Notes
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[1]
Conférence donnée le 28 mars 2009 lors des XVIIIe Journées Tavistock du Centre Martha Harris à Larmor Plage, Morbihan. Une première version de ce texte a été publiée en anglais dans la revue The International Journal of Infant Observation and its Applications, 2009, vol. XII, 3, pp. 305-318, sous le titre : « Early experiences, developmental tasks and the blossoming of the capacity to learn ».
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[2]
Le Tavistock Center est un grand centre de soins, de formation et de recherches sur les traitements psychothérapeutiques de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte, situé dans le nord de Londres.
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[3]
Klein M. (1930), « L’importance de la formation du symbole dans le développement du moi », in Essais de psychanalyse, trad. fr. M. Dezrrida, Paris, Payot, 1967, p. 277.
1La psychothérapie psychanalytique de l’enfant telle qu’elle est enseignée selon le modèle Tavistock [2] a beaucoup de choses à dire sur les facteurs qui entrent en jeu quand il s’agit d’enseigner ou d’apprendre. Les psychothérapeutes d’enfant travaillent souvent auprès d’enfants qui présentent des difficultés à apprendre. Celles-ci sont à différencier de l’incapacité à apprendre, handicap dû à des causes organiques. Beaucoup de troubles d’apprentissage sont d’origine psychogène. Je pense ici, par exemple à des difficultés ressenties par l’enfant à tirer profit de ce qui se passe à la garderie ou à l’école : ces difficultés sont souvent liées à son incapacité à se séparer pleinement, aussi bien sur le plan psychique que physique, de ses parents ou des adultes qui prennent soin de lui. Certains enfants ne peuvent pas se libérer suffisamment de leurs angoisses ou de leurs soucis – par exemple l’angoisse à propos du fait que maman se préoccupe entièrement de son nouveau bébé, de sorte qu’elle ne pense plus à ses enfants plus âgés. Autre exemple : l’envahissement par le fantasme selon lequel papa et maman sont ensemble et complètement absorbés l’un par l’autre. S’ils sont plutôt généralisés, ces deux exemples sont néanmoins très intenses : quand ils prennent toute la place dans la tête d’un petit enfant – voire de celui qui est un peu plus âgé – ils entravent la possibilité qu’aura celui-ci de s’ouvrir aux situations nouvelles, de les trouver intéressantes et stimulantes. Ils vont souvent de pair avec des difficultés plus générales chez beaucoup d’enfants dont le vécu précoce n’a pas été « suffisamment bon », comme l’aurait peut-être dit D. W. Winnicott, pour compenser la crainte ou l’angoisse interne.
2Beaucoup d’enfants que nous voyons ont du mal à se concentrer, à se focaliser sur quelque chose et à assimiler des informations ou des instructions. Des vécus précoces problématiques ou traumatiques sont parfois à l’origine d’une peur de tout espace mental paisible, car ce qui a alors tendance à envahir le psychisme est ressenti tout à fait littéralement comme la reprise du traumatisme précoce, même si celui-ci avait été relativement modéré.
3D’autres enfants se sentent toujours en rivalité, en concurrence ou envieux – conséquence peut-être de soins inadéquats, de soutiens insuffisants ou d’accordages défectueux, voire, dans certains cas, d’une relation aux parents trop marquée par la surprotection et par le manque de situations ordinaires de frustration et de lutte. Quand un parent, suffisamment mûr, comprend qu’un « non » ou qu’un « attend » n’est pas la fin du monde, il peut mieux tolérer la détresse réelle ou apparente qu’il ressent quand il voit son enfant en situation de frustration.
4De tels enfants ne supportent ni de « ne pas savoir », ni d’apprendre petit à petit. Ils ne peuvent ni s’engager dans une lutte pour apprendre, ni courir le risque de se tromper. Pour eux, se tromper fait écho à l’humiliation qu’ils peuvent ressentir si on les accuse de n’être que des bébés. Le bébé, bien sûr, est l’objet de mépris. Tout ce qui concerne l’école – même le fait de faire la queue à la cantine – veut dire qu’il doit attendre et qu’il doit partager quelque chose avec d’autres enfants, ce qui lui est insupportable.
5Je commence cet exposé en vous citant ces exemples simplement pour vous faire ressentir le fait qu’apprendre comporte beaucoup d’aspects psychologiques. Ce qui, dans le fait d’apprendre, est de l’ordre du cognitif et du conscient a des liens avec l’inconscient, avec le monde interne propre à chaque enfant. Des fantasmes inconscients intenses dominent sa vie psychique au point d’être ressentis comme beaucoup plus réels que le monde extérieur et les occasions que celui-ci lui offre. Dans cet exposé, je souhaite me concentrer sur les aspects positifs de l’apprentissage et les relier au vécu d’un bébé dont témoigne une étudiante qui participe à un cours d’observation dans un autre pays d’Europe. Ce petit garçon, que j’appellerai Henri, a de la chance : il est aimé de ses parents qui vivent ensemble et prennent bien soin de lui. Les extraits des observations qui me serviront d’illustration donnent une très belle image des événements « ordinaires », mais fondamentalement importants de sa vie. En faisant appel à des exemples tirés de cette observation, je voudrais réfléchir à la façon dont nous voyons ce petit garçon s’efforcer, en grandissant, de se servir de son corps, de son esprit et de ce qu’on lui a apporté. Je voudrais faire quelques hypothèses à propos des liens qu’on peut établir avec certains vécus précoces, datant pratiquement de sa naissance quand sa mère, anxieuse parce qu’elle ne pouvait pas le nourrir au sein, était beaucoup moins sûre d’elle-même.
