Notes
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[1]
« Politiques linguistiques européennes et dispositifs éducatifs à l’épreuve des mobilités étudiantes. Quelle responsabilité éthique pour la didactique des langues et des cultures dans le contexte croate ? », thèse soutenue le 11 décembre 2019 à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, sous la direction du Professeur Muriel Molinié.
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[2]
Nous avons réalisé des entretiens ouverts et comportant des dessins réflexifs, c’est-à-dire un « dispositif comprenant le moment de la consigne, le moment du dessin et celui des entretiens d’explicitation » (Molinié, 2011 : 202) qui s’insère plus généralement dans une méthode biographique. En fonction du souhait des interviewés, les entretiens se déroulaient en français, en anglais ou en croate. Les extraits présents dans cet article ont été traduits par nos soins. Au final, nous nous appuyons pour cette analyse sur sept entretiens principalement, effectués avec des étudiants de diverses filières (droit, sciences politiques, langues…) qui ont effectué un séjour d’études à Paris, Reims ou Boulogne-sur-Mer. Les entretiens ont eu lieu en 2017 et les étudiants avaient effectué leur séjour quelques années auparavant (entre 2012 et 2015). Pour une question d’anonymat, les prénoms ont été changés.
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[3]
Nous employons ici le terme de bifurcation dans un sens proche de la notion de turning point théorisée par Andrew Abbott (2001). Ainsi une bifurcation ouvre sur un « carrefour biographique imprévisible dont les voies sont elles aussi au départ imprévues – même si elles vont rapidement se limiter à quelques alternatives —, au sein desquelles sera choisie une issue qui induit un changement important d’orientation » (Bidart, 2006).
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[4]
Vincent Kaufmann définit la motilité « comme la manière dont un individu ou un groupe fait sien le champ du possible en matière de mobilité et en fait usage pour développer des projets. L’usage de ce potentiel peut soit conduire à la réalisation d’une mobilité sociale ou spatiale, soit au renoncement actif, à la décision de ne pas être mobile en vue du maintien du champ du possible, soit à la construction d’un nouveau champ de motilité » (Kaufmann, 2004, p. 32‑33). La motilité est donc composée de l’ensemble des facteurs intervenant dans la potentialité à être mobile dans l’espace.
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[5]
Tous ressentent et mentionnent des pratiques professionnelles liées à des formes de clientélisme dans leur pays.
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[6]
Un Master of Laws, un diplôme universitaire de troisième cycle spécialisé dans un domaine particulier du droit.
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[7]
Un document délivré par un établissement qui consigne les savoirs et compétences acquis lors d’une mobilité. Nous en reparlerons plus en détail dans la deuxième partie de cet article.
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[8]
À notre connaissance, pas une seule personne de notre corpus n’en a reçu un.
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[9]
Nous donnions comme consigne aux personnes avec lesquelles nous nous entretenions de se dessiner avant, pendant et après leur mobilité.
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[10]
D’ailleurs, Jelena est l’une des étudiantes qui a le plus évité l’entretien. Alors qu’elle avait accepté de le faire, elle a ensuite repoussé plusieurs fois le moment de le réaliser. Nous y voyons – contrairement à l’enthousiasme des étudiants fraichement rentrés qui souhaitent pouvoir partager leur expérience – une certaine gêne à constater que les espoirs qui ont suivi son séjour de mobilité n’ont pas vraiment été réalisés.
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[11]
Ils associent souvent la vie en Croatie à une vie traditionnelle qu’ils souhaitent éviter, mais surtout, ils disent partir car alors ils auront plus de choix professionnels et subiront moins le clientélisme.
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[12]
C’est la seule personne que nous avons interviewée qui a souhaité faire l’entretien en croate.
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[13]
Il y a 10 jours, on lui a proposé un travail en Croatie, pour un an et demi, alors qu’elle habite actuellement à Paris.
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[14]
Selon le site officiel : http://europassmobilite.fr/page/3/EuropassMobilite. Ce document détaille, outre la description du parcours de mobilité (objectif, durée, etc.), les compétences acquises qui sont déclinées dans les rubriques suivantes : Activités/tâches effectuées ; Compétences liées à l’emploi ; Compétences linguistiques ; Compétences numériques ; Compétences organisationnelles / managériales ; Compétences en communication.
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[15]
Le développement du pouvoir d’agir, traduction en français de la notion d’empowerment, indique « le processus par lequel un individu ou un groupe acquiert les moyens de renforcer sa capacité d’action, de s’émanciper. [Cette notion] articule ainsi deux dimensions, celle du pouvoir, qui constitue la racine du mot, et celle du processus d’apprentissage pour y accéder » (Bacqué, 2006 : 108).
