Sciences humaines, n? 248, mai 2013
1Dans ce numéro du Journal de la psychanalyse de l’enfant consacré à la cognition, nous nous devons de signaler au lecteur l’excellente revue faite dans ce numéro du mensuel « Sciences humaines » sur les sciences cognitives. Elle est présentée sous la forme d’un dossier coordonné par Jean-François Dortier, qui réunit 5 articles.
2Le premier de ces articles, intitulé « Balade parmi les théories de l’esprit » est signé de Jean-François Dortier. Après un bref rappel des conceptions philosophiques qui ont tenté de rendre compte de l’activité de pensée depuis l’Antiquité grecque, un rappel aussi des premières théories avancées par les psychologues depuis deux cents ans, il en vient aux théories cognitivistes. La première de ces théories, calquée sur le modèle de l’ordinateur a été qualifiée de « symbolique » parce qu’il s’agit de manipuler des symboles selon des règles strictes comme le font les ordinateurs. C’est la théorie qui a dominé les sciences cognitives des années 1950 aux années 1980. Mais, il a fallu se rendre à l’évidence, le cerveau ne fonctionne pas comme un ordinateur, la pensée encore moins. Vint alors, au début des années 1980, la « théorie connexionniste » qui suppose que ce sont les connexions innombrables entre les éléments de base que sont les neurones qui permettent la pensée, sans qu’aucun de ces éléments de base ne soit lui-même informé du plan d’ensemble à réaliser. J.-F. Dortier compare cela à une fourmilière dans laquelle chaque fourmi ne sait faire qu’une tâche élémentaire et pourtant l’ensemble de la fourmilière réalise des tâches complexes nécessaires à la survie de l’ensemble. La mise en connexion des éléments du réseau donne issue à des propriétés émergentes pouvant simuler certaines fonctions cognitives. Plus récemment encore, Francisco Varela, en donnant une place centrale aux émotions dans les processus de pensée, a décrit un « esprit incarné » (embodied mind), c’est-à-dire en interaction permanente avec le corps qu’il habite et doué d’autopoïèse, c’est-à-dire de propriété d’auto-organisation. C’est le point de vue de Varela, l’auteur ne le dit pas, qui se rapproche le plus de ce que peut être une conception psychanalytique de la cognition. Enfin, il cite rapidement, trop rapidement pour que le lecteur s’en fasse une idée claire la « théorie de la cognition située ou distribuée » qu’il compare à un avion, donc une machine, mais pilotée par un pilote et un copilote, des êtres pensants et tout un environnement (tour de contrôle, espace aérien, etc.) Au total, un foisonnement d’idées, de modèles, de tentatives de théorisation, qui n’ont encore abouti que partiellement et qui n’expliquent que localement certaines fonctions cognitives. Existe-t-il une théorie générale de la cognition encore à découvrir ou ne peut-on viser que la recherche de théories locales applicables à telle ou telle fonction, perception, mémoire, raisonnement ? C’est sur cette discussion que se conclut l’article de J.-F. Dortier en annonçant l’émergence de nouvelles hypothèses qui font l’objet des articles suivants. Un encart résumant les grandes théories recensées, « symbolique », « connexionniste », « incarnée », « située », ajoute à la clarté d’un exposé, certes rapide, mais remarquablement éclairant sur les différents courants qui traversent les sciences cognitives depuis plus de 50 ans.
3Le second article « Penser, c’est prédire », est également signé de Jean-François Dortier. Il nous décrit succinctement, mais de manière convaincante la théorie cognitive fondée sur ce qu’on appelle la « statistique subjective » ou « statistique bayesienne » du nom du Révérend Thomas Bayes, pasteur britannique qui proposa au xviiie siècle une formule mathématique fondée non sur le calcul de la fréquence d’un phénomène mais sur son anticipation par le sujet qui le perçoit. Cette théorie a le mérite de correspondre plutôt bien à ce que l’on observe du développement cognitif d’un enfant qui très vite prédit l’événement à partir de quelques indices qu’il a déjà perçu antérieurement et qu’il généralise au risque de faire des fautes dues à son ignorance des exceptions et des irrégularités, par exemple dans l’apprentissage de sa langue. L’auteur donne comme exemple l’enfant qui va dire « il a mouru » au lieu de « il est mort », parce qu’il construit le participe passé de mourir sur le même schéma que celui des verbes réguliers qu’il connaît déjà. Mais peut-on résumer tout le fonctionnement cognitif à cette activité de prédiction ? La question fait l’objet d’un débat très actuel parmi les spécialistes.
4L’article suivant est dû au neuroscientifique américain David Eagleman. Il s’intitule : « Le cerveau, une équipe de rivaux ». L’hypothèse est que le cerveau serait composé de systèmes automatiques susceptibles d’entrer en rivalité, ce qui nécessiterait un arbitre capable de trancher entre plusieurs solutions. La conscience jouerait ce rôle. Les défenseurs de cette hypothèse vont jusqu’à penser que la conscience serait apparue dans l’évolution du fait de la nécessité dans des tâches complexes d’arbitrer entre des systèmes automatiques inconscients mais rivaux. Reste à expliquer comment la conscience fonctionne.
