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Article de revue

Le présent des odeurs

Pages 233 à 259

Notes

  • [1]
    C’est un banc surélevé où sont placés, à la disposition de chacun, tous les pots de peinture, ouverts et munis d’une cuillère, afin que les enfants puissent s’en servir individuellement, sur leurs palettes.
  • [2]
    D’après des chansons de Daniel Balavoine, d’Alain Souchon et de Renaud.
  • [3]
    Les caractéristiques des psychanalyses navettes consistent en d’importants temps vides de séances qui obligent patients et analystes à une attention particulièrement soutenue quant au cadre et à un soin méticuleux et précis du rythme analytique.
  • [4]
    Seksik L., Les derniers jours de Stefan Zweig, Paris, Flammarion, 2010, p. 18-19.
L’alphabet des odeurs est incomparablement plus vaste et plus nuancé que celui des notes... L’activité de l’enfant prodigue Grenouille se déroulait exclusivement en lui et ne pouvait être perçue de personne que de lui-même.
Patrick Süskind, Le Parfum, Paris, Fayard, 1986, p. 31.

1Une règle tacite, énoncée depuis les origines de la psychanalyse et respectée par un très grand nombre de psychanalystes, veut qu’on s’occupe de la psyché et non du corps. Pourtant, le corps est cet élément puissant et présent qui, à l’encontre de toutes occultations et de tout parti pris, occupe une très grande part de l’espace analytique. Ne pas le mettre au centre des interprétations ne signifie pas, loin s’en faut, qu’il faille s’abstraire de sa présence, comme de son influence fondamentale et permanente dans le déroulement des cures. Miroir de ce qu’il y a de plus intime en l’homme, il siège au fond des phénomènes d’empathie et fonde et éclaire notre paysage contre-transférentiel. Ceci est d’autant plus vrai pour nous, psychanalystes d’enfants, que le corps est un élément primordial dans nos échanges avec les enfants en général et plus encore avec les petits. Il nous renseigne et nous guide dans notre perception de leur réalité psychique, incomparable baromètre des mouvements pulsionnels et émotionnels, car la pensée procède du corps et naît de lui.

2Le corps est un espace où l’on peut projeter ce qui n’est pas mentalisé. Dès le début de la vie, les sensations corporelles se substituent aux émotions liées à l’objet. Dès ces instants inauguraux de l’existence humaine, le somatique et le psychique tissent notre être dans le tréfonds de son intimité et lui confèrent son originalité unique et son irremplaçable spécificité.

3Pour le bébé, immédiatement après la naissance, l’odorat est une véritable boussole dans la perception de la réalité externe. Nous connaissons bien aujourd’hui l’extraordinaire sensibilité du nouveau-né à l’odeur spécifique de sa mère. Nous savons aussi qu’un grand nombre d’enfants conservent cette sensibilité olfactive pendant longtemps, sinon durant toute leur vie. Pensons simplement combien les enfants autistes sont sensibles aux odeurs et préoccupés par elles, et combien l’olfaction est un des éléments essentiels dans leur « orientation psychique ».

4Bon nombre d’entre nous connaissent ces odeurs spécifiques qui planent sur certains lieux, en particulier sur des institutions ou sur des espaces, que nous reconnaissons par leurs odeurs caractéristiques. Pourtant, certains de ces effluves, particulièrement incommodants, ne sont pas dus à la négligence ou à une carence de soins, mais à une indéfinissable émanation de ces institutions, grandement porteuses de mort psychique. Beaucoup d’établissements de soins pour enfants psychotiques et autistes exhalent des « odeurs de mort », malgré tous les efforts, toute l’attention et tous les soins d’hygiène qu’on peut prodiguer aux enfants. Ces odeurs insupportables au premier abord finissent par être considérées par les personnes soignantes comme des éléments normaux de leur quotidien. Pourtant, il est permis de penser qu’elles « transportent » un contenu hautement symbolique, difficile à décrypter et encore plus difficile à « révéler », tant elles sont à l’origine de forts sentiments d’agressivité et de culpabilité.

5Cependant, très peu d’écrits concernent ces particularités de la vie psychique qui nous enveloppent, qui nous pénètrent, qui nous incommodent ou qui nous excitent et qui ont souvent un effet puissant et parfois même paralysant sur notre propre psyché.

6Carole a trois ans quand ses parents l’amènent à ma consultation. Pâle, chétive, fragile, presque transparente, elle donne l’impression de « transporter » un corps désarticulé et déshabité. Son aspect physique est saisissant : rigide et immobile, comme pétrifiée, sa bouche entre-ouverte laisse échapper un filet de bave. Il est impossible de croiser son regard, même en se mettant à sa hauteur, tant ses yeux, rivés au sol, rendent son absence lourde de présence. Toutes les sollicitations restent sans réponse et toutes les tentatives de contact sont vouées à l’échec. L’ombre de la mort, qui se « dessine » sur elle, est soulignée par la rigidité de son corps et par une glaçante froideur de ses mains.

7Née à la suite d’un acharnement thérapeutique à peine croyable, elle vient au monde après pas moins d’une cinquantaine de tentatives de fécondation in vitro. Que penser de ces praticiens qui s’obstinent à vouloir employer une méthode qui se solde par tant d’échecs successifs cuisants ? Et que d’ambivalence et de souffrance occulte et occultée…

8Mais finalement « la science triomphe » et Carole naît prématurément après un accouchement long, difficile et particulièrement éprouvant. Après que la grossesse a semblé croître sur un fond de très grande anxiété, après un accouchement vécu douloureusement et dramatiquement, voici que le projet de nourrir Carole au sein avorte : pas de montée de lait, rien pour nourrir le bébé, ni la fonction maternelle qui a du mal à se relever après une telle série d’épreuves. La présence angoissante d’une sœur puînée de la mère de Carole, atteinte de psychose infantile et, qui plus est, dont elle s’est beaucoup occupée, accompagne comme une ombre noire toute la grossesse de cette femme si profondément blessée narcissiquement. C’est cette avalanche de meurtrissures qui « nourrit » ce bébé, tant désiré. D’ailleurs les troubles alimentaires ne se font pas attendre longtemps. Dès l’âge de huit mois, Carole refuse de manger avec sa mère et n’accepte d’être nourrie que par la nourrice ou par son père.