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[16]
Même si cette prise de conscience n’est pas une découverte, mais plutôt une confirmation.
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[17]
Pour le sociologue, les sociétés actuelles sont soumises à un processus structurel de singularisation, qui est une inflexion de l’individualisation où « l’idéal suprême n’est plus tant l’autonomie politique ou l’indépendance économique, que la quête d’une forme sui generis de justesse personnelle » (Martuccelli, 2010b).
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[18]
Mais nous pourrions aussi parler d’une injonction à se réaliser, à être libre, en projet…
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[19]
Ce qui est plus facile, car il est alors détaché des contraintes sociales habituelles.
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[20]
Le site du SIEP (Service d’information sur les études et les professions) par exemple, recense les savoir-être nécessaires pour exercer le métier d’anthropologue : capacités d’observation ; curiosité intellectuelle ; rigueur ; patience ; autonomie ; capacités d’adaptation à un nouvel environnement ; ouverture d’esprit ; capacités d’analyse ; esprit critique ; disponibilité ; être disposé à s’expatrier ; flexibilité (http://metiers.siep.be/metier/anthropologue). Autant de savoir-être particulièrement utiles lors d’un séjour à l’étranger.
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[21]
Le journal de bord d’apprentissage, le journal de recherche, mais également le journal de formation développent chez le jeune praticien, non seulement la conscientisation des processus cognitifs sollicités par l’apprentissage d’une langue nouvelle, mais aussi la compréhension des enjeux personnels, sociaux, professionnels associés au plurilinguisme, à la mobilité culturelle, à l’ouverture à l’altérité (Molinié, 2006 : 10).
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[22]
Le travail d’extrospection se différencie de l’introspection – plutôt utilisé dans le domaine de la psychologie — et consiste en une exploration libre des frontières de la réalité.
1Le principe de libre circulation au sein de l’Union européenne et celui de l’interdiction des discriminations fondées sur la nationalité impliquent le droit pour tout citoyen européen d’être traité sur le territoire d’un autre État membre comme s’il n’y était pas étranger (Chopin, 2008). Ces principes, conjugués à des situations socio-économiques différenciées entre les pays membres, favorisent une émigration importante de l’Europe centrale et orientale vers l’Europe occidentale. Dans ce contexte, toute expérience de mobilité représente un enjeu pour les étudiants originaires de ces régions puisque c’est pour eux l’occasion de « tester » et de se former à une vie à l’étranger. Notre travail de doctorat [1] cherchait à comprendre le vécu d’une expérience Erasmus par des étudiants croates, en s’intéressant à l’avant (les motivations), le pendant (le vécu) et l’après d’une mobilité académique (ses apports). Cet article propose de reprendre l’analyse qualitative d’entretiens compréhensifs, biographiques et multimodaux [2] afin de comprendre comment une expérience de mobilité a une incidence, ou pas, sur un parcours de vie. En d’autres termes, partir lors de ses études ouvre-t-il vers des mobilités professionnelles internationales et permet-il de se former et de se préparer à de telles mobilités ? Nous commençons donc par une analyse sélective de notre corpus selon une approche ethnographique pour ensuite nous interroger sur les compétences qui permettent de restituer une expérience de mobilité formatrice et les approches didactiques qui peuvent être mises en place pour les développer.
Que se passe-t-il après une mobilité Erasmus ?
2Sur de nombreux points (temporels, spatiaux, sociaux…), un séjour en Erasmus se présente comme un moment de vie « à part », inscrit en dehors de la « réalité », et ne laisse jamais indemnes les étudiants qui en font l’expérience. C’est une période généralement riche en enseignements, mais également en questionnements.
Un point de bifurcation qui entraîne des choix difficiles
3Un séjour Erasmus peut être considéré comme un point de bifurcation, car il a toujours un impact sur le parcours de vie d’un individu [3]. Pas un seul des étudiants interrogés n’a l’impression que cela n’a pas eu d’influence sur sa vie. Cette expérience semble surtout provoquer plus de questions en apportant aussi plus de choix : avoir vécu à l’étranger permet de s’émanciper de certains déterminismes sociaux, ou du moins de réaliser que des voies alternatives sont possibles.
