1Je suis particulièrement honoré de prendre la parole aujourd’hui au sein de votre Société d’histoire de la psychiatrie et psychothérapie, dans ce lieu hautement symbolique de la psychiatrie occidentale. Je remercie vivement le Professeur Küchenhoff et Madame Borkowsky pour leur invitation. Je voudrais dédier cet essai sur l’histoire de la psychanalyse de l’enfant à mes amis Pierre et Claudine Geissmann, trop tôt disparus, qui sont les auteurs de l’ouvrage qui fait référence et autorité en la matière : Histoire de la psychanalyse de l’enfant parue dans une première édition en 1992 et dans une deuxième édition, à laquelle Claudine Geissmann m’avait associé en 2004. Je ne suis pas historien, aussi c’est plus en psychanalyste qu’en historien que je vous propose d’aborder la question du développement de la psychanalyse d’enfant depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui.
2J’ai proposé comme titre de mon exposé : « L’histoire d’une phobie : l’enfant dans la psychanalyse ». Ce titre demande une explication. Bien entendu, c’est d’abord un clin d’œil à Freud qui avait intitulé le seul cas de traitement psychanalytique d’un enfant qu’il ait publié Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans (1909), texte plus connu sous l’appellation de « Petit Hans ». Mais, plus fondamentalement, je voudrais insister sur ce qui m’apparaît comme une constante tout au long du développement de cette discipline, à savoir la conjonction ambivalente entre une attirance des psychanalystes pour l’enfant et une tendance à lutter contre cette attirance sur un mode phobique, comme si l’enfant recélait tout à la fois une source d’inspiration et d’attraction pour la pensée psychanalytique et une menace redoutable.
La préhistoire
3Toute histoire a une préhistoire. Il est même tentant de faire remonter sans limite, dans une sorte de régression à l’infini, l’origine d’un phénomène humain, quel qu’il soit. La fascination pour les origines exerce là sa force de séduction, mais elle révèle aussi sa part d’illusion. Peut-on jamais fixer une origine absolue ? Je me contenterai d’évoquer ici les sources philosophiques de la pensée de Freud, l’influence qu’eut sur lui son maître Jean-Martin Charcot lors du stage qu’il fit à la Salpêtrière à Paris dans l’hiver 1885-1886, enfin le récit par son ami Joseph Breuer de la cure de sa patiente Anna O.
4Certes, Freud ne méconnaissait pas les enfants. Il était lui-même père de six enfants. Il avait été responsable à la fin des années 1880 d’un service de neurologie de l’Institut pédiatrique de Vienne sous la direction du Professeur Kassowitz. Il publia en 1891 et 1892 des textes sur les paralysies cérébrales infantiles qui firent autorité. On peut donc penser qu’il avait eu de nombreuses occasions, familiales et professionnelles, d’observer des enfants. Toutefois, lorsqu’il commença à explorer la pathologie mentale, après son installation en privé au printemps 1886, ce sont des patients adultes qu’il reçut et qui lui offrirent le matériel sur lequel il allait exercer à la fois sa puissance de théoricien et ses talents de thérapeute. Pourquoi donc va-t-il s’intéresser au psychisme de l’enfant et, plus particulièrement, à ce qu’il appellera la « sexualité infantile » ?
5Je vais faire appel d’abord aux sources philosophiques de sa pensée, sources encore insuffisamment explorées, notamment en France, où l’on a eu tendance, à la suite de Jacques Lacan, à rattacher la psychanalyse à la philosophie idéaliste allemande, alors que Freud y était non seulement étranger mais hostile. Curieusement, on occulte le plus souvent l’enseignement du maître dont il avait suivi pendant trois années les séminaires au début de ses études médicales. Je veux parler du grand philosophe aristotélicien Franz Brentano, auteur d’une célèbre Psychologie du point de vue empirique (1874) que Freud ne pouvait ignorer. Freud, qui admirait profondément son maître, comme en témoignent ses lettres de jeunesse, a fait de nombreux emprunts à la philosophie de Brentano. Je n’en citerai qu’un qui a trait aux réminiscences.
6Depuis Descartes et son opposition ontologique entre l’âme et le corps, la plupart des penseurs occidentaux avait écarté de l’étude scientifique les manifestations du psychisme humain : tout ce qui relevait de la subjectivité et de l’intersubjectivité était hors du champ de la science parce que non sécable, non analysable, puisqu’inétendu. La science a besoin de découper son objet en parties pour en étudier les relations réciproques ; un objet qui n’occupe aucun espace ne peut être découpé, il n’a pas de parties qui s’articulent les unes aux autres. On retrouve presque la même idée chez Kant (1787), même s’il reconnaît à l’âme une dimension, celle du temps.
7Pour rompre avec ce postulat d’une âme inétendue ou unidimensionnelle, Brentano remarque que, si les phénomènes psychiques sont vécus dans leur immédiateté, ils se donnent à voir autrement dans leur remémoration. Là, ils peuvent être l’objet d’une observation fondement de toute science empirique.
8Comment ne pas voir dans ce point de vue du philosophe les prémisses du modèle psychopathologique proposé par Freud dans les Études sur l’hystérie (1895) : « L’hystérique souffre avant tout de réminiscences », nous dit-il ?
