Couverture de JPE_002

Article de revue

Introduction

Pages 5 à 26

Notes

  • [1]
    Abréviation pour « démence précoce ».
  • [2]
    Carl Gustav Jung (1907), lettre à Freud du 13 mai 1907, in Sigmund Freud, C.G. Jung, Correspondance, vol I, trad. R. Fivaz-Silbermann, Paris, Gallimard, 1975, p. 93.
  • [3]
    Leo Kanner (1943), « Autistic disturbances of affective contact », trad. G. Berquez in L’autisme infantile. Introduction à une Clinique relationnelle selon Kanner, Paris, PUF, 1883, p. 264.
  • [4]
    Ibid., p. 264.
  • [5]
    Georg Trakl, in Poètes d’aujourd’hui, Éditions Pierre Seghers, 1964.
English version

1« Psychanalyse et autisme » sonne aux oreilles de la plupart de nos contemporains comme un oxymore, voire comme une provocation. Est-ce que conjuguer « psychanalyse » et « autisme » ne relève pas d’un passé révolu, condamné par les progrès des neurosciences et des sciences cognitives ? Ce volume du Journal de la psychanalyse de l’enfant répond à cette injuste condamnation en illustrant, par des contributions cliniques et théoriques rigoureuses, la place de l’exploration psychanalytique du vécu d’enfants ou d’adolescents atteints d’autisme, non pour en déterminer les causes, mais pour en comprendre le sens et en atténuer les effets délétères sur leur développement.

2La psychanalyse est en droit de réclamer une place dans l’origine même du mot « autisme ». Il n’est pas dû au psychiatre américain d’origine autrichienne Léo Kanner [1943], l’inventeur de l’autisme infantile, pas davantage au pédiatre autrichien Hans Asperger [1944] qui décrivit une forme de psychopathie autistique. Il est dû au psychiatre suisse Eugen Bleuler [1911] qui décrivit le « délire autistique » dans le cadre de ce qu’il appelait « le groupe des schizophrénies ». Il définissait ce délire autistique comme une captation du sujet par ses propres productions imaginaires qui l’empêchait d’investir le monde extérieur et la relation à autrui. Or, on sait par une lettre de Carl Gustav Jung à Sigmund Freud, datée du 13 mai 1907 comment Bleuler avait forgé le terme d’autisme. Citons le passage de la lettre de Jung où il en est question :

3

« Il manque encore à Bleuler une définition claire de l’auto-érotisme et de ses effets psychologiques spécifiques. Il a cependant accepté la notion pour sa présentation de la dem. Pr. [1] Dans le manuel d’Aschaffenburg. Il ne veut toutefois pas dire auto-érotisme (pour des raisons connues), mais “autisme” ou “ipsisme”. Pour moi, je me suis déjà habitué à “auto-érotisme” [2]. »

4Autisme vient donc d’auto-érotisme d’où Bleuler a soustrait éros du fait des résistances qu’il avait à admettre la théorie de la libido de Freud, notamment dans le champ de la psychose. On peut y voir aussi une intuition remarquable des découvertes de la psychanalyste Frances Tustin, qui montrera, à partir des années 1960, que les manœuvres autistiques tendent à enfermer l’enfant dans un monde de pures sensations sensorielles sans référence à une relation d’altérité qui suppose l’accès à un désir de l’autre dont l’auto-érotisme, tel qu’il a été décrit par Freud, n’est que le retournement sur soi-même.

5À partir de la description de Bleuler, les termes autisme et autistique vont rapidement pénétrer la littérature psychiatrique, en particulier dans la sphère culturelle germanique. Kanner venait de cette sphère-là. On sait par ailleurs qu’il s’adonnait à la traduction de l’allemand vers l’anglais de traités de psychiatrie pour se familiariser avec la langue anglaise après son émigration aux États Unis d’Amérique dans les années 1920. Nul doute qu’il était très familier des termes introduits par Bleuler dans le vocabulaire psychiatrique.

6Il faut se représenter dans quel contexte Léo Kanner a isolé les syndromes autistiques du reste des troubles du développement chez l’enfant. Non seulement il avait émigré de l’Autriche vers les États Unis d’Amérique, mais encore il était passé de la psychiatrie de l’adulte à celle de l’enfant du fait des hasards des postes disponibles auxquels il avait pu postuler. Il arrivait ainsi dans cette discipline naissante avec un regard neuf et une solide culture psychiatrique. À l’époque, les enfants au développement perturbé étaient pris en charge dans le cadre d’une éducation spécialisée plutôt que dans celui d’une approche psychopathologique. Les institutions spécialisées mélangeaient toutes sortes de syndromes mal ou pas diagnostiqués : déficits sensoriels, déficits cognitifs (arriérations ou démences), carences affectives, infirmités motrices cérébrales, etc. C’est le grand mérite de Kanner d’avoir su repérer parmi ces enfants un syndrome particulier caractérisé par l’absence de déficit sensoriel ou moteur, chez des enfants d’apparence physique normale et à l’ « air intelligent » insistait-il, enfants élevés dans leurs familles donc peu suspects d’un passé de carence affective, mais enfant qui ne communiquaient pas ou si peu avec leur entourage, qui semblaient s’en désintéresser et même l’éviter activement pour se consacrer quasi exclusivement à des manœuvres répétitives apparemment dénuées de sens pour l’observateur extérieur. Le contraste entre l’appétence pour l’attention de l’adulte et le contact affectif si vite établit chez les enfants au développement normal et ce désintérêt, cette absence de contact, c’est cela qui le frappa et qui justifia sa description d’un nouveau syndrome psychopathologique.