4En effet, un séjour à l’étranger apporte aux jeunes qui en font l’expérience une augmentation de leur motilité [4] parce qu’en général leur séjour s’est bien passé et qu’ils ont développé à la fois de nouvelles compétences (autonomie, moindre peur de l’inconnu) et un début de réseau international. Une expérience de mobilité, en créant un nouveau champ des possibles (un parcours de vie « mobile »), prend la forme d’un « dérangement » dans les projets initiaux – ce qui était aussi une des motivations pour partir, car « il fallait changer quelque chose » (Jelena). Ce changement est toujours jugé positif, même s’il apporte également une grande part d’instabilité, car « le fait qu’il y ait une crise suivie d’un basculement implique un moment d’incertitude, de rupture temporelle et d’ouverture du “monde des possibles” » (Bidart, 2006). Ainsi, même si l’envie première de repartir diminue avec le temps, restent de nombreux questionnements d’ordre existentiels et de grandes incertitudes sur la suite à donner à leur parcours de vie. Ce qui ressort le plus clairement de l’analyse des entretiens est l’indécision des jeunes au retour de leur séjour de mobilité (entre repartir à l’étranger et construire leur vie dans leur pays d’origine).
5Schématiquement, les jeunes opposent une vie plus intéressante, avec un meilleur niveau de vie et de meilleures conditions de travail [5] s’ils font le choix de poursuivre un mode de vie mobile, à une vie plus tranquille et sans rupture – dans leur environnement, avec leur famille et leurs amis – s’ils restent en Croatie. Pour tenter de combiner ces deux options, la plupart envisagent – après avoir validé leurs études en Croatie – de passer encore quelques années de leur jeunesse à l’étranger (après Erasmus), ce qui leur permettrait d’augmenter leurs chances de trouver un bon emploi quand ils reviendront dans leur pays d’origine pour s’y installer et fonder une famille.
Je vais voir quand j’ai fini mes études, mais pour l’instant, je me sens un peu perdue, franchement, et je me pose beaucoup de questions qu’est-ce que je vais faire après que j’ai fini mes études et tout ça. Mais pour l’instant, c’est possible que je vais changer d’avis, mais j’ai pas trop envie de rester en Croatie (Gabriela)
7Ce choix les amène à prolonger un statut d’entre-deux (entre la vie étudiante et la vie professionnelle) sans faire de projets sur le long terme, afin de se laisser des portes de sortie et d’avoir le temps de tester ce qui leur convient le mieux.
8Un séjour en Erasmus est souvent considéré comme une pause – certes formatrice – par rapport à la « vraie vie ». Si les étudiants ne regrettent absolument pas cette pause, nous pouvons observer dans leur discours qu’ils sentent maintenant de leur responsabilité de ne pas « trainer » davantage et de capitaliser ce qu’ils ont acquis jusqu’à présent afin de pouvoir, par la suite, faire des choix plus engageants. Ainsi, alors que les étudiants partaient à l’origine sans véritables calculs par rapport à l’augmentation de leur employabilité ou de leur capital de mobilité (mais bien plus pour se découvrir eux-mêmes, sans savoir réellement ce qu’ils allaient chercher), leur motivation pour une seconde mobilité a beaucoup évolué : ils envisagent un séjour à l’étranger beaucoup plus pour ce que cela pourrait leur apporter en termes de carrière ou de niveau de vie, que pour une autre expérience « existentielle ».
J’ai envie de rester en Croatie, mais [repartir à l’étranger] c’est juste pour… assembler… de l’expérience et voilà. C’est juste, et après le barreau je voudrais bien faire un L.L.M. [6] quelque part en France peut-être ou en Allemagne… parce que je parle allemand aussi et j’aimerais bien le renaitre, réactiver (Petar)
Un réinvestissement faible de l’expérience de mobilité
10Comme nous l’avons dit précédemment, un séjour Erasmus permet généralement d’augmenter sa motilité et de développer de nouvelles compétences. Cependant, lorsque les étudiants font le choix de rester en Croatie, ces compétences acquises sont peu reconnues et ne permettent pas de façon évidente d’être plus concurrentiel sur le marché du travail croate. Le portfolio européen des langues permet de valoriser les acquis linguistiques bien qu’il reste encore peu employé. Mais il est encore plus compliqué de quantifier, ou de valoriser, les compétences d’observation, de réflexion, de compréhension de l’environnement ou de remises en question par rapport à ses propres valeurs et pratiques. L’Europass Mobilité [7] a été créé pour tenter de valoriser ces compétences. Cependant, il est pour le moment peu délivré [8], et les étudiants eux-mêmes ne semblent pas vraiment valoriser, au niveau du monde du travail, ces compétences relevant de ce qu’ils considèrent comme un « développement personnel ». On repère ainsi dans les discours différents types de frustration :
11– de ne pas pouvoir réutiliser leurs compétences langagières : de toutes les personnes de notre corpus qui sont restées en Croatie et qui y travaillent, pas une ne parle français dans le cadre de son emploi, ce qu’elles ont tendance à regretter :
C’est un cabinet d’avocat qui est en coopération avec E. [une compagnie d’audit]. C’est très intéressant […] malheureusement il n’y a pas d’occasion de français, peut-être dans le futur, je sais pas. On utilise que l’anglais. Peut-être il y des opportunités pour notre compagnie, après deux ans tu peux aller, ou faire un transfert ailleurs, en France, ou en Allemagne, je sais pas où. Peut-être je peux… j’espère de… (Petar)
13Cela rejoint l’analyse faite par Aline Gohard-Radenkovic :
Dans cet immense brassage mobilitaire, le bagage plurilingue et les compétences linguistiques [font] partie des capitaux en creux, oubliés ou ignorés, peu ou pas du tout reconnus par le monde de l’entreprise ni même de la recherche, même si les discours circulant sur la diversité, ici linguistique, ne cessent de clamer leur prise en compte (2017 : 164).