9La démarche du premier Freud est typiquement médicale : il décrit les affections auxquelles il a affaire, les névroses, en regroupant les symptômes qu’il a soigneusement observés en syndromes, qu’il nomme (hystérie de conversion, hystérie d’angoisse, névroses de contrainte, etc.) et dont il cherche l’étiologie. L’enseignement de Brentano va l’inciter à chercher cette étiologie du côté des réminiscences.
10Il va subir ensuite l’influence de Charcot qui postule une origine traumatique à l’hystérie et qui pointe la part du sexe dans ces traumatismes supposés.
11La confluence des influences de Brentano et de Charcot se fera lorsque son aîné et ami Joseph Breuer lui rapportera l’histoire d’Anna O. qu’il a soigné dans les années 1880 à 1882. Breuer reste attaché à une explication biologisante de la pathologie de sa malade en faisant appel à ce qu’il appelle des « états hypnoïdes » qui seraient des états modifiés de la conscience rendant le psychisme plus vulnérable aux événements vécus. Freud opte pour des mécanismes purement psychiques, ce qui le conduira à la découverte du refoulement qui frappe les traces d’événements du passé indésirables dans la conscience, mais néanmoins encore actifs dans d’autres couches de la psyché.
12Réminiscence, traumatisme, sexualité, refoulement, tous les ingrédients sont là pour orienter Freud vers l’exploration du passé de ses patients, y compris, et peut-être surtout vers leur passé d’enfant, ce d’autant plus que, lorsqu’il affine sa méthode, ses patients l’emmènent vers leurs souvenirs d’enfance et notamment leurs souvenirs traumatiques. Les premières hypothèses de Freud le conduisent à rédiger son ouvrage Trois essais sur la théorie sexuelle (1905) dans lequel il fait une large place à la sexualité infantile, présentée comme une découverte de la psychanalyse. Il y propose une analogie entre le refoulement dans la névrose hystérique, où les souvenirs traumatiques sont recouverts par une amnésie, et le refoulement de la sexualité infantile qui serait responsable de l’amnésie infantile.
13Il souligne (Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905) que la levée du refoulement chez les névrosés ramène à la conscience des souvenirs liés à la sexualité infantile, d’où ce rapprochement entre amnésie hystérique et amnésie infantile. Serait-il possible d’observer directement, in statu nascendi, cette sexualité infantile ? C’est ce qu’espère Freud qui demande à ses élèves d’observer leur progéniture pour recueillir du matériel qui viendrait corroborer ses découvertes et ses reconstructions. Lui-même a des enfants trop âgés pour servir à une telle observation. Il lui faut le témoignage d’enfants encore dans leurs premières années, avant que le refoulement n’ait fait son œuvre et n’ait déjà frappé cette première sexualité d’amnésie. Cela nous donnera la merveilleuse observation du petit Hans.
Le petit Hans
14Freud est donc en quête d’une confirmation par l’observation directe de ses hypothèses :
[…] le psychanalyste aussi, écrit-il dans l’introduction au récit du Petit Hans, peut bien s’avouer à lui-même le souhaite d’une preuve plus directe, acquise par une voie plus courte, de ces thèses fondamentales. Devrait-il donc être impossible de connaître par expérience immédiate sur l’enfant, dans toute sa fraîcheur de vie, ces motions sexuelles et formations de souhait qu’avec tant de peine, chez celui qui a pris de l’âge, nous exhumons de leur ensevelissement et dont nous prétendons en outre qu’elles sont le bien commun constitutionnel de tous les hommes et ne font chez le névrosé que se montrer renforcées ou distordues ?
16Il demande à ses disciples d’observer les manifestations de la sexualité chez leurs jeunes enfants âgés de 3 à 5 ans, période à laquelle il situe l’éclosion de la sexualité infantile. C’est ainsi que commence l’observation de Hans par son père, Max Graf, alors qu’il n’a pas encore 3 ans, début d’observation que l’on peut situer à la fin de l’année 1905 ou au début de l’année 1906.
17Je parle d’observation, car c’est bien de cela qu’il s’agit et en aucune manière d’une psychanalyse ou d’une psychothérapie. Mais, voilà qu’au début de l’année 1908, Hans déclare une phobie, après avoir fait un rêve d’angoisse dans lequel sa mère s’en va et où il craint de la perdre : il ne peut plus sortir de chez lui, il ne peut plus aller dans la rue, il a peur des chevaux qui, selon lui, menaceraient de le mordre. L’observation se transforme en psychothérapie menée par le père de Hans sous la supervision de Freud qui rencontra l’enfant une seule fois, rencontre au cours de laquelle il fit à Hans une interprétation sur la ressemblance entre sa description des chevaux qui le terrifiait et le visage de son père orné d’une moustache évoquant le harnais du cheval que Hans avait dessiné, interprétation mutative qui délivra Hans de sa phobie, en même temps qu’elle confirmait Freud dans ses découvertes sur le complexe d’Œdipe et l’angoisse de castration.
18Plusieurs remarques s’imposent sur ce texte de Freud publié dans le premier numéro du Jahrbuch für psychoanalytische und psychopathologische Forschungen, premier périodique consacré à la psychanalyse.
19Ma première remarque est anecdotique : si l’on fait remonter la naissance de la psychanalyse d’enfant au déclenchement de la phobie de Hans et à son traitement, elle est âgée de 105 ans.