5Vient ensuite une interview du célèbre chercheur américain Douglas Hofstader et du spécialiste français de psychologie cognitive Emmanuel Sander, tous deux cosignataires d’un récent ouvrage sur l’analogie (L’Analogie. Cœur de la pensée, Paris, Odile Jacob, 2013). Ces auteurs mettent l’analogie au cœur du développement et du fonctionnement de la pensée, même, disent-ils « … les mathématiques, domaine où règne la logique, la construction des nombres ainsi que les raisonnements logiques reposent en fait sur des successions d’analogie » (p. 48). Cette affirmation rejoint, en partie, l’hypothèse que j’ai proposée dans ma « Note sur la créativité mathématique » publiée dans le présent volume du Journal de la psychanalyse de l’enfant.
6Le dossier se conclut par un article de Xavier Molénat, « Les neurosciences, un empire… contesté ». L’auteur se fait l’écho des critiques de plus en plus nombreuses qui s’élèvent, parmi les spécialistes des sciences humaines, mais aussi chez certains biologistes, contre la prétention des neurosciences à tout expliquer, à « naturaliser » les conduites humaines, c’est-à-dire à les réduire à leurs soubassements neurologiques. La connaissance du cerveau et de son fonctionnement fait de remarquables progrès, grâce aux apports récents de l’imagerie cérébrale, de la biochimie, de la génétique et des sciences cognitives, mais elle reste rudimentaire. Il est risqué de l’extrapoler à une théorie globale du psychisme comme prétendent le faire les projets titanesques de simulation ou de cartographie intégrale de l’activité du cerveau qui sont en voie de réalisation aux États-Unis d’Amérique et en Europe. Le mieux n’est-il pas de laisser les chercheurs résoudre peu à peu les problèmes qui se posent à eux au fur et à mesure que leurs connaissances se développent, sans céder à la tentation démiurgique de maîtriser la source même du processus de pensée ?
7Le mérite de ce dossier est justement de permettre au non spécialiste de se repérer dans le maquis de ces disciplines récentes, les sciences cognitives, et de l’autoriser à questionner la croyance naïve en la toute-puissance de la science biologique pour expliquer ce que la psychanalyse ne fait qu’atteindre en boitant comme le disait Freud (Au-delà du principe de plaisir, 1920), la subjectivité et l’intersubjectivité, conscientes et inconscientes.
8Didier Houzel
René Kaës, Le Malêtre, Paris, Dunod, 2012, coll. « Psychismes », 268 p.
9René Kaës, psychanalyste (APF) et professeur émérite de psychologie et psychopathologie cliniques à l’université « Lumière Lyon II », a produit et continue de produire une œuvre d’une très grande importance ; une œuvre au sens plein du terme, riche et traversant nombre de champs de réflexions et d’expériences ; inscrite dans une filiation, et pour autant originale, créative et personnelle ; suffisamment large et systématique pour donner d’évidence matière à pensées à tous, et suffisamment spécifique pour donner quelques concepts authentiquement novateurs et quelques véritables modèles de penser…
10Son dernier ouvrage paru chez Dunod en fin d’année 2012 « Le Malêtre » m’est apparu particulièrement essentiel, et peut-être même à signaler avec une insistance toute spéciale, car un peu en marge de ses autres productions déjà connues de tous (et notamment de ses travaux devenus des classiques sur le champ du groupe et de l’institution) ; essai par ailleurs d’une envergure et d’une profondeur qui intéressera tout analyste, et je l’espère au-delà tout clinicien et tout citoyen « éclairé » d’une réflexion sociale et humaine essentielle. Il s’agit là d’une réflexion d’envergure fruit d’un travail de très longue haleine entamé de l’aveu même de Kaës il y a plus de 25 ans…
11L’ampleur du travail de Kaës dans ce récent volume interdit toute prétention, dans cette modeste note de lecture, à rendre pleinement compte, et encore moins à résumer authentiquement un tel travail. Il s’agira donc simplement pour moi de donner quelques uns des axes princeps de sa réflexion, d’en souligner la fécondité pour tout analyste (d’enfants comme d’adultes) et plus loin sans doute pour tout clinicien, tant le travail de Kaës éclaire de dimensions actuelles la souffrance sociale et sociétale… Peut-être s’agit-il, en vérité, simplement de donner juste envie d’aller lire ce rare et important travail.
12L’ambition avouée et le pari réussi de cet ouvrage de Kaës sont de prolonger, d’actualiser et de discuter le travail de Freud dans « Malaise dans la civilisation » (1929). Mais dire « Malêtre » c’est sans doute comme Kaës le souligne à de nombreuses reprises dire « autre chose qu’un malaise » ; plus fondamentalement cela pose et met en exergue : « une mise en question de la capacité d’être et d’exister en suffisant accord avec soi-même, avec les autres et avec le monde ». Ce qu’on entend – et qu’on a probablement tous à travailler dans quelques autres colloques singuliers avec nos analysants et avec nos outils de pensées personnelles, que l’on se sente proche ou non des thèses kaëssiennes – c’est que cette mutation du malaise au malêtre interroge assez radicalement notre manière même d’être au monde, notre possibilité d’être avec les autres, notre capacité d’exister pour notre propre fin. L’être défaille à l’endroit même de ce qui devrait soutenir sa subjectivité. S’en déduisent nombre de prix à payer et de symptômes dans une culture de l’excès maniaque et omnipotent ; et c’est fondamentalement l’effacement progressif du sujet et les multiples failles de la subjectivation qui s’entend ici.
