1Les épreuves narcissiques traversées par l’homme dont la femme est enceinte poursuivent le travail d’élaboration d’un possible investissement libidinal d’un autre différent de soi constitutif de sa paternité. C’est une rupture de cohérence du moi à dominance masculine, menacée d’éclatement par des exigences pulsionnelles et narcissiques anarchiques, dysharmoniques. C’est une véritable crise identitaire faisant partie du développement humain, qui prolonge la crise de l’adolescence qu’elle tenterait de résoudre. La confrontation à la différence criante entre les sexes, ainsi qu’entre les genres, dans la situation de gestation d’un enfant, provoque chez l’homme régression, inhibition, déliaison, retour du refoulé et inquiétante étrangeté (Freud, 1919). Côtoyer la grossesse d’une femme renvoie chacun, mais plus particulièrement l’homme devenant père, au retour d’une relation primitive refoulée, à cette relation fusionnelle à la mère au sein de laquelle il se confond avec elle, en se sentant omnipotent, créateur à l’origine de tout ce qui répond à ses besoins et ce qui lui arrive, alors qu’objectivement, d’un point de vue extérieur, il est absolument dépendant de l’environnement, de celle qui a fonction de mère. « L’environnement moyen sur lequel on peut compter permet au bébé d’être fou. » Il faut accepter le paradoxe « un bébé crée un objet, où cet objet n’aurait pas été créé s’il n’avait déjà été là » (Winnicott, 1971-1975 p. 100). Le devenant père redevient fou, comme le bébé, mais il se cogne à la réalité, exigeante envers les adultes, et plus particulièrement à l’égard des hommes, dont on attend qu’ils soient forts et rationnels. Il n’est ni le bébé dans le ventre de la maman, ni la maman qui porte le bébé : il se demande où il est, qui il est, de quoi il est capable. Il se sent très étrange, étranger même parfois, très seul et très impuissant. Elle, elle a quelqu’un avec elle tout le temps, jamais abandonnée, elle doit se sentir très forte, et elle est capable de donner vie à un garçon, caché dans son ventre, bien qu’étant une femme. Elle, en outre, s’exhibe différente, apparemment plus puissante que lui, plus phallique avec ce ventre proéminent et ce trésor caché. Quelle blessure narcissique ! Quelle castration que de n’être pas femme et homme. Toute sa fierté ancienne « d’en avoir » contrairement aux filles, sa satisfaction phallique, réconfortante narcissiquement, se dérobe devant cette réalité à la fois mystérieuse et scandaleuse. Quel sentiment de danger inconnu et indiscernable, de déroute, d’effondrement, dont il tente de reprendre la maîtrise. Ses premières identifications de bébé à sa mère-univers envahissent son oralité, son analité qu’elles dé-subliment au profit d’une idéalisation/persécution : réactualisées, elles parlent à travers son corps. Ce qu’on a appelé la « couvade », dit la tentative narcissique d’auto-satisfaire les désirs libidinaux engagés dans une relation primitive à la mère, tentative de se faire un enfant sur le mode oral et anal (Freud, 1909), échoue partiellement laissant place à de l’envie, destructrice tant à l’égard de la femme que du bébé. Le combat que se livrent l’amour créateur de liens et la destructivité haineuse est source d’angoisses violentes (Klein, 1947). Il a souvent besoin de se réconforter auprès d’une autre femme, une amie, une maîtresse, auprès de qui vérifier l’intégrité de sa puissance. Cela peut éviter un passage à l’acte violent, une expression violente qui ne parvient pas à être formalisée, même dans un rêve cauchemar.
2Sa nouvelle compagne est enceinte. Jean est très content et très fier de se montrer avec elle devant les copains. Ils vont à la campagne chaque week-end et ça lui ouvre l’appétit. Mais il ne peut pas rester tranquille et se reposer car il doit entretenir le jardin, couper les branches mortes, nettoyer les feuilles, tondre la pelouse, etc. et, cette fois-ci, il a dû se déchaîner contre les taupes ! « Elles circulent là-dessous, font des petits monticules de terre, démolissent la pelouse, elles vivent sous la terre, les salopes, et elles bougent, font des chemins, elles sont chez elles, elles rongent tout, grignotent les racines et ça fait mourir les plantes, elles sont nuisibles ! Ma femme ça l’amuse, mais moi ça me met en rage et je donne des grands coups de fourche, je les ai massacrées et j’ai mis du poison. Je ne vais quand même pas laisser faire des parasites qui prennent toute la substance de la terre, qui l’épuisent… qui détruisent tout. Marie, ce week-end, était fatiguée avec son gros ventre, elle est restée allongée sur le transat… Je voyais son ventre bouger. Je l’ai secouée, elle m’énervait à ne rien faire avec son sourire béat… J’ai fait un cauchemar dans la nuit de samedi. J’ai rêvé que j’avais fait un gros super boulot pour des gens, j’avais eu du mal mais j’avais réussi à en planter trois : trois cerisiers. En échange, ils m’avaient promis un excellent dîner. J’ai mangé plein, c’était bon, mais au moment où j’allais partir, ils voulaient me faire payer une très grosse somme d’argent ! Ça devait être donnant-donnant mais ils exigeaient très méchamment que je paye. Je n’avais pas d’argent, j’essayais de m’échapper et ils me coinçaient avec leur fourche. J’ai cru mourir, enfourché, ça m’a réveillé. »
3Il peut y avoir des mouvements de jalousie meurtrière envers la femme et le bébé qui jouissent l’un de l’autre, le trompent et l’excluent ; dans une autre partie du moi, clivée de la précédente, ils sont sa fierté, la manifestation de sa puissance, la satisfaction de ses parents. Henri a eu deux frères plus jeunes. Il ne se souvient pas d’avoir joué avec eux, ni de sa mère grosse, enceinte. Il était le premier, le plus grand, celui qui prenait la suite de papa, c’est seulement cela qui lui reste de son enfance. Mais des souvenirs cruels lui reviennent, bruts, quand sa femme est enceinte. Il se sent perdu, tout seul sans comprendre ce qui lui arrive. Il a eu peur que sa mère ne revienne pas après qu’elle est allée à l’hôpital, et maintenant il ne peut pas laisser sa femme sortir sans craindre qu’elle ne revienne pas, et quand elle est de retour il lui fait de terribles scènes. Il avait entendu que ses parents s’étaient disputés, du moins il le croyait, avant que sa mère ne parte pour accoucher, et il croyait qu’elle était blessée. Mais elle est rentrée en voiture avec son père et elle tenait un paquet qui faisait un drôle de bruit. « Je croyais que c’était une bête, mais quand je l’ai dit, papa s’est fâché et je me suis enfermé dans ma chambre. Je me suis senti, comme je me sens maintenant, inutile, de trop, gêneur, terriblement seul, et je voulais faire sauter la maison. » Henri se sent handicapé de ne pas être une femme, comme un incapable, il a des angoisses, des cauchemars, il dort mal. Pourtant