7La démarche de Kanner s’inscrivait dans une tradition clinique médicale et psychiatrique dont l’efficacité n’a jamais été démentie : décrire des symptômes que l’on a observés avec précision, les regrouper en syndromes selon leur regroupement naturel dans leur simultanéité ou dans leur évolution, distinguer le ou les syndromes ainsi repérés d’autres syndromes. Le sens étymologique du mot « diagnostic » correspond à cette démarche que nous pourrions appeler « connaître par différenciation ».

8Pourquoi a-t-il fallu que tout s’embrouille par la suite, que les distinctions minutieuses faites par des cliniciens rigoureux comme Leo Kanner ou Hans Asperger soient plus ou moins effacées au profit d’un fourre tout nosographique qui mélange à nouveau autisme, arriération et démence dans un continuum incertain baptisé « troubles envahissants du développement » ou « troubles du spectre de l’autisme » ? Nous verrons que c’est la question de l’étiologie qui a tout embrouillé.

9Après avoir imposé ces changements de terminologie dans les années 90, l’autisme sortant alors du champ de la maladie mentale pour être intégré à celui du handicap, les pouvoirs publics tendent aujourd’hui à infléchir le choix thérapeutique en faveur de méthodes comportementales (en particulier l’Applied Behavior Analysis ou ABA). Imagine-t-on ce qui se passerait si l’État venait dire aux cardiologues que l’infarctus du myocarde doit changer d’appellation, et quels sont les traitements qui doivent être prescrits aux patients ? L’autisme est devenu un trouble dit neurodéveloppemental – si ce n’est neurologique – conçu comme de nature purement endogène, et il a été rangé sous cette rubrique des « Troubles Envahissants du développement » (TED), dénomination qui correspond à une véritable régression de la pensée nosologique. Ces troubles, encore appelés « Troubles du Spectre Autistique » (TSA) regroupent en effet désormais, en vrac, les pathologies autistiques au sens strict, les Troubles Envahissants du Développement atypiques, et les Troubles Envahissants du Développement dits non spécifiés, rubrique imprécise donc sans valeur scientifique. De ce fait, la fréquence de l’autisme qui était estimée jusque dans les années 1970 à un cas pour 5000 à 10000 naissances se voit, aujourd’hui diluée dans celle des Troubles du Spectre Autistique dont la fréquence est estimée à 1 cas sur 150 dans la population générale ! L’autisme de Kanner correspond actuellement aux Troubles Envahissants du Développement dits typiques, mais il se voit rejoint par les Troubles Envahissants du Développement atypiques (dont le syndrome d’Asperger à la légitimité encore discutée et le syndrome de Rett qui est une encéphalopathie génétique sans rapport aucun avec l’autisme), et par les Troubles Envahissants du Développement dits non spécifiés qui recouvrent en fait un immense champ hétérogène de la psychopathologie non névrotique et non psychotique (dans lequel prennent place les dysharmonies évolutives et les pathologies limites de l’enfance).

10Dans ces conditions, alors que depuis sa description en 1943 les cliniciens ont effectué un énorme travail pour distinguer différentes formes d’organisation autistique en fonction du type d’angoisses archaïques mises en jeu, ou en fonction du type de mécanismes de défense mises en œuvre à leur encontre, le concept de Troubles du Spectre Autistique brouille à nouveau les cartes, et il faudrait véritablement se demander à qui ou à quoi ce méfait nosologique profite ?

11Il semble que l’origine en soit la tendance à hypostasier en loi démontrée ce qui n’était en fait qu’une hypothèse de recherche, ce qui nous ramène à la question de l’étiologie.

12Jacques Hochmann [2009], dans sa passionnante « Histoire de l’autisme », souligne le tournant qui s’est opéré dans le discours officiel sur l’autisme infantile à la fin des années 1970. Il l’appelle « Le tournant de 1979 », car il a été marqué par un éditorial publié dans le Journal of Autism and Developmental Disorders, signé de Eric Schopler, Michael Rutter et Stella Chess [1979] qui marque ce tournant en abandonnant toute référence à un point de vue psychopathologique dynamique et en soutenant l’hypothèse d’une étiologie organique entravant le développement cérébrale (embryologique, périnatale ou génétique) comme si elle était démontrée et si elle devait écarter définitivement toute référence à des facteurs d’environnement psychiques et relationnels. Ce qui était une hypothèse de recherche tout à fait légitime, était promu alors au rang de certitude, d’une chose démontrée et qui, en conséquence ne pouvait plus être discutée.

13À la même époque, L. Wing et J. Gould (1979) dans le but d’étayer l’hypothèse d’une étiologie héréditaire de l’autisme infantile, élargirent leurs investigations aux collatéraux des autistes parmi lesquels ils trouvèrent, en effet, des troubles moins accentués mais repérables dans le domaine des interactions sociales. Cela les conduisit à définir ce qu’ils ont nommé « la triade des déficits sociaux » (triad of social impairments) : troubles de la communication, troubles de la socialisation, intérêts restreints et répétitifs. C’est cette triade qui, désormais, va servir de base aux classifications des troubles mentaux de l’enfance, DSM III d’abord (1980), Classification Internationale des Maladies Mentales ensuite (1993). Cette triade est évidemment beaucoup plus pauvre et beaucoup moins spécifique que les fines descriptions cliniques de Kanner, mais elle permet d’englober dans le spectre de l’autisme une population beaucoup plus nombreuse. Elle autorise ainsi plus facilement des études épidémiologiques et des calculs de corrélation statistique. Une fois encore, ce qui était une hypothèse de travail parfaitement légitime, l’étiologie génétique du syndrome, était hypostasié en données brutes, réputées indiscutables. Pourtant, après cet élargissement du spectre de l’autisme, les très nombreuses recherches génétiques entreprises n’ont encore mis en évidence des facteurs géniques ou chromosomiques que chez environ 5% des enfants qui en relèvent.