20Ma seconde remarque est pour dire que cette naissance est marquée du sceau de l’ambiguïté. En effet, Freud et Max Graf ne se lancent pas dans l’observation, puis dans le traitement de Hans par intérêt pour l’enfant, pour mieux le connaître, mieux comprendre son développement psychique, mais bien pour confirmer les hypothèses du maître. Il y a là un biais méthodologique, dont l’analyse d’enfant aura bien du mal à se libérer. Freud ajoute à ce biais méthodologique une phrase qui pèse encore sur le destin de la psychanalyse d’enfant :
[…] le mérite du père va plus loin, dit-il ; j’estime qu’une autre personne n’aurait absolument pas réussi à amener l’enfant à de telles confessions […] Seules la réunion de l’autorité paternelle et médicale en une personne, la rencontre en celle-ci de l’intérêt tendre avec l’intérêt scientifique ont permis dans ce cas précis de faire de la méthode une application à laquelle, sans cela, elle n’aurait pas convenu.
22L’avenir viendra contredire complètement cet énoncé. Le père ou la mère sont à l’évidence les personnes les moins bien placées pour entreprendre une psychanalyse avec un enfant, mais les psychanalystes seront longs à s’en apercevoir.
La protohistoire
23Hans déclare sa phobie des chevaux en janvier 2008. Cela fait alors deux bonnes années qu’il est soumis à l’enquête de son père sur ses intérêts sexuels, enquête fortement orientée par les hypothèses a priori que Freud lui a enseignées et qu’il est chargé de confirmer. Elle se fait donc insistante et elle se centre presque exclusivement sur la thématique de la différence des sexes et de la castration. Il n’y a pas, dans l’observation du père de Hans, de méthodologie précise, comme ce sera le cas plus tard avec Winnicott (1941) et surtout Esther Bick (1964). Il note les remarques de son fils, qui corroborent la thématique choisie, pour les communiquer à Freud ; il l’espionne même pour surprendre ses intérêts pour son pénis, celui d’animaux ou d’autres enfants. On est loin de ce que recommanderont plus tard W.R. Bion ou E. Bick : observer sans a priori, être réceptif à tout ce que manifeste le patient ou l’enfant observé, sans chercher à plaquer une interprétation, et laisser décanter en soi ce matériel d’observation en attente de sens même si pendant longtemps on n’en voit aucun.
24Je pense que cette attitude du père de Hans est dictée par les circonstances qui lui donnent mandat de confirmer les hypothèses issues de l’exploration psychanalytique des patients adultes. Freud ne cache pas sa satisfaction de voir ainsi confirmer ses hypothèses.
25D’un point de vue strictement psychanalytique, la position de Freud est défensive : confirmer ce que l’on sait ou croit savoir est à l’opposé d’une attitude psychanalytique qui se doit d’être réceptive à l’inconnu, à l’inédit, à l’incompréhensible. C’est bien une telle attitude de réceptivité psychique qui a conduit Freud vers ses découvertes, notamment vers cette sexualité infantile dont il a détecté la permanence dans le fonctionnement psychique inconscient de ses patients adultes. Or voilà qu’il s’arrête en chemin pour demander confirmation de ce qu’il sait au lieu de se laisser à nouveau conduire par un esprit de découverte. Je pense que cela peut s’analyser en termes de phobie.
26L’insistance des deux parents de Hans sur son pénis, la pression du père pour lui faire avouer ses manœuvres masturbatoires, les menaces de la mère concernant ces manœuvres mêlées à des manifestations de tendresse qui semblent très érotisées, jusqu’à l’éloge que fait une tante du petit sexe de l’enfant, tout cela semble alimenter un fantasme de menace sur son intégrité corporelle : que me veulent donc tous ces adultes ? Que veulent-ils à cette partie de mon anatomie ? Hans se sent-il alors dépossédé de son propre sexe, menacé pour de bon par la castration, jusqu’à sa rencontre avec le Professeur qui lui fait une interprétation dont le bien-fondé prête à discussion, mais qui, au moins, met à son service ses capacités d’observation et de pensée. Avant cette rencontre heureuse, l’issue de toute cette histoire est la projection phobique sur les chevaux rencontrés dans la rue, et qui semblent tout autant représenter une figure maternelle qu’une figure paternelle, projection de la menace de façon à s’en protéger par l’évitement.
27On a là tout le mécanisme de la phobie : l’excès d’investissement sous-tendu par une motion pulsionnelle insuffisamment élaborée, la menace qui en résulte quant à sa propre intégrité, la projection de cette menace sur un objet extérieur, l’évitement de cet objet.
28Est-ce que l’investigation du père de Hans et de Freud lui-même, visant la sexualité du petit Hans ne répondrait pas à ce schéma ? Freud découvre la sexualité infantile, c’est-à-dire l’enracinement dans le corps et dans les attirances dont il est la source de tout le développement psychique. Le scandale suscité par cette découverte ne s’explique pas seulement par l’atteinte supposée à l’innocence de l’enfance, comme on l’a dit, mais plus profondément par cette mise en abîme de l’âme humaine, qui n’est plus maîtresse chez elle et qui est soumise à des forces qu’elle ne choisit pas. Je pense que les psychanalystes qui font ces observations, Freud le premier, sont saisis de vertige devant l’ampleur de leurs découvertes. Alors, ils sont tentés de s’arrêter en chemin, c’est-à-dire de s’arrêter à ce qu’il y a de plus évident dans le matériel recueilli : l’impact sur le psychisme des adultes de la différence des sexes, de l’attirance entre les sexes et de l’envie d’un sexe vis-à-vis de l’autre. On charge l’enfant de confirmer cette découverte mais surtout de ne pas nous entraîner plus loin. C’est ce qui va se passer dans la décennie suivante et c’est ce qui se passe encore souvent de nos jours.