9C’est ainsi que s’ouvre une longue période de lutte entre mère et fille, un long calvaire qui durera plus d’un an. À cette angoisse vient s’en ajouter une autre, qui poursuit la mère depuis l’accouchement : « J’avais tout le temps peur qu’elle ne meure, dit-elle, je me levais dix fois dans la nuit pour vérifier et je ne pouvais en parler à personne. »

10Et les problèmes vont en se complexifiant : un important retard psychomoteur motive une hospitalisation pour un bilan. Là, non plus, les choses ne se passent pas « comme elles auraient dû se passer ». La mère, malgré un très fort désir conscient, est incapable de rester auprès de sa fille. Elle se sent de plus en plus culpabilisée par ce qu’elle pressent très confusément et en même temps très intensément au fond d’elle-même. Tiraillée par l’ambivalence, elle dénie vigoureusement ses ressentis dans un même mouvement, en affirmant : « Ça a été un gros traumatisme pour elle. Elle a dû croire que je voulais me débarrasser d’elle… »

11Dès le début du traitement de Carole à « l’Unité pour jeunes enfants », une importante bataille s’ouvre au sein de l’équipe soignante entre les tenants de la « surprotection » et ceux du « rejet », mouvements qui recouvrent une seule et même réalité affective. Outre l’aspect de fragilité, qui motive autant le désir de protection que celui d’agressivité, Carole se fait remarquer par une autre particularité, très difficilement supportable. Elle salive beaucoup, se frotte la bouche avec les mains qu’elle plaque ensuite, enduites de sa salive, sur la personne qui s’occupe d’elle ou sur celle qui se trouve à proximité. Mais ceci ne serait rien si sa salive ne dégageait pas une forte odeur âcre, aigre, insupportable et provoquant le retrait. Cette défense n’a rien de dérisoire, car elle protège Carole des intrusions, en provoquant des mouvements incoercibles d’éloignement et de fuite.

12Il faudra de longs mois de travail sur les perceptions contre-transférentielles pour que les uns et les autres puissent admettre à quel point tous les sentiments, pour la plupart inavouables, que Carole projette en eux les habitent et à quel point ils provoquent des contre-attitudes difficiles à repérer et encore plus difficiles à analyser et à dépasser. Pour Carole, ligotée par des liens actuels et trans-générationnels, le prix payé à la pulsion de mort est exorbitant !

13C’est Charles, petit garçon soigné à l’hôpital de jour pour enfants, qui illustrera magistralement ce que Carole donne à voir et à sentir.

14L’épisode relaté a lieu alors que Charles a 9 ans. Dès l’âge de 4 ans, il est balloté d’une institution en une autre, d’une famille d’accueil en une autre, car ses parents, en se séparant, l’ont « confié aux soins des institutions » ! Ainsi, à partir de ce moment, il rencontrera son père de façon sporadique et sa mère encore plus rarement.

15Lors de son premier placement, il se présente comme un enfant solitaire qui évite le contact et dont on ne peut capter le regard. Il se balance et marche sur la pointe des pieds, crie et rit souvent de façon apparemment immotivée. Une agitation psychomotrice permanente, accompagnée parfois d’agressions physiques à l’encontre des autres enfants alterne avec des périodes de mutisme et de repli. Il est manifeste que le poids du désespoir vient écraser cet enfant fragile et augure l’anéantissement de tout espoir d’exister.

16Jour après jour on le découvre en grande souffrance abandonnique, muré dans des attitudes défensives autistiques, en extrême difficulté face aux ruptures et aux changements. Il réagit par des passages à l’acte répétés de plus en plus violents.

17La matérialisation de ses pulsions, les troubles du comportement récurrents, une instabilité psychomotrice en recrudescence sont des moments difficilement supportables et souvent impossibles à maîtriser par l’entourage. C’est à ce moment-là aussi que Charles est pris dans un atelier d’art-thérapie où plusieurs enfants, victimes de troubles abandonniques sévères, sont réunis pour un travail thérapeutique à l’aide de l’expression par les couleurs.

18Tous ces désespoirs réunis se combinent et aboutissent à une situation d’atelier difficile à gérer, envahie par l’angoisse, débordée par la violence, malmenée par le rejet, cahotée par l’exclusion. Le cadre de l’atelier est attaqué sans relâche, comme par une détermination, une force inconsciente poussant à la destruction, envahi par des émotions tendues prêtes à se rompre, des déchirures déchiquetées au bord de l’implosion, à l’image de cette puissante détresse, intense et profonde, qui envahit les enfants.

19Dans l’atelier Charles est en révolution interne constante, pris dans la confusion de ses émotions, submergé d’angoisses. Leur expression fluctue entre des passages à l’acte d’une grande puissance destructrice, faite de violences contenues ou exprimées, avec des temps furtifs plus calmes en quête de reconnaissance mais sans encore se laisser frôler, sans pouvoir accepter d’être aidé. Il semble s’installer, petit à petit, dans un système défensif de plus en plus contraignant, rigide et serré.

20Les séances d’art-thérapie deviennent terriblement difficiles à vivre, tant les attaques contre le cadre sont violentes, volcaniques et répétées. L’intégrité du groupe est de plus en plus menacée. Il s’agit de pouvoir contenir les débordements, l’agitation explosive, la détresse, les angoisses massives de Charles, sans oublier les autres enfants.

21Nous pourrons voir dans les deux séances d’atelier suivantes l’illustration des propos précédents :

22Le début de la première séance commence dans une atmosphère d’apparente quiétude. Les enfants prennent place comme d’habitude, avec le matériel pour pouvoir peindre, mis à leur disposition. Charles s’installe dans un coin de la pièce, presque à l’écart, laissant un espace qui semble intentionnel entre lui et les autres.

23Progressivement, une succession de passages à l’acte s’opère. Charles laisse tomber sa palette, mélange les couleurs des pots communs, essaye de couper les poils du pinceau, peint la poignée de la porte, se met à chanter si fort, que cela finit par ressembler à des hurlements. Porté par la présence des thérapeutes la plus calme et la plus contenante possible, il paraît s’apaiser.

24Il revient à sa feuille pour dessiner à l’encre de Chine, laisse des traces noires, des tâches noires, puis tout à coup, dans un flot de jurons, de propos crus et orduriers envers son entourage, ses parents, l’institution, il hurle de nouveau à tue-tête, ne pouvant plus articuler de mots compréhensibles. Il jette les pinceaux au plafond devant les autres enfants pétrifiés. Il embarque alors tout le monde dans sa course infernale, jusqu’au moment où il soulève et projette le banc de peinture [1] avec une extrême violence contre le mur de l’atelier.