14L’a priori étiologique nous semble au cœur des débats stériles et des incompréhensions qui agitent aussi bien les milieux professionnels que le milieu associatif. À cet égard, si nous dénonçons la précipitation avec laquelle toute donnée biologique tend à être aussitôt élevée au rang de cause, nous devons dénoncer aussi avec force la prétention qui a été celle de certains psychanalystes de définir la ou les causes de l’autisme. L’erreur originelle, le proton pseudos pour reprendre l’expression que Freud avait empruntée à Aristote pour définir l’erreur de l’hystérique, se trouve dans l’article princeps de Kanner [1943]. Autant sa description clinique est exemplaire, autant sa conclusion, qui tend à établir des liens de causalité entre la personnalité des parents et l’autisme de l’enfant, paraît bien mal fondée. Citons ce passage :

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« Dans tout le groupe, il n’y avait qu’un petit nombre de père et de mère aimants. Pour la plupart, les parents, grands-parents et collatéraux sont des personnes hautement préoccupés par des abstractions scientifiques, littéraires ou artistiques et limitées dans leur intérêt authentiquement populaire. Même quelques un des mariages les plus heureux ne furent rien moins que tièdes et une affaire formelle. Trois mariages furent de sombres échecs. La question se pose de savoir dans quelle mesure ce fait a contribué à la condition des enfants [3]. »

16Kanner regrettera ces remarques jusqu’à la fin de sa vie et il critiquera véhémentement l’exploitation qui en a été faite, notamment par Bruno Bettelheim. Nous y reviendrons. Malheureusement, le mal était fait. Les parents étaient plus ou moins mis en position de responsables de l’autisme de leur enfant, voire en position d’agents pathogènes. En fait, il faut resituer cela dans le contexte de la psychiatrie américaine de l’époque marquée par ce qu’on a appelé la « psychiatrie interpersonnelle », dont les principaux représentants étaient Harry Stack Sullivan [1953] et Frieda Fromm-Reichmann (1950) à qui l’on doit la notion tristement célèbre de « mère schizophrénogène ». La référence à des troubles relationnels du patient avec son entourage, surtout s’il s’agissait d’un enfant, était alors une figure imposée. Il est notable que Kanner ne rapporte aucune observation susceptible d’étayer ses assertions mettant en cause la personnalité des parents dans le déterminisme de l’autisme de l’enfant. Quelques lignes plus loin, il semble changer complètement de point de vue sur l’étiologie du syndrome qu’il vient d’isoler :

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« Nous pouvons donc supposer que ces enfants sont venus au monde avec l’incapacité innée de constituer biologiquement le contact affectif habituel avec les gens, tout comme d’autres enfants viennent au monde avec des handicaps physiques ou intellectuels innés [4]. »

18Cette référence à la biologie et à l’innéité était-elle une autre figure imposée ? Toujours est-il que les débats passionnels qui devaient par la suite occuper les esprits trouvaient leurs racines dans ces a priori étiologiques fondés sur rien d’autre que les modes du moment ou des pétitions de principe. Ces erreurs de départ auraient dû rendre prudents les cliniciens et les chercheurs. Malheureusement, il n’en a rien été. Est-ce le côté étrange et mystérieux de l’autisme qui pousse chacun à lui trouver hâtivement une cause unique et spécifique ? Encore maintenant, toute nouvelle donnée est aussitôt interprétée comme causale, qu’il s’agisse d’une anomalie du fonctionnement sensoriel, du défaut d’activation de telle ou telle aire cérébrale, de la mise en évidence d’une délétion chromosomique ou d’une mutation d’un gène. Reconnaissons qu’il en a été de même pour les particularités observées des relations entre l’enfant autiste et ses parents et qu’une compréhension erronée de la psychanalyse a favorisé ce genre de conclusion hâtive.

19Nous nous sommes longuement expliqués dans le premier volume de cette revue sur le point de vue qui est le nôtre selon lequel la psychanalyse ne permet en rien de définir des étiologies. Nous renvoyons le lecteur à ce volume en nous contentant ici de rappeler que Freud, lorsqu’il renonça à l’automne 1897 à sa théorie traumatique des névroses, sa neurotica comme il l’appelait, renonça en même temps à trouver l’étiologie des troubles névrotiques. C’est à partir de ce renoncement, pensons-nous, qu’il comprit que la méthode qu’il pratiquait lui permettait d’explorer la « réalité psychique » et non la réalité objective qu’elle soit présente ou passée. Peu à peu il découvrit que cette réalité psychique se déployait dans le transfert que le patient établissait sur son analyste et, donc, que c’était le transfert qu’il pouvait explorer et interprété pour permettre au patient de résoudre ses conflits internes. C’est à partir de cette découverte que naquit la psychanalyse. Il est étrange que ce tournant de sa pensée, qui est au fondement même de l’analyse, reste largement méconnu, comme reste méconnu le fait qu’il ne s’agit pas de refaire l’histoire du sujet ou d’y repérer les causes de ses troubles, mais de donner du sens à ce qui n’en avait plus ou n’en avait jamais eu dans son fonctionnement psychique. La psychanalyse n’est pas en quête d’étiologie mais de sens. Il en résulte que toute conclusion visant à définir les causes d’un mal lui est totalement étrangère. Ceci frappe de nullité les modèles soi-disant psychanalytiques qui prétendent définir les causes et agir sur ces causes comme on peut appliquer en médecine somatique une thérapeutique étiologique.