15C’est en effet de plus en plus le tout anglais qui est pratiqué, dans tous les secteurs professionnels, et finalement, les compétences plurilingues acquises pendant le séjour Erasmus sont peu valorisées ce qui induit chez les étudiants qui restent en Croatie :
16– un regret de ne pas avoir saisi certaines opportunités lors de leur séjour à l’étranger, principalement car ils manquaient de projet au moment de leur départ ;
17– une certaine frustration d’avoir « perdu » une vie qu’ils jugent plus intéressante.
18Nous l’avons vu, les étudiants sont souvent en grande incertitude à leur retour, et choisissent de terminer leurs études avant de prendre une décision. Mais conjuguer stabilité et instabilité n’est pas chose aisée. Et une fois réhabitué à son ancien environnement, il est parfois difficile de rester dans la vitalité impulsée par le séjour de mobilité.
Le premier jour de mon retour, j’ai décidé que je devais revenir ici [en France]. Maintenant, je suis de nouveau habituée, mais maintenant je vois que je redeviens comme avant, alors je deviens aussi un peu paresseuse (Paula)
20Jelena exprime aussi l’inquiétude de revenir à son premier dessin [9], qui la représente avant sa mobilité : ce dessin est composé d’une flèche toute droite – une vie où rien ne se passe – alors que le dessin la représentant pendant sa mobilité est une ligne allant dans tous les sens, et rempli d’étoiles. Son troisième dessin (sa vie après sa mobilité) semble être une combinaison des deux.
Figure 1 : Dessin du parcours de mobilité de Jelena
Figure 1 : Dessin du parcours de mobilité de Jelena
21Elle explique son troisième dessin :
– Les étoiles, ça représente quelque chose ?
– Non… seulement des petits moments de folie… (Jelena)
23Un séjour de mobilité lui a donc permis d’apporter des « petits moments de folie » dans une vie qu’elle considère comme calme et peu excitante. Mais elle a peur qu’au fur et à mesure – cela fait cinq ans qu’elle est rentrée – les étoiles ne disparaissent :
– Mais tu avais envie de revenir dans cette première image ?
– Non… mais c’était ma vie avant, ma réalité avant… et bon, je pense que j’y suis pas revenue, mais… je suis proche [rires]… euh… oui, je pense qu’il faut changer quelque chose tout de suite ! pour ne pas revenir !
– Tu ne veux pas revenir à la première image ?
– Non ! Non… (Jelena)
25On retrouve dans le reste de son entretien, une sorte de regret de ne jamais être repartie après son séjour en Erasmus.
26Cette envie de repartir – et cette frustration si on ne réussit pas à le faire – correspond également à une injonction de notre société. En effet, la mobilité est hypervalorisée. Ainsi, « refuser d’être mobile spatialement – ou en être empêché – s’apparente, dans cette conception, à un refus d’assurer sa promotion individuelle ou à un renoncement dans la course au statut. L’immobile est un looser » (Kaufmann et Montulet, 2004 : 292). Alors que l’idéologie contemporaine de la mobilité met en avant l’argument selon lequel mobilité spatiale et mobilité sociale se conjuguent obligatoirement, les individus doivent être mobiles pour prouver leur employabilité et plus généralement leur capacité à s’élever dans la société.
27On retrouve donc souvent une sorte de sentiment d’échec si l’on a été mobile et que l’on fait le choix de ne plus l’être (ou lorsque l’on constate qu’il est moins facile de l’être qu’on ne le croyait) [10].