13Le malêtre ainsi appréhendé définit un triple défi pour la psychanalyse. Un premier registre questionne la psychanalyse à l’endroit de prendre en considération ses propres changements, ses propres infléchissements et/ou découvertes sous l’effet constant de l’expérience clinique et des confrontations nouvelles et nécessaires avec des disciplines connexes. Une seconde questionne s’ouvre alors sur une inévitable remise en chantier de sa pratique, de sa méthode par le bout de la cure-type autant que des multiples dispositifs symbolisant qui la bornent, la débordent ou la recouvrent parfois. Le troisième enjeu, et le défi qui s’en déduit (celui-là même que tente de relever René Kaës), sont du côté de ce que la psychanalyse et les psychanalystes peuvent engager de leur expérience et de leur voix dans le débat public, et la réflexion d’envergure sur les infléchissements sociétaux et culturels dont ils mesurent quelques effets dans leur écoute clinique. Car le travail de culture est une nécessité vitale et un effort incessant dont la psychanalyse ne fait pas que rendre compte : elle y participe également peu ou prou qu’elle le veuille ou non.
14L’introduction et la conclusion donnent la trame argumentaire et le résumé des développements de René Kaës. Les chapitres explorent tour à tour et comme autant de laboratoires du Malêtre ou autant de déclinaisons et d’exploration de la problématique : « l’homme désaccordé » ; « les modernités et la modernité » ; « Freud le malaise dans la culture et la souffrance psychique d’origine sociale » ; « Post-modernité, hyper-modernité » ; « Penser le malêtre avec la psychanalyse » ; « Douleur et triomphe de Narcisse » ; « Formes et destins de la pulsionnalité » ; « Enveloppes, limites, contenance et transitionnalité » ; « Incertitudes de l’identité – malaise dans les identifications » ; « Le temps de l’urgence – l’espace délocalisé » ; « Dislocation des liens, détresse, solitude » ; « Violences, travail de pensée et fonction paternelle ».
15L’idée maîtresse de Freud selon laquelle notre culture est fondée sur « la répression des pulsions », et que c’est à cet endroit que réside l’essentialité du ou des malaises à payer, subjectifs ou groupaux, est pour Kaës toujours féconde et profonde, mais elle serait « insuffisante » pour rendre compte du malaise de notre temps (p. 256). Il sera donc moins tant question, tout au long de ce travail monumental, de commenter ou d’expliciter une nouvelle fois les propositions de Freud que plutôt « de prendre appui sur les problématiques et les concepts issus de l’extension du champ de la pratique et de la théorisation de la psychanalyse pour poursuivre le débat ouvert par Freud en l’engageant sur de nouvelles voies » (p. 2).
16R. Kaës montre dans sa relecture actuelle que nous sommes dans une autre épistémè psychanalytique ; non pas « une autre manière de concevoir le sujet de l’inconscient » mais la nécessité de prendre la juste mesure que les lieux où il se construit et les formes de subjectivité qui le spécifient qualifient aujourd’hui des manifestations contemporaines différentes de la souffrance psychique.
17Les concepts de « crise » et de « malaise » ne rendent pas suffisamment compte selon René Kaës du niveau des bouleversements auxquels nous avons à faire : nous ne rencontrons pas seulement un malaise dans la culture (avec son lot de prix à payer, de symptômes et de conflictualité interne plutôt névrotique), mais bien un « malêtre », un ébranlement qui atteint plus radicalement notre possibilité d’être au monde, avec les autres, et notre capacité d’exister pour nous-même (du côté d’enjeux narcissiques, identitaires, et pulsionnels plus fondamentaux). « L’être défaille avec ce qui le soutient » : il s’agit bien d’un malêtre dans l’humanité même de l’homme. Et ce néologisme de malêtre, sans trait d’union, témoigne d’entraves majeures (détresse et mal) dans le processus de la subjectivation, dans le devenir Je, dans la capacité même d’exister, de nouer des liens et de faire société.
