Pour finir : « Si l’idée de la mort dans ce temps-là m’avait… assombri, l’amour, depuis longtemps déjà, le souvenir de l’amour, m’aidait à ne pas craindre la mort. Car je comprenais que mourir n’était pas quelque chose de nouveau, mais au contraire, depuis mon enfance j’étais mort bien des fois » (Proust, 1927, p. 143).
10 Ces citations, relevées dans l’œuvre proustienne, illustrent cette pensée kleinienne que le sevrage suscite en nous un certain vécu de la mort du sein (Segal, 1955 ; Meltzer, 1967). Mrs Klein appréciait me semble-t-il, un passage de Colette que je lui avais communiqué : « Elle (sa mère) écoutait son fils avec douceur, sachant que certaines causes fructifient en effets imprévus et qu’un homme est obligé, au long de sa vie, de naître plusieurs fois, sans autres secours que le hasard, les confusions, les erreurs […] » (1933, p. 179, souligné par moi).
11 Reprenant ces propos de Mrs Klein, j’ai la conviction qu’elle suggérait un lien intime entre l’attitude de Proust à l’égard de son œuvre et sa propre attitude envers la sienne. J’en veux pour preuve, la description que fait Mrs Klein de l’interaction permanente entre le monde externe et le monde interne, ou encore les éditions successives de la position dépressive qui rejoignent, à mon avis, la compréhension sensible qu’en a eue Proust.
12 Ma propre lecture de l’œuvre de Mrs Klein m’amène à faire d’autres liens avec Proust, notamment à travers certains sentiments éprouvés par Swann : « Les souffrances nou- velles […] venaient d’entrer dans son âme comme des hordes d’envahisseurs. » On retrouve bien là l’évocation d’un aspect de la position schizo-paranoïde, contrastant avec « ces plus anciens autochtones [selon moi, enracinés dans la terre psychique] habitants de son âme [qui] employèrent un instant toutes les forces de Swann à ce travail obscurément réparateur », évocation précise d’une réparation aidée et soutenue par les bons objets internes, issus d’une élaboration toujours à faire de la position dépressive.
13 Comme vous le savez peut-être, il a souvent été fait critique de l’idéalisation développée par Mrs Klein envers son frère Emmanuel, qu’elle percevait comme un génie, critiques même issues des proches de son groupe. Emmanuel était helléniste et il avait transmis à sa sœur le grec ancien. Œdipe représente l’esprit de recherche selon Bion, et « klein » en allemand signifie « petit », et « kleinos » signifie « glorieux, illustre ». Il me semble que le travail de deuil de ce frère illustre qu’a dû effectuer Mrs Klein, constitue certainement le soubassement des identifications sur les versants, tant projectif qu’introjectif, qu’a construit Mrs Klein, et qui ont concouru à la création de sa propre œuvre de génie.
14 Je pense que vous connaissez les deux premiers cha- pitres de La Psychanalyse des enfants (1932) où Melanie Klein précise sa technique de la psychanalyse des tout jeunes enfants. Elle y précise l’assise théorique de cette technique. À cette période, le jeu avec des petits jouets et le jeu dramatique (jeu de rôle) fournissent une grande partie du matériel analytique. D’après moi, on peut entendre le jeu dramatique selon deux acceptions : l’une pouvant s’illustrer par l’œuvre d’Antonin Artaud, l’autre trouvant sa figuration dans le théâtre grec :
15 – Chez Artaud, le jeu est expulsion de l’expérience affective, l’identification projective est à l’œuvre et l’enfant se vide d’une partie de lui-même en la mettant dans l’autre.
16 – Dans le théâtre grec, on assiste à la mise en scène d’un drame que le personnage joue et fait jouer à l’extérieur afin de mieux pouvoir l’élaborer. Ce second aspect est plutôt celui que recouvre le jeu de rôle.
17 Play analysis – « La technique psychanalytique du jeu » (1955) – est trop restrictif par rapport à la conception que Melanie Klein se fait de sa méthode. Cette expression re- couvre en fait toute la gamme de communication dont l’enfant est capable, non seulement le jeu, tel qu’il s’exprime avec les petits jouets et le jeu dramatique, mais aussi la parole spontanée, le récit des rêves et des événements de la vie quotidienne de l’enfant, ses souvenirs, ses dessins, ses productions avec papier, colle, ficelle, pâte à modeler… Elle notait avec beaucoup d’intérêt et de précision les manifestations d’affects, les expressions du visage, les postures et les mouvements des parties du corps (cf. le cas Félix, 1925). Curieusement, dans ce qu’elle écrit sur la technique, on peut constater qu’elle insiste beaucoup sur les qualités d’attention de l’analyste, elle ne relie pas cette attitude avec ce qu’elle écrit dans « le sevrage » (1936).
18 Cet article met l’accent sur les qualités d’attention et d’observation partagées, liées à la patience et associées au désir maternel de comprendre son enfant, enfant qui lui-même manifeste son désir de comprendre sa mère, ses parents, une configuration dialectique s’organisant autour de ces deux pôles : comprendre – être compris.
19 Ces qualités de père et de mère sont soulignées dans L’Amour et la Haine (Klein & Rivière, 1937). Je la cite :
[…] le bébé peut jouir de la présence de sa mère de tellement de manières. Souvent il aura un petit jeu avec son sein après la tétée, il prendra plaisir en voyant sa mère le regarder [souligné par moi], lui sourire, jouer avec lui et lui parler bien avant qu’il comprenne le sens des mots. Il apprendra à connaître et aimer sa voix, et les chansons qu’elle lui adresse resteront un souvenir agréable et stimulant dans son inconscient.