il devrait être content : il voulait avoir ce premier enfant dont ils avaient parlé tous les deux, amoureux, à la fac. Il n’y comprend rien ! Sa femme n’est pas morte, mais il sent qu’elle est perdue pour lui. « Vous comprenez, il est là tout le temps le bébé, je ne peux plus lui faire l’amour tranquillement, j’ai peur ; c’est trop bête. C’est moi le père et c’est moi qui ai peur ! C’est comme s’il me regardait tout le temps, comme s’il me surveillait, comme s’il écoutait ce que je peux dire à ma femme. C’est vrai que ça, c’est ce que j’ai fait avec ma mère, je l’espionnais, je voulais voir ce qu’ils faisaient ensemble, je m’empêchais de respirer pour ne pas bouger, ne pas faire de bruit. Oui, elle a été grosse, je me demandais ce qui arrivait, je la croyais malade… Je pensais que mon père était une brute et qu’il lui faisait du mal… En fait, c’est peut-être une fille qu’elle attend, ça m’angoisserait moins, mais elle ne veut pas savoir, alors… » Il se demande ce qu’a éprouvé son père quand il est né : a-t-il été furieux ou content d’avoir un fils ? Peut-être qu’il voulait une fille. « Je ne me souviens pas qu’il ait fait attention à moi autrement que pour m’engueuler. S’il voulait une fille il a pas été servi ! trois garçons ! Un collègue de bureau raconte que quand sa propre mère a accouché son père a foutu le camp, sans même l’avoir vu et il n’est revenu qu’au bout d’un an. » Mais le père d’Henri, avait-il pensé à lui avant la naissance, avant la conception, et comment il y pensait ? Il se demande comment son père va accepter d’être grand-père, il en a vraiment peur, comme s’il allait être vexé. Il se sent effrayé, poursuivi par l’image de son grand-père paternel qui attend des excuses mais il ne sait plus pourquoi, une vielle histoire. Il est affolé à l’idée de devoir être père d’un enfant qui va attendre tout de lui. Maintenant qu’il est là, il ne peut pas y échapper, il est obligé de s’en préoccuper, il est responsable de son éducation. Mais il ne s’en sent pas du tout capable. Et puis il n’a pas du tout envie d’être celui qui gronde, qui fâche, qui est méchant. Il ne pourra plus rigoler, se laisser aller, être libre. C’est terrible, il a l’impression d’être un adolescent qui ne pense qu’à s’amuser et que l’enfant qui est là, caché, lui fait déjà la morale, le terrifie. Et sa femme, elle, veut qu’il s’occupe d’elle mais aussi qu’il la laisse voir ses copines qui vont mal la conseiller. « Moi, elle ne m’écoute pas, elle me dit : “Tu ne sais pas ce que c’est, tu ne comprends pas.” Et je me retrouve tout bête. J’ai envie d’aller voir, moi aussi, mes amis, mais je n’ose pas leur en parler. On rigole. Quand je vais voir un match de foot avec eux, elle n’est pas contente, elle dit que je suis trop excité quand je rentre. C’est bizarre que j’aie tant de mal à me souvenir de mes petits frères. Pourquoi ça ne m’intéressait pas ? Peut-être que j’étais tellement furieux ! Comme si je ne leur suffisais pas, moi, le garçon qui allait succéder à mon père… »
Ivan et Sophie ou la restauration d’un narcissisme nécessaire pour être père
4Ivan et Sophie sont venus me demander de l’aide, ils veulent faire un travail ensemble. Lorsque je les accueille, Ivan entre le premier : grand gaillard, blond superbe, au sourire chaleureux. Sophie le suit, petite et un peu fragile, douce et malicieuse au premier contact. Il est direct : il vient de recevoir son diagnostic, une maladie rare, génétique, à dégénérescence neurologique. Ça l’a secoué dit-il, mais il est costaud. Il en a tout de suite parlé avec Sophie qui l’avait accompagné à son rendez-vous médical. Ils ont discuté et, sans être mariés, ils ont fait le projet d’avoir un petit. Elle lui a dit : « Moi, je veux un petit Ivan, un petit comme toi, qui aurait tes cheveux, tes yeux, ton sourire… comme ça je te verrai quand tu ne seras plus là. » « Elle a failli me faire pleurer », reprend-il. « Je ne peux pas vous dire à quel point elle m’a émue. Je lui ai répondu oui, on va faire un petit. Après j’ai eu peur, j’ai réfléchi. Je ne sais pas combien de temps j’ai encore à vivre. J’ai vingt-huit ans, et, ce que je sais, c’est que je marche de plus en plus mal. Un père qui peut plus marcher, ça vaut rien, ce n’est pas un père, j’en sais quelque chose. Moi, j’en rêve depuis longtemps des enfants que j’aurai, mais je n’étais pas pressé ! Et maintenant…, c’est maintenant ou jamais ! Je ne sais plus… »
5Le médecin qui a annoncé à Ivan sa maladie, génétique, et sans doute les effets à venir de cette maladie, leur a conseillé à tous les deux de venir parler avec moi. Nous allons essayer de trouver comment co-construire à trois des échanges qui permettent une pensée du couple qu’ils forment, du désir de vie de chacun, du désir d’enfant de l’un, de l’autre, des difficultés qu’ils rencontrent, des obstacles réels. Les réflexions sont centrées sur Ivan et sur son cheminement pour devenir père dans ces conditions : un bout du trajet qu’il a effectué, tout à coup envahi par un désir de paternité, ou un désir d’être/avoir un enfant, prenant corps au milieu de sentiments opposés, d’idées contradictoires, de mouvements violents et tendres ; un désir d’être le père d’un enfant parfait, confié à une femme à laquelle il tient et qui le tient. Je repère d’emblée une oscillation entre désir d’être père d’un enfant, désir de le protéger, de lui transmettre son savoir-vivre et son savoir-faire, et désir d’être enfant, d’être un bébé adulé, sans crainte ni limites ; il y a aussi dans ce désir une dimension généreuse et la fierté de pouvoir l’être après l’avoir tant désiré dans l’enfance sans pouvoir le réaliser pour sa mère ; le désir de faire plaisir à Sophie en lui donnant un enfant, en s’effaçant pour en être aimé, qu’elle en soit reconnaissante. Des bouffées de colère contre cette « foutue maladie », des vagues de destructivité contre le monde entier et contre lui-même, rongé par l’atteinte neurologique qu’il n’a pas été capable d’empêcher, de désespoir de ne pas trouver d’issue interrompent périodiquement la circulation des échanges plutôt fluides. L’enfant apparaît donc comme une réponse instantanée à la mort annoncée. « Le point le plus épineux du système narcissique, cette immortalité du moi que la réalité bat en brèche, a retrouvé un lieu sûr en se réfugiant chez l’enfant » (Freud, 1914, p. 96). Il doit permettre à Ivan d’être immortel, de se survivre, d’autant plus que Sophie insiste sur la ressemblance avec son père du petit garçon que ce sera, évidemment. Pour elle, c’est aussi une façon de nier la mort de son compagnon en le remplaçant instantanément par un double. La différence de génération semble annulée en une représentation d’éternel enfant merveilleux qu’est son mari pour elle jusqu’à l’annonce de la maladie, qu’est l’enfant de son mari qui remplace Ivan.