18Point central de toute la réflexion : la crise de l’identification dans la société contemporaine, qui comme le disait déjà Castoriadis en son temps peut se définir « par l’affaiblissement ou la dislocation des étayages du processus identificatoire sur diverses entités socialement constituées ou instituées comme l’habitat, la famille ou le travail ». Incertitude de l’identité et malaises dans les identifications (chap. 9) dislocations des liens détresse et nouvelles formes de la solitude (chap. 11), défaut de la fonction paternelle et envahissements des violences ordinaires (chap. 12), enveloppent de fait ces nouvelles formes du malêtre…
19Ce qui fonde ce malêtre – ainsi étudié par Kaës – c’est la transformation rapide des liens entre les générations ; ce sont les changements profonds (en quelques décennies à peine) dans les relations entre les sexes ; la transformation des structures familiales, et des liens même dans la sociabilité, dans les structures d’autorité et de pouvoir, dans la confrontation au brassage des cultures. Autant de chamboulements profonds qui mettent en cause les fondements de l’identité et la permanence de notre être psychique. En même temps qu’il nous faut constater que de nouvelles régulations « entre », de nouveaux liens, de nouveaux cadres, ne sont pas encore inventés. L’affaissement des cadres et des garants méta-sociaux, l’écrasement du temps et la dislocation des espaces (cf. chap. 10) ; entraînant des attaques contre les processus de transformation et de médiation ; conduisant à des sujets « sans limites » et une culture des limites extrêmes ; engendrant une faillite (ou une piètre épaisseur) du préconscient, une « haine » de la pensée, des défauts ou défaillances dans la constitution des systèmes de liaison et dans les processus de transformation. Les pathologies du narcissisme, de l’originaire et de la symbolisation primaire, les pathologies du lien intersubjectif déclinent incidemment notre quotidien clinique en y trouvant leurs raisons et leurs sources mêmes…
20Les nouvelles formes, les nouveaux « destins » de la pulsionnalité (chap. 7) encadrent autant les douleurs que les triomphes de Narcisse. La pulsion en tant qu’exigence de travail psychique du fait de la relation au corps et aux besoins biologiques est aussi une exigence qui prend sa source dans les liens intersubjectifs et dans les contraintes sociales et culturelles et dans les appartenances groupales. Or à cette double origine (ou disons ce double étayage) du vecteur pulsionnel de la psyché et de la subjectivation correspondent des avatars et des défauts des sujets de la pulsion (comme le dirait Green) et des processus de subjectivation (excès et carence d’excitation, chemins « courts » et ratés des transformateurs de la pulsion par le travail de culture et le travail intersubjectif)… Le narcissisme apparaissant bien en conséquence (des difficultés pulsionnelles comme objectales) comme une composante majeure du malêtre du monde hypermoderne (chap. 6). Narcisse s’arrangeant pour triompher dans l’image et la superficialité et l’immédiateté pour ne pas s’effondrer. « Devant la difficulté d’être pour soi et avec des autres, Narcisse cherche à pare-être, à paraître : il développe les effets de surface, de brillance et d’emprunts identificatoires, il soigne son enveloppe externe, ses emblèmes pour protéger sa face interne », et on pourrait rajouter la fragilité extrême de ses assises et de ses enveloppes internes du regard de l’autre (cf. pp. 133 sq.)…
21Tous ces éléments ont leur part dans le développement des troubles du penser, de la paradoxalité pathogène, de la violence permanente et incontrôlée, de la difficulté d’intégration et de représentation des pulsions dans l’espace psychique, dans la soumission écrasante à la satisfaction immédiate des exigences pulsionnelles, et aux idéaux archaïques… En même temps que les croyances et les mythes ont été ébranlés et avec eux les fonctions vitales de la base narcissique de notre appartenance à un ensemble social, et le système de représentations suffisamment sûres et stables pour que nous puissions exister, penser et communiquer dans la différence. Ce qui est désaccordé ce sont les liens sociaux et les liens intersubjectifs ; et ce qui au cœur de ce malêtre est précisément mis en difficulté c’est le processus de subjectivation. Avec au passage l’écrasement, la réduction du sujet à un individu définit par un seul aspect et une seule fonction de consommateur, de producteur ou d’exécuteur, particule en tout cas élémentaire d’un processus sans sujet.
22La construction de l’individu dans trois espaces conjoints et depuis des logiques « emboîtées » propres à ces lieux complémentaires (espace individuel interne – espace de ses groupes d’appartenance – espace des groupes externes) qui va avec son lot de pactes et d’alliances est alors revisité par Kaës pour tenter de mieux comprendre les racines et les incidences de ce malêtre et des bouleversements de la société du début du xxie siècle sur les souffrances subjectives des individus actuels… Si la névrose individuelle était le lot et le prix à payer du malaise dans la civilisation du xxe siècle et des souffrances subjectives du travail de la culture et de ses avatars ; c’est sans doute plutôt les pathologies « limites » ou des limites, les souffrances narcissiques et identitaires qui reflèteraient les aléas actuels du nouveau malêtre. Où sont donc passées les névroses d’antan ? Kaës détaille alors dans cette direction les enjeux des concepts d’enveloppes, de limites, de contenance, d’identification pour en repérer les défauts et leurs conséquences dans la construction du bien-être individuel. De longs développements précisent alors – à partir de certains concepts et éclairages clefs de la psychanalyse groupale – une revue magistrale de la question de la dislocation des liens, de la détresse, de la solitude, de l’incertitude de l’identité ou de l’image de soi, du temps et de l’immédiateté, etc.. En lien avec ce qu’il appelle les troubles de la post- et de l’hyper-modernité, René Kaës étudie donc en détail la structuration et le fonctionnement du narcissisme et ses fragilités ou impossibilités dans les nouvelles formes induites du malêtre les aléas de la pulsionnalité et de la sexualité. Il démontre les aspects particulièrement fragiles et altérables de ces « chevilles ouvrières indispensables » dans tout travail de culture et au soubassement de toute structuration psychique subjective en assurant les contenants et les enveloppes psychiques de tout un chacun ; plus loin étayant le champ de la transitionnalité et des symbolisations.