21 Dans « Les racines infantiles du monde adulte » (1959), rédigé pendant la période de ma supervision (1957-1959), elle note :
[…] le nourrisson n’attend pas seulement d’être nourri par sa mère : il désire être aimé et compris. Dans les stades les plus précoces, la mère exprime son amour et sa compréhension par la façon dont elle s’occupe du bébé. […] Le sentiment d’être compris qu’éprouve le nourrisson sous-tend la première relation fondamentale.
23 Dans l’article « Se sentir seul » écrit lui aussi à la même époque, elle indique que les identifications introjectives et projectives en interaction permanente « […] continuent à développer la capacité de comprendre et le sentiment d’être compris ».
24 Quand on relie ces propos à son article « Les origines du transfert » (1951), il devient évident, à mon sens, que l’attitude, associée à la technique de l’analyste, aide à réactiver le transfert de base dans ses aspects positifs, et ainsi aide à supporter les aspects négatifs de ce même transfert. L’analyse du transfert négatif témoigne d’une observation attentive et d’une compréhension de la nature ainsi que du contenu des angoisses de l’enfant, elle aide à renforcer le transfert de base positif à l’égard de l’analyste et de l’analyse.
25 Par là même, Mrs Klein nous met en garde contre un abord éducatif et rassurant, soulignant que l’attitude et la technique psychanalytique doivent signifier, ainsi que Freud l’écrit dans La Technique psychanalytique (1919) « un sérieux intérêt » ainsi qu’une « sympathie compréhensive » implicites.
26 Je me permets de nouveau de faire retour sur La Psychanalyse des enfants pour évoquer les conditions de l’interprétation selon Mrs Klein : « J’estime que l’interprétation peut et doit commencer dès que l’enfant m’a laissé entrevoir ses complexes, soit par ses jeux, ses dessins ou ses fantasmes, soit par l’ensemble de son comportement » (1969, p. 33). Dans l’analyse des enfants, le transfert s’établit en effet dès le début et l’analyste peut en constater souvent le caractère fécond. Cependant, si l’enfant se montre timide, angoissé ou seulement quelque peu méfiant, ce comportement atteste d’un transfert négatif. Dès lors il devient encore plus urgent de l’interpréter le plus tôt possible, la pertinence de l’interprétation atténuant le transfert négatif, tout en accroissant le transfert de base positif prenant la forme de se sentir compris intimement.
27 Le véritable jeu dramatique, celui suivant le modèle de la tragédie grecque où l’enfant attribue des rôles à l’analyste ainsi qu’à lui-même, cela ne doit jamais être dans le but d’attendre une gratification « le jeu pour le jeu », mais seulement au service de la compréhension et de l’interprétation qui l’accompagnent. Si cela dérape vers un agir agressif et/ou sexuel marqué du sceau de l’excitation, l’analyste doit y mettre fin, en expliquant sa décision et en interprétant dans la mesure du possible ce qui était à l’œuvre dans cet acting. L’analyste doit aussi envisager son comportement comme la possibilité d’une contribution contre-transférentielle témoignant d’un conflit non résolu chez lui-même. Pour ma part en suivant Melanie Klein, je ne suis pas d’accord avec certains analystes kleiniens qui déconseillent le jeu dramatique avec les enfants, le jeu étant selon eux à considérer essentiellement comme un acting.
28 Je souhaiterais revenir sur un contresens fréquent venant de la traduction française de La Psychanalyse des enfants où, à chaque fois que le mot « triompher » est utilisé, il ne rend pas compte des nuances que Mrs Klein y mettait dans sa théorie. À titre d’exemples je citerai « triompher sur l’angoisse » qui est à entendre plutôt comme « résoudre l’angoisse », de même « triompher du refoulement » correspondrait plutôt à « diminuer le refoulement ». Il me semble que ce serait faire un mauvais procès à Mrs Klein que cette traduction abusive autour du mot triomphe soit interprétée comme partie d’une défense maniaque de Melanie Klein.
29 Les idées de Mrs Klein sur la technique et la compréhension du matériel ne sont pas restées figées à celles de 1932, même si l’essentiel en reste juste. En ce qui concerne la théorie, elle avait déjà introduit la notion d’expulsion (1930 puis 1935) comme mécanisme plus primitif que la projection, repris et développé par Bion en concept d’évacuation corporelle et/ou psychique. Elle a introduit la notion d’identification projective tantôt positive, tantôt hostile, et tantôt psychotique en 1946, identification projective qui a été élaborée au cours des années 1950 par Rosenfeld, Bion, Segal. Cependant, étonnamment, l’aspect positif de l’identification projective a reçu peu d’attention (Gammill, 1998).
30 Le jeune garçon que je vais évoquer avait souvent besoin de jeter les objets par la fenêtre dans une cour en impasse qui se trouvait derrière la salle de thérapie. Le plus souvent, les éléments contenus dans le matériel précédant ses agir permettaient de comprendre le sens de cet acte et le recours à une interprétation juste pouvait endiguer cette conduite (cas rapporté au Gerpen en 2004). Mrs Klein insistait sur le fait que l’interprétation était la meilleure façon de contenir les conduites agies des enfants quand cela était possible. Face à un matériel échappant à notre compréhension, on peut dire : « On n’a pas le droit de faire ce que tu fais, cependant je me demande ce qui te pousse à agir ainsi ? » Ainsi, on aide l’enfant à créer un espace d’interrogation, de réflexion qui peut, par la suite, favoriser l’émergence des fantasmes sous-tendant cet acte.