6La différenciation entre elle, Sophie, et lui, Ivan, semble elle aussi atténuée si ce n’est annulée : je ne sais plus qui rêve de cet enfant. J’éprouve comme un air d’inceste où des passages à l’acte sexuels et meurtriers (Marty, 1999) échapperaient à quelque culpabilité. L’annonce de la maladie grave d’Ivan, aux effets brutaux, a réactivé chez l’un et l’autre de très anciens traumatismes, non représentés mais à forte charge affective, des blessures narcissiques primaires. « L’affect est toujours un signal pour le moi » (Roussillon, 1999, p. 67). J’ai le sentiment qu’ils s’expriment à travers leur corps, leurs postures, dans un langage inorganisé, des mots sans phrases, et des mimiques du visage, comme des bébés. De la souffrance se dit mais je me sens un peu perdue.
L’une des caractéristiques du « bébé dans l’adulte » est, en effet, que les expériences subjectives précoces ont été éprouvées avant l’apparition du langage verbal. L’une des hypothèses qui peut avoir quelque intérêt est alors de considérer que ces expériences ont été enregistrées sous des formes qui précèdent les formes de représentations langagières, qu’elles laissent des traces préverbales, et donc qu’elles vont tendre à être réactivées dans le transfert sous des formes qui ne s’inscrivent pas dans la communication linguistique, qu’elles vont produire des signes préverbaux.
8Ces blessures menaçantes m’apparaissent en quête d’être vécues et nommées par l’autre, en miroir paradoxal, en raison de la désubjectivation défensive à laquelle ils sont confrontés. Ivan me le fait éprouver en identification projective. C’est du vif éveillé à envisager la mort proche ; ça touche à ce qui est mort en lui et qui ne peut revivre qu’en passant par des identifications projectives, éprouvées par l’analyste avant qu’il ne lui en restitue des éléments « transformés » (Pontalis, 1977). L’angoisse « prend la forme d’un retour de l’agonie première ou provoque immédiatement un retournement paradoxal de maîtrise » (Roussillon, 1999, p. 77) Je remarque comment Ivan est « ravi » par la demande brute de sa compagne, qui le voit déjà mort et remplacé par son fils, son double. Elle n’a pas de mal à éprouver et symboliser ce scénario. Elle passe de l’objet libidinal mari à l’objet enfant comme équivalents narcissiques. Et lui s’identifie primairement à ce mouvement narcissique, oubliant totalement sa maladie et lui-même. Il est prêt à se soumettre à son désir à elle, à s’y confondre. L’annonce de la maladie invalidante fait jaillir l’idée de la mort qui allume celle de l’enfant ; à l’atteinte narcissique la plus radicale répond l’objet le plus absolument investi narcissiquement : « His majesty the baby », comme on s’imaginait être jadis » (Freud, 1914, p. 96). L’enfant rêvé, ressemblant à son père, le remplace ; il ne lui succède pas.
9Il nous faut remarquer que c’est la question de la mort, l’extrême, qui est mise en avant, chez elle et chez lui. Alors que, bien avant la mort, il va devoir affronter la castration, la limitation progressive de sa liberté motrice, la réduction de ses mouvements, les restrictions imposées à sa volonté, la paralysie envahissant son corps, obligeant son organisation psychique à s’adapter à une réalité toujours nouvelle, à régresser dans ses expressions privées de la voie motrice, à maintenir un équilibre narcissique précaire. Cette réalité douloureuse de subir, qu’il désirait fuir activement, l’a précipité dans cette régression, dans une identification fusionnelle avec Sophie ; il en sort rapidement, retrouvant son être propre et affirmant son identité à travers une poussée agressive. Mais la tendance à être le bébé et s’en remettre à ce que décide Sophie reste son garde-fou. Elle peut grandir elle aussi à la faveur de ce travail commun, et elle va soutenir le désir de son homme d’évoluer en intégrant les réalités tout en restant assez souple par rapport à ses mouvements progrédients/régrédients. La réalisation magique d’un désir d’enfant, dans la toute-puissance de la pensée, laisse place à l’idée récurrente d’avoir un enfant, au point que cela commence à devenir chez Ivan un véritable projet du moi, chargé de l’adaptation à la réalité, tout en maintenant le plaisir d’accomplissement du désir. Alors, assez vite, resurgit du réel le tourment que lui impose le risque de transmission possible du gène délétère dominant. C’est un risque à 50 %. Ce risque vient massivement faire obstacle à la simple réalisation du désir. Ivan revient plusieurs fois sur ce qui lui semble alors s’opposer au projet, provoquant chaque fois un accès de colère, vite retournée contre lui-même et transformé en désespoir. Comme s’il retrouvait devant ce mur implacable d’anciennes impasses, le froid silence des non-réponses à ses demandes fougueuses, l’inatteignable sans raison, l’absurde de la vie. Sophie l’a soutenu malgré le découragement ; elle tient à avoir un enfant. Ils se sont renseignés, sont même allés consulter, si bien qu’un soir il tranche fermement : « On fera ce qu’il faut, dit-il, diagnostic du fœtus, interruption de grossesse si nécessaire, et on recommencera, hein, Sophie ? Tu es d’accord. Évidemment, tuer ça ne me plaît pas, mais on n’a pas le choix ; la maladie ne passera plus chez nous, c’est juré. »
[…] bien que le diagnostic prénatal puisse être considéré comme une pratique eugénique, il faut souligner qu’il permet d’envisager des naissances pour des couples qui, auparavant, devant un risque de récurrence d’une maladie très grave, redoutaient de procréer.