23Quant à la psychanalyse, enfin, Kaës montre que : si d’évidence elle n’a pas réponse à tout (!) elle a pourtant – à partir de sa pratique propre – quelque chose de spécifique à dire sur ce malêtre, sur « comment s’articulent les formes culturelles de la subjectivité et les formes du désir… et le malêtre que leur désaccordage entraîne » (p. 269). Le psychanalyste doit faire la différence entre la subjectivité du Sujet de l’inconscient ou des ensembles inter-subjectifs qui viennent à l’endroit de la cure ou de ses aménagements témoigner de leurs souffrances respectives ; et mesurer l’enjeu actuel des difficultés dans la production sociale même de la subjectivité. Les formes de la subjectivité socialement produite ont changé et elles changent encore et on ne peut y être indifférent.
24Écartant les a priori du pessimisme comme de l’optimisme ne permettant ni l’un ni l’autre de garder les yeux ouverts, Kaës nous demande juste de prendre la mesure (p. 263) d’une situation inédite dans l’histoire de l’humanité… Une certaine clairvoyance est le seul chemin pour retrouver une certaine et nécessaire confiance : une quête de capacité créatrice pour renoncer aux sollicitations du « catastrophisme » ou du « déni du danger », mais plutôt soutenir des pensées et des acquisitions au service de l’autoconservation… Une part mortifère du malêtre actuel est dans la mise en doute de la subjectivité, et de ce que j’appellerais personnellement (FJ) les chemins longs de la pensée et de la créativité. Une juste mesure de ce malêtre est la seule manière de relancer ce travail de la pensée et de soutenir la résistance créatrice de l’humain.
25Cette monumentale réflexion touche d’évidence à du « difficile » ; et ne fait aucune économie des douleurs et souffrances actuelles, des inquiétudes et des prix à payer de certaines orientations. Mais dans le même temps c’est aussi un ouvrage et une pensée « optimiste » et en tout cas d’ouverture. En opposition au pessimisme légendaire de Freud, Kaës oppose en effet un optimisme raisonné : « les raisons d’espérer » (p. 263 sq.) ponctuent, en effet, la fin de cette somme : du côté de la plasticité de l’appareil psychique et de la formidable résistance créatrice de l’humain. La plasticité psychique est un processus vital et permanent qui laisse quelques perspectives de transformations, d’adaptation et de re-création du processus culturel et du processus de subjectivation. La pensée et la qualité psychique de l’homme ont encore quelques beaux jours devant eux… et la psychanalyse n’est pas morte : elle résiste encore !
26Fabien Joly
Pascal Dusapin, Une musique en train de se faire, Paris, Seuil, 2009
27Parmi les questions qui se posent à propos du volume Inconscient et Cognition il y a celle des liens entre créativité et cognition. Comment peut-on articuler ces deux concepts, qui semblent fondamentalement différents ?
28Pour essayer de répondre à cette interrogation, je me suis penchée sur un ouvrage de Pascal Dusapin : « Une musique en train de se faire ».
29Pascal Dusapin est un des compositeurs les plus talentueux et les plus productifs dans le domaine de la musique contemporaine de la fin du xxe et du début du xxie siècle. Il est auteur d’un nombre considérable d’œuvres, abordant tous les domaines et toutes les formes musicales – de la musique de chambre aux partitions solistes – instrumentales et vocales, d’oratorio, de plusieurs œuvres orchestrales avec ou sans voix et de plusieurs opéras. Cet admirable foisonnement créatif, la grande diversité de facture et d’inspiration rendent sa musique non seulement d’une très grande richesse, mais surtout d’une extraordinaire diversité. Le recours à des textes majeurs de la littérature universelle, ses préoccupations littéraires et dramatiques, comme également ses livrets, dont, pour certains, il est lui-même l’auteur, contribuent à faire de ses compositions un très vaste catalogue de trésors musicaux. N’affirme-t-il pas : « Le livret est le hic et nunc de l’opéra » ?
30Voici comment Irina Kaiserman définie l’essence et l’âme de sa musique :
« … une musique singulière, organique, tour à tour éruptive, suspendue dans l’indicible, pensive, pleine de vitalité, butée, passant en un instant d’une tristesse noire à une cascade de rires triomphants, d’un grincement d’effroi à une avalanche fantastique qui devient fanfare débonnaire, embrassant tous les affects, sans peur. »
32L’ouvrage que je me propose d’examiner rassemble les cours que Pascal Dusapin a prononcés au Collège de France en 2007. Il s’efforce, au fil des pages, d’analyser le processus créatif, ses mystères et jusqu’à l’impossible de sa définition. Même s’il affirme : « Une musique, ça manque toujours un peu d’explications », il essaie de répondre à plusieurs questions qui se posent à lui, comme à tout créateur et à tout artiste.
33Une première réflexion du compositeur est à souligner : « Ce qu’on peut énoncer de la musique, n’est pas la musique », car, et d’autres compositeurs parmi les plus grands l’ont souligné bien avant lui : tout chez eux se transforme en musique. Pascal Dusapin essaie de faire saisir par ses auditeurs et par ses lecteurs de quelle manière ses perceptions, ses éprouvés, ses sentiments se métamorphosent en musique, grâce à un grand nombre d’images virtuelles, de représentations mentales et de représentations auditives. D’emblée, il situe la musique dans un espace inatteignable, aux confins et dans cette « part confuse : celle que nous ignorons ». Et plus loin il nous dit : « Écrire sur la composition musicale c’est pressentir au loin un mirage qui, à peine approché, s’estompe comme une chimère. »
34Voici comment ces essais d’explications peuvent nous mener, en apparence, loin des processus cognitifs, dans un constant va-et-vient entre nécessité de contenir les « poussées d’inconscient » et les essais de les contrôler, de les « rationaliser », pour ne pas être « emporté » par la poussée de ce qu’il nomme « les flux », même et surtout si la musique va au-delà, « bien plus loin que la mémoire ». Recours à la cognition, pour contenir l’émotion… ?