Une expatriation difficile
28Face à ces nombreuses hésitations, certains font le choix de repartir à l’étranger, souvent pour compléter leurs études, parfois pour un stage ou un premier emploi. Ils subissent alors souvent une déception par rapport à ce qu’ils avaient vécu pendant leur séjour Erasmus. En effet, la situation entre une mobilité courte et encadrée et une mobilité plus longue et autonome est très différente. Les principales différences portent sur :
29– le rapport au temps, car les intentions des migrants jouent un rôle important dans la relation qu’ils ont avec le pays d’accueil selon qu’ils désirent y rester (« solid strangers »), se considèrent de passage (« liquid strangers ») ou hésitent entre les deux (« effervescent strangers ») (Dervin, 2009 : 123). Alors que pour un séjour Erasmus la durée est définie, ce n’est généralement pas le cas pour les étudiants en autonomie qui partent pour une année minimum, et envisagent de rester par la suite. Ainsi, la période de vie à l’étranger n’est plus du tout considérée comme une « pause » dans leur vie, mais la vie même :
Erasmus c’était cool […] Et aujourd’hui… aujourd’hui je me sens épuisée […] parce que là maintenant, franchement, je suis dedans ! J’ai l’image complète de la culture et tout, et c’est différent, c’est pas la bulle… ça c’est ma vie ici maintenant, et c’est pas une pause de ma vie, c’est ma vie ici ! Et du coup, c’est juste une autre vie. Donc c’est complètement différent, beaucoup plus fort. C’est juste que j’ai changé ma vie maintenant, c’est pas que je fais une pause de la vie en Croatie, il n’y a plus de vie en Croatie, tu vois, ma vie est maintenant ici, c’est complètement différent, tu peux pas faire des pauses, tu vis avec tous les problèmes en fait (Katarina)
31– le mode de sociabilité et l’organisation de la vie quotidienne qui ne sont plus encadrés par l’« institution Erasmus » ;
32– et surtout le statut : tandis que lors de leur séjour Erasmus ils appartenaient à une certaine élite européenne et qu’ils évoluaient dans un milieu international où la diversité culturelle européenne était célébrée et valorisée, ils se retrouvent maintenant avec un statut de travailleurs ou étudiants des « pays de l’Est ». Or, avec l’ouverture des frontières de l’Union européenne, les travailleurs venant de pays au niveau de vie plus bas ont tendance à être perçus plutôt comme des concurrents que comme des partenaires ou concitoyens. Ils ont ainsi tendance à ressentir de la méfiance, des jugements hostiles et une certaine discrimination. De plus, les étudiants ne bénéficient plus des aides (financières, pratiques ou de bienveillance) que leur conférait leur statut d’étudiant Erasmus.
33Erasmus peut donc apparaitre comme une image « trompeuse » de la mobilité :
– [Quand tu fais des études à l’étranger en autonomie] tu dois faire beaucoup de sacrifices et pas juste niveau financier, je trouve… toutes les démarches administratives, pour essayer de t’intégrer et tout, c’est pas vraiment… tu dois être motivée ! […] [Erasmus] peut te donner l’envie de continuer à explorer l’étranger, tu vois… c’est vrai que… parce que ça te donne un peu l’image de « Ah, mais c’est trop bien ! », nous on était un peu choqué quand on est venu et en fait pour l’administration on était juste un étudiant, il y avait pas grand-chose qui était préparé pour les internationaux, tu avais pas vraiment un soutien, rien ! […] Tu te débrouilles, c’est complètement différent par rapport à Erasmus (Katarina)
Une forme de déqualification
35Les discours néolibéraux autour de la mobilité tendent à corréler mobilité et fluidité sociale : « les traversées de l’espace sont toujours des traversées des hiérarchies sociales » affirme par exemple le sociologue Alain Tarrius (2000). Cependant, cela n’a rien d’automatique.
36En effet, les étudiants croates qui font le choix de l’expatriation vivent plutôt l’expérience inverse : se retrouver à l’étranger est souvent pour eux synonyme de déqualification. Certes, pour certains cela est le moyen d’étudier ou de travailler dans un domaine qui leur serait inaccessible en Croatie, mais pour la plupart, ils ont plutôt du mal à faire valoir leurs qualifications.
37Alors que certains sont partis car ils souhaitaient fuir les déterminismes sociaux [11], ils se voient rattrapés par l’injonction de trouver un travail, peu importe lequel.