25Mû par un sentiment de toute-puissance, ce déchaînement entraîne enfants et soignants dans un tourbillon semblable à un typhon, où tout s’amalgame, tout se fond, tout se confond, s’enlise, s’anéantit dans un espace suspendu où la seule attache, le seul lien accessible reste l’instant, le choc esthétique de l’innommable, de l’impensable plus que d’un acceptable, certainement une reconnaissance artistique en lien avec nos connaissances culturelles contemporaines. Instant entre le geste et le son, entre la vision et l’acte, entre l’image et la pensée, entre deux mondes inconnus, où les mots ne sont plus…

26C’est une vision périphérique, un autre regard sur le présent, une image multicolore, stupéfiante où la projection de matière dégoulinante par la violence du choc a fiché les cuillères des pots dans le mur de liège… Arrêt dans ce temps suspendu par un silence immédiat. Pétrifiés, sans parole, les autres enfants, ainsi que Charles, ressemblent alors à ces statues de cire du musée Grévin, impressionnantes par ce « comme si elles étaient vivantes ». La fonction contenante des thérapeutes dès lors ne s’applique plus à un enfant en particulier, mais éminemment à tout le groupe.

27Les thérapeutes sont malmenées par des sentiments contraires et en même temps propulsées dans la surprise d’une vision cataclysmique extrême et dans la séduction esthétique.

28Que penser, que comprendre, que faire de ce qui est si proche d’elles et si lointain, de ce réalisme surréaliste ? Comment gérer leurs sentiments d’urgence, qui abolissent la temporalité ?

29Mais justement, le temps de la séance est bientôt écoulé. La seule intuition qui persiste dans cette confusion reste la proposition de rassembler, de remettre ensemble et sur pied tout ce qui s’est écroulé, ultime espoir d’une possible remise en ordre de cet effondrement. Ces projections cataclysmiques et mortifères ont sidéré l’atelier, submergé ses participants…

30La remise en cause de la pertinence de la prise en charge de Charles dans cet atelier a été évoquée, soulignant d’évidence la perturbation du groupe, sa mise en danger et ceci avant que les thérapeutes ne s’aperçoivent de leur propre souffrance et de leur désarroi. L’insupportable de la folie, la violence des hurlements, les attaques permanentes du cadre, les passages à l’acte démesurés étaient empreints d’un désespoir rarement égalé. La sensibilité des thérapeutes était frontalement percutée par la pulsion destructrice. Les voici devant le spectre de l’anéantissement, exposés à lui, sans écran protecteur…

31Une séance de supervision d’urgence est intercalée entre cette séance et la séance qui suit.

32Dans cette deuxième séance, les effets de la supervision sont tout à fait étonnants. Sans qu’aucun mot ne transparaisse de la réunion de travail, sans que les co-thérapeutes ne se soient adressées la parole avant le début de cette nouvelle séance, Charles s’exclame dès son entrée dans l’atelier : « Aujourd’hui, il n’y aura pas de typhon. »

33Il prend d’emblée le rouleau de papier collant, se couche sur le sol et relie les quatre pieds du banc de peinture, puis s’acharne à recouvrir, comme d’un bandage transparent, le manche du balai, tout en disant inlassablement : « Je répare parce que tout est cassé, tout est cassé. » Puis, croisant les rubans adhésifs à travers la pièce, il tisse une toile reliant la poignée de la fenêtre à la poignée de la porte. Il se cache sous la table et chantonne très doucement quelques phrases, à sa façon, de ses auteurs préférés : « Je ne suis pas un héros mais je te colle à ma peau… Allo maman bobo, pourquoi tu m’as fait j’suis pas beau… Marche à l’ombre, tu pues, casses-toi [2]… »

34Son visage a retrouvé une certaine sérénité empreinte de tristesse.

35Comment ne pas penser que cet enfant, à travers la mise en acte de son sentiment de toute-puissance, a pu nous montrer combien sa souffrance est douloureuse, combien sa solitude est grande, combien ses angoisses sont pesantes, combien être abandonné est irréparable, combien il faut hurler pour se faire entendre…

36Dans les paroles de la chanson susurrées par l’enfant, nous voyons aussi la portée symbolique de l’odeur, condensant tout le contenu du rejet.

37Reportons-nous aux travaux, déjà bien anciens, de Joan Rivière (1937) qui écrivait que l’agressivité ne peut pas être réduite à une envie destructrice seule, mais aussi à une poussée défensive, à une recherche et une attente archaïque de sécurité.

38Grâce à l’image du contenant tissé avec le papier collant, Charles a mis en scène et illustré la capacité des thérapeutes d’offrir un lieu où la souffrance fondamentale de l’enfant peut être contenue et où un processus de restauration peut être amorcé.

39À l’opposé de ce qui vient d’être énoncé concernant les mauvaises odeurs, les parfums délicieusement suaves et agréables, qui durant des siècles avaient pour « mission » de couvrir les mauvaises odeurs et les miasmes, ne sont pas moins porteurs de significations aussi inconscientes que prégnantes.

40Jeanne suit une psychanalyse au cadre particulier qu’on nomme communément une psychanalyse-navette [3]. Elle vit à quelques milliers de kilomètres de la France et vient plusieurs fois par an pour des sessions de psychanalyse intensives, compactées et limitées dans le temps.

41Comme pratiquement à chaque fois où elle est là pour sa série de séances, Jeanne projette en arrivant une odeur entêtante de parfum luxueux et très fort, qui envahit tout l’espace et qui sature l’air longtemps après qu’elle a quitté la pièce.

42Depuis le début de ce travail, le parfum a été une des traces traînantes perceptibles les plus importantes de ses passages chez moi. Et pourtant, ce n’est que longtemps après le début de nos rencontres qu’il est devenu possible d’aborder ce problème, alors qu’elle évoquait la difficulté de « vider la poubelle » car, m’a-t-elle dit, « l’odeur va être pestilentielle ».

43Quand nous avons eu l’occasion d’aborder le sujet de la poubelle et du parfum, Jeanne a dit spontanément : « C’est ma façon de rester ici le plus longtemps possible et de garder cet espace pour moi. » Pourtant, son parfum, même entêtant, avait une odeur agréable, suave et caressante.

44Jeanne a été victime d’un très grave traumatisme physique avant l’âge de trois ans – une brûlure très étendue du bas de son corps et de ses jambes. Les lésions ont nécessité non seulement de longues hospitalisations à la suite de plusieurs greffes de peau, durant lesquelles elle a été complètement isolée de l’environnement familial, mais ont mis également en évidence de lourds dysfonctionnements intrafamiliaux et des conflits profonds entre les parents. Les accusations mutuelles ont alimenté une culpabilité rampante sur fond d’une très importante agressivité, jamais apaisée.