6Je voudrais commencer en montrant comment, à la suite de Freud, les théories psychanalytiques et en particulier celle de Melanie Klein attachent une grande importance à l’absorption de lait et aux liens entre celle-ci et l’introjection de l’amour, du réconfort et de la manière dont on prend soin de nous. Melanie Klein a fondé le développement de sa théorie sur son travail psychanalytique détaillé auprès de jeunes enfants. W. R. Bion, qui avait été analysé par M. Klein, a prolongé ces idées en établissant un parallèle entre le nourrissage du corps et celui du psychisme, permettant ainsi à ce dernier de se développer de manière positive. Les hypothèses antérieures sur le complexe d’Œdipe, que nous devons à Freud, sont également extrêmement importantes. La compréhension qu’avait celui-ci de la sexualité infantile et des fantasmes des enfants prend racine dans son travail auprès de patients hystériques. Plus tard, il a écrit ses Trois essais sur la théorie de la sexualité et son texte fascinant sur le garçon qu’il a appelé le petit Hans. Dans ces textes, Freud établit un lien entre la curiosité infantile et la lutte des enfants pour trouver leur place dans le monde au-delà de la relation « maman et moi ». Freud a décrit chez le Petit Hans sa soif de connaître, son angoisse, ses craintes liées à ses fantasmes concernant son père, sa mère et la naissance de Hannah, sa petite sœur. Selon Freud, le Petit Hans était en rivalité avec son père qui, craignait-il, pourrait de ce fait se mettre tellement en colère qu’il attaquerait et châtrerait le petit garçon. Freud relie ensuite ces craintes à l’agressivité du Petit Hans envers son père qui avait une relation d’adulte avec sa maman, partageait le lit de celle-ci pendant la nuit et pouvait faire des bébés avec elle – de sorte que Hans se sentait exclu et, sans doute, très troublé et triste par moments. La conception qu’avait Freud du complexe d’Œdipe – théorie qui depuis a fait l’objet de nombreuses élaborations – est convaincante et passionnante : la résolution de ce complexe, nous dit-il, permet à l’enfant de surmonter les sentiments intenses qu’il a pu vivre pendant sa petite enfance et de les « sublimer » à travers l’apprentissage de choses nouvelles, le jeu, etc.
7Melanie Klein a développé ses propres idées concernant le complexe d’Œdipe, avec notamment l’hypothèse que celui-ci commence à un stade plus précoce. Elle souligne le fait que le jeune enfant, de façon innée, est extrêmement agressif ou « sadique », qu’il peut se sentir attaqué au point de devenir très angoissé et que ses bonnes expériences, souvent ressenties comme merveilleuses ou parfaites, peuvent rapidement devenir mauvaises ou dangereuses. Selon M. Klein, l’enfant essaye, aussi bien physiquement que psychiquement, d’éliminer ces éprouvés de son corps et de son esprit. Elle a beaucoup écrit sur le clivage et plus tard a introduit le terme « schizo-paranoïde » pour décrire un état psychique marqué par la perte de tout contact avec la réalité. À son avis, l’enfant de cinq ou six mois commence à construire et à garder à l’intérieur de lui-même une accumulation de bonnes expériences des soins qu’on lui prodigue et de la nourriture qu’on lui donne ; c’est ainsi qu’il peut intégrer petit à petit tous ses vécus dans ce qu’elle appelle la « position dépressive », état psychique qui s’avère être d’une importance capitale pour la bonne santé mentale et pour la capacité à apprendre.
8Pour M. Klein, il y a un lien très étroit entre ce qu’elle a appelé la « pulsion épistémophilique » et la mise en place d’une soif de connaissance et d’une curiosité à propos du monde environnant :
La défense excessive et prématurée du moi contre le sadisme empêche l’établissement d’une relation avec la réalité et le développement de la vie fantasmatique. L’appropriation sadique et l’exploration du corps de la mère et du monde extérieur (qui représente le corps de la mère dans un sens plus large) se trouvent interrompues ce qui entraîne une suspension plus ou moins totale de la relation symbolique aux choses et aux objets représentant les contenus du corps maternel, et par conséquent de la relation du sujet à son entourage et à la réalité [3].
10M. Klein établit un lien explicite entre fantasme et soif de connaissance. Selon elle, la curiosité de l’enfant au sujet de la relation entre sa mère et son père, comment (et pourquoi) ils font encore des bébés, est liée à sa curiosité concernant sa mère et à ce qu’il y a à l’intérieur d’elle. Dans l’extrait que je viens de citer, Melanie Klein met en évidence le fait que la colère du bébé, voire son sadisme, est étroitement liée au développement de son psychisme. Dans d’autres textes, elle souligne l’importance des soins physiques réels, car ceux-ci donnent à l’enfant un sentiment de sécurité et l’expérience d’être aimé. Selon M. Klein, prendre bien soin du nourrisson est essentiel pour sa bonne santé psychique et permet une diminution des tendances agressives chez le bébé et le jeune enfant.
11M. Klein nous dit que la curiosité de l’enfant se focalise d’abord sur la relation la plus intime qu’il connaît, à savoir celle qu’il entretient avec sa mère : « Comment est-elle Maman ? », « Quelle est ma place ? », « Est-ce que je pourrais être expulsé du paradis ? L’ai-je déjà été ? », « Maman a-t-elle un autre bébé à l’intérieur d’elle ? », « Que fait Papa ? Est-ce qu’il peut y entrer ? », « Papa est-il mon allié ou mon adversaire ? » Selon M. Klein, le bébé ne peut s’intéresser ni à d’autres relations, ni au monde environnant, avant d’avoir réussi à s’intéresser avec toute sa curiosité mêlée à des ressentis divers, amour, haine, sécurité, jalousie, envie…, d’abord à des parties de sa maman, puis à sa maman tout entière et enfin au couple que forment sa maman et son papa.
12Les prolongements apportés par W. R. Bion aux travaux de M. Klein se focalisent sur l’analogie entre le lait en tant que nourriture pour le corps, et les bonnes expériences et la vérité en tant que nourriture pour le psychisme. Pour Bion, il y a un lien direct entre le nourrissage et le sentiment d’être aimé et bien soigné, puis, plus tard, entre les soins physiques et la prévenance active et pleine de réflexion de la mère qui s’efforce de comprendre son enfant qui ne parle pas encore – c’est cela qu’il appelle la fonction ?, qu’il relie à la « relation contenante », une sorte de processus digestif psychologique qui métabolise les angoisses les plus terribles du bébé, y compris sa crainte de mourir ou d’être abandonné. La mère « contient » en mettant à la disposition de son bébé sa capacité à penser et à imaginer : elle pense à lui, elle éprouve en même temps que lui, elle filtre ses vécus et les digère psychiquement. Au fil du temps, le bébé s’identifie à sa mère qui, jour après jour, s’efforce de mener à bien cette tâche, même lorsque son bébé est perturbé et semble ne pas tenir compte de ce qu’elle fait.