29La confusion des rôles de père et d’analyste va ajouter aux difficultés de la psychanalyse de l’enfant dès son origine et tout au long de son développement. D’autres « disciples » de Freud s’exercent à l’observation de leurs jeunes enfants : Karl Abraham observe sa fille Hilda, Carl Gustave Jung sa fille Agathli âgée de 4 ans et en attente de la naissance d’un petit frère. Hermine Von Hug-Hellmuth, souvent considérée comme la première psychanalyste d’enfant, entreprend une observation à visée éducative de son neveu Rudolf (Rolf).
30Dès 1911, elle publiera dans le Zentralblatt für Psychoanalyse un article intitulé « Analyse d’un rêve d’un garçon de cinq ans et demi ». Il s’agit d’un rêve d’angoisse de Rolf qu’elle interprète longuement en suivant la méthode préconisée par Freud dans la Traumdeutung à l’exception des associations de l’enfant qu’elle ne sollicite pas. En 1919, elle publie le Journal d’une jeune adolescente de onze ans à quatorze ans et demi, avec une préface de Freud, très élogieuse. Hélas, les soupçons de son entourage ne tardent pas à se confirmer : ce texte, que leur auteur présente comme un authentique journal intime d’une adolescente de bonne famille, est un faux. Il a été entièrement écrit par Hermine elle-même, qui s’est appuyée sur ses propres souvenirs et qui en avait fait une illustration des théories de Freud. Hermine Von Hug-Helmuth a publié plusieurs articles dans les années 1910 consacrés à la psychologie de l’enfant, mais c’est surtout dans sa communication au Congrès des psychanalystes de La Haye en 1920 que l’on trouve ses idées concernant la psychanalyse de l’enfant. Elle semble avoir été la première à avoir eu l’idée d’utiliser des moyens de communication mieux adaptés à l’enfant que la parole : le jeu et le dessin. Elle ne fait pas de différence entre les buts de l’analyse de l’adulte et celle de l’enfant, mais elle pense qu’un cadre différent doit être accepté, la relation en face à face lui paraît le plus souvent justifiée – et qu’il est nécessaire de favoriser le transfert positif pour persuader l’enfant d’entrer en analyse, et cela parce qu’il est amené pas ses parents, parce qu’il souffre d’événements actuels et parce qu’il n’a pas les mêmes désirs de changement que l’adulte. Elle préconise donc des « trucs » : parler des méfaits d’un autre enfant, jouer avec l’enfant,… On sait que Melanie Klein et Anna Freud ont participé à ce congrès de La Haye en tant qu’invités. Il y a toutes les raisons de penser qu’elles ont entendu cette communication. On en retrouvera les traces dans leurs travaux respectifs et dans leurs controverses. J’ajoute que Hug-Hellmuth pensait que l’analyse n’était possible qu’à partir de 7 à 8 ans d’âge.
31L’histoire d’Hermine Von Hug-Helmuth s’est terminée tragiquement. Une nuit de 1924, son neveu, Rolf, s’est introduit chez elle pour la voler. Elle s’est réveillée. Rolf a pris peur et a étranglé sa tante. Il était âgé de 18 ans. Ce drame a jeté sur la psychanalyse de l’enfant une ombre lourde à porter. On a même accusé, injustement sans doute, l’éducation psychanalytique qu’Hermine aurait expérimentée sur son neveu.
32L’autre figure importante de cette période est Sabina Spielrein, qui fut d’abord soignée dans cet hôpital dirigé à l’époque par Eugen Bleuler, qui avait comme assistant Carl Gustav Jung. Sabina, native de Rostov sur le Don en Russie, fut admise en août 1904 au Burghölzli avec un diagnostic d’hystérie grave. Bleuler demanda à Jung d’appliquer les méthodes de Freud à cette patiente jeune (elle devait avoir 19 ans) et intellectuellement brillante. On peut penser que Jung fit un excellent travail psychothérapeutique car Sabina put sortir de l’hôpital en juin 1905 dans un état psychique suffisamment bon pour s’inscrire à la faculté de médecine de Zurich où elle étudia jusqu’en 1911 et où elle obtînt la qualification de médecin. Mais l’aventure de Sabina avec Jung se prolongea au-delà de l’hospitalisation et, sans que l’on sache exactement ce qui se passa entre eux, elle donna lieu à un scandale dû à des lettres qui accusaient Jung d’avoir séduit sa patiente. Je ne m’étendrai pas sur cet épisode connu, je rappelle simplement que Sabina fit appel à Freud pour la sortir de cette impasse et que l’épisode inspira à celui-ci la notion de contre-transfert.