45Arrivant chez moi « pour faire une analyse », et alors qu’au cours des entretiens préliminaires, elle n’avait pas fait mention de cet événement hautement traumatique, de suite elle a voulu se coucher sur le divan. Malheureusement ou plutôt heureusement pour elle, dans les deux ou trois minutes qui ont suivi sa position couchée, elle a été prise de violentes et insupportables douleurs dans les jambes et plus particulièrement dans la jambe la plus gravement brûlée. Cette souffrance était à tel point intense et insupportable qu’elle a été obligée de se relever immédiatement. Et voici comment nous sommes entrées de plain-pied dans ce qui était un noyau central de souffrance dans sa structure personnelle, soigneusement occulté jusqu’alors.

46Dès cette première séance, il a été évident que l’essentiel de son analyse allait tourner longtemps autour de ce traumatisme. Ceci était d’autant plus vrai que Jeanne avait suivi une thérapie analytique de plusieurs années auparavant, sans qu’il ne soit question une seule fois d’après ses dires de cet événement. De toute évidence, c’était le drame majeur et jusque-là silencieux, de sa vie. Les conséquences continuent encore maintenant à se manifester et à l’oppresser. La réalité psychique et la réalité corporelle étaient séparées et entièrement disjointes jusqu’à son arrivée chez moi.

47Depuis les travaux de Ferenczi (1931, 1934), nous savons que la paralysie traumatique de la pensée siège au fond d’une innommable douleur. Dans son premier et remarquable ouvrage Annie Gauvin-Picquard (1993) postule que la douleur chez l’enfant, en tant que telle, comme la sensation qu’elle engendre, n’est pas inscrite dans le champ de la mémoire. L’expérience psychanalytique montre néanmoins que les traces mnésico-corporelles des expériences douloureuses précocissimes peuvent devenir accessibles à une élaboration après un très long et intensif travail psychanalytique. Chez Jeanne, seule une immense agressivité dirigée à l’encontre de sa mère permet de pressentir l’intensité et l’étendue de la douleur physique, amalgamée depuis ces moments anciens à la douleur psychique, toutes deux profondément ensevelies. Dans notre travail commun, nous sommes encore loin d’avoir pu approcher et encore moins de pouvoir révéler les contenus symboliques de ce drame, tant les représentations qui en découlent sont interdites de pensées. Poussée dans mes retranchements contre-transférentiels, la seule attitude possible devant ces douleurs me semblait être le silence contenant, excluant toute tentative interprétative. Pourtant, j’étais moi-même envahie par une foule d’images et de pensées, mais je savais d’expérience que seule une métaphore pouvait venir au secours de cette paralysie de la pensée, à un moment opportun. Ce véritable clivage laisse en attente la question posée par Jeanne à travers son parfum – que cherche-t-elle par l’utilisation de ses parfums, outre le besoin de rester le plus longtemps possible auprès de moi ? Quelle odeur pestilentielle cherche-t-elle à masquer ? Quelle séduction cherche-t-elle à opérer, quelle réparation de l’image interne de sa mère comme de son père cherche-t-elle à restaurer pour pouvoir affronter les angoisses psychotiques qui accompagnent un tel traumatisme car, et nous le savons, les graves expériences traumatiques s’accompagnent toujours d’expériences psychotiques aiguës sur fond de très intense agressivité. Que pouvons-nous penser de la qualité de la relation primaire avec sa mère, bien avant le traumatisme, qui, lui, a tout amalgamé et rendu impossible pour longtemps le déverrouillage de ces souffrances très anciennes ? Comment comprendre le sentiment d’étouffement qui m’étreint par moments au cours des séances avec elle ? Tant de questions à penser et à essayer de résoudre, portées « simplement » par les parfums…

48Nous venons de voir dans les histoires cliniques relatées, celles de Carole et de Charles, combien les mauvaises odeurs qui envahissent, qui pénètrent et qui « asphyxient » l’environnement sont en lien profond avec une agressivité manifeste ou occulte, mais toujours profondément défensive.

49Monsieur G. était venu, lui aussi, faire une psychanalyse dans l’espoir de devenir analyste. Originaire d’un pays voisin, il était dans l’obligation de justifier d’un certain nombre de séances pour obtenir sa qualification. Cette exigence administrative lui permettait de laisser enkystée et intacte la part majeure de sa problématique personnelle, son moi savamment caché derrière un faux-self qui était là pour l’aider à survivre, tant il était menacé par une puissante violence interne. D’un profil psychologique très particulier, le situant dans le registre des états limites dysharmoniques, pendant des années, il m’avait obligée à endurer d’insupportables mauvaises odeurs, d’intolérables effluves m’empêchant de penser et d’élaborer. J’ai réalisé longtemps après le début de cette cure, qu’il m’amenait, invariablement, à faire disparaître une grande partie du matériel qu’il me présentait en me contraignant à ouvrir grandes les fenêtres après son départ pour évacuer les odeurs irrespirables et insupportablement nauséabondes, qui remplissaient non seulement l’espace dans lequel je le recevais, mais qui également « se faufilaient » sous la porte et « contaminaient » l’espace environnant.

50Je respectais l’intouchabilité de tout ce qui émanait de son corps et durant de longues années je ne pouvais que supporter le brouillard dans lequel il me tenait. Pourtant, dès le début de ce travail, plusieurs éléments, apparus essentiellement dans ses rêves, auraient pu me mettre sur des pistes que je ne voyais pas. Un transfert massif, agressif, idéalisé et hautement érotisé était destiné à paralyser ma capacité de penser, nonobstant la signature qu’il apportait à la compréhension de l’essence psychotique de sa personnalité. Une attitude défensive continuellement hypomaniaque lui conférait un aspect inquiétant et pénétrant, derrière son regard « allumé », à la limite de la lubricité. Un rêve datant des débuts de son analyse donne la mesure de ses angoisses aussi profondes que calcinées et éclaire leur nature, mettant en scène les parties mortes de lui-même :

51« J’étais en voiture, je pensais avoir encore suffisamment d’essence pour aller dans le village où je suis né. Au bout de deux kilomètres, le signal s’est allumé, le réservoir était vide. En même temps, j’entendais dans mon rêve qu’il n’y a plus d’essence. Je m’arrêtais dans une station qui en réalité n’existe pas et qui était une station-restaurant. Je regardais avec effroi, il y avait tous mes organes étalés : les poumons, le foie, la rate, l’estomac… Ils étaient tout secs, sans sang, comme morts. Alors je regardais mes pieds qui étaient gris, jaunes, bleus comme des pieds de cadavre. Je me suis réveillé effrayé. »