Mais… donc j’ai trouvé du travail maintenant, donc je travaille, voilà, c’est ma vie [rires]. Je travaille, pendant la semaine et dimanche et lundi je me repose, donc… […] Je veux pas… travailler dans un restaurant pff, c’est… j’ai fait des études pour quelque chose seulement différent, donc… et je voudrais faire mieux chaque jour, préparer pour mon cours parce que je sais que je vais améliorer, réviser quelque chose qui est mon métier, et comme ça tu sais, je suis fatiguée tout le temps… j’ai pas d’envie. Et pour ça je suis triste parce que je, je bien voudrais faire quelque chose, mais… j’ai pas d’énergie (Ema)
39Aline Gohard-Radenkovic (2017) parle de double injonction contradictoire, car les décideurs – politiques et économiques – encouragent fortement la mobilité des jeunes générations, sans pour autant mettre en place des dispositifs qui permettraient à ces personnes qualifiées de trouver un emploi correspondant à leurs compétences. Arriver à faire valoir ces compétences et s’insérer sur le marché du travail – même en dehors de la Croatie – est donc particulièrement difficile. Ce qui amène souvent les jeunes à poursuivre longuement leurs études – seul choix qui leur semble accessible – et à rester pendant longtemps dans une situation d’entre-deux.
Un ancrage nécessaire
40Si la sensation de faire une « pause » dans sa vie lorsque l’on est en séjour Erasmus a un pouvoir libérateur pour les individus, cela devient très inconfortable si cette situation dure sur le long terme. Vincent Kaufmann montre que les processus migratoires sont d’abord et avant tout des processus de sédentarisation : « Le paradoxe de la mobilité, c’est de vouloir s’établir, s’installer, se sédentariser » (2008).
41François De Singly dit à ce propos que
[…] même hypermoderne, l’individu ne peut pas vivre sans un certain enracinement, sans des appartenances revendiquées. Il le fait avec modération. Mais il le fait, non seulement pour se distinguer, mais aussi pour être ancré. La consistance dont il a besoin ne peut pas venir d’une identité virevoltante, elle doit prendre appui sur d’autres supports, notamment des appartenances (De Singly, 2008 : 95).
Figure 2 : Dessin du parcours de mobilité de Vedrana
Figure 2 : Dessin du parcours de mobilité de Vedrana
43Vedrana a beaucoup réfléchi à cette question de l’enracinement, qu’elle représente sur son dessin où figurent trois personnages la représentant : avant la mobilité (elle a les mains vers le sol), pendant son séjour Erasmus (les mains en l’air) et aujourd’hui (une main vers le sol et une en l’air).
44Elle commente :
Pour commencer [sur le dessin du milieu, quand elle est en mobilité Erasmus], c’est normal, un petit sourire, quand je suis là, les mains en l’air, la joie, des nouvelles expériences et de nouvelles personnes, de nouvelles découvertes et des expériences vraiment très positives et après, le retour. Ici [le personnage en haut à droite, la représentant aujourd’hui], en fait c’est la balance. En essayant d’équilibrer vraiment, une main est en l’air comme là-bas et l’autre est baissée… et en fait, comme un équilibre… […], tout ce que j’ai apporté avec moi, toutes les personnes que j’ai rencontrées, les amitiés et tous les supers souvenirs, comme si tu as un grand cœur et qu’ensuite tu l’emportes avec toi. C’était l’idée. […] tu dois chercher un équilibre, car, avec toutes ces expériences, quand tu te retrouves dans l’ancien environnement […] et tout ce que tu as vécu, c’est un peu bizarre, tu dois accumuler, tu dois t’adapter à nouveau. Tu dois apprendre que tu as expérimenté, ce qui fait maintenant partie de toi (Vedrana)
46Plus tard lors de l’entretien, après avoir expliqué tout son parcours – qui comprend de nombreuses mobilités, à la fois en Europe (France, Roumanie) et aux États-Unis, avec des retours en Croatie pour quelque temps – Vedrana nous explique comment elle s’est rendu compte qu’elle avait besoin d’équilibre et de l’importance pour elle d’avoir des racines. Ainsi, selon elle, c’est parce qu’elle a pu revenir en Croatie pendant un moment qu’elle a pu savoir d’où elle venait et repartir plus sereinement par la suite. Dans cette recherche de racine, la langue joue un rôle capital :
Ce n’est pas nécessaire pour moi, mais j’aime bien [parler en croate]. De temps en temps je suis vraiment contente de pouvoir parler en croate maintenant [pendant l’entretien] [12]. Comme si ça te ramenait d’une certaine manière à la réalité. Parce que c’est un peu comme un film, tout est étranger. Tu as toujours cette base. Je pense que c’est bien de revenir de temps en temps. Je pense même que nous en avons vraiment besoin et c’est pourquoi je vais en Croatie en été (Vedrana)
48Après avoir eu la sensation d’être perdue dans son identité (y compris physiquement puisqu’elle associe perte de poids et perte d’identité), elle a réussi à trouver son « équilibre » à la fois en revenant régulièrement en Croatie, et surtout en ayant une pratique spirituelle et sportive (le yoga et le pole-dance) qui lui permet de trouver un équilibre interne, finalement détaché de toute appartenance territoriale. Une « identité » interne, qu’elle peut « emmener » avec elle, peu importe l’endroit :
J’étais très maigre à l’époque, je pesais 51 kilos. Et au lycée, j’en avais 58. C’est là que j’ai vraiment compris que c’était essentiel. Je n’étais vraiment pas physiquement présente […] j’ai vu que c’était l’un des résultats lorsque tu deviens un déraciné […] Je n’ai plus besoin de me lier à un endroit précisément parce que j’essaie de maintenir cette stabilité chez moi […] Même si je ne vais pas physiquement [en Croatie], grâce au yoga, je peux rester connecté à ma racine intérieure, à mon arbre. Si tu as cette stabilité intérieure, tu peux aller n’importe où et y rester (Vedrana)
50Ce détour par l’expérience de Vedrana nous permet de pointer que cette question de l’enracinement, ou du moins de la définition de ses racines est capitale pour de nombreux individus. Son témoignage reflète bien
the ambivalent experience of individuals who seek to avoid the discomfort of the uncanny (strangeness) of their own reflection yet struggle to find the elusive comfort of home as they wander and look beyond their horizons for that which is within (Coffey, 2013 : 279).