33Sabina Spielrein eut un rôle de pionnière en psychanalyse de l’enfant, mais aussi dans d’autres domaines de la psychanalyse : elle fut la première a proposé une compréhension psychanalytique d’un cas de psychose, dans sa thèse de médecine publiée en 1911 – elle eut aussi l’immense mérite d’introduire la notion de « pulsion de mort » dans un texte célèbre paru en 1912 « La destruction comme cause du devenir », texte qui inspira Freud lorsqu’il introduisit cette notion dans Au-delà du principe de plaisir en 1920.
34Le premier texte de Spielrein sur la psychanalyse de l’enfant date de 1912 : « Contribution à la connaissance de l’âme enfantine », suit une série de brefs articles et une communication au même congrès de La Haye, dont j’ai parlé. On peut penser que Melanie Klein et Anna Freud ont écouté cette communication qui portait sur le développement du langage chez l’enfant, « La genèse des mots enfantins papa et maman ».
35J’ajoute que Sabina Spielrein fut l’analyste de Jean Piaget durant son séjour à Genève au début des années 1920 et qu’elle joua un grand rôle après son retour en URSS en 1923 dans la Société russe de psychanalyse. Après la condamnation par le régime soviétique de la psychanalyse en 1933, elle poursuivit quelques années des psychothérapies d’enfant sous le couvert de la pédologie, interdite finalement en 1936. Elle mourut exécutée avec ses deux filles par les nazis lors de la prise de Rostov sur le Don en juillet 1942.
L’histoire de la psychanalyse de l’enfant
36La véritable histoire de la psychanalyse de l’enfant commence dans les années 1920, lorsque l’on comprend que l’enjeu n’est pas de confirmer des idées a priori, mais d’explorer le monde intérieur de l’enfant à l’aide de la méthode découverte par Freud, à savoir l’analyse du transfert et l’élaboration du contre-transfert.
37Deux protagonistes dominent alors la scène : Anna Freud et Melanie Klein. Le temps me manque pour parler de l’œuvre considérable de ces deux grandes figures de la psychanalyse. Je ne peux le faire que succinctement au risque de paraître schématique.
Anna Freud
38Je commence par Anna Freud, quoiqu’elle soit la cadette de Melanie Klein. Née en 1895, elle est le dernier enfant de Freud. Elle commence sa carrière professionnelle comme enseignante, ce qui sans doute influencera durablement son approche de l’enfant. Deux choses vont la marquée profondément : la première est son analyse avec son père, faite à sa demande, entre 1918 et 1922 ; la seconde est la maladie de son père, qui débute en 1923 et qui l’amène a renoncer à prendre sa totale indépendance comme elle l’avait envisagé en prévoyant de partir à Berlin. Elle restera auprès de Freud jusqu’à la fin et l’assistera dans ses derniers moments à Londres.
39Il semble qu’elle ait commencé à analyser des enfants en 1923, l’année même où Melanie Klein mettait au point sa « technique psychanalytique du jeu ». Aussi, je pense que l’on peut situer la véritable naissance de l’analyse d’enfant à cette année 1923. Nous en fêtons aujourd’hui le 90e anniversaire.
40Ce qui caractérise, selon moi, l’œuvre d’Anna Freud, c’est la fidélité absolue aux idées de son père associée à un remarquable talent de clinicienne et d’observatrice. Je dirai qu’elle a plus contribué à la psychopathologie de l’enfant qu’à la psychanalyse de l’enfant.
41Elle a sans doute entendu la communication de Melanie Klein au congrès de Salzbourg en 1924 sur la technique de la psychanalyse précoce. Elle dirige à partir de 1925 un séminaire à la Société psychanalytique de Vienne sur la psychanalyse de l’enfant. Puis, elle prononce, toujours à Vienne, une série de conférences dans lesquelles elle développe sa critique du point de vue de Melanie Klein. Ces conférences seront publiées en 1927 dans un livre Le Traitement psychanalytique des enfants. Elle insiste dans cet ouvrage sur la dimension pédagogique du travail du psychanalyste avec les enfants, en défendant l’idée que l’enfant n’a pas le surmoi mature de l’adulte qui lui permettrait de contrôler les motions pulsionnelles refoulées et mises au jour par l’interprétation. Elle pense aussi que l’enfant n’a pas de motivation spontanée pour entreprendre une analyse et qu’il faut donc une phase préliminaire pour créer un transfert positif, l’analyste devant se montrer intéressant, talentueux, doué, etc. Elle reviendra plus tard sur cette hypothèse de l’absence d’un transfert spontané chez l’enfant et de la nécessité d’une phase préliminaire.
Melanie Klein
42Les tout premiers travaux de Melanie Klein ne se distinguent guère de ceux des analystes d’enfant de l’entourage de Freud que j’ai cités. On sait que son premier essai fut une sorte d’éducation psychanalytique de son dernier fils, Erich, qu’elle a publié en 1921 sous le nom de Fritz. Elle se préoccupe surtout d’écouter l’enfant et de le renseigner sur tout ce qui touche à sa curiosité sexuelle. C’est véritablement en 1923 que les choses changent avec la mise au point de sa « technique psychanalytique du jeu », dans le traitement d’une petite fille âgée de 7 ans au début de sa cure, qu’elle a publié sous le nom de Inge.