20C’est là que prend place ce que J. Hochmann [2009] a appelé « L’affaire Bettelheim ». Il traite la dite affaire avec beaucoup de nuances et de tact, ce qui est loin d’être le cas général. Il ne s’agit pas, en effet, de condamner sans appel l’œuvre de Bettelheim [1967], mais de dénoncer le parti pris étiologique que cet auteur adopte souvent en attribuant l’autisme d’un enfant à l’incapacité de son entourage, en particulier de sa mère, de répondre à ses besoins les plus précoces. La conclusion qu’il en tire, en séparant le plus complètement possible l’enfant de son milieu familial pour lui proposer un milieu institutionnel qui serait censé répondre mieux à ses besoins et à ses désirs, n’a pas davantage de fondement psychanalytique. D’ailleurs, Hochmann le souligne, Bettelheim, s’il avait fait une analyse personnelle à titre thérapeutique, n’avait pas de formation de psychanalyste et il n’a jamais pratiqué de cure psychanalytique individuelle d’un enfant autiste. Il se servait de son acquis et de ses connaissances psychanalytiques pour mettre en place un accompagnement institutionnel de ces enfants dans un sens plus éducatif que thérapeutique.

21Il est étrange que les mânes de Bettelheim servent encore aujourd’hui à écarter d’un revers de main l’application de la psychanalyse au traitement des enfants autistes, comme si la condamnation sans appel de son œuvre suffisait à démontrer l’inanité de toute prétention en ce domaine. Cela est étrange, car Bettleheim, encore une fois, n’a jamais véritablement pratiqué la psychanalyse auprès d’un enfant autiste, de plus son influence sur les milieux psychiatriques français a été tardive et limitée.

22Il est vrai, par contre, que le parti-pris étiologique de Bettelheim est venu s’amalgamer avec celui de quelques psychanalystes inspirés par Jacques Lacan, notamment Maud Mannoni [1964]. Cette mouvance psychanalytique s’appuie sur une théorie structurée, ce qui n’était pas le cas de Belltelheim, mais théorie qui pèche par le même défaut que nous avons déjà dénoncé sous l’expression d’a priori étiologique. Mannoni postule que des désirs destructeurs de la mère seraient à l’origine de l’autisme, de la psychose voire de l’arriération mentale de l’enfant. Certes, elle veut parler de désirs inconscients, mais rejeter dans l’inconscient l’étiologie d’un trouble de suffit pas à supprimer la dimension accusatrice d’une telle allégation, ni à innocenter le modèle psychopathologique qu’elle introduit. En outre, l’erreur n’est pas seulement éthique, elle est aussi épistémologique et méthodologique : épistémologique parce que, nous l’avons dit, l’outil psychanalytique n’est pas le bon outil pour définir les causes d’un mal – méthodologique, car déduire de données psychanalytiques (par exemple un fantasme de mort) une explication psychopathologique est totalement arbitraire. Le psychanalyste qui s’y livre ressemble à l’homme qui, voyant dans la tempête un arbre tomber sur sa maison, accuserait l’arbre d’avoir démoli son toit, oubliant le système de forces dans lequel et la maison, et l’arbre et lui-même se trouvent pris, et dont il peut seulement repérer les directions pour s’en protéger et, si possible, en corriger les méfaits.

23L’attitude d’esprit du psychanalyste n’est pas du côté de l’explication, mais du côté de la compréhension, pour reprendre l’opposition due au philosophe Dilthey [1883] et reprise par K. Jaspers {1913] dans sa monumentale « Psychopathologie générale ». Concrètement, cela suppose une attitude d’humilité et de renoncement que W.R. Bion [1970] a appelé, à la suite du poète John Keats [1817] « capacité négative », qu’il définit comme une capacité à supporter de ne pas comprendre, d’être confronté au désordre, voire au chaos, en attente qu’un sens émerge de ce chaos.

24Ainsi, il est devenu courant de nos jours de dénoncer la psychanalyse en l’opposant à une démarche scientifique plus « officielle » et considérée comme « rigoureuse ». L’un des arguments le plus cité est qu’au fond les psychanalystes ignorent les avancées récentes des connaissances acquises dans le domaine de l’autisme, issues notamment de la psychologie expérimentale, des sciences cognitives et de la neurobiologie du développement. Au-delà du fait que cette accusation est hâtive et injuste, nous pouvons sans doute retourner cet argument contre ceux qui l’emploient. Peut-on, en effet, considérer comme scientifique une démarche qui refuse de prendre en compte le repérage subjectif d’un vécu émotionnel et d’intégrer les connaissances autour du mal-être corporel que les enfants atteints d’autisme nous permettent de mieux cerner au cours des traitements psychanalytiques ? Peut-on considérer comme éthique une position qui écarte (ignore) ce que les observations de bébés selon la méthode mise au point par Esther Bick [1964] nous apprennent sur les tout premiers temps de la construction de l’image corporelle et du développement émotionnel, observations corroborées d’ailleurs par les études fines du développement de l’enfant selon des procédures expérimentales (cf. C. Trevarthen, 1980 ; D. Stern, 1985 ; G. Gergely & J. S. Watson, 1999) ?

25Nous savons, bien sûr, à quel point la clinique de l’autisme divise en général et clive jusqu’aux équipes soignantes, combien il est difficile dans ce domaine de se défaire de ses a priori théoriques. De ce fait, est mise à mal la faculté même d’articuler, d’intégrer et de penser les « différents » registres de la personne atteinte d’autisme, tant sur le plan de la dynamique émotionnelle que sur celui de la maturation neuro-cognitive.