Henri
13Les illustrations qui suivent pourront peut-être élargir et amplifier ce que je viens de dire. Nous regarderons quelques petites vignettes d’un bébé « ordinaire » et en bonne santé dont le développement est fascinant et passionnant à suivre.
14Henri est le premier enfant d’un couple assez fortuné. Son père exerce une profession libérale, de sorte qu’il travaille beaucoup et doit parfois s’absenter de la maison. Sa mère est également à son propre compte. La famille a déménagé trois semaines après la naissance du bébé : ils ont quitté leur très bel appartement pour s’installer dans une maison ancienne à la périphérie de la ville. Il semble qu’avant la naissance d’Henri, sa mère ait pris la décision de reprendre son travail à temps partiel aussi rapidement que possible.
15On ne sait pas si la décision de la maman était influencée par certains événements inattendus. Henri est né par césarienne après que l’épisiotomie, pratiquée au cours de l’accouchement, avait « coupé plus qu’ils n’avaient pensé ». On a l’impression d’une sorte de lutte quand la mère d’Henri décrit la cicatrice comme « un sourire dessiné sur son ventre ».
16Les parents d’Henri sont beaux et élégants. Bien que la mère ait dit : « Je ne suis pas mannequin… maintenant je suis maman », elle donnait l’impression peu après la naissance de son bébé d’être très déçue. Elle ne pouvait pas allaiter son bébé car, disait-elle, au bout d’un temps très court elle n’avait plus de lait. Les sages-femmes ne l’ont pas aidée à allaiter son bébé : elles ont nourri Henri au biberon pendant qu’il se trouvait à la maternité et n’ont pas permis à sa maman d’essayer de l’allaiter. Le pédiatre était fort mécontent parce qu’elle n’avait pas essayé. L’impression de l’observatrice était que, à peine une semaine après l’accouchement, la maman était trop amaigrie.
17Malgré le déménagement récent, leur nouvel appartement était très bien rangé. Il y avait des tableaux prêts à être accrochés aux murs et Henri avait déjà sa chambre à lui munie d’une alarme pour bébé.
18La plupart du temps lors des séances d’observation, qui ont lieu tôt le lundi matin, la maman est en pyjama et Henri est endormi – soit il s’apprête à se réveiller pour être nourri, soit il s’endort après avoir bu son biberon. Sa mère s’inquiète quand il faut préparer ou réchauffer le biberon, mais en même temps elle dit qu’il ne pleure que quand il se réveille en ayant faim et que c’est plus difficile la nuit. Le premier biberon auquel l’observatrice a pu assister a eu lieu quand Henri avait sept jours ; cela paraissait en effet difficile – il tétait difficilement, s’arrêtait de temps en temps comme s’il lui fallait se reposer ou reprendre son souffle. Après avoir fait son rot, il a repris le biberon tout en regardant devant lui, les bras allongés le long du corps. Il n’a semblé vraiment se détendre qu’après avoir fini son biberon quand sa mère, le tenant dans les bras, a marché de long en large en le berçant doucement. Il a ouvert les yeux lentement, puis les a fermés et s’est endormi dans les bras de sa maman. À cette époque-là Henri était très petit et très maigre. Sa mère lui parlait gentiment, s’occupait de lui avec douceur, le prenait très délicatement dans ses bras et paraissait enchantée.
19L’observatrice remarquait, cependant, qu’au cours de ces premières semaines, tout en lui parlant beaucoup, la mère d’Henri ne le regardait pas dans les yeux. Henri également ne semblait pas savoir réellement s’il pouvait ouvrir les yeux pour regarder. Il dormait beaucoup. Sa mère ne le tenait dans les bras que pour le nourrir, lui donner son bain et changer ses couches. Elle exprimait ouvertement sa crainte de lui faire mal et disait qu’elle voulait suivre à la lettre les conseils de ceux qui s’occupaient de bébés. L’atmosphère, lors de ces observations très matinales, paraissait plutôt floue : le jour à peine levé, la mère et son bébé tous les deux quelque part entre la nuit et le jour, comme s’ils hésitaient à se réveiller pleinement et à entrer complètement en contact l’un avec l’autre – pourtant, la maman parlait de son bébé avec beaucoup d’intérêt et de prévenance. Il y avait peut-être chez la mère une réelle déception en raison de son incapacité à allaiter son bébé au sein, allant de pair avec l’inquiétude que le fait de ne pas l’avoir allaité puisse être vraiment dommageable pour lui. Henri dormait beaucoup et se réveillait très lentement.
20Alors que, vers l’âge d’un mois il se trouve dans sa chambre, l’observatrice note : « Il dort, les bras le long du corps, la main droite fermée, la main gauche ouverte, ses longs doigts allongés et détendus. Il s’étire et remue les lèvres de temps en temps, comme s’il tétait quelque chose. Il replie les jambes, le visage tout rouge, tout en dormant, puis tend les jambes sans se réveiller et sans ouvrir les yeux. Il tourne la tête de temps en temps en fronçant les sourcils ; il tend les bras comme s’il s’étirait, puis fait de petits bruitages aigus – sa mère sort alors de la cuisine et vient le voir. »
21La maman embauche une bonne d’enfants pour s’occuper d’Henri et, quand il a six semaines, elle reprend son travail à mi-temps. À cette époque-là Henri mange bien, il a grandi, sait trouver ses doigts pour les sucer. Souvent, lors de biberons, il tient un des doigts de sa maman. Elle dit souvent qu’Henri ne comprend pas l’observatrice et qu’il la regarde avec perplexité car elle ne le prend pas dans ses bras et ne lui parle pas. (Peut-être pouvons-nous voir dans cette remarque le fait que la maman met dans l’observatrice sa propre difficulté, lors des premières semaines après la naissance, à prendre son bébé dans ses bras simplement pour le tenir et prendre plaisir à le porter ainsi.)
22Voici une observation qui a lieu au début du mois de décembre, à 18 h 30 (l’heure a donc changé), alors qu’Henri a deux mois. Sa mère a repris son travail depuis trois semaines et les grands-parents paternels d’Henri sont arrivés sans prévenir.