35Tout au long des pages nous voyons la lutte sourde et permanente pour maintenir un cadre, un contenant pour ces poussées pulsionnelles. Ces « flux » sont susceptibles à chaque instant de déborder, de submerger et d’entraîner la disparition des productions, de menacer leur existence même, comme de celle de leurs auteurs.
36Élève de Iannis Xenakis, il s’est souvent référé à cette musique, architecturée par les mathématiques et dont l’ambition était d’unifier ces trois disciplines. Cette aspiration avait donné naissance au groupe Art-Science-Technologie. Sa recherche d’une expression mathématique de la musique a atteint son apogée dans Metastasis, œuvre stochastique de Xenakis, faite d’un ensemble de courbes et de graphiques. De même, un autre rêve hantait également Xenakis – celui d’un spectacle total, à l’image de cette utopie, chère à tant de créateurs de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècle – l’utopie de la synthèse des arts. Ce rêve prométhéen a nourri aussi Pascal Dusapin, le rêve de la « réconciliation de l’intelligible et du sensible », comme l’écrit Olivier Revault d’Allonnes à propos des aspirations de Xenakis.
37On retrouve, en filigrane chez Pascal Dusapin, l’influence de cette tendance unificatrice, comme en témoignent les très nombreuses références architecturales et mathématiques, passées par le filtre de son incontestable et extraordinaire talent personnel. Néanmoins et peu à peu, il s’éloignera de cette ambition de son maître. Très proche de ses émotions, il va se fondre avec les inquiétudes des acteurs du théâtre et de la danse et avec « leur manière d’interroger le monde ».
38Mais quelle nécessité interne pousse un créateur à avoir recours à ces systèmes, réputés rationnels, sinon le spectre d’un engloutissement possible par les flux incontrôlés ? Et quelle illusoire « sécurité » peut-on trouver dans les mathématiques, bien plus proches de la poésie et des arts qu’il n’y parait ?
39Dans le numéro actuel, Didier Houzel, à son tour, essaie d’analyser, et ceci de manière remarquable, les relations étroites entre les mathématiques et la créativité. Pour un très vaste public, cet aspect de notre fonctionnement psychique n’est-il pas, par essence, éminemment « cognitif »? Nous touchons là à la limite sensible, émouvante entre sciences, créativité et rationalité.
40Il faut souligner ici le fait que, dans les dernières années de sa vie, Xenakis affirmait ne plus avoir besoin des mathématiques pour donner un contenu et une structure cohérente à sa musique…
41Pascal Dusapin se plaît aussi à faire référence à René Thom et à sa théorie des catastrophes. René Thom est un des plus grands mathématiciens du xxe siècle et sa théorisation est tout particulièrement une référence et un point de discussion pour de nombreux scientifiques. Elle constitue un point de convergence entre certaines réflexions, authentiquement psychanalytiques et ses développements mathématiques.
42C’est bien dans cet effort explicatif que Pascal Dusapin essaie de se servir de métaphores compréhensibles pour transmettre un processus par définition au-delà de la compréhension rationnelle et surtout au-delà des rationalisations et de la rationalité. Quand il essaie de nous communiquer des points qu’il juge essentiels et qui animent sa musique, il se sert de l’image de la tristesse, qu’il appelle une zone d’ombre en lui. Les termes qu’il emploie évoquent pour nous des notions psychanalytiques familières comme fusionner, annexer et à chaque fois créer un lien. Il se réfère à l’inconscient à propos de son premier opéra Romeo et Juliette. Il nous dit que le but de cette œuvre était « de pénétrer directement l’inconscient avec son contenu émotionnel et littéraire ».
43Voici de nouveau posée cette question qui taraude bon nombre d’entre nous – comment s’opère l’articulation entre le cognitif et l’émotionnel ?
44C’est tout particulièrement dans son opéra Passion qu’il fait un lien entre une communication impossible et son expression problématique. Là aussi, il emploie des expressions lourdes de sens – « Un chemin qui ne conduit nulle part » (?) ou un itinéraire dont on hésite à percevoir l’aboutissement. Ce qui lui paraît possible n’est pas « la généalogie de la construction d’une œuvre », mais simplement la description d’un contexte de création, en soulignant à quel point « un artiste authentique ne sait pas ». Pour nous, analystes et surtout analystes d’enfants, c’est indubitablement un clin d’œil aux affirmations bioniennes d’un analyste « sans mémoire et sans désir ». Dans un effort de communication et de compréhension, Pascal Dusapin essaie d’analyser la nature et l’étendue des affects qui sont contenus dans une œuvre, mais qui en même temps la contiennent. S’il souligne qu’appréhender le monde n’est pas nécessairement le concevoir, nous pouvons ajouter que nécessairement on doit pouvoir le contenir. Il précise aussi que ce qui lui semble essentiel, c’est le sens des sons ou, en d’autres termes, des affects. Ainsi, pour atteindre l’espace de la création, il faut traverser, franchir l’espace de la pensée et de la représentation.