43Elisabeth Spillius souligne, dans la préface qu’elle a rédigée pour le livre de Claudia Frank Melanie Klein in Berlin. Her first Psychoanalyses of children (2009), que l’intérêt de Melanie Klein pour la psychanalyse de l’enfant était « […] une fin en soi et pas seulement un moyen d’apporter la preuve de la justesse des déductions de Freud sur les enfants à partir de son travail avec les adultes » (Frank, 2009, p. 13).
44Elle fut invitée par Karl Abraham à Berlin en 1921. Elle travailla à l’Institut de psychanalyse fondé par Max Eitington en 1920. Elle avait aussi une activité en clientèle privée. En 1926, après la mort d’Abraham qui était devenu son deuxième analyste, elle décida d’émigrer à Londres où elle avait été invitée l’année précédente à donner des conférences par Ernest Jones. C’est à Londres qu’elle termina sa vie en 1960.
45Claudia Frank souligne que Melanie Klein donne une grande importance au transfert négatif et à son interprétation, ainsi qu’à l’instinct de mort. À l’opposé d’Anna Freud, elle décrit un surmoi archaïque cruel et persécuteur qui pousse l’enfant à rechercher la sanction et l’interprétation comme permettant une humanisation du surmoi et une réduction du risque de passage à l’acte.
46J’ajoute à ces remarques que Melanie Klein commence une véritable révolution en découvrant sa technique du jeu, qu’elle ne publiera qu’en 1955, et en introduisant le concept de phantasme inconscient. Il y a un lien direct entre transfert négatif et technique du jeu. Melanie Klein nous l’expose de la façon suivante : Inge était particulièrement inhibée pendant les séances d’analyse, elle apportait peu de matériel et les quelques interprétations que l’analyste avait tentées n’avaient eu que peu de résultats :
Dans une séance où je trouvais encore l’enfant sans réaction et en retrait, je la laissai en disant que je reviendrai dans un moment. J’allai dans la chambre de mes propres enfants, ramassai quelques jouets, des voitures, des petites figurines, quelques briques et un train, les mis dans une boîte et revins trouver la patiente. L’enfant qui ne s’était pas mise à dessiner ou à d’autres activités fut intéressée par les petits jouets et commença tout de suite à jouer.
48Dans ce jeu, Melanie Klein remarque qu’Inge utilise deux figurines, qu’elle interprète comme représentant l’enfant elle-même et un petit camarade d’école, figurines qui semblent partager un secret et qui écartent toute personne étrangère susceptible de les espionner. Elle lui interprète que sa peur est liée à la crainte que la maîtresse d’école, sa mère et maintenant son analyste ne découvre leur secret et ne les punissent :
Son expression faciale changea et, bien qu’elle n’admît ni ne niât ce que j’avais interprété, elle manifesta par la suite son accord en produisant du matériel nouveau et en devenant beaucoup plus libre dans son jeu et dans ses propos : son attitude envers moi également devînt bien plus amicale et moins soupçonneuse. Bien sûr le transfert négatif, en alternance avec le transfert positif, émergea maintes et maintes fois ; mais à partir de cette séance, l’analyse progressa bien.
50Melanie Klein a l’intuition que les séquences de jeu ont pour l’enfant la même valeur que les séquences de rêve pour l’adulte. L’analyse d’enfant devient donc possible en tant qu’analyse à part entière, égale en dignité avec la psychanalyse des adultes. Par la suite certains auteurs en feront même un exemple du processus analytique : c’est le cas de Donald Meltzer dans son ouvrage sur Le Processus psychanalytique publié en 1967 ou d’Antonino Ferro dans un article récent publié dans le Journal de la psychanalyse de l’enfant (2011).
51Mais, Melanie Klein ne se contente pas de trouver une technique de communication adaptée à l’enfant et un analogon du rêve. Elle modifie la nature même du processus analytique : il ne s’agit plus d’explorer l’inconscient en tant qu’il est le lieu de représentations refoulées pour leur donner à nouveau une issue dans la conscience ; il s’agit de comprendre aussi bien le matériel du jeu ou du dessin de l’enfant, que le matériel du rêve de l’adulte, comme l’expression de phantasmes inconscients qui organisent, à l’insu du sujet, sa vie psychique et relationnelle. Melanie Klein n’a pas été clairement consciente d’emblée de ce changement de paradigme, mais elle a su suivre la ligne qu’elle avait inaugurée en 1923 et cette ligne l’a conduite peu à peu vers une nouvelle conception du monde interne qu’elle a décrit en termes de phantasmes inconscients s’organisant au cours du développement de l’enfant selon les modèles de la position schizo-paranoïde, puis de la position dépressive.
Les controverses
52Sous le nom de Controverses on désigne les débats qui eurent lieu à la Société britannique de psychanalyse entre 1942 et 1945. Les débats entre Anna Freud et Melanie Klein avaient commencé, par publications interposées, depuis la fin des années 1920, mais après l’émigration des psychanalystes viennois au printemps 1938, c’était devenu, au-delà, des questions purement théoriques, une question de domination territoriale d’une école sur une autre : qui allait l’emporter de Melanie Klein, installée depuis plus de dix ans dans la capitale britannique, ou de la représentante directe de Freud et de l’orthodoxie de sa pensée, Anna Freud. Du vivant de Freud, le statu quo s’était maintenu, non sans tension. Après son décès en septembre 1939, les hostilités ne pouvaient que se déclarer ouvertement. L’entrée en guerre de la Grande-Bretagne a probablement retardé le début des Controverses. Elles commenceront seulement en février 1942, en plein Blitz, pour se terminer en 1945.