31 Dans le cas de Paul, le petit patient précédemment cité et pour lequel j’étais en supervision avec Mrs Klein, je pouvais voir clairement dans le matériel, à certains moments, qu’il visait dans la rue une personne représentant le père, plus précisément le pénis du père dans la rue-vagin de la mère, mais aussi un enfant-bébé à l’intérieur de la rue-utérus-mère, et le bébé dans les bras de la mère. Mrs klein m’a aidé à comprendre que, dans ce matériel, tantôt Paul expulsait (dans la terminologie kleinienne) ou évacuait (dans la terminologie bionienne) une expérience émotionnelle intolérable, pénible, et tantôt il expulsait une partie de lui-même qui souffrait, ou qu’il jugeait comme mauvaise, donc uniquement bonne à être jetée, rejetée. Demander à l’enfant : « Qu’est ce qui te pousse à faire cela » indique la pensée profonde de Mrs Klein : elle prêtait au moi précoce d’être souvent poussé à agir, plutôt qu’à pouvoir penser et ensuite décider des choses à venir.
32 Par sa recommandation vive de donner à chaque enfant un tiroir où entreposer ses petits jouets, crayons, papier, pâte à modeler, ciseaux à bouts ronds, etc., Mrs Klein soulignait la possibilité qu’avait l’enfant de pouvoir attaquer, voire abîmer ses propres affaires. L’observation et l’interprétation au cours des séances permettent de suivre cette dynamique présente chez l’enfant. En 1957-1959, elle insistait sur la nécessité de protéger ce qui est commun aux enfants, à savoir : le sol, le mobilier qui se devait d’être simple et robuste, les rideaux, le tableau noir, les murs, etc., en soulignant à l’enfant qu’on n’a pas le droit d’abîmer les choses, dont les autres comme lui ont besoin pour travailler ensemble. On pourrait dire en langage bionien que le thérapeute se doit de protéger l’enveloppe contenante concrète que constitue le bureau de l’analyste. Bien évidemment, cette consigne ne pouvait être absolue. Les signes de dégradations, les dessins tracés sur les murs par lui ou d’autres enfants ne sont pas sans inconvénients, portant avec eux leur lot de complexité et demandant un travail interprétatif supplémentaire. Cependant, dans de pareils cas notre attitude reste la même à savoir aider l’enfant à exprimer par des mots ses réactions et ses fantasmes et, par la suite, les interpréter dans la mesure du possible.
33 Mrs Klein recommandait de ne jamais exploiter ce que l’on avait appris de la bouche des parents et de s’en tenir au matériel développé en séance par l’enfant. Lors d’une séance de milieu de semaine analytique à cinq séances, un mercredi, première séance sans la présence de la mère, Paul a pu calmement développer son jeu, à un moment précis il a entrechoqué deux voitures. Mrs Klein, rompue au matériel présenté par les enfants, me demande :
— Pourquoi n’avez-vous pas interprété la scène primitive ?
— Cela ne s’est passé qu’une fois, sans angoisse associée et, à mon avis, dans le transfert, il voulait me montrer un panorama de ce qu’il vivait à cet instant, avec moi, simultanément, dans le présent et dans le passé, lui répondis-je.
35 Je développerai ultérieurement cette notion sous le nom de transfert/contre-transfert d’écoute et d’attention-observation au cours du processus analytique qui se développe durant la séance.
36 Dans mon souvenir elle n’a rien dit sauf, peut-être, a-t-elle eu un signe de tête que j’ai vu comme un assentiment.
37 Lors d’un autre temps de la supervision où, de nouveau, je lui faisais part de ma compréhension du matériel présenté par l’un de mes patients, elle me dit être contente de voir avec quelle attention j’avais lu ses livres et, qu’à l’application plaquée que je pourrais faire de ses interprétations, je préférais la réflexion. Ceci était valable tant en ce qui concernait ses écrits que pour le travail mené en supervision. Mrs Klein acceptait une compréhension différente de la sienne, quand celle-ci était fondée sur l’analyse précise du matériel de la séance. Dans l’après-coup, je peux dire que ma réponse était tout à fait dans l’esprit de ce qu’elle a écrit de La Psychanalyse des enfants (1932, p. 36) et que j’ai repris dans le chapitre X de mon livre À partir de Melanie Klein (Gammill, 1998).
Le cas de Paul à la lumière des processus d’introjection et projection respiratoires
38 On a tendance à ne pas accorder une attention suffisante à l’introjection respiratoire dans notre travail clinique et notre élaboration théorique. La tendance actuelle serait de réduire la respiration à sa seule dimension physiologique, faisant fi de l’investissement libidinal dont elle bénéficie. Cette opinion connaît cependant une exception, avec l’odorat, qui semble pouvoir être pensé autrement : ne prend-on pas en soi les bonnes odeurs du passé, et ne sommes-nous pas obligés de prendre en nous aussi les mauvaises odeurs ?
39 Au moment de la césure que constitue la naissance, véritable rupture du continuum physiologique, la respiration-inspiration et la respiration-expiration, essentielles à la vie, peuvent être associées à l’acte de boire le lait, de pousser les fèces, d’écouter, crier, voire tousser. La respiration ainsi investie devient support de processus psychiques d’introjection et projection, étayés sur la physiologie du corps propre du nourrisson.