11« Si dans le fantasme de la première croissance, il y a la mort, dans celui de l’adolescence il y a le meurtre » (Winnicott, 1971, 1975, p. 199). Sa valeur narcissique personnelle, mais aussi l’honneur de ses ancêtres à travers lui exigent que soit rétablie, par lui, une lignée paternelle digne d’une orgueilleuse fierté. Son « estime de soi » exige cela de lui. Il doit réparer son narcissisme personnel endommagé, mais aussi la valeur de la lignée de ses ancêtres paternels. « Son délire des grandeurs d’autrefois s’est amorti […] Qu’est-il advenu de sa libido du moi ? » (Freud, 1914, p. 97). Ses impulsions violentes et ses exigences infantiles ont été refoulées :
Le refoulement provient […] de l’estime de soi qu’a le moi […] [Ivan] a établi en lui un idéal auquel il mesure son moi actuel […] Il ne veut pas se passer de la perfection narcissique de son enfance […] C’est à ce moi idéal que s’adresse maintenant l’amour de soi dont jouissait dans l’enfance le moi réel […] le narcissisme est déplacé sur ce nouveau moi idéal… en possession de toutes les perfections.
13Il a reçu beaucoup d’amour et de brimades, de réprimandes dans son enfance, notamment de son père ; et son moi idéal, issu des gratifications de son enfance et son idéal du moi, proche du futur surmoi pour Freud en 1914, résultant de son besoin de rester aimé, guidé par des ordres et interdits parentaux intériorisés, exigent de lui que l’enfant dont il sera le père soit parfait, c’est-à-dire un « double » sans cette maladie génétique, sans cette tare.
Lorsque la satisfaction narcissique se heurte à des obstacles réels l’idéal sexuel peut servir à une satisfaction substitutive. L’on aime alors selon le type de choix narcissique, ce que l’on a été et qu’on a perdu, ou bien ce qui possède les perfections que l’on n’a pas du tout.
15Il doit réparer l’honneur de la branche paternelle de son arbre généalogique. Il doit à maman un petit-fils, un double de lui, un jumeau tout à fait bon et beau comme elle pensait que son fils devait l’être, l’était et le resterait (Bion, 1967, p. 26). « Le jumeau imaginaire avait donc pour fonction de dénier une réalité autre que lui. Ce déni de la réalité extérieure allait de pair avec son incapacité à tolérer les réalités psychiques internes. » C’est en intégrant, en reconnaissant comme sienne, la réalité de la pathologie neurologique évolutive qui se développe en lui, grâce à la parole suffisamment ajustée d’un médecin, qu’il semble accéder à, et reconnaître, sa généalogie, son appartenance à une succession d’ancêtres dont il est le dernier représentant et à qui il veut faire cadeau d’un nouveau descendant pour honorer sa dette. L’annonce de sa maladie semble valoir comme une annonce de filiation qui ouvre en lui l’accès à la paternité ; le simple désir d’enfant prend sens à travers une dimension symbolique. Il était englouti dans un désir d’enfant oral féminin primaire, et il se retrouve sujet, exposé aux jugements de ses ancêtres et de son descendant à venir. Sur ce chemin, il doit nécessairement faire place à son père, oser le regarder et être regardé par lui, dans les yeux, il doit lui parler et l’écouter. C’est bien un processus de transformation, processus dans lequel il a pu s’engager, avec Sophie, le médecin annonceur et ma ferme présence empathique :
L’expérience originelle, la réalisation, dans le cas du peintre le sujet qu’il peint, et dans celui du psychanalyste l’expérience qu’il ressent en analysant son patient, sont transformés par la peinture dans le premier cas et par l’analyse dans le second respectivement en une description picturale et en une description psychanalytique. […] Une interprétation est une transformation.
17Je suis en effet émue par ce qui arrive à ce garçon (Aubert Godard, 2013, pp. 119-131). Il faut du temps et du mouvement psychique autorisé par ce qui est éprouvé pour changer. « Le principe est le suivant : c’est le patient, et le patient seul qui détient les réponses. Nous pouvons ou non le rendre capable de cerner ce qui est connu ou d’en devenir conscient en l’acceptant » (Winnicott, 1971, p. 121). « Vous vous rendez compte que c’est mon père qui me l’a filée cette saloperie ; ni lui ni ma mère ne m’ont rien dit ! Je suis furieux contre eux. Ils le savaient ! C’est pas possible de transmettre la maladie en le sachant ! Ils le savaient ? Pas forcément. Ils étaient tout-jeunes-tout-beaux… Ah oui, le grand-père en Pologne, ma mère y a fait allusion une fois ; j’avais rien compris. De toute façon, vous savez, je vous l’ai dit, je n’ai plus de père, il n’existe plus, il est mort depuis longtemps. » C’est lui qui l’a « fait mort », il y a longtemps déjà. Et il le « refait mort » pour moi, dans le transfert. Nous pouvons construire que jeune adolescent, il a évacué son père de sa conscience, il l’a ignoré comme géniteur. Il ne le voit plus depuis plusieurs années, sept ou huit ans, et il n’y pense plus, me dit-il. Avec la puberté, la désidéalisation de son père le déséquilibre gravement. Sans modèle paternel, même avec défauts graves, comment se construire homme ? Il est donc resté un enfant et tente de se suffire à lui-même pour venir au monde, sans géniteurs. Et puis, il quitte sa province, ses parents, pour venir étudier à Paris. La fréquentation de jeunes filles réveille la question douloureuse : « Il fait quoi ton père ? » « Ma mère, je n’aurais pas cru qu’elle me trahirait ; elle m’avait montré que je tenais d’elle parce que j’avais le même grain de beauté qu’elle sur la fesse… » Comme si l’on pouvait ne tenir que d’un seul parent. Il a des fantasmes d’auto-engendrement : c’est lui qui se fait, il n’a besoin de personne. Tout dépend de lui.