53Je ne m’étendrai pas sur cet épisode des Controverses. Je voudrais seulement signaler la publication en 1952 des principales conférences données par les analystes kleiniens dans le cadre de ces Controverses sous le titre Développement de la psychanalyse, ouvrage qui, selon moi, reste un modèle de pensée et de rigueur psychanalytique – et signaler également la publication en 1991 par Pearl King et Riccardo Steiner des minutes des Controverses, document passionnant sur l’histoire de la psychanalyse. J’ajoute encore que dans la préface, Pearl King, sans utiliser la référence au concept de paradigme, ni à la thèse de Thomas Kuhn sur les Révolutions scientifiques, décrit exactement un exemple de changement de paradigme et de révolution scientifique à propos de la pensée de Melanie Klein.
54Ces Controverses se sont donc terminées en 1945 par un gentleman agreement typiquement britannique : la cohésion de la Société britannique de psychanalyse était maintenue et trois courants de formation étaient admis à y cohabiter : un courant kleinien, un courant annafreudien et un courant baptisé Middle Group ou indépendant, dont le plus illustre représentant fut Donald Winnicott.
La diffusion de la psychanalyse de l’enfant
55La diffusion de la psychanalyse d’enfant s’est faite plus ou moins en suivant cette tripartition britannique, à quoi il faut ajouter le courant lacanien que j’évoquerai brièvement. Une répartition géographique s’est faite entre les courants kleinien et annafreudien en fonction des influences que chacune des écoles a su acquérir. Ainsi, l’Amérique Latine a été surtout marquée par le courant kleinien, avec la grande figure d’Arminda Aberastury, femme d’Enrique Pichon-Rivière, à Buenos Aires. Aux États Unis, c’est davantage l’influence d’Anna Freud qui s’est manifestée, surtout sur la Côte est, grâce à l’émigration dans le pays de plusieurs analystes viennois, dont les figures dominantes en ce qui concerne l’enfant furent René Spitz et Margaret Mahler. Plus récemment, l’influence de l’école kleinienne s’est fait sentir sur la Côte ouest grâce à l’enseignement d’Hanna Segal qui fit de nombreux séminaires en Californie, et à l’influence des post-kleiniens du fait de l’installation de Wilfred Bion à Los Angeles entre 1968 et 1979.
56En Europe, la diffusion des idées et des techniques kleiniennes, annafreudiennes et winnicottiennes a été plus ou moins marquée selon les pays. En France, les toutes premières analystes d’enfants venaient de Zurich : Eugénie Sokolnicka d’abord, qui avait été analysée par Freud lui-même, puis par Ferenczi et qui s’était formée à la psychiatrie en 1911 auprès de C. G. Jung ; installée à Paris en 1922, elle fut la première psychanalyste formée à venir en France ; elle est connue dans le domaine de l’analyse d’enfant pour avoir publié un texte sur une névrose obsessionnelle chez un garçon de 5 ans et pour avoir brièvement travaillé dans la première clinique universitaire de pédopsychiatrie à Paris, dont le titulaire était le Pr. Heuyer - Sophie Morgenstern ensuite, analysée par Eugénie Sokolnicka et qui s’était formée à la psychiatrie dans la Clinique Universitaire de Zurich ; elle a longtemps travaillé dans le service universitaire du Pr. Heuyer et a publié plusieurs articles sur des analyses d’enfants, dont un célèbre sur un cas de mutisme extra-familial.
57Malheureusement, l’une et l’autre de ces deux pionnières de l’analyse d’enfant en France se sont suicidées : Eugénie Sokolnicka en 1934 et Sophie Morgenstern en 1940 à l’arrivée de troupes allemandes à Paris.
58Après la guerre, la psychanalyse d’enfant a connu un dynamisme très important dans la génération des psychiatres qui ont refondé la pédopsychiatrie : Serge Lebovici, René Diatkine, Roger Misès, Michel Soulé, etc. Tous étaient largement influencés par la pensée d’Anna Freud et le point de vue génétique en psychanalyse. Une des particularités du développement de la psychanalyse d’enfant en France est son application au traitement institutionnel des enfants les plus gravement perturbés : psychotiques, autistes, états limites, déficients intellectuels ; d’autre part son influence sur les travaux en psychopathologie, travaux qui ont abouti à la mise au point d’une Classification française des troubles mentaux de l’enfance et de l’adolescence (CFTMEA) sous la direction de Roger Misès, classification qui, à l’opposé de la célèbre DSM, fait une large place à des modèles psychopathologiques d’inspiration psychanalytique.
L’influence de Jacques Lacan
59Lacan n’a jamais traité un enfant, mais ses idées ont eu une grande influence sur tout un courant de la psychanalyse de l’enfant en France, dans les pays d’Europe du sud (Italie, Espagne Portugal) et en Amérique Latine. Cela peut sembler paradoxal car l’enfant lacanien, avant l’apparition du langage (infans signifie « sans langage ») se situe au niveau du besoin et non à celui du désir. De ce fait, il échappe à la cure psychanalytique proprement dite qui, pour Lacan, a pour objet le dévoilement du désir du sujet. C’est la raison pour laquelle les élèves de Lacan qui se sont intéressés à la souffrance psychique de l’enfant l’ont rattachée non à l’enfant lui-même, mais au désir de ses parents, en particulier de sa mère.