45Il se réfère aussi à Gilles Deleuze qui, dans son aventure philosophique, s’emploie à créer des liens entre philosophie, art et science, ceux-ci entrant en résonnance les uns avec les autres pour des raisons parfaitement intrinsèques. Il faut souligner aussi que leur temps n’est pas le même. Et comme l’énonce Pascal Dusapin, « La musique n’a guère besoin de temps. Elle est le temps ».
46Il nous offre encore une très belle appréciation de ce que pour lui est la musique – « … le deuil incessant de l’instant », écrit-il.
47Ici, pour nous, intéressés par les processus archaïques et par la naissance de la sensibilité musicale et de la pensée, ce constat évoque irrésistiblement les premières traces mnésiques chez le fœtus et les origines de la conception du temps et du rythme. Ce lien premier, fort et intime entre le fœtus et sa mère, est à la base de tout lien vivant et fonde les prémices de la croissance psychique.
48C’est ainsi que le compositeur chemine pour essayer de cerner ce qui serait un discours sur la musique, en cherchant ce qui demeurerait invariant. Il essaie de nous rendre sensible à la différence qu’il y a entre une création en train de se faire et sa description. Pour lui « Rien ou presque rien ne passe de la langue parlée à l’autre, cette impossible langue qu’est la musique ».
49Par contre, on peut s’interroger sur l’affirmation de Pascal Dusapin, stipulant que la musique ne laisse aucune trace et que son apparition se superpose avec sa disparition. Cette affirmation, pour ambigüe qu’elle soit, laisse ouverte la question des traces et se confond avec les traces mnésiques des émotions qui saturent la musique. N’est-ce pas ces traces, ces inscriptions, depuis les temps immémoriaux des êtres, qui font le charme et la nostalgie de la musique ?
50Toutes ces réflexions le mènent vers une analyse, une compréhension du processus d’écoute : l’écoute, toujours d’après l’auteur et on peut aisément partager cet avis avec lui, n’est en rien une activité rationnelle, mais un bain d’affects qui ouvre les possibilités vers d’innombrables liens affectifs. Ceci le conduit à cette affirmation que, « composer, c’est sculpter à l’intérieur de soi plutôt qu’ébaucher une œuvre à l’extérieur, comme pourrait le réaliser un sculpteur ». Certains de ces postulats nous renvoient directement à Winnicott et à son espace transitionnel, surtout quand il affirme que la création n’est qu’un jeu d’enfant, tant les savoirs artistiques ne suffisent pas pour créer une œuvre.
51Nombreux sont les compositeurs d’aujourd’hui à avoir recours à l’assemblage de diverses théories, essentiellement mathématiques, au recours à des techniques électro-acoustiques, à des « machineries sophistiquées » pour chercher « l’inspiration » et pour tenter de structurer leurs productions. Pourtant, la création n’est-elle pas une acceptation de s’ériger en miroir du monde, un chemin tracé fondamentalement à travers l’inconscient ?
52Une dernière partie de l’ouvrage analyse six opéras, la nécessité du compositeur de les créer et les aspects toujours éminemment personnels de ces choix et de ces créations. Pour lui, « l’opéra est (le lieu) où se rassemblent les manifestations conscientes et inconscientes… ce drame, qui reste condamné à l’extase ».
53Le soin tout particulier qu’il porte aux textes et l’attention minutieuse et pointue qu’il accorde à leurs contenus et à leur rayonnement montre à quel point les processus créatifs sont rivés à la chair de l’œuvre et combien l’écart est grand entre ce que certains considèrent comme des processus cognitifs et la créativité, qui est par essence arrimée aux espaces les plus profonds, les plus archaïques de la psyché.
54« Composer », dit Pascal Dusapin, « vous pousse à une intériorité, qui est en même temps une antériorité… (cela) me ramène toujours aux origines… me ramène à l’avant… à la petite enfance » (extrait de « Flux, trace, temps, inconscient » de Pascal Dusapin – Entretiens sur la musique et la psychanalyse – éditions nouvelles Cécile Defaut 2012).
55Renvoi, par excellence, au travail et aux processus psychanalytiques, pourrions-nous dire, tant ces deux modes de créativité s’interpénètrent.
56Anastasia Nakov
Revue française de psychanalyse, mars 2013, t. LXXVII
57Ce numéro de la Revue française de psychanalyse nous offre deux dossiers, tous deux sur des sujets particulièrement épineux mais incontournables : l’argent et l’autisme.
58La question de « L’argent dans l’analyse » est introduite par un argument signé de Michèle Bertrand et Geneviève Bourdellon. Cet argument a le mérite de citer à peu près tous les aspects que l’on peut recenser des rapports entre l’argent et le travail analytique : rémunération de l’analyste pour son travail qualifié de « service rendu », élément du cadre analytique, médiateur permettant d’échapper aux effets délétères d’un fantasme de toute-puissance et de toute-bonté projeté sur l’analyste. Les différents registres fantasmatiques mis en évidence par les psychanalystes concernant l’argent sont rappelés, notamment le lien établi par Freud entre argent et analité, ainsi que l’équivalence entre objets partiels détachables du corps « fèces-pénis-enfant » ce qui renvoie à l’angoisse de castration. Sont évoquées également les modifications apparues dans les sociétés occidentales depuis l’époque de Freud quant aux modes de paiement, au remboursement des frais par des systèmes d’assurance, etc. Pudiquement évoqué aussi l’impact des impératifs économiques sur la fréquence des séances. Le programme est large et ambitieux. Le corps de la revue est agrémenté de plusieurs textes empruntés à d’autre champ que l’analyse, qui viennent donner des éclairages intéressants sur l’argent du point de vue économique et sociétal (Marx, Lepastier) ou littéraire (Balzac). Qu’en est-il des textes analytiques eux-mêmes ?