40 Afin d’illustrer quelque peu mon propos, je souhaiterais me tourner vers la littérature. En premier lieu, je reprendrai quelques lignes d’un conte de Flaubert, Un cœur simple (1875), que j’ai assez longuement commenté dans mon livre La Position dépressive au service de la vie (Gammill, 2007, pp.71-74). Félicité, qui a été domestique et subi de nombreuses pertes douloureuses, a maintenant pour principal compagnon un perroquet, mort lui aussi et empaillé à sa demande. Elle est sur le point de mourir d’une pneumonie. La nouvelle se termine ainsi :
Une vapeur d’azur monta dans la chambre de Félicité, elle avança les narines en la humant avec une sensualité mystique ; puis ferma les paupières. Ses lèvres souriaient. Les mouvements du cœur ralentirent […] et quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir dans les cieux entr’ouverts un perroquet gigantesque planant au-dessus de sa tête
42 Selon moi, le perroquet symbolisait et condensait tous ses objets d’amour à travers toute sa vie, objets dont elle a pu successivement faire le travail de deuil.
43 Tous ses objets d’amour sont liés et reliés de façon significative. Ils s’associent dans sa pensée, chargés d’affect et de sentiments plus évolués qui restent vivants et vivaces. Avec un dernier mouvement de (ré)introjection respiratoire et visuelle, relié à l’oralité (ses lèvres souriaient). Félicité peut mourir heureuse.
44 De même, le cri poussé à la naissance est synonyme de vie et de mise en place de la respiration aérobie. Je reprends à ce sujet les deux vers 420-421 d’Œdipe Roi (Sophocle, 420-430 av. J.-C.), ouvrant le second chapitre de mon livre À partir de Melanie Klein (Gammill, 1998):
Où tes cris n’iront-ils pas demander asile ?
Quel mont Cithéron ne les répercutera en harmonie (symphonos) ?
46 Il faut se rappeler qu’en grec ancien le mot symphonos contient plusieurs niveaux de signification : « qui résonne ensemble », « qui fait écho à », « qui unit sa voix ou ses accords », « qui s’accorde avec », « proportionnel », « harmonieux ». En termes analytiques, nous pouvons dire que ce mot condense d’une part des aspects narcissiques et objectaux, d’autre part des aspects économiques (comme le mot proportionnel en atteste, mot si important dans le dosage de la réponse maternelle aux demandes du bébé).
47 Dans ce contexte, le chœur évoque le Cithéron comme un berceau ou mieux encore comme la nourrice, la mère. De plus, cithara signifie « cithare », sorte de luth ou de lyre dont le pluriel signifie en français « thorax » (le sein). Ainsi le cri lancé par Œdipe de toute la force de ses poumons serait un cri marqué par une détresse corporo-psychique en recherche d’un objet contenant : symphonos. Ainsi s’éclaire différemment notre mot symphonie si on en croit son origine grecque.
48 Enfin je citerai un extrait de Le Partage de midi de Paul Claudel (1905) compris classiquement par les psychanalystes comme un drame œdipien sous l’influence d’un surmoi catholique. Mesa, héros de cette pièce que j’ai vue interprétée par Jean-Louis Barrault, s’exprime comme suit :
Ainsi donc,
je vous ai saisie ! Et je tiens votre corps même entre mes bras et vous ne faites point de résistance, et j’entends dans mes entrailles votre cœur qui bat !
Il est vrai que vous n’êtes qu’une femme, et moi qu’un homme et voici que je suis comme un affamé qui ne peut retenir ses larmes à la vue de la nourriture !
O colonne, ô puissance de ma bien aimée ! Qu’il est injuste que je vous aie rencontrée !
Comment est-ce qu’il faut vous appeler ? Une mère, parce que vous êtes bonne à avoir
Et une sœur, et je tiens votre bras rond et féminin entre mes doigts,
Et une proie, et la fumée de votre vie me monte à la tête par le nez et je frémis de vous sentir la plus faible comme un gibier qui plie et que l’on tient par la nuque !
50 Dans cet extrait, on retrouve le mélange et la coexistence des différents niveaux libidinaux (ceux soulignés par moi), déjà mis si clairement en évidence dans le cas Félix de Mrs Klein (1923a, 1923b, 1925a) et dont l’inestimable valeur a été soulignée par Dominique Arnoux (2011) dans son livre sur Melanie Klein.
51 Les travaux de Frances Tustin (1986) ouvrent encore sur une autre dimension dans les relations précoces mère/bébé. En 2005 lors de ma conférence à Caen, j’ai fait part de ma lecture de son œuvre, notamment quand elle y évoque la notion de « flowing over at oneness » difficile à traduire en français. Cette expression recouvre l’idée d’un écoulement de l’un(e) dans l’autre pour devenir un tout, un seul être, une unicité (unité).
52 Ceci me semble à relier au vécu sensoriel dans la bouche du bébé du mélange de lait venant du sein maternel, avec la salive s’écoulant dans la bouche du bébé. On réduit souvent ce que le bébé avale au lait maternel mais il est plus exact de considérer qu’il avale ce mélange salive-lait. Une nourriture insuffisamment nourrie de salive devient plus ou moins indigeste, et ce, tout au long de la vie. Par analogie, on pourrait dire que le bébé en harmonie avec sa mère vit la respiration maternelle comme une brise à mélanger doucement à sa propre respiration, un « flowing over at oneness » respiratoire. Cependant, à d’autres moments, il peut se sentir suffoquer par une attitude maternelle dysrythmique (non accordée) ou envahissante (réelle ou projetée) associée dans son esprit à sa propre respiration.