Henri pleure désespérément et sa grand-mère répète sans cesse qu’il a faim, alors que sa mère dit qu’il ne peut pas avoir faim car son dernier biberon remonte à trois heures à peine. Henri pleure et pleure, plisse les yeux, ouvre grand la bouche et serre les poings tandis que son grand-père, puis sa grand-mère le portent. Sa mère, silencieuse et tendue, prépare un biberon à la cuisine ; elle a l’air très seule et anxieuse. En fin de compte, la grand-mère prend Henri des bras de son grand-père et le donne à sa maman qui le tient et le regarde intensément : elle lui caresse le visage, l’embrasse et lui demande pourquoi il pleure – parce qu’il a faim ? Elle s’assoit, l’air toujours très inquiet, pour lui donner son biberon, d’un doigt elle lui caresse les lèvres. Henri respire profondément, pleure de manière moins désespérée, garde les yeux ouverts et les bras immobiles. Sa maman l’aide à prendre le biberon ; il tète aussitôt et elle se met à sourire en lui disant : « En effet, tu avais bien faim ! » Il lève les yeux pour regarder le biberon et le visage de sa mère, tandis qu’elle lui caresse la main du petit doigt de la main avec laquelle elle tient le biberon. Henri lève les bras et ses deux mains touchent très légèrement le biberon et la main de sa mère. L’observatrice pense qu’il donne l’impression de vouloir lui-même tenir son biberon. Il tète « bien volontiers », écrit-elle, « en s’interrompant très brièvement de temps en temps pour reprendre son souffle ». Ses grands-parents s’en vont et sa mère, maintenant détendue, se plaint de leur nature intrusive, tout en parlant des acquis récents d’Henri : ses sourires, sa curiosité, son visage tellement expressif qu’elle et son mari peuvent passer des heures à regarder.
Henri regarde attentivement le visage de sa mère, puis se tourne en direction de l’observatrice. Il la regarde très attentivement de sorte qu’elle se sent gênée. Soudain, il refuse de téter et, tandis que sa mère l’aide à faire son rot, il régurgite un peu de lait à chaque renvoi ? Aussitôt, l’angoisse de sa maman revient – elle a peur qu’il ne se développe pas bien. Puis, elle le regarde de nouveau et toutes ses craintes semblent s’envoler : elle est enchantée. Henri sourit tandis qu’elle le maintient sur ses genoux ; il régurgite encore un peu de lait ? La maman parle à l’observatrice des tableaux qu’elle a accrochés et qui appartiennent à l’amie de son père, sa belle-mère bien aimée. Avec son bébé dans les bras, elle s’approche d’une glace dans laquelle, dit-elle, Henri la regarde et suit chacun de ses gestes. Plus tard, au salon, Henri, dans sa chaise longue, tend les bras vers les jouets que sa mère lui propose ; il les attrape et sourit chaque fois que sa mère répète ce jeu. C’est la première fois que l’observatrice les voit jouer ensemble.
24Cette observation nous donne beaucoup à réfléchir. Les débuts de matinée à l’atmosphère brumeuse, avec leur aspect mi-fusionnel/mi-interactif, ne sont peut-être pas typiques de la journée dans son ensemble, bien que cette atmosphère semble durer relativement longtemps. La réalité de la reprise du travail de la maman, le stress que cela occasionne et la détresse manifeste du bébé à ce moment-là – il veut à tout prix son biberon et ne peut attendre aussi longtemps qu’il pouvait le faire jusque-là – laissent entendre que quelque chose de différent se déroule, quelque chose qui, à mon avis, est d’ordre développemental. L’attitude des « mauvais » grands-parents, de la « mauvaise » grand-mère, qui donnent l’impression d’être peu chaleureux et peu contenants envers la maman, permet néanmoins que celle-ci prenne conscience de quelque chose, à savoir que son bébé ne suit pas son rythme à elle, il a réellement faim. Elle peut elle-même se rendre compte qu’il a faim et qu’il a besoin d’elle, non seulement en tant que quelqu’un qui va lui donner du lait, mais pour elle-même. Il ne faut pas oublier les petits renvois qui se produisent après ce biberon-là – il y a quelque chose qu’Henri trouve difficile à digérer. Il est très en détresse, puis très soulagé et apaisé. Après s’être senti désespéré, il a pu bénéficier d’un contact très intime avec sa mère. Le vécu de la maman de bonnes et mauvaises figures maternelles trouve un écho à un niveau différent chez Henri – son plaisir, son intérêt, puis quelque chose de bien moins facile à prendre à l’intérieur de lui. On pourrait penser ce vécu en termes de sentiment d’envahissement – mais il y a aussi l’idée que le fait de régurgiter un peu de lait lui permet d’y goûter de nouveau après avoir interrompu son biberon de façon soudaine ; peut-être encore une fois était-ce trop pour lui ou alors a-t-il ressenti déferler l’angoisse de sa maman quand il a fait une pause – elle a peur qu’il ne se développe pas comme il faut.
25La maman parle de manière chaleureuse de l’enchantement qu’elle et son mari ressentent à l’affût des moindres détails. L’observatrice remarque que maman et bébé se regardent vraiment les yeux dans les yeux et que chacun regarde l’autre dans la glace. La main du bébé est posée sur le doigt de sa mère et sur le biberon comme pour indiquer qu’il le tiendrait bien en main si jamais le biberon s’avisait de bouger ! Le regard qu’il adresse à l’observatrice et qui la gêne est intéressant. Peut-être est-elle pour lui un objet d’intérêt – en tout cas, il la remarque et elle s’en rend bien compte. Peut-être, si cette maman et son bébé ont désormais créé une relation faite d’interactions, d’intérêt partagé et d’amour, se sent-elle de trop – comme une intruse dans un scénario intime, un tiers qui n’a pas été invité ? Il serait intéressant de réfléchir à cela par rapport à ce lien profond qui se met en place ; s’agit-il d’une preuve de développement psychique de ce bébé, avec sa curiosité et son intérêt pour tout ce qui l’entoure ? Plus tard, cet intérêt dont il fait preuve serait la capacité à se concentrer sur des histoires racontées au sein de sa famille ou dans des livres et à y prendre plaisir ; le développement d’images dans sa tête mène progressivement à la capacité à formuler des questions concernant la façon dont les choses marchent dans le domaine relationnel et dans le monde qui nous entoure. Comme je l’ai rappelé au début de cet exposé, pour M. Klein, cela a à voir avec l’intérêt du bébé pour « le contenu du corps de sa mère ». W. R. Bion, je pense, aurait ajouté « et pour celui du psychisme de sa mère » ; peut-être faudrait-il prendre aussi en considération la manière dont le bébé s’identifie aux qualités de sa mère qu’il absorbe petit à petit – sa façon d’être, la vivacité de son esprit, la qualité de ses réactions à ce qu’il lui propose.