18Là, Sophie intervient pour dire qu’elle a voulu que chacun de ses parents, séparés, rencontrent Ivan, et qu’ils vont peut-être quand même aller voir les parents d’Ivan, qui sont vieux mais encore vivants et toujours ensemble. « On les a appelés au téléphone. Ma mère soigne mon père qui va très mal. Il est au lit ou dans un fauteuil, il ne fait plus très attention à quoi que ce soit mais tout de même, je ne sais pas si je vais lui dire. » Ainsi, Ivan (re)découvre la scène primitive à la faveur du détour par la maladie génétique : il est donc né de la rencontre de sa mère et de son père ! Il se racontait qu’il avait été trouvé par sa mère, puis que sa mère avait pris un mari pour l’aider. Il pensait que sa mère était dominante et le protégeait de cet homme brutal et exigeant dont il avait peur. Ou bien il se pensait né d’un prince amoureux de sa jeune mère, resté secret. Alors il se sentait d’une lignée paternelle formidable depuis toujours. Son père avait autrefois belle allure. Mais que faire d’un père qui titube, qui ne peut plus jouer au foot, qui a besoin de l’épaule de sa femme pour se tenir debout ? Il a vu sa mère retenir son père par le bras pour l’empêcher de tomber, il a vu son père accroché à sa mère ; c’est pas un père ça ! C’est intolérable. S’il était né de sa mère… Maintenant qu’il va a voir un enfant, il faut qu’il soit droit et fort pour être le père de son petit ! Que son petit l’admire, le craigne et le respecte ! « De grandes quantités d’une libido essentiellement homosexuelle furent ainsi attirées pour former l’idéal du moi narcissique » (Freud, 1914, p. 100).
19Cette idée le porte, l’entraîne vers un futur possible, lui fait sentir que son moi peut coïncider avec son moi idéal et son idéal du moi ; c’est un élan maniaque qui lui donne le sentiment d’être tout-puissant, magnifique, identifié à son père de la petite enfance. Mais il regagne la terre ferme de la réalité extérieure : il n’y arrivera pas ! Il devient mélancolique. « La mélancolie emprunte donc une partie de ses caractères au deuil et l’autre partie au processus de la régression à partir du choix d’objet narcissique jusqu’au narcissisme » (Freud, 1916-1917, pp. 245-260). « Un gars, vous comprenez, son père doit lui apprendre le foot très tôt, avant même qu’il marche. » Il se sent nul devant son fils, châtré. Et des voix intérieures le lui reprochent, l’empêchent de dormir la nuit, l’accusent, le persécutent. L’autorité exigeante, que le jeune homme avait fuie en même temps que l’image de la tare du père, lui revient de l’intérieur, presque sauvage, issue des attentes surmoïques paternelles attribuées à son fils potentiel imaginé. C’est un surmoi sadique qui écrase le moi et lui inflige des supplices. « Vous savez, le matin, avant de partir travailler, je me mets devant la glace où je me vois en entier, je me regarde et je me donne des claques ! “T’as vu l’imbécile qui tient pas debout ?’’ Et je m’injurie et me frappe. »
20Il attaque son image spéculaire où il se voit entier, menacé de morcellement, où sa maîtrise est en échec alors que c’est devant cette image entière de lui que, selon Lacan, l’infans jubile d’anticiper une maîtrise (Lacan, 1949, 1954) de découvrir l’unité de son image et d’où le « je » d’un sujet non confondu avec son image émerge. Il frappe l’Ivan handicapé, celui dont il a honte, ainsi que la représentation de son père déchu, dont il a eu honte, à travers cette image en miroir devant le « je » témoin. L’ambivalence s’y exprime à l’égard d’un père, objet d’amour narcissique auquel il est identifié, objet perdu haï en raison de la profonde désillusion qu’il lui a infligé, mais elle s’adresse également à l’Ivan, tant aimé narcissiquement et férocement haï d’avoir trahi cet amour narcissique. Sans doute interroge-t-il le regard de la mère à travers moi en me racontant cela. Et Sophie réagit pour nous trois en disant la différence entre « son homme » et ce qu’il donne à voir : « Le père peut apprendre beaucoup d’autres choses à son fils en restant dans son fauteuil ! Et c’est un vrai père. Il ne tient pas debout mais il est beau ! À tel point que je veux un enfant qui lui ressemble ! »
21Après l’annonce de la maladie transmise par son père et de son handicap à venir, et après avoir accepté ses faiblesses (l’acceptation remplaçant le déni) ainsi que surmonté son propre anéantissement, un nouvel élan, d’une autre nature qu’une quête de satisfactions narcissiques, pousse celui qui était resté adolescent à sortir du seul monde imaginaire et à entrer dans une nouvelle phase, « celle du mouvement qui conduit de la relation aux objets subjectifs fermée sur elle-même jusqu’au domaine de l’utilisation de l’objet » (Winnicott, 1971-1975, p. 123). Il inverse les positions fils/père : Ivan accepte « cette catastrophe » et ses conséquences dépressives qu’il ne nie plus ; il s’en trouve chargé d’une autorité nouvelle, liée au savoir sur lui-même, mais aussi sur son père, sur ses ancêtres, savoir que son père n’a pas. Il ose penser que l’infirmité de son père est d’origine génétique et réalise qu’elle lui a été transmise par son propre père qui l’avait lui-même reçue de son père. Ivan, son père, son grand-père ont tous subi de la même façon la maladie, mais père et grand-père ont procréé. Ivan veut lui aussi avoir une descendance, maintenant. Il investit libidinalement sa jeune compagne, Sophie, et la charge d’une attente-anticipation supplémentaire en espérant qu’elle donne naissance à un enfant sain, qu’elle lui permette d’être père tandis qu’elle deviendrait mère. Investir d’autres objets que lui, être amoureux, envisager de se charger d’un enfant à élever, risque de mettre en danger cet équilibre narcissique précaire.
[…] l’investissement de libido sur les objets n’élève pas le sentiment d’estime de soi. La dépendance par rapport à l’objet aimé a pour effet d’abaisser ce sentiment ; l’amoureux est humble et soumis. Celui qui aime a, pour ainsi dire, payé amende d’une partie de son narcissisme, et il ne peut en obtenir le remplacement qu’en étant aimé. Sous tous ces rapports le sentiment d’estime de soi semble rester en relation avec l’élément narcissique de la vie amoureuse.