53 De nouveau, je tiens à souligner l’importance cruciale que j’accorde à l’article « Weaning » (« Le sevrage ») écrit par Melanie Klein en 1936. Au cours des séminaires suivis auprès d’elle (1955-1959) par Martha Harris et moi-même ainsi qu’au cours de nos supervisions individuelles, Mrs Klein ne cessait d’y faire référence. Selon moi, la connaissance de cet article est fondamentale pour avoir une vue d’ensemble sur sa personnalité et sur son œuvre entière (justement parce qu’il s’agissait d’une conférence grand public). Elle y développe la notion d’introjection comme étant « […] l’activité mentale par laquelle, dans son fantasme, le bébé prend à l’intérieur de lui-même tout ce qu’il perçoit du monde extérieur ».
54 Après avoir évoqué la relation de projection et d’introjection avec le sein, vécu tantôt comme bon tantôt comme mauvais, elle écrit : « Non seulement la bouche, mais à un certain degré le corps tout entier, avec toutes ses modalités sensorielles, accomplit ce processus de “taking in” [« prendre en soi », « intérioriser »], par exemple l’enfant “breathe in” [« aspire »] et incorpore par ses yeux, ses oreilles, aussi à travers le toucher, etc. Le monde objectal de l’enfant au cours des deux ou trois premiers mois de sa vie pourrait être décrit comme étant soit gratifiant, soit hostile ou persécutant. Vers cet âge, il commence à voir sa mère et d’autres personnes autour de lui en tant que “whole peoples’” [« personnes entières »], sa perception réelle d’elle […] arrivant peu à peu alors qu’il relie ce visage qui le regarde aux mains qui le caressent et au sein qui le satisfait […] » (souligné par moi). On reconnaît en cette observation minutieuse l’intuition de Mrs Klein quant à l’importance du rassemblement des divers liens sensoriels, que Bion soulignera ultérieurement avec la notion de « common sense ». Dans la presque totalité de ses écrits, Melanie Klein interrogera la notion psychanalytique d’objet total, et elle la rattachera toujours à l’élaboration de la position dépressive. Cette vision est aussi partagée par Hanna Segal, notamment dans les chapitres où elle traite de la position schizo-paranoïde et de la position dépressive dans son livre Introduction à l’œuvre de Melanie Klein (1964).
55 Je vais maintenant faire un petit détour par le musée de Cluny à Paris pour illustrer les liens entre sensorialité et position dépressive. Dans son commentaire de La Dame à la licorne, Jean-Patrice Boudet (chercheur en histoire médiévale) écrit : « Depuis les années vingt, les historiens ont reconnu dans les cinq premières tapisseries une allégorie des cinq sens […]. » Or, dans ses réflexions sur la sixième tapisserie Une allégorie du cœur, Boudet évoque Ezio Ornato (médiéviste, chercheur au CNRS dans les années 1960) et son « interprétation du mot “désir” », en fait un synonyme de « regret » ou « d’apaisement », dans un contexte de contrition liée à la disparition de l’être aimé. Boudet évoque lui-même la contrition pour expliquer la présence des larmes d’or sur le pavillon d’À mon seul désir. S’il en est ainsi, je verrais en cette évocation un aspect central de la position dépressive (Lequel ?).
56 Afin de continuer d’appréhender mon propos sur l’introjection respiratoire je vais vous présenter la vignette cli- nique suivante. Dès la fin des années cinquante, au cours de l’analyse d’un garçon âgé d’un peu moins de trois ans, j’ai été amené à constater l’importance de l’introjection respiratoire. Je vais vous relater quelques éléments de son histoire qui m’ont été rapportés par sa mère et vous présenter une sélection du matériel de certaines séances.
57 Paul est l’enfant unique de parents ayant une bonne situation professionnelle. La mère n’a pas travaillé durant la première année de l’enfant. Elle a arrêté de lui donner le sein à l’âge de 4 mois, à cause d’une fatigue importante que je lie probablement à une dépression plutôt névrotique. Le passage au biberon a été difficile pour Paul ainsi que pour sa mère. Désemparée, elle l’a fréquemment confié à sa propre mère censée être plus efficace dans les soins maternels, ainsi qu’à une domestique. Paul acceptait mal la nourriture solide, il avait une réaction phobique à l’introduction d’aliments nouveaux et son appétit semblait diminuer. Cependant, il était plutôt précoce, tant sur le plan de la motricité que du langage. Hyperactif, il courait partout. Après une chute qui l’a beaucoup angoissé et pour laquelle il a beaucoup pleuré, il a commencé à bégayer. Ce sont ces raisons, associées à une énurésie, qui ont motivé le rendez-vous avec une consultante – analyste qui a préconisé une analyse.
58 J’ai appris de la maman qu’il avait souvent des rhumes, amygdalites et bronchites, traités par son médecin généraliste qui avait beaucoup de tendresse pour cet enfant ; il s’agissait de son oncle. Paul était très attaché à sa mère, son lien présentait une composante sexuelle œdipienne très active, alternant avec des attitudes régressives semblables à celles d’un petit bébé envers sa mère. Il ressentait de l’admiration envers son père, celle-ci s’exerçant surtout autour des activités réparatrices (bricolage) de celui-ci. Par-dessus tout, il n’aimait pas voir ses parents ensemble.