60La psychanalyste d’enfant d’obédience lacanienne la plus connue est sans conteste Françoise Dolto. Toutefois, on ne peut la considérer comme son élève dans la mesure où elle n’était sa cadette que de 7 ans et où elle s’est formée à la psychanalyse en même temps que lui, dans les années 1930. Elle fut analysée par René Laforgue, mais fut formée à l’analyse d’enfant par Sophie Morgenstern. Sa pensée et sa technique s’inscrivent dans cette filiation, malgré quelques emprunts à Jacques Lacan.
61On peut citer parmi les principaux élèves de Lacan qui ont illustré la psychanalyse de l’enfant : Maud Mannoni, Robert et Rosine Lefort, Éric Laurent, etc. Les uns et les autres se rattachent à l’une ou l’autre des phases de l’élaboration de la pensée lacanienne. Tous se situent dans le sillage de la quête de Lacan d’une origine, non dans le sens génétique du terme (l’origine temporelle de la psyché), mais plutôt dans un sens logique et formel du principe organisateur qui structure le sujet à son insu.
Conclusion
62Pour conclure, je dirai que l’histoire de la psychanalyse de l’enfant me paraît tout entière marquée du sceau du principe de sérendipité, mot inventé par Walpole au xviiie siècle pour désigner les découvertes qui se font sur des indices tout à fait fortuits et qui ne correspondent pas à ce que l’on voulait trouver. Freud était en quête de l’étiologie des névroses de l’adulte et il rencontre la sexualité infantile – Melanie Klein était partie, munie des outils freudiens, à la recherche de ce qui soulagerait l’inhibition et l’angoisse des enfants, et elle découvre le phantasme inconscient. Le mot « sérendipité » a été forgé à partir du conte Trois Princes de Serendip, dans lequel des indices imprévus permettent de découvrir la vérité pourvu qu’on les remarque et qu’on en tire des conséquences logiques en dehors de tout préjugé. Dans un chapitre, l’un des princes découvre que la mule qui a parcouru la route était borgne de l’œil droit car l’herbe n’était broutée que du côté gauche. Ainsi avance la psychanalyse de l’enfant, broutant tantôt du côté droit, celui de la réalité historique, des relations que l’enfant a pu nouer avec son entourage et des éventuels événements traumatiques qu’il a rencontrés – tantôt du côté gauche, celui de la réalité psychique, des phantasmes inconscients. Le recours à l’une ou l’autre de ces réalités semble servir de défense contre la prise de conscience de l’existence de l’autre. J’ai insisté sur la réaction phobique de la plupart des psychanalystes devant l’étendue de la découverte freudienne de la sexualité infantile et l’approfondissement qu’en a proposée Melanie Klein. Peut-être pourrai-je parler de réaction contraphobique du côté kleinien dans un accrochage trop exclusif et systématique à une réalité psychique coupée de ses sources historiques et événementielles. La réaction de Donald Winnicott, sur laquelle je n’ai pas eu le temps de m’appesantir, me semble être une tentative pour nuancer les aspects trop assertoriques de la pensée de Melanie Klein.
63Mais, ce qui me paraît remarquable, c’est l’engagement passionné de générations de psychanalystes pour mieux comprendre et aider les enfants en état de souffrance psychique, bien que leurs efforts et leurs innovations soient restés souvent méconnus, voire méprisés, au sein de la communauté psychanalytique elle-même. La psychanalyse de l’enfant reste de nos jours le parent pauvre de la psychanalyse. Comme le soulignait en 1961 Esther Bick, les communications la concernant restent rares, les articles qui lui sont consacrés sont exceptionnels, la formation des psychanalystes ne lui fait le plus souvent aucune place. Rares sont les sociétés de psychanalyse qui proposent une formation spécifique en psychanalyse de l’enfant. L’Association internationale a attendu 1999 pour reconnaître à ses membres une qualification en analyse d’enfant et pour créer un comité chargé de statuer dans ce domaine : le Child and adolescent psychoanalysis committee (COCAP). En outre elle fait l’objet d’attaques violentes de plusieurs côtés. Je vois dans cette méconnaissance et dans ces attaques une résistance contre ce que j’ai appelé une « mise en abîme » : au-delà des angoisses œdipiennes génitales des névrosés adultes, ce sont des angoisses existentielles, d’anéantissement, d’explosion, de liquéfaction, de chute sans fin, de perte d’orientation, etc., que nous révèle l’exploration par la psychanalyse de l’enfant, mais aussi de l’infantile tapi au cœur du mal-être de l’adulte. À l’ignorer, la psychanalyse joue sa survie. Karl Abraham, qui encourageait Melanie Klein dans ses recherches, avait une vue prophétique en disant que « l’avenir de la psychanalyse est dans la psychanalyse par le jeu ».
Bibliographie
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : phobie, technique psychanalytique du jeu, controverses, psychanalyse de l'enfant
Mise en ligne 09/12/2014
https://doi.org/10.3917/jpe.008.0163