23Il a, de nouveau, besoin de ses parents, de sa maman, de son papa, de leur faire connaître sa situation, de sentir en retour leur attention conjointe, leur amour, malgré tout ce qu’il leur a fait, en réalité ou dans ses fantasmes, et en tout cas par son absence silencieuse. Il sait que sa mère soigne son père, alité depuis des années, soi-disant pour un cancer, et se révolte de ce mensonge. Il a peut-être un cancer, mais il est surtout atteint par cette maladie génétique. Il est en colère contre ce non-dit généralisé qui intimait tacitement l’ordre de scotomiser l’ensemble du complexe autour de la tare génétique : rien dit, rien vu, rien connu, cela n’existe pas. Il sera dans le même état d’atteinte neurologique mais beaucoup plus précocement que son père : le médecin lui a en effet dit que la maladie se déclarait de plus en plus tôt à chaque génération. Il a déjà honte de sa marche instable qui le fait passer pour un homme ivre auprès de ses collègues qui se moquent de lui, comme il a eu honte de son père vacillant. Il a également honte d’avoir eu honte de son père et en ressent de la culpabilité maintenant :
L’affect de honte comme processus susceptible de se déployer le long d’un large éventail allant d’une émotion brute blessant le narcissisme jusqu’à la honte signal d’alarme garante de l’intégrité narcissique.
25Ivan a connu son père sain, vigoureux, magnifique, qu’il pouvait admirer. À l’adolescence, il l’a vu déchu, comme si c’était de sa faute, comme s’il ne pouvait pas y avoir deux hommes en même temps auprès de la mère. Il a voulu tuer son père, un père faible avec lequel il ne pouvait pas rivaliser d’homme à homme, et éprouve de la culpabilité à l’évoquer pour moi, à vif, sous le regard de mon attention bienveillante. Il est puni me dit-il : son fils à lui n’aura eu qu’un père toujours invalide. Ses sentiments à l’égard de la situation ont évolué avec la transformation de la honte : au non-dit précédent, qui lui a fait tant de mal, il réagit passionnément, il veut en parler à ses parents, en parler avec ses parents. Les entendre lui parler de leurs propre parents et grands-parents. À la persécution succède un sentiment de culpabilité qui ouvre la voie au désir de réparer. Les symptômes qui faisaient honte et qu’il fallait dénier, enfouir, sont devenus de possibles manifestations d’une maladie qu’il a osé affronter de face, explorer, soutenu par Sophie. Diagnostiquée, parlée, reconnue, cette maladie devient quelqu’un qui le sort de l’autosuffisance et du déni défensifs : il peut faire une place à son père, atteint comme lui. Une relation de fils à père, ce père-là, devient pensable pour lui. Ré-émerge alors le petit garçon à qui cet homme avait appris à jouer au foot, mais aussi qui lui avait transmis tout un savoir et un savoir-faire, notamment relatif au travail du bois, à la construction. C’était aussi un « homme qui protège » (Freud, 1914, p. 95), aimé sur le mode de l’étayage et d’un amour narcissique de vie (Green, 1983), « ce que l’on voudrait être soi-même », constructif d’une fière identité masculine.
27La dynamique identificatoire repart chez Ivan : œdipienne, archaïque, ambivalente. La blessure narcissique resurgit, comme une gifle pour ce jeune homme assoiffé de mâlitude, alors que la puberté déséquilibre son corps adolescent ; les angoisses corporelles archaïques de démembrement, de morcellement, de perte de maîtrise, pour le père et pour lui-même en miroir, la désillusion trop forte et trop brutale. Il peut cette fois les affronter, en parler. Son moi est plus fort narcissiquement, et mieux construit. Son désir d’enfant se dessine avec plus de réalité, s’objectalise. Pourtant, parvenir à faire l’amour est de plus en plus difficile. Nouvelle blessure, nouvel affront, œdipiens et prégénitaux. « La perception de son impuissance, de sa propre incapacité d’aimer par suite de troubles psychiques ou somatiques, agit au plus haut degré pour abaisser le sentiment d’estime de soi » (Freud, 1914, p. 102). Il s’y astreint avec application, avec courage et avec un certain masochisme partagé par Sophie. C’est compliqué, c’est fatiguant, c’est long, il faut prévoir les bonnes dates, ce n’est vraiment pas une partie de plaisir. Il s’en plaint mais ne renonce pas. Faisant fi de sa fierté hier encore vive, il se plie à toutes ces contraintes, non sans souffrance.
28Et ils m’annoncent qu’elle est enceinte ; ils n’osent ni l’un ni l’autre triompher, ni même être joyeux : il faudra explorer si le fœtus est porteur du gène délétère ou non, mais il faut d’abord le laisser se développer, risquer de s’y attacher. Il dit que c’est vraiment cruel pour elle : c’est impossible de ne pas commencer à imaginer ce bébé, son histoire, son futur à lui, alors Sophie pleure, il la console. En effet il a fallu interrompre la vie, faire une IMG ! Ils ne s’attardent pas sur ce deuil, ils s’accrochent à leur projet et poursuivent avec obstination ce qui est devenu, en quelque sorte, un « protocole médical ». Ivan n’a alors que peu d’égards pour la souffrance de sa femme. Une deuxième grossesse sera suivie d’une nouvelle IMG ! La mort dans l’âme elle dit alors fermement qu’elle en refusera une troisième. Nous travaillons à trois sur ces conflits entre donner la vie/donner la mort, perdre ce qui était déjà une partie de soi. Peut-on maîtriser ce qu’on transmet ? Quelle dette faire porter à cet enfant libre d’être ouvert sur l’inconnu (la loi interdit l’exploration génétique chez les enfants si aucun bénéfice sanitaire n’en résulte, ce qui est le cas pour cette maladie), « libre d’être malade » si c’est le cas ? Quelle responsabilité pour les parents, pour Ivan particulièrement. Ivan donne finalement son accord, joyeux d’avoir choisi la vie plutôt que le renoncement. Se sentir aimé, écouté, objet d’attention diminue les projections négatives. Conforté par la contenance qu’il trouve dans notre travail, à date et heure fixes, il ressent moins le besoin de tout maîtriser psychiquement ; ils vont prendre le risque de garder l’enfant qui viendra. Il sent qu’il pourra l’adopter tel qu’il sera. « Même si c’est une fille ! » dit-il. C’est un progrès considérable