59 La préférence pour certains éléments du matériel offert aux enfants telle que je l’ai décrite dans la première partie de cette conférence est souvent très intéressante à com- prendre. Bien que jouant avec les petits personnages, les cubes en bois, les petits animaux, etc., Paul s’intéressait surtout à la boîte d’amidon (équivalent de la colle blanche) ainsi qu’au train en bois qui avait une locomotive, des wagons pour le fret et d’autres pour les voyageurs. Les wagons avaient comme spécificité de pouvoir être attachés ou détachés. À cette époque, à Londres, la pâte d’amidon était dans une petite boîte ronde et blanche, en carton ciré. Durant cette première séance sans sa mère, sa réaction première a été : « Le pauvre petit agneau laissé tout seul là-dedans ! ».
60 À sa demande, j’ai levé le couvercle, il parut soulagé que sa crainte ne soit pas confirmée. Puis il a reniflé la pâte en disant : « Ça sent bon ! »
61 Ensuite il joua beaucoup avec les trains, en insistant sur le fait qu’ils émettaient beaucoup de fumée, élément signe de vie et de mouvement. Pour cela, il fallait des quantités inépuisables de charbon. La fumée devait aussi sortir d’en bas, au niveau des roues. La fumée entourant le train était vécue comme nécessaire pour que celui-ci soit assez chaud et capable de rouler à grande vitesse.
62 Parallèlement, il avait besoin de coller des feuilles de papier ensemble, qu’il marquait avec des traits de crayon. Je devais aussi l’aider à construire des maisons, son père était architecte. Cependant, souvent, il considérait la maison comme « pas bonne » et donc à détruire. Alors il la cassait et la jetait à la poubelle.
63 Assez rapidement (étant donné sa consommation), un espace s’est créé dans la boîte d’amidon où il a pu mettre son petit agneau en disant : « pour y avoir chaud et plein de lait ». C’était la première fois qu’il faisait référence au lait. Il m’a donné l’ordre de garder l’agneau à l’intérieur de la boîte d’amidon pendant le week-end.
64 S’ensuivit une période de reprise du matériel autour du train. La vapeur prit une grande importance nécessitant une très grande réserve d’eau pour alimenter la locomotive. Dans un premier temps, la fumée et la vapeur faisaient bon ménage au service de la bonne marche de la locomotive qui, au fil du temps, tirait de plus en plus de wagons. Mais vint un jour où une partie de la fumée commença à être considérée comme mauvaise et puante nuisant au bon fonctionnement et à la force motrice de la locomotive.
65 Évidemment, j’ai essayé d’en comprendre un peu plus et d’interpréter le matériel. Il avait encore besoin, durant cette période, de se tourner vers la boîte d’amidon comme si ma voix en sortait. En la reniflant, il me dit sur un ton ravi : « Elle sent si bon n’est-ce pas ? » En même temps qu’il respirait cette délicieuse odeur, il faisait le bruit d’un baiser avec ses lèvres comme s’il buvait ou mangeait cette bonne odeur. Il insistait : « Ça va durer des années, des années, pour toujours ! » Ces paroles étaient dites sur un ton hypomane indiquant que cette source de lait était inépuisable.
66 La pâte d’amidon était aussi utilisée comme peinture pour les voitures et les avions, censée rendre beaux et protégeant de la rouille. Cette divine pâte était aussi censée être bonne pour les réparations mécaniques. Inquiet que la pâte d’amidon ne s’épuise, il dit anxieux et triste : « Je ne pense pas que ça va durer longtemps ! »
67 Puis sur un ton digne d’un dictateur, il exiga que je lui fournisse très vite une autre boîte. Elle serait perpétuellement à renouveler.
68 J’ai dû annuler deux séances à cause d’une grippe, à mon retour, il a insisté pour que je prenne toujours des autobus verts (vert comme couleur de la vie), puis il m’a dit : « Comme ça on n’est jamais malade parce que ça roule toujours ! »
69 Après une période pendant laquelle il s’assurait que j’allais mieux, il amena en séance un fantasme persécuteur. Avec mon « souffle de rhume », j’avais endommagé ses jouets, j’avais une mauvaise haleine qui risquait de le rendre malade du fait qu’il respirait mon air vicié qui ainsi rentrait à l’intérieur de lui. Simultanément, il dit que l’ascenseur ne marchait plus, que les gens pouvaient mourir dedans par manque de bon air. Ainsi, à travers cette expérience de mort annoncée, il exprima une peur dépressive, cependant très vite il se reprit : « Mais peu importe, j’aurai toujours maman ! »
70 Il craignait aussi que la table entre nous, sur laquelle il déplaçait les jouets et dessinait, ne s’effondre. Dans le même registre, il avait décidé que tout devait être mis sur une étagère très haute pour que l’eau sale, dans l’éventualité d’une grande crue ne parvienne pas à noyer et salir les jouets. Si celle-ci arrivait, il exigeait alors que l’on nettoie et répare les jouets tout de suite. Réparation maniaque, qui portait une tonalité obsessionnelle. Il estimait que j’étais responsable des dégâts et pas lui.
71 Pendant un certain temps, il me mit dans un rôle de bon père, sachant conduire et réparer la locomotive, les voitures, les camions, les maisons, les meubles, etc. Un père en contact avec lui, mais pas avec ma femme (bonne relation à son père dans un monde à deux mais pas à trois).