26Dans l’observation que je viens de rapporter, la maman parle d’une figure grand-maternelle qu’elle aime beaucoup, l’amie de son père, quelqu’un qui, pour elle, est nettement différent de la mère de son mari vécue comme persécutrice et critique. Il y a une division nette dans son esprit entre une figure qu’elle aime beaucoup et une autre qu’elle n’aime pas du tout. Il s’agit de quelque chose qui, chez une maman qui vient d’avoir son premier bébé, est relativement fréquent. Il y a comme un écho de la façon dont le nouveau-né ressent le monde à ce moment-là : c’est soit le paradis, soit l’enfer. Ses besoins sont satisfaits de façon magique ou alors il y a la terreur de l’abandon ou de l’anéantissement. Les pleurs de détresse du bébé, comme dans le cas d’Henri à ce moment-là, font penser à la fin du monde. Tous ceux qui étaient proches de lui voulaient alors à tout prix faire quelque chose pour lui. De tels moments, malgré le fait qu’ils semblent être pénibles et douloureux, conduisent tout de même à une relation plus intime et plus engagée entre Henri et sa mère. Cet état de « tomber amoureux » qui se met en place vers l’époque où Henri a presque trois mois coïncide, semble-t-il, avec la décision prise par sa mère de moins travailler et de faire participer plus régulièrement les grands-parents dans la vie du bébé. Elle va expressément au jardin public pour qu’Henri puisse voir d’autres bébés, mais aussi, et plus probablement, afin de rencontrer elle-même un peu plus de monde. Elle continue à ressentir de vives angoisses, par exemple à propos de la mort subite du nourrisson, de sorte qu’Henri revient dormir dans la chambre de ses parents. Les moments de contact intime et passionné entre maman et bébé semblent compenser d’autres périodes d’inquiétude, par exemple, à propos de la constipation.
27Henri continue à bien manger et à s’épanouir. Il aime s’asseoir, le dos appuyé contre le corps de sa mère, la tête tournée vers l’extérieur. Il semble tout absorber. Il regarde par la fenêtre et sourit parfois comme si, quand il régurgite un peu de lait, il pensait à son biberon. Il semble avoir le goût de la vie et de ce qu’il peut éprouver, grâce au soutien de sa mère (et, sans doute, de son père aussi). Il est tout à fait évident que sa mère est au centre de son univers. Le soutien que lui apporte celle-ci et sa fascination pour tout ce qu’il fait semblent manifestement et inextricablement liés à un certain nombre de capacités qui se mettent en place chez lui. Ils créent tous les deux de beaux dialogues ; Henri répond en inventant de nouveaux sons. Elle lui parle constamment et il l’écoute attentivement quand elle se trouve dans une autre pièce.
28Leurs conversations s’accompagnent souvent de touchers et de regards au fur et à mesure que son répertoire de sons s’agrandit. C’est alors qu’apparaissent de petits signes d’ambivalence, de sentiments contradictoires à propos de la séparation. Par exemple, à l’âge de quatre mois, bien qu’il soit en train de se réveiller, Henri met du temps avant d’ouvrir les yeux et sa mère doit attendre avant qu’il ne lui adresse un sourire. Parfois, il attend assez longtemps pendant qu’elle lui parle, comme s’il devait prendre son temps avant de se réadapter, voire, peut-être, de lui pardonner de l’avoir laissé tout seul pendant la nuit. En fin de compte, cependant, il ne peut jamais s’empêcher de sourire. Il commence à protester quand on le couche ou quand il faut le changer.
29La capacité à protester, à s’empêcher de sourire, à faire attendre quelqu’un, en faisant éprouver à sa mère ce qu’il doit lui-même supporter est intéressante quand on la situe dans le cadre de l’intériorisation d’une expérience d’apprentissage. Une telle situation implique qu’Henri a de plus en plus confiance en sa mère. Peut-être qu’une partie de ce qui aurait pu se passer plus tôt si sa mère avait été un peu moins distante intervient également à ce moment-là. Si on voit dans cette situation une avancée par rapport à la polarisation extrême des premières semaines, on peut penser qu’Henri essaye de faire comprendre à sa mère qu’il n’aime pas être séparé d’elle, même si la raison en est qu’il a besoin de dormir, lui faire comprendre qu’il n’aime ni attendre ni perdre le contact avec elle. Ses protestations, néanmoins, font penser qu’il sait que sa maman est suffisamment forte et vivante pour tolérer ou, comme l’aurait peut-être dit W. R. Bion, pour métaboliser ce qu’il lui communique à travers ses projections. La réceptivité bienveillante de sa maman se transforme en modèle qu’il peut prendre à l’intérieur de lui-même. Si en termes kleiniens on pourrait décrire sa résistance comme sadique, elle n’est pas destructrice. Il a le droit de protester et de sentir que sa maman encaisse ce qu’il lui communique. Cette démarche pourra ensuite être employée dans d’autres relations, différentes de celle qu’il a avec sa mère. Une mère moins solide ou plus déprimée se sentira attaquée, elle n’aura pas la possibilité de digérer cette communication légitime projetée en elle.