26Certains vont jusqu’à contester la place des psychothérapies psychanalytiques au motif que l’autisme serait dû à un déficit cérébral organique. Quand bien même, et quelles que soient les hypothèses que l’on formule sur la nature du processus autistisant, une origine purement organisque n’est pas un argument contre une approche prenant en compte l’expérience émotionnelle. Comment penser qu’une personne, dont la façon d’être au monde est différente des autres, ne puisse tirer bénéfice de l’observation attentive d’une autre personne, le psychanalyste, en lui permettent de mieux se comprendre soi-même et aussi de gagner en capacité à faire face aux conflits et aux demandes internes et externes rencontrées au cours de la vie en général, et ce quel que soit son niveau de développement ? Les travaux de psychanalystes comme Bick, Tustin, Meltzer, Haag, ont permis de mieux approcher l’articulation des toutes premières rencontres pulsionnelles et le développement de la représentation psychique. Par ailleurs, les récents progrès des sciences du développement montrent que des hypothèses nées de la recherche psychanalytique peuvent trouver leur traduction biologique et fonctionnelle. Par exemple, Allan Schore a proposé un modèle neuropsychobiologioque qui envisage l’identification projective comme un instrument de communication émotionnelle entre l’hémisphère droit de la mère et celui du bébé au sein de la dyade. Colwyn Trevarthen a contribué à montrer comment la différenciation corticale du bébé était stimulée après la naissance par les échanges affectifs intimes avec les personnes plus âgées et leur cerveau plus mûr, ce qui n’est pas sans rappeler la fonction alpha de Bion.

27Il faut souligner le rôle crucial du psychanalyste, non seulement dans le domaine de la recherche, mais aussi dans celui de la prise en charge, pour faire émerger une approche pluridisciplinaire globale, qui puisse toucher aux bases du développement de toute la personnalité. La mise en perspective qu’autorise la compréhension psycho-dynamique de ce que l’enfant atteint d’autisme donne à voir et à vivre, ne peut que faciliter la construction par les parents, les médecins, les éducateurs, les pédagogues et les neurobiologistes d’un regard sur l’enfant partagé et authentiquement intégré.

28L’autisme fait débat, avec violence et passion, bien au-delà des questions scientifiques et techniques qui devraient, normalement, fixer les limites de notre attention… Dérive passionnelle, colère des parents, exacerbations idéologiques et narcissiques, positions réductrices de certaines associations, voire de certains professionnels, ne font que mettre en évidence la violence des affects convoqués et les défenses vigoureuses qu’ils suscitent. Quelle que soit la surprise ou l’inquiétude que nous pouvons ressentir, en tant que psychanalystes d’enfants, face à cette situation, il convient pourtant d’en chercher le sens afin de permettre, dans le cadre qui est le nôtre, l’accès à des processus de soins qui ont fait leur preuve, sans trouver pourtant la reconnaissance, tant médicale que sociale, qui leur revient.

29Élargir le champ d’application d’une question reste délicat comme toujours quand de fortes charges émotionnelles l’accompagnent. L’autisme saisit l’humain au plus près de ses racines, de sa précarité, de sa place dans le monde du vivant. En chercher la cause unique revient à se figer dans un mode de pensée, alors qu’il conviendrait plutôt de multiplier les angles d’approche. Mieux vaut différencier puis synthétiser que fragmenter et dissocier.

30Partons d’un constat assez simple : tout les êtres vivants, du champignon aux mammifères sans oublier les unicellulaires réagissent aux conditions de leur environnement : s’il est momentanément défavorable, ils se protègent, se cachent, s’isolent, le temps nécessaire. Si les conditions négatives persistent, la position défensive s’organise, le champignon sporule, l’animal hiberne, l’humain met en place des mécanismes de repli, sachant que sa prématurité physiologique peut conduire à des états extrêmes, quand la coupure et le repli surviennent précocement, sur la base de mécanismes encore très primitifs et antérieurs aux transformations conduisant à la mentalisation. Dans cette hypothèse, l’autisme ne serait pas spécifique de l’humain, mais simplement l’émergence de formes de défenses par accroissement de la membrane isolant dehors et dedans, propres à l’espèce. Le réflexe de protection émaille notre vie, la littérature, l’art, quand la matière durcit la forme, stabilise les projections de l’artiste dans la pierre ou le bronze, carapaces durables et exposées du monde interne.

31Vue sous cet angle, la question évolue et, dans le même temps, nous éclaire. En effet, il est difficile de contester la fragilité initiale du bébé humain et le besoin de sa mère (de ses parents) de le protéger, de lui faciliter l’accès au monde extérieur. Plus ce monde apparaît dévasté, dangereux, incapable d’assurer les conditions de survie, plus il sera difficile de l’ouvrir à l’enfant, voire, pour la mère, de le laisser naître et de se donner la disponibilité de construire les enveloppes, psychiques et physiques, nécessaires à sa survie et au développement de sa vie psychique. Donner des « armes » à l’enfant pour qu’il puisse se défendre avec ses capacités d’intelligence, de relation, de création, impose qu’il soit possible de l’imaginer vainqueur des défis ou des combats qui l’attendent.