72 Lors d’une séance de supervision sur cette analyse avec Paul, Mrs Klein m’a confié : « Abraham disait que chez les véritables névrosés, il y avait souvent une relation bonne avec chacun des parents, plutôt mauvaise avec le couple parental. »
73 Avant les vacances de Pâques, après quinze mois d’analyse, le matériel se mit à changer. Sur un ton plein de colère Paul me dit : « Tu sais bien ce qui m’est arrivé pendant les vacances de Noël, je n’ai plus eu de vapeur (son énergie s’est épuisée) et puis mon train électrique ne marchait plus. Les aiguilles de l’horloge ne tournaient plus comme il faut, j’ai essayé de la réparer et je n’ai pas pu ! »
74 Il jouait avec la pâte à modeler dans laquelle il mettait des allumettes censées être des outils réparateurs, mais totalement inefficaces, puis il dramatisa la situation (il m’a montré sa détresse, sa dépression, son désarroi) : « Maintenant ce sont les vacances de Pâques, enlève tes lunettes, je vais découper tes yeux, je vais t’écraser ta tête ! »
75 Évidemment, il mettait en scène ceci pour me punir de mon absence, de mes yeux qui ne le verraient pas, et de ma tête qui ne penserait plus à lui.
76 Dans la séance suivante, Noddy (personnage d’un livre que lui lisait sa mère) se mit en difficulté tandis que Big Ears (grandes oreilles) n’était pas là, justement quand Noddy avait besoin de lui. Je lui ai alors interprété sa déception quant à mon absence au moment où il en avait besoin.
77 Après les vacances, il fit apparaître un bébé-agneau qui vint se loger dans la petite maison rouge représentée par la boîte. Furieux, il attaqua la boîte, jeta les balles contre elle et lança dessus des « caca-bombes ». De même, il attaqua avec ses poings le divan de la pièce : « Cette pièce est trop pleine de vapeur trop chaude, ça va exploser ! »
78 Il attaqua la boîte d’amidon. Il était dans la confusion. Il ne savait plus si le lait était bon ou mauvais, en conséquence il ne devait pas le boire quitte à mourir de faim. Il ouvrit le robinet pour essayer de nettoyer la boîte d’amidon, l’eau gicla partout y compris sur lui.
79 Lors d’une de ces séances il dit : « Le train pour le lait ne roule plus, pas de livraison de lait. » Il exprima la crainte d’entendre le bruit de la respiration de ses parents la nuit. Lui-même se sentait essoufflé la nuit, dans sa chambre froide. Il craignait de mourir de froid. Puis il exprima l’espoir de la venue d’un bateau solide, cependant, il redoutait que le bateau ne coula s’il était surchargé ou qu’il n’y ait pas assez de vent si celui-ci était à voile (manque de vent = manque de respiration, signe de vie) :
– Un enfant avec de la fièvre, le visage brûlant, c’est terrible quand il n’y a pas de brise, dit-il.
– La respiration de la mère première brise sur le visage du bébé, de toi bébé, répondis-je.
– Vous serez mort un jour M. Gammill et tout brisé en morceaux et épuisé, n’est-ce pas (lien avec le transfert) ?
81 Le lundi de la semaine suivante, il semblait soulagé et heureux de me retrouver vivant. Dans le transfert, j’étais tantôt une bonne maman gaie, bien vivante, tantôt un père très gentil qui jouait avec lui, réparait ses jouets en lui montrant comment faire, comment construire une maison.
82 Dans la quinzaine suivante, tout a éclaté. Il imagina la naissance d’un bébé-sœur, adoré par ses parents, tandis que lui était rejeté parce que mauvais. Ses attaques fantasmatiques, verbalisées et agies avec l’eau, représentaient le crachat, la mauvaise salive, l’urine brûlant ou noyant tout, contre ses parents en coït et contre le bébé-sœur. Les attaques transférentielles étaient impressionnantes, il dirigeait des sentiments de persécution contre moi, souvent il ressentait le besoin de fuir de la salle d’analyse pour aller dans le jardin retrouver les arbres et quelques plantes qu’il investissait comme source de vie. Dans ce même jardin, il trouva une grosse pierre qu’il nomma « sein » et qu’il se mit à battre avec une petite barre de fer, censée mettre celui-ci en morceaux. Calmé par mes interprétations, il finit par revenir en salle d’analyse avec une meilleure image de moi, présentant une certaine tonalité maternelle, mais plutôt à dominante paternelle.
83 Dans la technique développée par Melanie Klein, on fournissait à l’époque un petit plateau en métal avec des anses, une surface dotée d’un matériau isolant et des allumettes. Celles-ci avaient jusqu’à présent représenté tantôt un objet partiel, le pénis, tantôt un objet total, le personnage masculin. Dans cette même période, il oscillait entre froisser ses dessins, les déchirer en mille morceaux et les jeter à la poubelle. Toujours dans le même temps, son attitude envers les allumettes consistait à les prendre et à les frotter sans qu’elles ne s’enflamment, cela lui faisant trop peur. En moi, surgit alors la pensée des vacances à venir. Avec la clinique-analyse fermée, les sentiments de rage faisaient retour. S’apercevant que la boîte d’amidon était vide, il se mit à crier : « Je vais la brûler, ça ne vaut rien, rien dedans ! »
84 Il frotta l’allumette et la brûla. Son excitation maniaque tomba quand il vit une petite colonne de fumée noire monter vers son nez. Il cria, paniqué : « Ça entre dans mon nez et ma gorge et mes poumons, les méchants lolos ! Ce sont les lolos qui me brûlent la gorge. C’est une dame qui m’étouffe ! Ces morceaux noirs sont là-dedans (il montra sa poitrine). Ils vont me tuer, je suis déjà mort ! »
85 J’ai interprété sa crainte vis-à-vis des seins de maman Gammill, qu’il avait brûlés, mis en morceaux et respirés, sa peur que les seins, en représailles, ne le tuent, et que moi, ainsi logé à l’intérieur de ses poumons, je ne le tue aussi. Nous serions morts ensemble, une fusion défensive dans la mort.