30À l’âge de cinq mois et demi, Henri continue à se développer. Il tend les bras pour attraper quelque chose, il essaye de se rouler par terre et de se hisser en position debout. Il s’exprime très clairement, il devient sérieux quand quelqu’un d’inconnu se présente à lui ou quand sa maman le quitte. Il commence à entreprendre de vraies conversations au moyen de différents sons. Un mois plus tard, quand l’observatrice vient en soirée un autre jour de la semaine en raison des vacances de Pâques, Henri lui paraît beaucoup plus robuste : il fronce les sourcils quand elle arrive. Désormais, les sons qu’il prononce comportent la consonne « d » : il ne dit plus « aaah », mais « Dadaah » [« Papa »]. Il se montre plus possessif à l’égard de sa mère, il se saisit de ses cheveux, la bouche grande ouverte, en prononçant davantage de sons et en terminant avec ce que l’observatrice décrit comme un rire dur. Il veut bien manger des fruits à la cuillère, mais il n’aime pas la purée et boit moins de lait. Le sevrage a commencé.
31Je n’ai plus tellement de place pour décrire tout cela. Lors de la discussion, nous pourrons parler des apprentissages qui accompagnent la douleur et les pertes occasionnées par le sevrage. La dureté de la cuillère, le trajet entre bol et bouche, les diverses textures, la prise de conscience de l’espace entre bébé et maman. Tout cela offre au bébé des occasions de prendre en compte avec le soutien de sa maman contenante des vécus qu’il peut ressentir comme de nouvelles aventures et explorations ou alors comme un exil par rapport à l’intimité physique qu’il connaissait auparavant. Le bébé est mis au défi d’élaborer cette transition. Il s’agit bien d’un défi et il doit faire face à toute une série de ceux-ci à ce stade de son développement. Le son « d » fait penser à quelque chose de plus difficile, laborieux, peut-être plus masculin. Un indice d’une prise de conscience plus marquée de la réalité de papa.
32Venons-en maintenant au mois de novembre. Henri a 13 mois. Il vient de commencer à aller à la garderie deux après-midis par semaine. Il en est à sa troisième semaine. Il va aussi à des séances de gymnastique pour bébés. Sa maman souhaite qu’il soit en contact avec d’autres enfants de son âge ; le personnel le trouve très gentil, sociable et adroit dans beaucoup de domaines.
33Pendant que sa maman parle, Henri, dans le couloir, frappe avec la paume de ses mains sur les portes fermées de l’ascenseur. Une fois dans l’appartement, il garde l’œil sur l’observatrice tout en tendant le bras en haut vers un tube de baume à lèvres. Il en enlève le capuchon, le remet, puis le donne à l’observatrice. Il répète ce qu’il vient de faire. Il lèche le baume tandis que sa mère sort pour préparer son déjeuner.
34Pendant que sa mère va vers la cuisine, Henri semble se préoccuper de portes, de choses qui s’ouvrent et qui se ferment, tout en pensant à ce qu’il peut lécher.
35Henri continue à jouer avec le baume à lèvres, puis il se retourne et, pour la première fois, en présence de l’observatrice, va vers le bureau de son père. Là, il va lentement afin de cacher le baume à lèvres derrière une grande table. Il se baisse, se relève et se met sur la pointe des pieds pour essayer de voir ce qui se trouve sur la table. Puis, il parcourt des yeux les étagères à livres, tout en déplaçant la main le long de celles-ci ; il lève le bras et effleure les papiers et les livres du bout des doigts. Au bout d’un moment, de nouveau sur la pointe des pieds, il se fait très grand, se baisse et se trouve hors de vue pendant un court instant puis réapparaît au milieu de la pièce. Très content, il étudie tout ce qui l’entoure. Il remarque le placard près de la porte et s’en approche lentement ; il s’arrête devant le placard et en ouvre la porte coulissante. Il met les mains sur la porte et appuie tellement fort que ses doigts deviennent tout rouges. Il regarde à l’intérieur, passe les mains sur une serviette puis sur un sac de sport. Il s’éloigne du placard et va vers le milieu de la pièce ; aux yeux de l’observatrice, il se comporte « comme un jeune Indiana Jones dans un lieu inconnu ». Il se met de nouveau sur la pointe des pieds et se promène tout le long de la table sur le rebord de laquelle il glisse la main. De l’autre main, il tient toujours aussi fermement le baume à lèvres. Soudain, il s’arrête, regarde en bas de l’autre côté de la table, puis, de nouveau sur la pointe des pieds, essaye de regarder par-dessus la table. Il se promène ici et là et regarde tout. En se déplaçant, il trébuche sur un chausson qui appartient à son père, titube et semble être sur le point de perdre l’équilibre. L’observatrice craint qu’il ne tombe, mais Henri reprend son équilibre ; au bout d’une seconde de gêne, portant au pied un des chaussons de son père, il s’approche d’elle puis continue son chemin !
36Sa mère passe la tête par la porte puis vient regarder. Henri continue à marcher avec cet énorme chausson au pied. Elle lui demande ce qu’il fait et lui dit qu’il est bête. Il enlève le chausson et regarde de nouveau à l’intérieur du placard ; il ramasse le baume à lèvres, qui était tombé par terre. Il vérifie que l’observatrice le suit et lui fait un sourire ; il trébuche sur le tapis, jette les mains en avant, lâche le baume à lèvres qui roule sous le lit. Il se tient au-dessus du lit et regarde sous le lit pour y voir le baume : il ne peut pas l’atteindre. Il essaye en s’allongeant par terre et réussit à l’effleurer du bout des doigts. Le tube roule hors de sa portée et Henri fixe l’observatrice du regard sans rien dire. Il regarde sous le lit, regarde de nouveau l’observatrice et dit tout haut « lui ». Elle se baisse et pousse le baume à lèvres vers Henri. Il s’en saisit, se met debout, sourit et indique du doigt un mètre à ruban sur le mur en disant « Mba » [« bébé »].
37Puis, au salon, il essaye d’appuyer sur les boutons du téléviseur qui est éteint, donc rien ne se passe. Il lâche le baume à lèvres et étudie la situation : le tube roule sous le téléviseur et sa mère l’appelle pour venir déjeuner. Sa mère dit à l’observatrice que le père d’Henri est parti en Asie pour raison professionnelle, de sorte qu’elle et Henri sont depuis deux jours « orphelins ».