52Fils d’un père mort alors qu’il n’avait que 13 ans et d’une mère manifestement psychotique, Monsieur G. avait essayé par tous les moyens imaginables de fuir ses origines, sa famille et, je le réalisais petit à petit, surtout ses fantasmes meurtriers envahissants. Sa famille avait d’autres particularités, toutes aussi lourdes : un oncle maternel schizophrène, une sœur de sa mère euthanasiée par les nazis pour déficience mentale…

53Depuis son adolescence, il avait tenté de fuir, voyageant à travers différents pays d’Europe, séjournant longuement et régulièrement en France, voyageant en Israël, tentant de faire ses études aux USA… Il était évident qu’il avait édifié à grands frais des stratégies de survie face à des angoisses psychotiques prégnantes et envahissantes. Il avait réussi à construire une inébranlable configuration défensive faite de clivages et de dénis, dans le but manifeste d’échapper à une réalité impensable et insupportable, recouvrant une douleur psychique incoercible. Un sadisme inconscient ponctuait tous ses récits. Les problèmes de destructivité et de réparation revenaient de façon obsédante sur fond de confusion, envahissant l’ensemble de son espace psychique.

54Durant plusieurs années, Monsieur G. m’engloutissait sous un flot continu de rêves et de pensées mal secondarisées. Ces rêves étaient remplis de contenus hautement érotiques et masquaient une incontestable perversité. Plusieurs d’entre eux faisaient état de scénarios pornographiques soulignant des fantasmes de toute-puissance érotique. Son narcissisme pervers signait des difficultés très précoces et très profondément ancrées en lui, efforts parfois dérisoires pour maîtriser la dislocation de son être en construction, défenses devant un envahissement incoercible par des angoisses psychotiques, par le spectre de mort psychique.

55Il formulait des récits qui fréquemment me laissaient perplexe, tant il était difficile de savoir s’il s’agissait de véritables rêves ou de rêveries éveillées. Ses fantasmes érotiques m’étaient très souvent directement destinés. La mort et la violence étaient omniprésentes. Cette avalanche de fantasmes érotico-meurtriers ne laissait pas beaucoup de place à une quelconque élaboration, mais, par le truchement de l’identification projective, semblait avoir pour but inconscient la paralysie de mon esprit, à l’image de ce qui se « jouait » dans les espaces archaïques de sa psyché.

56Je me sentais continuellement attaquée dans mes capacités de penser et j’étais en lutte permanente contre l’anéantissement, qui survenait de façon incoercible et inattendue par des accès de somnolence, contre lesquels j’avais beaucoup de mal à lutter.

57Cette période très longue correspondait, grosso modo, au délai exigé par les instances de formation, dont il dépendait. Ce n’est qu’après la fin de cette période qu’un travail à proprement parler psychanalytique devint possible.

58La mise en place d’un espace entre le patient et moi était une tâche longue et difficile tant ses odeurs m’enveloppaient et « me collaient à la peau ». Je ne trouvais pas la possibilité de pouvoir utiliser mes capacités de transformation et encore moins une quelconque aptitude à la rêverie. Dans l’ensemble, la difficulté était grande d’arriver à faire des liens. Ma psyché, comme celle du patient, était continuellement débordée par ces contenus spectaculairement pervers et théâtraux.

59Même si j’avais conscience qu’il fallait permettre aux liens inconscients, solidement ancrés dans sa psyché, de se desserrer, de se défaire pour laisser la place à d’autres liens plus adéquats et plus en accord avec la souffrance profonde que je sentais être la sienne, je n’arrivais pas à sortir de la « paralysie » qui me guettait à chaque instant. Il était particulièrement ardu de trouver les mots adéquats pour qualifier l’évacuation de ces contenus intolérables dans mon espace psychique. Devant cette avalanche onirique sous laquelle il m’ensevelissait, d’évoquer son énurésie n’apportait pas beaucoup d’ouverture vers une possible élaboration. Les défenses rationnelles et « neurologiques » étaient immédiatement convoquées pour faire barrage à ce qu’il ne pouvait recevoir que comme d’intolérables menaces d’intrusion.

60Cette avalanche de rêves était une des caractéristiques majeures de son analyse. Tout se passait comme s’il n’avait aucune possibilité de retenir ses fantasmes, tant son moi-peau était poreux et, comme le formulait Didier Anzieu, tant son moi-peau était une véritable « passoire. »

61Un grand nombre de ses rêves avait lieu dans son village natal et mettait en scène, de façon quasi identique, des scénarios érotiques crus, répétitifs et toujours inaccessibles à l’élaboration. Ce qui me paraissait évident quant à une lecture symbolique devait surtout rester en l’état, car manifestement la tâche première de sa psyché était d’assurer une certaine contenance de ses fantasmes archaïques bouillonnants et c’est ce qu’il « exigeait » continuellement de moi.

62Des rêves récurrents, en particulier celui de poser sa tête sur le sein de sa mère, étaient à l’origine de sentiments nauséeux. La sensation désagréable de l’odeur de sa mère le poursuivait partout « une odeur de peau blanche, de sein ou de ventre », me disait-il.

63« Ma mère avait une aversion pour mon père et c’est pour cela que j’étais dans leur lit, affirmait-il, je sentais leur puissance meurtrière. »

64Nous voyons ici les balbutiements identificatoires d’un moi en souffrance corseté par des fantasmes psychotiques et dans l’impossibilité de transformer ses identifications archaïques. Ses problèmes identitaires transparaissaient dans ses rêves où il se voyait comme homme, comme femme, se confondant avec ses enfants qu’il voyait comme des animaux vivants ou morts. Lui-même ne savait pas, par moments, s’il était homme ou femme. Il affirmait qu’étant enfant son rêve avait été d’avoir des organes génitaux féminins. Son monde infantile était déshabité et mécanique. Il se voyait dans le lit de ses parents où il devait faire l’amour à sa mère qui était en même temps sa femme. Il évoquait l’œuvre de Günther Grass, se comparant au garçon qui ne grandissait pas parce qu’il avait vu le coït de ses parents. Son fantasme l’amenait à mettre en scène un coït en présence de quelqu’un qui était déjà dans le vagin de la femme à laquelle il faisait l’amour. Son dédoublement le tracassait par moments, s’associant à une idéalisation psychotique grandiose :

65« J’étais sur une montagne. Il y avait un garçon et c’était moi. Un autre garçon devant et c’était moi aussi, mon idole. »

66Par moments, j’étais la partenaire de ses ébats amoureux, mais ceci était associé à des angoisses profondes de chutes dans le vide, où même « les couvertures comme celles du divan de Freud » ne pouvaient être un recours…

67Un autre type de rêve le poursuivait, celui de grimper sur un mur pour sauter de l’autre côté et d’être incapable d’y arriver… Cette image de l’analyse revenait comme un arrière-fond de ses difficultés élaboratives.