dans l’ouverture à l’autre, autre que comme soi. Ils sont devenus, l’un et l’autre, capables d’investir un enfant d’un double investissement narcissique et objectal, pas seulement un garçon qui serait le double d’Ivan. Ils commencent à articuler l’objet imaginaire et l’objet réel, ils se découvrent étonnés de s’investir eux-mêmes en tant que père et mère, à différents niveaux, passant du pur narcissisme au sentiment, effrayant, de responsabilité qui redonne à la fierté sa valeur symbolique. « Si la relation peut porter sur un objet subjectif, l’utilisation, elle, implique que l’objet fait partie de la réalité extérieure » (Winnicott, 1995, p. 131). Ils sont récompensés ! Elle porte un fœtus vigoureux et leur travail psychique commun se réoriente. Elle a des nausées, des petits malaises qu’elle ose éprouver et dont elle peut parler cette fois-ci. Lui, ça le fait rire ; ce n’est pas grave. Il dit avec beaucoup de perspicacité que Sophie s’empêchait d’avoir trop de sentiments quand elle n’était pas sûre de pouvoir garder le bébé, elle « bloquait » un peu. Et bien lui, il ne s’empêche pas : il a tout le temps envie de manger, il va grossir, ça lui est égal. Lui, tellement préoccupé de son image de bel homme, ne s’en soucie plus, il se laisse envahir par le bébé. « Le bébé mange tout le temps, il faut qu’il grossisse pour grandir. Tout le monde doit s’arrondir ; elle qui ne mange presque rien ! Je mange à sa place. » Il exprime une tendresse toute nouvelle, il semble apaisé. Ils sont allés tous les deux faire la première échographie, Ivan a eu un choc : il a vu le cœur du bébé qui battait, il en a été bouleversé. Il a réalisé que c’était vrai qu’il y avait un bébé. Il s’est ainsi rendu compte qu’avant de le voir il n’y croyait pas vraiment. C’était juste une idée. À la suite de cette échographie, il a eu une nuit agitée et a fait un cauchemar. Un peu plus tard, Sophie qui commence à avoir « un petit ventre » me parle du bébé « qui lui donne des coups de pieds ». Ivan évoque alors, très ému, comment il provoquait son père au foot depuis qu’il était petit, comme s’il avait commencé « in utero ». Pourtant, « un bébé donne des coups de pied dans le ventre de sa mère ; on ne peut présumer qu’il cherche ainsi à s’en évader […] on ne peut présumer qu’il cherche à détruire ou à faire mal » (Winnicott, 1958-1969, p. 151). Ivan projette que le bébé que porte Sophie, et dont il est le géniteur, cherche à le chasser, à l’exclure, voire à le détruire. Il imagine encore forcément un garçon. Et il raconte qu’à douze ans, un jour, il a vu son père chanceler – il l’avait déjà dit plusieurs fois mais il n’avait pas pu articuler cette scène du père déchu à son défi – en essayant de lui renvoyer le ballon. Ce jour-là il a été très choqué, si bien qu’ensuite il s’est mis à le surveiller : son père n’était plus tout à fait son père. Il a eu l’idée de le tuer. Mais il s’est senti mal d’avoir eu une telle idée et de n’avoir plus de père. Il se laissait attaquer par les copains, se sentant constamment critiqué par ses professeurs. Il a eu peur, il s’est senti tout seul, « autrement seul, atrocement ». Il n’a parlé de tout cela à personne et il est devenu sombre. Sa mère soutenait son père. Le lien apparemment de type régressif entre ses parents, comme entre une mère et son enfant, expulsait Ivan de sa place d’enfant. Il n’avait plus de père. Il l’avait « fait mort », et sa mère le trahissait avec son père, délaissant son fils. Je suppose que, débordé par la menace de dépression, d’éclatement entre les exigences inconciliables qu’il aurait dû contenir, son moi recoure au clivage d’une partie de lui-même, au déni de réalité, au désaveu de quelque intérêt pour un père dont il n’a pas besoin, pour tenter de sauvegarder un narcissisme de survie. Ce père n’existe plus pour lui. Dans l’après-coup, il comprend qu’il se sent coupable d’avoir confondu les places. Un père est un père, quoi qu’il fasse, quoi qu’il lui arrive. Avec le bébé qu’on ne voit pas encore, mais qui est là au creux du ventre de Sophie, il est content de lui, il ressent une certaine « estime de soi » d’être père, fier d’avoir été capable de féconder sa femme, de lui donner un bébé, et il voit qu’elle est contente et qu’elle l’aime, lui. Il a envie de le dire à ses parents, il se sent plus fort, content de lui et a confiance en Sophie qui sera une bonne mère pour le bébé. Elle est douce, calme, patiente me dit-il. Il pense qu’il aura de plus en plus besoin d’aide mais il en demandera à d’autres personnes que Sophie et laissera la place au bébé. Ils prendront une semaine de congés pour aller voir les parents d’Ivan, ils s’y préparent tous les deux pour Pâques. Il imagine la scène : il pleure en me disant qu’il annoncera sa maladie d’abord à sa mère, qui voit tout, qui l’aura déjà vu ; il va la faire souffrir, elle sera en colère et puis elle embrassera « son fils qui a encore fait des conneries » ; elle sera très curieuse de connaître Sophie, elle la regardera et Sophie, un peu timide, lui apprendra qu’elle porte un bébé ; La mère d’Ivan sera contente, elle les emmènera retrouver le père ; elle les aidera à lui parler, elle fera en sorte qu’il écoute, et puis… Ivan reste silencieux, il est comme paralysé : s’imaginer dire à son père qu’il va être grand-père est difficile, il ne sait pas comment ce père va réagir, pas forcément bien, mais il y arrivera ; il lui dira : « Papa, regarde celle qui est ma femme ! Elle attend un petit, tu es pépé… » ; mais, lui dire l’autre chose : « Je suis vraiment ton fils, j’ai même pris ta maladie », l’effraie. Ivan explique : « Je ne sais même pas s’il sera capable de me regarder, s’il sera en état de m’entendre. J’ai peur qu’il se fâche, qu’il grogne, qu’il me rejette, qu’il me reproche ma longue absence, silencieuse, sans donner signe de vie… Il pourrait être indifférent. Peut-être que je suis mort pour lui. Ou bien il va être bouleversé. Il a peur de ses émotions, comme moi… » La mère de Sophie, « qui est restée petite fille », a souri en entendant « grand-mère ». Son père, lui, n’a fait aucun commentaire. C’est encore un père qui ne dit rien et qui ne montre rien.