38Il y a beaucoup de choses qui se passent dans la tête d’Henri. Il donne l’impression de beaucoup travailler, de réfléchir et d’approfondir un certain nombre de thèmes avec sa mère et avec l’observatrice. Cela ne fait que trois semaines qu’il va avec sa mère aux séances de gymnastique pour bébés et à la garderie. C’est un grand pas, beaucoup plus grand que ceux qu’il a eu à faire auparavant, pour se séparer de sa maman. En outre, au moment où cette observation se déroule, son père est absent de la maison. Son premier geste, taper sur les portes de l’ascenseur, laisse supposer que, pour le moins, il est préoccupé par les portes : des ouvertures vers le monde extérieur et vers sa maison. Bien entendu, on peut les associer dans un premier temps à l’arrivée de l’observatrice, mais il me semble qu’il doit y avoir d’autres liens – être séparé de maman toute la matinée, l’ouverture par laquelle papa est parti. Il tape les portes, peut-être, pour montrer qu’il voudrait les contrôler, peut-être parce qu’il est en colère. Peut-être qu’il veut partir, lui, pour donner à sa maman un aperçu de ce qu’on peut ressentir dans un cas pareil ! Il poursuit ce thème quand il enlève le capuchon du baume à lèvres, puis le remet : il l’ouvre, puis le referme de nouveau ; il le lèche quand sa mère se dirige vers la cuisine. De nouveau, c’est lui qui contrôle ce qui se passe et c’est lui qui doit tenir quelque chose fermement, quelque chose qui, peut-être, lui rappelle sa maman.
39Quand il cache le baume à lèvres derrière la table, puis le retrouve, il semble élaborer davantage le jeu de « parti/revenu ! » Il le rejoue plusieurs fois dans sa tête et dans son jeu il garde présente dans son esprit l’idée de « revenir ». C’est une réalisation du jeu de « coucou » avec l’observatrice après l’interruption des vacances d’été pensant laquelle il ne l’a pas vue et elle ne l’a pas vu.
40Il se dresse souvent sur la pointe des pieds – peut-être a-t-il besoin de faire une partie de ce travail en se projetant dans l’identité de quelqu’un de plus grand que lui, peut-être un homme, comme sil voulait se sentir aussi grand et aussi fort que papa. Sur la pointe des pieds, il regarde sous la table, par-dessus la surface plane et il veut toucher les papiers et les livres posés sur les étagères. Il donne l’impression de vouloir vérifier, avec ses doigts, comme avec ses yeux, où tout se trouve ; il regarde de long en large, comme s’il vérifiait encore et encore que tout est toujours bien à sa place : « Est-ce que les choses ont bougé ? Ont-elles disparu ? » C’est un jeu qui paraît très sérieux et Henri se doit d’être le plus grand possible pour pouvoir garder l’œil sur tout, peut-être est-il papa ou simplement lui-même en plus grand.
41Puis, le jeune Indiana Jones trouve le placard, fait coulisser la porte pour l’ouvrir, touche ce qu’il y a à l’intérieur, les serviettes et le sac de sport ; il appuie très fortement sur la porte coulissante, puis revient vers la table en parcourant de son doigt tout le côté de la partie horizontale. Il explore, il regarde tout autour. Il a besoin de tout vérifier encore et encore. Il semble qu’il lui faille être sur la pointe des pieds afin de voir par-dessus quelque chose, se baisser pour regarder en dessous et regarder tout le long et tout autour. Il y a tellement de choses à regarder en même temps. En se tournant vers l’observatrice, il trébuche en manque de tomber, il donne alors l’impression qu’il n’est pas tout à fait en mesure de tout contrôler, mais il récupère… et porte un des chaussons de son père. Peut-être a-t-il l’impression d’être vraiment « à la place » de son père [on dit littéralement en anglais « être dans des chaussures de quelqu’un », ici de son père], de posséder son identité. Il peut être papa. Quand le baume à lèvres glisse de sa main, il doit le retrouver ; on peut imaginer que beaucoup de choses lui passent par la tête à ce moment-là. Sa mère vient d’entrer, puis de ressortir. Elle dit qu’il est « bête » quand il porte le chausson de papa, il semble avoir perdu quelque chose qu’il doit absolument retrouver, quelque chose, peut-être, qui pourra rétablir le lien avec sa maman (le baume), le réconfort, le soulagement dans un moment d’angoisse. Quand l’observatrice l’aide à le retrouver, Henri peut de nouveau se sentir en confiance.
42J’aurais pu – j’aurais peut-être dû – centrer tout cet exposé sur cette vignette. Henri vient de découvrir qu’il peut survivre sans la présence constante de sa mère. Il peut se servir des dents qui ont percé sans trop de difficultés. Il est grand, mince, fort et en bonne santé. La plupart du temps, il a du plaisir à vivre. Ce n’est pas seulement l’amour de ses parents qui se porte sur lui, en outre ils s’intéressent à lui et à ce qu’il fait. Il est intelligent et attirant ; il s’en rend compte, sans doute, quand il voit comment ses parents le regardent, d’après le ton de leur voix quand ils lui parlent et par bien d’autres indices aussi.
43Nous savons qu’arriver à ce point ne s’est pas fait sans difficulté ni effort. Pour lui comme pour sa mère, le début de leur relation n’était pas très rassurant, mais quand ils ont eu l’occasion de compenser et de renégocier certaines étapes, ils l’ont fait et ont été bien récompensés de leurs efforts. Henri n’est pas particulièrement agressif et il ne se sent pas poussé à l’être. Vers la fin de sa première année, il est devenu clair que certaines choses le rendaient anxieux et le mettaient en colère, et il l’a montré. Il peut s’affirmer en tenant les cheveux de sa mère, en s’agrippant à son doigt ou à sa chemise, mais il peut aussi démontrer qu’elle est très importante pour lui et qu’il l’aime beaucoup. Je n’ai pas décrit la relation entre Henri et son père, car la première séance d’observation en présence de celui-ci n’a eu lieu qu’au moment de Noël l’an dernier, quand Henri était un peu plus âgé ; d’ailleurs, il était un peu malade à cette époque-là. Il est néanmoins très attaché à son père qui l’aide à faire des choses audacieuses avec son toboggan d’intérieur et qui joue avec lui à la pêche magnétique !