68D’une extrême sensibilité aux intrusions, il me tenait continuellement sur mon qui-vive, car sa sensibilité était grandement exacerbée et sa peur d’un remaniement possible insupportable.

69Les cadavres ont pendant très longtemps peuplé ses rêves de façon insistante et répétitive.

70« Je garde un cadavre. Était-ce mon père ou une poupée ? », se questionnait-il.

71Ou encore : « Un cadavre sorti après quinze ans dans le tiroir. Il a commencé à ouvrir les yeux, à vivre. Il me regardait dans les yeux, il était blanc, mais son pénis était bleu, il pourrissait. » Malheureusement et malgré ce qui me semblait être une évidence quant à la façon dont il se percevait lui-même, je ne trouvais pas le moyen de le rendre sensible à cette réalité, malgré la coexistence en lui de la dénégation associée à une certaine « lucidité » complètement dépourvue d’affects. Ces défenses l’amenaient à poser tous les conflits en termes impossibles à résoudre.

72Ses associations s’orientaient quasi systématiquement en direction de son père et montraient d’évidence leur portée transgénérationnelle.

73« Mon père était revenu, il n’était pas mort, j’essayais de lui parler, mais il ne répondait pas, ne parlait pas. Je savais qu’il fallait être prudent pour ne pas le perdre, il sortait dehors du bâtiment, il y avait comme une tente, je le suivais, près d’une tour il disparaissait. Je montais avec mon fils pour le voir, mais il avait disparu. Je savais qu’il ne servait à rien de le chercher, il se faisait des reproches de n’avoir pas été avec nous pendant toutes ces années. Il était tout à fait différent du personnage que je connaissais. »

74Dans ses fantasmes et dans ce qui était, peut-être, des réminiscences de souvenirs, son père était un double de lui-même.

75« Une statue, rien d’autre. Mon père très vieux – 80 ans –, l’âge qu’il aurait dû avoir aujourd’hui. Il était silencieux, en mauvaise santé. Je lui disais : “C’est dommage que tu n’étais pas là toutes ces années, j’étouffais dans les larmes.” C’était clair qu’il n’avait pas disparu, il était parti quelque part et il revenait vivant, mais vieux. »

76C’était sa manière de me dire et de se dire à lui-même, à quel point il ne pouvait se séparer de son ambivalence à l’égard de ce père dont des représentations contradictoires embolisaient son espace psychique. Plus tard, les contours du visage de son père vont se préciser, comme aussi son importance dans sa dynamique émotionnelle personnelle et dans son rôle d’objet d’identification.

77Dans un autre rêve, son père apparaissait de nouveau sous l’aspect d’une menace : « Un homme était en train de se noyer. Je me disais qu’il faut me tenir loin pour qu’il ne m’entraîne pas avec lui. »

78L’attente a été longue et c’est au terme de plusieurs années d’analyse et de déversement de ses fantasmes qu’il a réussi à faire des liens d’une importance telle, que des événements monstrueux et hautement traumatisants, tenus soigneusement enfouis au fond de sa psyché, ont fini par faire surface.

79Les problèmes de vie et de mort ont été continuellement présents et en même temps difficiles à aborder car englués dans une sub-excitation érotico-pornographique, quasi systématique. Des fantasmes incestueux peuplaient ses rêves et ils exerçaient sur lui une pression obsédante pratiquement toutes les nuits. L’acteur principal de ses rêves était ouvertement lui-même, acteur grandiose à la puissance sexuelle illimitée. Les thématiques psychotiques de démembrements et de clivages étaient très fréquentes et mettaient souvent en scène des enfants-animaux, ses fils morts ou en train de mourir, avec sa mère très souvent présente en arrière-plan de ses scénarios.

80« Un lac glacé. J’étais avec ma mère. Il se jetait dans l’eau glacée. Je me jetais après, mais j’avais un sac à dos trop lourd. J’essayais de me dégager… », me disait-il à propos d’un de ses rêves.

81Un autre jour, il me raconte le rêve suivant :

82« Il y avait un couple à côté d’un bassin d’eau de pluie. Un homme à genoux tirait de l’eau un bébé par les pieds, je me suis approché, l’homme a laissé tomber le bébé, la femme était complètement désintéressée, je sautais, le bébé était tout froid, comme mort. »

83Nous voyons là une mise en scène de la perception qu’il avait de son contexte familial inaugural.

84Plusieurs années après le début de son analyse et après une séance où il s’était laissé aller une fois de plus aux fantasmes récurrents d’une nécessité d’avortement pour sa fille, qu’il imaginait être enceinte et être obligée de se faire avorter, je lui dis :

85« Une fois de plus, il est question de vie et de mort… »

86Et c’est là que le patient fait un lien, qui va provoquer un tournant majeur dans son analyse et conduire vers une remontée en surface de ce qu’était son histoire familiale, en s’exclamant :

87« Les photos, les photos ont disparu, elles ont été brûlées… la photo de mon père… elle n’est plus là… » Il se souvient alors d’une photo prise pendant la guerre où son père est appuyé sur son fusil, debout, le pied posé sur un cadavre, comme le chasseur qui vient de tuer un lion ! Dans un grand accès d’angoisse, il se met à se questionner sur les raisons qui ont conduit à la disparition des photos :

88« Pourquoi les photos ont-elles disparu ? Qu’a fait mon père pendant la guerre ? En Yougoslavie ?… » (D’après ce qu’il semblait savoir, ces photos auraient été prises quelque part dans les Balkans durant la Seconde Guerre mondiale.)

89Il se souvient également que son père passait beaucoup de temps dans les cafés à discuter des victimes allemandes durant la guerre, discussions qui s’arrêtaient net quand mon patient, petit garçon, entrait dans les cafés.

90« Pourquoi je ne peux pas entrer dans les cafés maintenant ? », se questionne-t-il paradoxalement.

91Il associe alors ses souvenirs avec un ouvrage de Heinrich Böll où le héros fantasme le retour chez ses victimes qui le reçoivent « comme un ami ». C’est alors qu’il se demande si son père a été en Bulgarie, pays en lien avec mes origines.

92« Et les voitures, me dit-il, ma femme a toujours voulu que j’achète une Mercédès et moi, j’ai horreur de ces voitures-là. J’ai toujours acheté des voitures françaises, car… toutes les voitures de l’armée allemande étaient des Mercédès. » Je souligne alors un autre lien, avec un autre thème récurent dans ses rêves depuis le début de son analyse – celui des voitures cassées, des voitures qui ne peuvent plus rouler. S’agissait-il aussi de sa « mécanique interne » ou de la « mécanisation » de son moi ?