52Comme pour Vedrana, il peut être possible de trouver son « ancrage » en dehors d’un territoire. Au contraire, on voit souvent chez les étudiants une volonté de reterritorialisation (en s’installant sur le long terme dans un endroit en particulier), qui pourrait leur permettre de s’ancrer et de trouver un équilibre :
À vrai dire, avant cette proposition de travail en Croatie il y a 10 jours [13], je me voyais vraiment pas à Paris, je me disais ok, Paris pour un certain moment, mais après […] et après quand j’ai eu cette proposition, j’ai vraiment commencé à réfléchir parce que si je rentre en Croatie pour un an et demi, ce n’est pas vraiment pour un an et demi c’est pour construire quelque chose en Croatie, pour rester, pour ne pas tout le temps faire des allers retours […] je pense que c’est un peu… tu n’as pas de repère, tu perds tout le temps quelque chose (Vida).
54Ce besoin d’ancrage implique qu’il faille effectuer certains renoncements.
Chez les diplômés s’installant en Suisse, le récit du non-retour inclut une réflexion sur la place acquise – ou perdue – dans les différentes sphères sociales investies ; nous avons appelé ces séquences ballotages d’identité(s) (Keller-Gerber, 2017 : 105).
56Ces ballotages identitaires sont importants, car alors la question de se sentir « chez soi » et reconnu se fait beaucoup plus sentir que lorsque l’on est en séjour Erasmus ou dans une mobilité temporaire. Ainsi, alors que les étudiants en mobilité Erasmus se posent peu la question d’être intégrés, la question se fait beaucoup plus prégnante quand il s’agit de rester sur le long terme. L’individu se trouve alors dans une double recherche : conserver son identité tout en faisant pleinement partie de la société d’accueil.
Des compétences qui aident à gérer la post-mobilité
57Revenir d’une mobilité académique et l’intégrer dans un parcours de vie n’est donc pas toujours aisé. Quels sont les besoins que ressentent les étudiants ? Quelles compétences leur sont nécessaires pour faire de cette expérience une expérience formatrice, utile pour leur vie future ?
Conscientiser les apports d’une mobilité
58Voyager n’est pas suffisant pour développer et réemployer les compétences acquises en mobilité par la suite. Car « avoir vécu une expérience ne suffit pas pour que cette expérience devienne de l’expérience. Il faut sans cesse la renégocier et la re-médier » nous dit Edgar Morin (1959 : 10).
59Nous repérons dans nos entretiens que si les étudiants affirment tous avoir « changé », peu d’entre eux sont capables de dire « en quoi ». Ils sont également peu conscients d’avoir augmenté leur motilité et donc peu à même de pouvoir réinvestir les acquis de la mobilité qui pourraient leur être utiles dans leur parcours de vie, que celui-ci soit mobile ou non. Pour cela, un travail de « décapitalisation de l’expérience » (Gohard-Radenkovic, 2014), c’est-à-dire de réexamen et de réflexivité, est nécessaire pour arriver à la conscientisation de ces acquis.