86 Il se calma et versa un peu d’eau sur les cendres encore chaudes. L’eau allait les chauffer et les transformer en bonne vapeur, comme les inhalations prescrites par son médecin-tonton : « Ça fait du bon lait, ça fait vivre, revivre en moi dans ma poitrine, dans mon ventre. » Il tapa sur sa poitrine et son ventre avec plaisir.
87 Cette association de boire et respirer est fréquente chez les bébés et on la retrouve souvent vécue-revécue dans les analyses d’enfants plus âgés.
88 En lisant le livre de Jacqueline de Romilly : La Solitude des roses (2007), écrit dans sa vieillesse, j’ai été frappé par l’évocation de sa visite des premiers contreforts du Mont Olympe en Grèce. Elle écrit :
Dans un bruissement d’eau, tout proche pour nous accueillir […] un léger murmure montait de cette gorge et l’on avait le sentiment de respirer l’eau en même temps que l’air [souligné par moi] […] Je suppose que chacun connaît cette impression que l’on ressent lorsque le moment présent rejoint des souvenirs dont la réalité reste flottante, mais c’est en nous avec insistance.
90 Je pense qu’elle rejoint là, dans sa description, les « memories in feelings » de Melanie Klein. Ce bouquet de sensations, qui fait revivre une expérience esthétique du passé et qui permet de penser l’expérience instinctuelle, est en saisissant contraste avec l’expérience de démantèlement décrite par Meltzer à l’œuvre de façon extrême chez les enfants autistes.
91 Enfin, je vous ferai part du revécu-souvenir d’une femme en analyse avec moi durant les années 1960. Enfant, alors âgée de 2 ans et 4 mois, elle fut atteinte de diphtérie et hospitalisée dans un service de pédiatrie. Dans un souvenir retrouvé grâce au transfert et aux rêves, elle se voit sous une tente à oxygène avec une difficulté pour respirer. Un jeune médecin très beau s’approche et la regarde à travers le plastique de la tente à oxygène. Elle a l’impression de le prendre dans les yeux, dans sa poitrine en le respirant et ensuite dans sa bouche lorsqu’il lui offrit une petite glace à la vanille, sa première nourriture à l’hôpital. Elle me dit : « J’ai pu m’endormir avec une si bonne image de lui en moi » (traduit de l’anglais).
92 Plus tard dans son analyse, grâce aux « memories in feelings », elle a pu relier ce vécu avec un re-vécu d’être nourrie au sein par sa mère. Elle se sentait inspirée par cette expérience. À l’âge adulte elle est devenue médecin-pédiatre.
93 À travers ces divers exemples empruntés à la clinique et à la littérature, j’espère avoir pu illustrer l’importance, pour la vie psychique, de l’introjection respiratoire en association avec les autres modalités introjectives, mais aussi l’importance de l’expiration mise au service de l’évacuation et de l’identification projective. Évidemment, je n’en livre ici qu’une ébauche, et je souhaite que d’autres – y compris vous-mêmes – puissent lire et réfléchir aux écrits psychanalytiques pour développer à travers leur propre expérience clinique cet aspect de la vie psychique.
94 Pour reprendre Jacqueline de Romilly dans La Solitude des roses :
[…] il faut que l’on sache laisser sa part aux autres, pour que chacun règne à son tour. Oui, c’est une belle loi générale, et je dirai quant à moi, qu’elle nous entraîne comme une sorte de vaste respiration, c’est tantôt l’un tantôt l’autre ; tantôt l’on aspire avidement l’air extérieur, tantôt on le rejette après s’en être nourri profondément
96 Après l’évocation, par le chœur, de l’horreur devant la découverte de l’inceste d’Œdipe (Sophocle, Œdipe Roi, 420-430 av. J.-C., traduction de Pignarré, vers 1220-1222) :
97 L’horreur du chœur cède à la pitié qui est criée. Sa prise de conscience de l’ensemble du vécu émotionnel (la vérité émotionnelle de Bion) permet une introjection émotionnelle respiratoire qui permet un bon sommeil : s’endormir avec le bon sein et tout ce qu’il englobe et représente (Bion). Il y a déjà bien longtemps, Bertram Lewin indiquait dans ces précieux écrits que le bébé s’endort avec le bon sein intériorisé, j’espère quant à moi que cet écrit pourra lui aussi remplir cette fonction auprès de chacun, nourrissant ses productions oniriques et créatrices
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : transfert, évacuation, enfant, psychanalyse, introjection respiratoire, sevrage
Mise en ligne 09/07/2015
https://doi.org/10.3917/jpe.009.0065Notes
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[1]
Texte d’une conférence donnée à Toulouse le 26 septembre 2009.