93Un autre thème, encore plus présent et plus prégnant, qui ponctuait tout le déroulement de notre travail était l’idée que nous arrivions à la fin de l’analyse et qu’il pouvait terminer. Je lui dis alors :

94« Depuis le début de notre travail, vous vouliez arrêter l’analyse… peut-être vouliez-vous protéger l’image de votre père ? »

95« Oui, me dit-il, cette idée était toujours là. Si j’avais fini mon analyse avant, mon père aurait été sauvé. »

96Au terme d’un an d’analyse, Monsieur G. avait déjà commencé à parler de la fin de ce travail : « Dès le début, j’imaginais qu’un soldat SS venait vous dire, menaçant : “Rendez l’argent à cet homme, vous le lui prenez pour rien”. »

97Il se remémore alors des rêves des premières années de son analyse, des rêves de menaces, d’avions qui se disloquent et qui tombent, de voitures cassées… De manière répétitive, il amenait des images de son monde interne, des images d’un monde abîmé, calciné et détruit.

98Je lui rappelle alors un autre rêve, fait des années auparavant :

99Il est devant une montagne, des rochers, deux cavernes, deux trous. Dans l’un d’eux, des cadavres, dans l’autre des voitures abandonnées qui ne sont plus utilisables.

100Plus tard il rêve de médecins – toute une équipe – : « Le médecin-chef était très gentil, me dit-il, ils étaient tous gentils. » Il se rend compte alors qu’ils opèrent les malades pour les tuer et non pour les soigner. Le chef est très gentil avec lui. Il se sent en danger. Il fait des efforts pour ne pas être opéré, ne pas être tué…

101Dans la séance qui va suivre, il rêve d’un coup de fusil dans la tête de son frère : « C’était comme une exécution symbolique », me dit-il.

102Un autre rêve indique le niveau très élevé de son angoisse et l’extrême complexité de ses projections. Il rêve que sa fille court dans la rue face à une voiture et que la collision est inévitable. « Je criais : arrête, arrête !! Mais ma fille devait mourir. D’ailleurs, dans ce même rêve, ma fille a sauvé la vie de son grand frère qui a failli être tué par une voiture. »

103Ceci l’amène à s’interroger sur le contenu de ses propos : « Combien de fois je vous ai donné des enveloppes vides ? », me dit-il.

104Cette remarque fait suite à mes très nombreuses interventions, dans lesquelles je soulignais sa difficulté à relier ses rationalisations avec d’éventuels affects sous-jacents.

105Par contre, il continuait à m’engloutir dans son monde fait de miasmes et d’agressivité. Les mécanismes d’identification projective l’amenaient régulièrement à me voir comme un agresseur le menaçant directement ou indirectement – j’étais celle qui pointait un pistolet sur sa tempe ou qui exigeait de lui de présenter des papiers d’identité qu’il n’avait pas ! Se confondant avec ses fils, la sanction de ses fantasmes arrivait inévitablement – ses fils étaient pendus et morts.

106Quelques séances plus tard un rêve fait suite aux contenus précédents :

107« Le patron de l’entreprise où je travaillais me disait que je ne pourrai plus continuer ce travail en raison de ma mauvaise odeur. » Monsieur G. associe la mauvaise odeur qui lui est reprochée dans son rêve à l’odeur des pieds de son frère, une mauvaise odeur d’ail et « C’est à moi que le patron le reprochait ». Nous voyons combien la confusion et l’ambivalence envahissent l’ensemble de son espace psychique. Je fais alors le lien avec un rêve ancien où il procédait à une exécution symbolique de son frère. La substitution des deux frères devenait ainsi une évidence. Je m’interroge alors, sous forme interprétative :

108« Nous pouvons nous demander si cette mauvaise odeur n’était pas la seule manière pour vous de pouvoir vous identifier à votre frère et par là à votre père ? »

109À partir de ces rêves, un changement majeur et radical s’opère chez Monsieur G. – du jour au lendemain, il ne sent plus mauvais ! Le soulagement ressenti à la suite de cette chaîne associative se traduit par une remarque éloignant l’agressivité habituelle dirigée contre moi :

110« C’est curieux, me dit-il, depuis plusieurs séances j’ai beaucoup de fantasmes tendres à votre égard. » Et il enchaîne, racontant un autre rêve :

111« Un SS vous menaçait, il nous menaçait tous les deux et notre relation. » « Est-ce que ce n’est pas l’agressivité qui a conditionné toute ma vie ? » s’interroge-t-il à nouveau. « J’ai des notions en moi comme des enveloppes vides », répète-t-il, pris par son propre étonnement. Son faux-self, difficilement mais savamment construit, était menacé de craquements et d’effondrements. Me relatant un autre rêve, il me dit :

112« Je monte sur une montagne. Arrivé au sommet, j’entends quelqu’un m’appeler : “Vous êtes seul ?” “Non, répondis-je, je suis avec mon alter ego”. »

113À cet instant, une grande gêne et une angoisse visible s’emparent de lui, il devient tout rouge et se met à rire bruyamment.

114Monsieur G. prend progressivement conscience des contenus hautement violents qui embolisent sa psyché et qu’il ne peut que difficilement contenir grâce à ses défenses hypomaniaques.

115Cette violence transgénérationnelle ouvre la possibilité à un flot associatif d’images de déchets, de constructions détruites, d’amas de poissons vivants et morts, de squelettes et une envie irrésistible d’entrer dans le vagin de sa mère. Simultanément, des fantasmes primitifs cannibaliques se font jour et il les commente ainsi :

116« C’est des déchets de mon enfance, c’est la famille détruite, c’est un ventre féminin, des enfants qui habitent ce ventre et qui le mangent. » Il est hanté par un sentiment douloureux d’avoir une âme détruite comme « des champs dégradés, abîmés, labourés ».

117Peu de jours après, il fait des rêves « des formes et des couleurs, me dit-il, tous en relation avec vous, mais ça ne se précise pas. Cette analyse ne peut plus être la même », conclut-il.

118Le retour permanent sur les lieux de son enfance, l’évocation compulsive de sa mère rendait évidente la nécessité d’une tranche d’analyse dans sa langue maternelle, ce dont je lui ai fait part. Ne maîtrisant pas la « manière » de parler de sa mère, je ne me sentais pas en mesure de l’aider à démêler l’écheveau de ses expériences existentielles très précoces et de lever l’angoisse innommable qui l’étreignait.