32L’extérieur recèle-t-il un danger concret, objectivable, ou n’est-il que le lieu des projections terrifiantes de l’enfant lui-même ? Dans quelle mesure ces deux aspects sont-ils isolés ou associés ? Si la représentation que nous avons du « monde » en général dérive de nos toutes premières rencontres avec lui, elles rentrent aussi en écho avec son évolution, les conflits qui s’y déroulent, les crises et les souffrances que les afflux médiatiques portent à notre connaissance. Mais retrouvons, à travers un exemple, la voie de la clinique, dans un hôpital de jour de secteur psychiatrique :

33D. a cinq ans lors de la première consultation ; plusieurs entretiens sont prévus pour évaluer la situation. Je m’aperçois, lors du second rendez-vous, que j’ai totalement oublié le premier, que je n’ai gardé aucune image de l’enfant, pris aucune note… Quelque peu déstabilisé par ce comportement inhabituel, je reçois D. et ses parents, avec, cette fois, une attention toute particulière. Je me demande d’ailleurs comment j’ai pu oublier cet étrange petit bonhomme, au visage un peu lunaire, à la paupière tombante, au regard pourtant vif, effleurant l’objet avant de le fuir. Soit figé, les bras légèrement écartés, soit sautillant sur place, D. ne parle pas, trace quelques formes géométriques sur une feuille, « des étoiles », me diront les parents. Enfant très désiré dans un carrefour généalogique où le masculin manquait, il semble avoir été adulé, entouré dès la naissance par une famille illuminée par sa venue au monde. Pourtant, quand D. a trois mois, une visite chez le pédiatre fait brutalement basculer cette image. D. présente une ptose palpébrale unilatérale, associée à différentes anomalies de la sphère ORL. L’enfant idéalisé, le petit prince rêvé, disparaît sous les coups de l’imagerie médicale, des recherches génétiques, des questions pronostiques, englobant dans le même quantum d’angoisse, psyché et soma, et le devenir en général. J’ai devant moi deux jeunes parents inquiets du comportement de leur enfant, terrifiés des propos que je pourrais leur tenir, profondément marqués, plus de quatre ans plus tard, par la blessure ouverte par le diagnostic médical.

34Entre l’enfant idéal, éclairé par l’espoir et le désir, et l’enfant marqué du sceau de l’anormal, le voir s’est falsifié, détourné. Entre le non-vu et la révélation traumatique, je retrouve mon oubli, l’effacement dicté, dans mon contre-transfert, par le matériel inconscient projeté lors du premier entretien.

35La prise en charge de D. a duré plusieurs années, associant travail avec les parents, psychothérapie analytique trois fois par semaine, travail de groupe en atelier, rééducation, apprentissage scolaire au sein de l’hôpital de jour puis en intégration en milieu ordinaire. D. a fait très vite la preuve d’une intelligence vive, a accédé au langage après deux ans environ de travail thérapeutique, semant au gré des jours des énigmes, apparemment disjointes, mais finalement toujours en lien avec l’image, la cassure, la coupure, la dépression. Les parents, peu à peu en confiance, ont collaboré activement, avides de comprendre le sens du comportement de leur fils. À maintes reprises, D. a fait naître dans cet environnement d’adultes qui cherchaient à l’aider, un douloureux sentiment de déficience, d’incapacité à saisir les messages de l’enfant. Il a fallu beaucoup de temps pour que nous puissions articuler les choses, et surtout nous apercevoir que D., sous différentes formes, parlait inlassablement de la même chose : dans son jardin, il guettait l’ouverture des fleurs, et les coupait très systématiquement, ne laissant que les tiges. Il a très vite appris à lire et accumulé des connaissances étonnantes dans le domaine de la botanique et de l’astronomie. Les étoiles composaient, dans son univers assez obsessionnalisé, une référence permanente. Peu à peu, sa thérapeute a pris conscience que ses dessins d’étoiles étaient suivis d’une attente, et qu’ils renvoyaient, en écho à son intérêt nocturne pour la lune, à la nécessité de maintenir de la lumière dans le noir, ou peut-être aussi dans le regard déprimé de sa mère, d’où, soudain, le soleil avait disparu, comme les fleurs du jardin, brutalement arrachées à leur tige.

36En atelier photo, D. se fixait toujours sur l’image d’un petit garçon, perplexe devant une vitre brisée, un ballon à ses pieds. « Le petit garçon, disait-il, a cassé la vitre. » Ce commentaire, un peu lapidaire, étonnait les intervenants, habitués à des constructions plus sophistiquées, voire à l’humour de D., déjà très présent à cette époque. Personne n’ignorait en outre la terreur que les ballons inspiraient à D. Là encore, la vitre brisée, ouvrant sur un trou sans fond, renvoyait, « visiblement » à la scène traumatique du regard brisé, du trauma parental. Apparaissait en même temps, la culpabilité de D. qui sentait sa responsabilité dans ce drame. Que dire alors du ballon, objet « combiné », amalgame de la bouche, du regard et du sein, porteur de la mémoire traumatique ?

37Quand il a quitté l’hôpital de jour pour entrer au collège, D. participait à un atelier d’art-thérapie. En collaboration avec son moniteur, artiste lui-même, il a voulu réaliser un grand soleil, chargé de couleurs, emmenant l’adulte dans une effervescence conjointe, créative et colorée.

38Cette histoire ressemble à bien d’autres, mais elle nous révèle précisément des éléments essentiels sur la prise en charge des enfants porteurs de pathologies autistiques et des problèmes complexes qu’ils posent. La quête du sens, d’abord, résistante aux modèles, épreuve de chaque instant pour les soignants, sorte de filet psychique tendu vers l’enfant, pour le rapprocher d’une communication émotionnelle possible. D., révèle peu à peu une curieuse façon d’utiliser sa perception du monde, manipulant sans cesse les éléments et les choses, comme si dehors et dedans formaient un tout, structurant des combinaisons, des mouvements, des rythmes, qui sont, à l’instant donné, l’enfant lui-même, auto-créé, en quelques sorte. Tout porte à penser qu’en coupant ses fleurs, en stoppant brutalement le mouvement d’épanouissement de la plante, dont il avait su apprécier l’existence et la dynamique, D. donnait forme à une partie traumatique de lui-même, la déposant ainsi, dans un univers clos et maîtrisé, son jardin.