29Ivan travaille dans une grande entreprise nationale et il s’est fait reconnaître comme handicapé auprès de la direction du personnel : on lui a proposé des horaires aménagés et un poste de travail moins exigeant sur le plan physique. C’est intéressant, mais il faut quitter Paris, ça l’embête beaucoup, cela implique de rompre avec sa vie de jeune homme. On lui a demandé de réfléchir, mais avec un délai assez court. Il faudrait alors que Sophie quitte son travail, ses copines, ça ne lui plaît pas du tout. Elle qui est toujours souriante, elle « fait la gueule ». Ils n’avaient pas prévu tout ça, quand il a voulu aller en parler pour être aidé ! Et puis, ils sont dans un tout petit studio dans lequel ils ne peuvent rester avec un bébé. De toute façon il faut déménager ! Faire une place au bébé, passer de deux à trois, entraîne de nombreux changements dans l’espace et le temps matériels, mais aussi, bien sûr et d’abord, dans l’espace psychique qui se trouve agrandi, un peu comme si celui qui devenait père découvrait une ou plusieurs pièces inconnues dans son appartement intérieur. Son corps a changé, il a grossi, il y est beaucoup plus attentif. Ses différentes manifestations, étranges, le surprennent beaucoup et l’inquiètent. Il est plus sensible aux petites douleurs et craint que cela ne s’aggrave. Ainsi, du « gros dur » qu’il était, il est devenu douillet, quémandant des soins et qu’on le rassure, comme un petit garçon exposé aux dangers.
À cette image terrifiante de l’’intérieur’’ de sa mère, qui coexiste avec l’image de sa mère comme source de toute bonté et de toute satisfaction, répondent les craintes du petit garçon concernant l’intérieur de son propre corps. Parmi toutes ces craintes, la plus importante est celle d’être attaqué intérieurement par une mère, […] en guise de représailles pour ses propres tendances agressives. Ces peurs de persécution ont une action décisive sur les angoisses du garçon au sujet de son propre pénis […] Il est une autre angoisse, participant à la peur de la castration, qui provient des fantasmes sadiques où les excréments sont devenus empoisonnés et dangereux. Le pénis de l’enfant, assimilé à ces dangereuses fèces et rempli de mauvaise urine, devient donc un organe de destruction dans les fantasmes de copulation[…] Dans l’union et l’identification avec le bon père, il sent que son pénis reçoit des qualités créatrices et réparatrices.
31Il s’inquiète de ce qu’éprouve Sophie dans son corps : « As-tu l’impression qu’il te mange à l’intérieur ? Moi j’ai l’impression qu’il lui faut toujours plus de place, et que je n’en ai plus. » Il explique : « Sophie a demandé qu’on ne connaisse pas le sexe du bébé, mais moi je pense qu’il s’agit d’un garçon. Enfin, une petite fille ça aime son papa, hein ? Mais le garçon prend plus de places, avec son zizi… Moi, j’ai davantage peur que ce soit un garçon mais je préfèrerais quand même un garçon. »
32La décision de quitter Paris rapidement est finalement prise, et vient rompre brutalement notre travail. Je le supporte assez mal. Sophie dit qu’elle poursuivra une psychothérapie et m’appellera si elle a du mal à trouver quelqu’un. Ivan n’en dit rien, il est plutôt renfrogné, abattu. Nous sommes tristes tous les trois, ce que je dis. J’ajoute que je ne saurai donc pas comment se sera passée la rencontre avec les parents d’Ivan, leur nouvelle installation dans une autre grande ville la fin de la grossesse, et si c’est une fille ou un garçon qui naîtra dans ce nouveau monde. Chacun à sa façon me dit, délicatement, sa gratitude pour ce bout de voyage. Ivan l’appelle « mini-révolution », que nous avons faite ensemble. Il va faire attention à ce qu’il sent, ce qu’il pense, à communiquer et écouter même quand on ne comprend pas ce que l’autre veut dire. Il parlera à son enfant. Je lui dis qu’il peut commencer dès maintenant en posant sa bouche sur le ventre de Sophie, si elle est d’accord. Elle sourit. Ils s’en vont. Je suis affectée par ce départ venu trop tôt pour moi et pour eux, à six mois de grossesse, en pleine découverte de nouveaux liens, éclairant de vitalité les anciens, oubliés, effacés, apparemment morts.
33Ivan et Sophie sont l’un et l’autre affamés de paroles et ont besoin que chacune d’entre elles soit échoïsée, reprise, ils ont besoin que les émotions, visibles sur le visage, soient verbalisées, commentées, enrichies. Ivan a soif et faim d’« accusés de réception », de miroir sonore (Anzieu, 1995) et d’outils pour se construire qualitativement à partir des multiples nuances de sentiments et de pensées à discriminer, à représenter comme faisant partie de soi et à faire reconnaître par l’autre. Il faut l’aider en participant à la construction de son identité. Ivan réussit à se restaurer narcissiquement en construisant son identité de père possible qui repose sur une identité retrouvée de fils. Il a eu besoin que je suive et dise par où il passait en détails pour y parvenir. Il n’a pu reconnaître et « utiliser » (Winnicott, 1995) son père comme père, et pour les qualités réelles de ce père, qu’une fois son narcissisme primaire réparé, après qu’être et avoir purent de nouveau se confondre à la base de son monde psychique. La maladie génétique entre le fils et le père qui faisait trauma, répétant/réactivant des traumas primaires, permit paradoxalement l’élaboration d’une filiation en trait identitaire commun, autorisant l’accès à la paternité tout comme son père, autorisant l’accès à être père d’un autre.
Le narcissisme se consolide des actes créateurs qui ponctuent la vie ; à défaut de ceux-ci, il peut s’étayer sur des objets dont l’acquisition joue le rôle de faire-valoir : la voiture, la maison, les bijoux, les objets d’art, peuvent ainsi fonctionner comme des prothèses d’un narcissisme souvent précaire. Les enfants aussi. Si l’analyse du désir d’enfant, par exemple, fait apparaître un tissu complexe de motivations, rationnalisées ou inconscientes dont nous ne saisissons pas toujours la trame, une chose est sûre : nous faisons des enfants pour survivre, pour nous prolonger, pour nous retrouver en eux, pour nous réparer en eux […] Le désir d’enfant est égoïste, même s’il s’inscrit dans la logique du don de la vie et de la pérennisation de l’espèce.
35Ivan et Sophie ont donné naissance à une petite fille qui va bien.
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Mots-clés éditeurs : dépression, honte, déni, père déchu, identification, génétique, paternité, narcissisme
Date de mise en ligne : 25/09/2014
https://doi.org/10.3917/jpe.007.0209