119Nous en sommes restés là…

120Dans son beau livre Les derniers jours de Stefan Zweig, Laurent Seksik décrit ainsi la permanence des odeurs, qui viennent suspendre le temps :

121

Les agents de la Gestapo avaient, depuis longtemps, investi la maison, fouillé chaque recoin des chambres, emporté le mobilier, les peintures de maîtres, les milliers d’autres livres, mais n’avaient pu capturer l’odeur du salon. Une part du passé avait échappé aux profanateurs. Les livres avaient préservé les parfums de l’existence, ressuscitaient von Hoffmannsthal fumant son havane, ce pauvre Joseph Roth savourant son whisky, le vénéré Sigmund Freud et ses odeurs de pipe. Le souvenir de tous ceux qui avaient traversé son salon, Franz Werfel et Ernst Weiss, Thomas Mann et Toscanini, était sauvegardé [4].

122Et nous voici renvoyés à nos origines, aux émotions esthétiques, à celles des premiers instants de la vie où mère et bébé unis ne font qu’un dans cette enveloppe d’odeurs, protectrice contre le passage du temps. Dans ces moments édéniques, quand « les choses » se passent bien, quand la relation mère-bébé est de bonne qualité, tout ce qui vient de l’enfant est reçu par la mère comme un don, tout ce qui vient du bébé est bon. Les mères s’extasient devant tout ce que ce « petit de l’homme » produit, les urines et les fèces y compris. Dans ce collage premier, dans cette indifférenciation, tout ce qui vient du bébé est auréolé d’une valence positive, en harmonie et se mirant dans la fonction ? de la psyché de la maman.

123Mais malheureusement tout ne se passe pas toujours idéalement. Quand les nuages s’amoncellent au-dessus de la tête de la mère et du bébé, quand des douleurs étreignent les parents et que des ombres du passé assombrissent le présent, quand la réalité externe broie les rêves, l’enfant ne peut pas « faire » la mère et la mère ne peut se laisser « aspirer » par l’indifférenciation avec l’enfant.

124Alors l’enfant ne peut que garder le sentiment d’être « mauvais », de « sentir mauvais », de se sentir rejeté. Dans ce cas, le négatif ainsi construit fait partie de l’identité primaire, comme nous le montrent les exemples cliniques qui ont été relatés.

125On peut constater, aussi, que l’indifférenciation dans le cas d’un bébé-fille est bien plus prégnante que dans le cas d’un bébé garçon. Avec une petite fille, la relation de collage est encore plus puissante et dans la plupart des cas, elle dure toute la vie. Pour la mère comme pour la fille, ce collage reste toujours présent dans des résidus ineffaçables de l’indifférenciation mère-enfant.

126Dans le cas du garçon, la qualité du bébé « sentant bon » dans cette relation très archaïque mère-enfant, qui transparaît dans les relations transféro-contre-transférentielles, dépend de la possibilité qui sera celle de l’imago paternelle de pouvoir être transmise par la mère à l’enfant. Cette interposition permettra que se prépare et s’affirme, ou alors qu’échoue, l’identification du petit garçon à son père, la construction de son identité et de sa force virile. Le cas de M. G. illustre amplement ce processus et l’arrimage dans l’archaïque négatif des fantasmes primitifs.

127Cette mécanique très complexe, étroitement liée aux avatars des relations précocissimes mère-bébé, dépend du rôle hautement détoxiquant que peut ou ne peut pas endosser le psychisme maternel, pour les déjections et pour les projections du bébé.

128

Lorsque j’étais petit j’avais trouvé dans le tiroir du secrétaire en acajou de ma mère adorée et merveilleusement belle un flacon… Ce parfum évoquait pour moi tout l’amour et toute la tendresse, l’amitié, la nostalgie, la tristesse du monde… Un jour j’allais de parfumerie en parfumeries pour essayer de retrouver parmi tous les échantillons le parfum du tiroir… Et enfin, enfin je réussis à le trouver : Peau d’Espagne ; Pinaud, Paris… Seul (ce parfum) pouvait me donner une paix mélancolique, et cela bien que Maman ne soit plus là et ne puisse plus me pardonner mes péchés !
(Peter Altenberg, Télégrammes de l’âme, Lausanne, Éditions de l’Aire, 1908, pp. 77-78.)

Bibliographie

  • Altenberg P. (1908), Télégrammes de l’âme, Lausanne (Version française), Éditions de l’Aire.
  • Anzieu D. (1985), Le Moi-Peau, Paris, Bordas, (Dunod).
  • Bergeret J. (1984), La Violence fondamentale, Paris, Bordas (Dunod).
  • Bion W. R. (1962), Aux sources de l’expérience, Paris, Puf, 1979.
  • Bion W. R. (1965), Transformations, Paris, Puf, 1982.
  • Bion W. R. (1967), Réflexion faite, Paris, Puf, 1983.
  • Ferenczi S. (1931, 1934), Psychanalyse n° 4, Paris, Payot, 1982.
  • Gampel Y. (2005), Ces parents qui vivent à travers moi. Les enfants des guerres, Paris, Fayard.
  • Gauvin-Picard A. Meignier M. (1993), La douleur chez l’enfant, Paris, Calmann-Lévy.
  • Klein M. (1957), Envie et Gratitude, Paris, Éditions Gallimard, 1968.
  • Nakov A. (1991), « D’avoir mal, ça fait moins mal », Journal de la psychanalyse de l’enfant, n° 9.
  • Riviere J. (1937), « La haine, le désir de possession et l’agressivité », in L’amour et la haine, Paris, Payot, 1968.
  • Seksik L. (2010), Les derniers jours de Stefan Zweig, Paris, Flammarion.
  • Süskind P. (1985), Le Parfum, Paris, Fayard, 1986.

Mots-clés éditeurs : séduction, autisme, pathologies limites, odeurs, agressivité, contre-transfert

Date de mise en ligne : 08/01/2013

https://doi.org/10.3917/jpe.003.0233

Notes

  • [1]
    C’est un banc surélevé où sont placés, à la disposition de chacun, tous les pots de peinture, ouverts et munis d’une cuillère, afin que les enfants puissent s’en servir individuellement, sur leurs palettes.
  • [2]
    D’après des chansons de Daniel Balavoine, d’Alain Souchon et de Renaud.
  • [3]
    Les caractéristiques des psychanalyses navettes consistent en d’importants temps vides de séances qui obligent patients et analystes à une attention particulièrement soutenue quant au cadre et à un soin méticuleux et précis du rythme analytique.
  • [4]
    Seksik L., Les derniers jours de Stefan Zweig, Paris, Flammarion, 2010, p. 18-19.

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