39Ce n’est que progressivement que la capacité des adultes, parents y compris, à identifier la nature de ces formes permit la mise en route d’un système projectif, capable de défusionner l’enfant et de lui permettre l’accès à l’individuation.

40Ce processus long et difficile, impliquant les capacités de tous les protagonistes, subit rapidement la pression intégrative de la scolarisation, paramètre incontournable, essentiel dans l’évaluation des dispositifs mis en place.

41L’évolution d’un tel projet repose avant tout sur l’activité d’une équipe « pensante », élargie aux parents, et, si possible, aux collaborateurs extérieurs, suffisamment soudée pour aller et venir dans un monde étrange, ou la sensorialité parle à la place des mots, où l’éprouvé guide et renseigne sur le climat psychique de l’enfant, où la psyché s’efface au bénéfice des sens. La présence d’une activité de pensée groupale et individuelle cohérente autour de l’enfant demeure sans doute la condition nécessaire primordiale. Reste que les projections massives d’angoisses dématérialisantes, et toute la dimension transférentielle et contre-transférentielle induite par ces mécanismes ne peuvent s’élaborer que si la technique psychanalytique existe dans l’institution avec la reconnaissance suffisante pour s’appliquer correctement. L’enfant autiste utilise le monde concret comme continuité de lui-même, cherchant les formes, les consistances, pour se construire un monde capable de rester en harmonie avec lui : le pointu pour les sensations piquantes, le mou ou le liquide indéfiniment manipulés pour se garantir, dans l’acte, la maîtrise des fluides, des courants internes, etc…

42Si la psychanalyse cherche un accès à la symbolisation en rétablissant des contenants psychiques et en transformant les turbulences émotionnelles en symboles et en pensées, via l’élaboration transférentielle, elle n’exclut évidemment pas d’autres approches, inscrivant des modèles de comportement ou de langage plus partageables. Toutefois, isolées, ces approches n’interviennent pas sur cette capacité d’élaboration des angoisses profondes que l’enfant ressent dès qu’il est bousculé hors ses mécanismes de défense habituels.

43Si nous retenons l’hypothèse que la Psychanalyse se doit de penser ce qui déborde le champ mental individuel et groupal dans un cadre approprié, il devient impossible, voire contradictoire, de se replier sur des modèles inappliquables sans en interroger la pertinence. Notre pensée du cadre doit donc s’élargir, apprécier l’évolution clinique qu’elle permet, et s’ouvrir à l’élasticité utile à ses applications. Reprendre appui sur les prérequis du transfert, du rythme des séances, tenir compte des effets de répétition que des séances trop éloignées, quelle que soit la rigueur de leur survenue, produisent sur des enfants envahis par des angoisses majeures d’anéantissement ou d’abandon. Les psychanalystes ne peuvent plus se contenter d’appliquer des méthodes ou des principes théoriques, ils doivent les repenser sans perdre de vue l’objectif de toute cure : permettre la croissance de la psyché, la transformation des émotions en pensées, ouvrir la voie de la sublimation.

44Les pathologies autistiques, dont nous devons aussi faire entendre l’infinie variété, sont capables de nous faire comprendre certains ressorts de la poésie ou de l’art, du côté des formes et des sens, mais au prix d’un effort, sans cesse renouvelé, d’ouverture, de pensée et de rigueur. Elles nous proposent un voyage souvent long et douloureux dans les secteurs les plus archaïques de la psyché et nous rapprochent de l’origine de notre propre rapport au monde, à notre environnement au sens le plus large du terme, et aux racines profondes de notre créativité. Trésor d’humanité dissimulé sous le masque d’une étrange inhumanité, elles nous laissent face à un choix redoutable entre la peur et la maîtrise, ou la capacité d’enrichir un peu le regard porté sur les autres et sur nous-mêmes, combat difficile mais essentiel.

45Peut-être pouvons nous reprendre ici ces quelques vers de Georg Trakl :

46

« L’heure est celle où l’or de ses étoiles
Emplissent les yeux du voyant
……
« Des bergers dans la forêt nue ont mis en terre le soleil.
Dans son filet de crins
Un pêcheur a tiré la lune de l’étang qui gèle
…….
« Le pavot s’ouvrait aussi en fleurs d’argent, il portait dans une capsule verte nos rêves d’étoiles pour la nuit[5]. »

47L’Autisme révèle aussi les troubles précoces de la mémoire. Il met en évidence combien les premières traces sensorielles de la mémoire d’un bébé trop fragile peuvent ne pas s’intégrer, se saturer, et même s’anesthésier et se geler. Ceci est en relation avec l’impact débordant d’émotions extrêmes, terreurs ou extases, vécues à la fois comme intérieures et extérieures au corps du bébé. En conséquences les sensations et perceptions satisfaisantes de ce bébé persistent mais en boucles fermées répétées, principalement celle du toucher, par contre celles qui laissent supposer le retour des impacts du monde perçu comme prédateur sont vite évacuées, ne sont plus perçues. La mémoire n’est plus que le retour du même, elle reproduit à l’identique les mêmes choses de façon mécanique, écholalique, photographique, et cela sans effort apparent. Parfois elle se spécialise dans une seule et même direction comme le montre si bien le film Rain Man ou le bibliographe Mendel du roman de S. Zweig [1935]. Derrière les satisfactions sensorielles auto-sensuelles répétées permanentes avec un objet dur ou une forme molle et plate, derrière l’insensibilité le refroidissement et l’hibernation des émotions, la psychanalyse dévoile des ressentis, des expériences intolérables, mais contenant les premiers éléments d’une proto-mémoire sensible et vivante.