44Par rapport à la situation œdipienne – avec l’idée que Henri et sa mère ne forment pas un couple seul au monde – l’observatrice joue un rôle intéressant : elle va et vient, ce qui semble évoquer quelque chose qui fait penser au père qui est à son travail. L’examen attentif qu’elle a dû subir de la part d’Henri montre, me semble-t-il, que ce petit garçon a une grande soif de connaître : il donne vraiment l’impression qu’il essaye de réfléchir à beaucoup de choses, qu’il en ressent le besoin et qu’il en a l’envie.
45Tous ces éléments jouent un rôle important dans sa participation active à sa propre vie, dans le développement de son moi et dans sa confiance en le fait d’avoir une mère et un père qui forment un couple à l’intérieur de lui-même ; l’un et l’autre, bien sûr, sont potentiellement des rivaux pour lui quand il veut être le « numéro un » et avoir la possession exclusive de l’autre, mais en même temps ils l’aiment et soutiennent son esprit d’aventure, en séance de gymnastique et ailleurs, quant à la garderie il établit de nouveaux rapports et vit des situations nouvelles. C’est un garçon sociable et cette attitude est présente dans son approche du monde environnant – dans des doses suffisamment petites (gérables), comme l’écrit D. W. Winnicott. Il sait déjà se servir de son psychisme et est suffisamment posé pour avoir envie de s’en servir. Étant donné son intérêt pour les placards et pour le bureau de son père, il commence peut-être à s’interroger sur sa mère et son père en tant que couple, voire, en fantasme, à se demander si, ensemble, ils vont mettre quelqu’un dans l’espace qu’il a laissé vide à l’intérieur de sa mère. Un deuxième bébé. Cela, on ne le sait pas encore !
Post-scriptum
46Six mois plus tard, Henri est parti en vacances d’été avec ses parents. Ils sont revenus en voiture la nuit, puis il a rencontré de nouveau l’observatrice après cette longue interruption. En juillet, il se déplace correctement à quatre pattes dans le jardin de sa grand-mère maternelle – pour la première fois en séance d’observation. En septembre au retour des vacances d’été, il est plus grand, plus mince et ses cheveux sont blonds. Il était au bord de la mer avec ses parents. Il est plutôt timide avec l’observatrice, reste sérieux et se cache le visage derrière une serviette. Il donne l’impression de vouloir se cacher derrière la serviette, de l’abaisser quand lui est prêt à faire un sourire à l’observatrice, puis de relever la serviette de nouveau. C’est lui qui contrôle les allers et venues de l’observatrice ! De nouveau sa mère dit qu’il est perplexe parce que l’observatrice ne l’embrasse pas, ne lui parle pas et ne le prend pas dans ses bras ! Un peu plus tard, il se déplace à quatre pattes sur le plancher, un tube de crème pour bébés dans chaque main. Sa maman dit qu’ils sont revenus de vacances la nuit pour lui permettre de dormir et pour éviter qu’il ne s’ennuie. Henri paraît écouter et fait de petits sons qui semblent indiquer qu’il est d’accord. Il se concentre sur la crème, jette un coup d’œil à l’observatrice, puis fait un bruit qui ressemble à « brr ». L’observatrice, surprise, attend avec impatience de voir ce qu’il va faire. Il continue à faire le même bruit, se penche en avant, met sa main sur le parquet et la fait aller et venir. L’observatrice est convaincue qu’il joue avec une petite voiture imaginaire ! Henri s’arrête, regarde sa mère qui est revenue dans la pièce et qui l’encourage. Il lui adresse un sourire et se tourne vers l’observatrice.
Bibliographie
- Bion W. R. (1962), Learning from Experience, Londres, Heinemann, trad. fr. F. Robert Aux sources de l’expérience, Paris, Puf, 1979.
- Freud S. (1962), Three Essays on the Theory of Sexuality, J. Stratchey trans., New York, Basic Books (publication originale in 1905).
- Klein M. (1928), “The early stages of the Œdipus conflict, Reprinted in Love, guilt and reparation and other works”, in 1921-1945: The Writings of Melanie Klein, vol. I, Londres, The Hogarth Press and The Institute of Psycho-Analysis, 1975.
- Klein M. (1930), « L’importance de la formation du symbole dans le développement du moi », in Essais de psychanalyse, trad. fr. M. Dezrrida, Paris, Payot, 1967.
- Klein M. (1948), “On the theory of anxiety and guilt. Reprinted in Envy and gratitude and other works”, in 1946-1963: The Writings of Melanie Klein vol. IV, Londres, The Hogarth Press and the Institute of Psycho-Analysis, 1975.
- Klein M. (1952a), “Some theoretical conclusions regarding the emotions life of the infant. Reprinted in Envy and gratitude and other works”, in 1946-1963: The Writings of Melanie Klein, vol. IV, Londres, The Hogarth Press and the Institute of Psycho-Analysis, 1975.
- Klein M. (1952b), “On the origins of transference. Reprinted in Envy and gratitude and other works”, in 1946-1963: The Writings of Melanie Klein, vol. IV, Londres, The Hogarth Press and the Institute of Psycho-Analysis, 1975.
- Winnicott D. W. (1953), “Transitional object and transitional phenomena… A study of the first not-me possession”, International Journal of Psycho-Analysis, 34, pp. 89-97.
Mots-clés éditeurs : développement émotionnel, apprentissage sain, anxiété, expérience précoce, importance des relations premières, observation directe du nourrisson, cognitif et mental
Date de mise en ligne : 16/10/2013
https://doi.org/10.3917/jpe.005.0059Notes
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[1]
Conférence donnée le 28 mars 2009 lors des XVIIIe Journées Tavistock du Centre Martha Harris à Larmor Plage, Morbihan. Une première version de ce texte a été publiée en anglais dans la revue The International Journal of Infant Observation and its Applications, 2009, vol. XII, 3, pp. 305-318, sous le titre : « Early experiences, developmental tasks and the blossoming of the capacity to learn ».
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[2]
Le Tavistock Center est un grand centre de soins, de formation et de recherches sur les traitements psychothérapeutiques de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte, situé dans le nord de Londres.
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[3]
Klein M. (1930), « L’importance de la formation du symbole dans le développement du moi », in Essais de psychanalyse, trad. fr. M. Dezrrida, Paris, Payot, 1967, p. 277.