59Le premier « Quand l’argent manque. L’argent en temps de crise » est signé par Marilia Aisenstein. L’auteur rappelle l’intérêt que Freud portait à la possibilité de faire des analystes gratuites et le temps qu’il y a lui-même consacré dans un cadre institutionnel. Elle rapporte une expérience d’analyses gratuites qu’elle a menées dans un cadre institutionnel avec plus ou moins de bonheur. Gilbert Diatkine rapporte en détail l’évolution du point de vue de Freud sur le paiement des séances, partagé qu’il était entre sa volonté d’étendre les bienfaits de l’analyse aux classes sociales les plus pauvres et les inconvénients, voire les dangers d’être pris, analyste et analysant, dans une relation de séduction voire de dépendance insoluble. Le cas de l’Homme aux loups, subventionné sa vie durant par la communauté psychanalytique internationale est à cet égard éloquent. La contribution de Françoise Feder a le grand mérite de situer la question de l’argent et du paiement des séances au sein même du processus analytique et plus seulement comme un élément du cadre des séances : elle s’interroge sur un lapsus qu’elle fait à propos d’une séance qu’elle avait supprimée et non remplacée, en disant « rembourser » au lieu de « remplacer ». L’élaboration contre-transférentielle de ce lapsus a été déterminante pour la reprise du processus de la cure. Élisabeth Birot rapporte la cure, semée d’embûches, d’une patiente qui refusait obstinément de payer les séances manquées Maurice Khoury s’intéresse aux liens symboliques entre analité, temps et argent. Son article a le mérite de s’attarder sur les aspects culturels de l’argent et de l’analité dans le contexte libanais qui est le sien. On regrette, par contre, qu’il reprenne la célèbre erreur de traduction de la citation de Freud qui n’a jamais écrit qu’il faudrait pour les patients pauvres mêler à « l’or pur de la psychanalyse une quantité considérable de plomb de la suggestion directe ». Freud parle de cuivre et non de plomb, ce qui est d’autant moins péjoratif que pour travailler l’or il est toujours nécessaire d’y mêler une certaine quantité de cuivre ! Le dossier se conclut par une traduction de l’espagnol d’une psychanalyste argentine, Lia Ricon, qui parle avec une grande sincérité des difficultés d’exercer la psychanalyse dans les conditions dramatiques qu’a connues son pays, dictature, puis grave crise économique. Des aménagements divers peuvent alors s’imposer, ce qui la fait plaider pour le processus thérapeutique plus que pour un cadre strict.
60Le second dossier porte sur l’autisme. Il est particulièrement bien venu dans le contexte incroyable dans lequel se trouve notre pays à propos du traitement psychanalytique des enfants, adolescents et adultes autistes. Après les recommandations de la Haute Autorité de Santé (HAS) qui considère la psychanalyse comme non « pertinente », voilà que le Ministère des personnes handicapées vient de sortir un troisième plan national pour l’autisme qui prône exclusivement les traitements comportementalistes soi-disant validés, à l’exclusion de toute autre approche, notamment psychanalytique. Il semble à travers cela que la psychanalyse soit l’objet d’attaques officielles qui, jusque-là étaient réservées aux pires régimes totalitaires. Faut-il croire que la psychanalyse des autistes ne constitue qu’une première cible ? Les auteurs de ce dossier sont tous les quatre d’éminents spécialistes de la question. Jacques Hochmann nous invite à réfléchir à l’occasion de cette crise aux résistances culturelles à la psychanalyse. Bernard Golse souligne ce sur quoi nous ne devons pas céder : les souffrances psychiques des autistes et leur prise en compte dans les protocoles thérapeutiques. Hélène Suarez-Labat aborde la question de la construction des espaces psychiques chez l’enfant autiste. Denis Ribas, enfin, évoque ce que l’exploration par la psychanalyse de la pathologie autistique nous a appris. On regrettera, cependant, la trop grande brièveté de ce dossier. L’impression est que chaque auteur a eu une place minimale à sa disposition pour développer une pensée complexe qui aurait justifié une place beaucoup plus grande. A-t-on conscience que les découvertes dues à l’exploration psychanalytique de l’autisme, qui sont le fruit de travaux d’auteurs aussi importants que Frances Tustin, Donald Meltzer, Thomas Ogden, Anne Alvarez, Maria Rhode, Suzanne Maiello, Geneviève Haag,… ont eu pour effet non seulement d’apporter une aide irremplaçable aux personnes souffrant d’autisme, mais encore qu’ils ont révolutionné notre compréhension des premiers stades du développement de la psyché et de ses avatars, ce qui concerne tous nos patients. Alors, un numéro entier de la Revue Française de Psychanalyse n’y suffirait pas.
61Didier Houzel