48Les métaphores de la mémoire sont les tablettes de cire de Platon et d’Aristote qui gardent les traces des écrits et des sceaux. Pour S. Freud [1925] c’est la feuille du bloc note qui garde les empreintes de l’écriture, une fois la feuille du dessus écrite et enlevée. Pour continuer ces métaphores, le bloc note de l’Autisme n’a que les traces des premières feuilles, toutes les mêmes, identiques, elles sont reproduites en boucles. Elles sont à la fois l’empreinte, la feuille de l’empreinte, la sensation corporelle, l’objet extérieur touché, et l’autisme lui-même, tous confondus. Les feuilles suivantes de ce bloc note sont arrachées déchirées éparpillées jetées ailleurs, laissant un grand vide. Un grand vide pour les traces émotionnelles et relationnelles, pour les idéogrammes, les symboles, les pensées, les activités cognitives. Mais où donc ces feuilles perdues sont-elles passées ?

49Théophile est un enfant autiste qui tourne en rond autour de ma table basse au centre de la pièce dessinant ainsi son territoire circulaire. Parfois il se jette brusquement à terre et reste immobile sans un geste, puis il se relève et tourne à nouveau. Si je rentre dans son territoire, à la seconde suivante ou quelque temps après, d’un geste explosif il jette tous les objets de la table, et reprend sa ronde en agitant les mains. Ses comportements désarticulés, en boucle, cachent des fragments d’émotions, d’angoisses, de souvenirs d’expériences et de relations perdues. Le geste explosif de Théophile est une réponse une ouverture volcanique mais vivante à mon entrée dans son domaine. Théophile allongé à terre immobile reste pour moi un mystère ? C’est dans l’une des consultations avec toute la famille que sa petite sœur s’allonge immobile prés de son frère, et annonce que son frère est le roi lion tombé du rocher ! La maman émue pousse un cri, mère et fils échange un regard d’émotion extrême, Théophile ouvre de grands yeux de bébé reconnus par sa mère. Théophile vient de retrouver une trace, une des feuilles perdues de la relation à sa mère, celle de leur mémoire et de leur identification réciproque. Plus tard il va retrouver d’autres feuilles déchirées, enrichir son bloc-notes et même réussir sa scolarité.

50Ainsi les troubles autistiques de la mémoire nous conduisent à nous interroger davantage sur l’amnésie infantile, la mémoire des émotions dont les débordements empêchent les incorporations et les identifications précoces.

51Les contributions que le lecteur découvrira dans ce volume sont le fruit d’un travail de longue haleine de psychanalystes qui se sont en partie consacrés à tenter d’élucider les mystères du vécu d’enfants ou d’adolescents atteints d’autisme plus ou moins sévères. Elles portent aussi bien sur les approches institutionnelles, inspirées d’une pensée analytique et faisant place à la pluridisciplinarité des équipes et aux techniques les plus modernes d’évaluation et d’exploration des syndromes autistiques, que sur des approches individuelles au sein de traitement analytiques intensifs et prolongés. Nous pensons que leurs travaux sont de nature à situer clairement la place de la psychanalyse au cœur du traitement des enfants et adolescents atteints d’autisme, toujours associée à des apports éducatifs et pédagogiques bien entendu indispensables. La finesse d’observation des auteurs et leurs profondes intuitions interprétatives sont, nous en sommes convaincus, de nature à persuader chacun de la pertinence d’une telle approche pour aider les sujets atteints d’autisme à remobiliser autant que faire se peut leur capacité de mentalisation. Peut-être aussi suggéreront-elles que les fantasmes et les angoisses archaïques qui sont l’objet de cette élaboration sont plus ou moins présents chez tout être humain, tapies au tréfonds de chaque personnalité, rendant ceux qui en sont submergés plus proche de nous que nous ne pouvions le penser.

52Alors, conjuguer « psychanalyse » et « autisme » ne paraîtra plus relever d’un passé révolu, condamné par les progrès des neurosciences et des sciences cognitives ? Ce volume du Journal de la psychanalyse de l’enfant tente de répondre à cette injuste condamnation en illustrant, par des contributions cliniques et théoriques rigoureuses, la place de l’exploration psychanalytique du vécu d’enfants ou d’adolescents atteints d’autisme, non pour en déterminer les causes, mais pour en comprendre le sens et en atténuer les effets délétères sur leur développement. Les auteurs qui ont contribué à ce volume s’inscrivent dans la filiation d’une des psychanalystes les plus créatives de la fin du xxe siècle : Frances Tustin, dont l’œuvre est encore trop méconnue en France. Salomon Resnik lui rend un vibrant hommage.

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    Abréviation pour « démence précoce ».
  • [2]
    Carl Gustav Jung (1907), lettre à Freud du 13 mai 1907, in Sigmund Freud, C.G. Jung, Correspondance, vol I, trad. R. Fivaz-Silbermann, Paris, Gallimard, 1975, p. 93.
  • [3]
    Leo Kanner (1943), « Autistic disturbances of affective contact », trad. G. Berquez in L’autisme infantile. Introduction à une Clinique relationnelle selon Kanner, Paris, PUF, 1883, p. 264.
  • [4]
    Ibid., p. 264.
  • [5]
    Georg Trakl, in Poètes d’aujourd’hui, Éditions Pierre Seghers, 1964.
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