60Des outils ont été développés afin de conscientiser les acquis de la mobilité et de pouvoir les valoriser auprès de futurs employeurs. Par exemple, l’Europass Mobilité est un document officiel de l’Union européenne qui permet la reconnaissance d’une expérience de mobilité réalisée à des fins d’apprentissage, d’éducation ou de formation et est rempli par l’organisme d’envoi et d’accueil (université, entreprise…). Il se veut « un gage de qualité qui apporte les “preuves” des activités réalisées et des compétences acquises à l’étranger » [14]. Ces documents permettant l’identification et la reconnaissance des compétences de l’étudiant sont très utiles. Cependant, ils ne sont orientés que vers une adéquation des comportements du stagiaire aux attentes et besoins de l’organisme ou de l’entreprise d’accueil. Or « la découverte du monde du travail est aussi l’occasion d’une prise de conscience critique du fonctionnement des organismes/entreprises » (Anquetil et Derivry, 2019), mais celle-ci n’est pas comprise dans les compétences développées. Mathilde Anquetil et Martine Derivry montrent qu’il devient alors de la responsabilité de l’individu d’acquérir les compétences de résilience et de flexibilité nécessaires pour s’adapter aux nouvelles conditions de travail. Et nous rejoignons les conclusions des auteures qui y voient « un mécanisme de reproduction soumis à un système de violence symbolique, selon les analyses de Bourdieu, ainsi qu’une adaptation aux inégalités sociales du nouvel espace européen selon l’ordre néolibéral » (Anquetil et Derivry, 2019).
61Ainsi, nous pensons que s’il est nécessaire d’aider les étudiants à prendre conscience des compétences qu’ils développent pendant une expérience de mobilité, il est important que cette conscientisation ne soit pas uniquement dirigée vers des compétences utiles pour le marché du travail, mais également pour la construction de leur parcours de vie et leur épanouissement personnel.
Développer son pouvoir d’agir [15]
62Une expérience de mobilité est un moment de vie riche en potentiel de développement du pouvoir d’agir. D’ailleurs, les étudiants reconnaissent tous le caractère existentiel d’un séjour Erasmus qu’ils ont vécu beaucoup plus intensément que leur vie quotidienne habituelle.
L’expérience de dénuement et de désarroi initial, le vide créé par le manque de repères sociaux, permet de créer ce détachement vis-à-vis des attitudes routinières d’accommodement au monde tel qu’il est, qui nous semble propice à une réflexion existentielle sur les façons d’être au monde (Anquetil, 2006 : 45).
64Cette position de retour réflexif sur sa vie en général, de remise en question de certaines croyances et le fait que l’étudiant surmonte des « épreuves » renforcent souvent confiance en soi et capacité d’adaptation. Cependant, malgré ces « transformations », ressenties par tous les étudiants, l’« après » reste souvent difficile à gérer.
65On peut considérer que le développement du pouvoir d’agir se construit sur quatre axes d’acquisition :
- – un développement de l’estime de soi et de la confiance en soi (fondée sur la conscientisation des savoir-faire ayant permis de surmonter les épreuves) ;
- – la capacité de vivre en société dans le respect de soi et des autres ;
- – l’acquisition d’une capacité d’intégration scolaire et professionnelle ;
- – la capacité à déployer un projet personnel mobilisant l’ensemble de ses compétences et des ressources présentes dans son environnement (Bédard et al., 2013).
67Il ressort de l’analyse des entretiens que ce serait ce dernier axe qui fait le plus souvent défaut aux étudiants.
68Au regard de ce que nous avons mis en évidence précédemment, il est nécessaire de former les étudiants tout autant à la mobilité qu’au retour à la sédentarité. Or la promotion de la mobilité universitaire se limite souvent au premier segment : apprendre à changer (aboutissant parfois à des accumulations de séjours, stages et qualifications), sans accompagnement de la seconde phase d’enracinement dans un projet de vie nécessairement localisé (Anquetil et Derivry, 2019). Pour cela, nous postulons qu’il est nécessaire de former les étudiants à comprendre et interpréter à la fois la société dont ils sont issus et celle où ils arrivent, leur place dans ces sociétés et ce qu’ils veulent faire de la mobilité. Il leur faut en particulier prendre conscience de leur nouveau statut (non plus d’étudiant Erasmus faisant partie d’une élite, mais plutôt de travailleur étranger parfois considéré comme « migrant économique »), ainsi que des conditions socio-économico-politiques en Europe. En effet, les étudiants croates ont tendance – lors de leur séjour à l’étranger et à leur retour – à prendre conscience de la situation du marché du travail en Croatie [16], fortement dominée par le clientélisme. Vouloir y échapper est l’une de leurs principales motivations s’ils veulent repartir. Cependant, ils sont beaucoup moins conscients des conditions de travail, liées à l’idéologie néolibérale, qui sont en cours en France par exemple, et qui demandent flexibilité et adaptation. De plus, l’injonction à la mobilité qui caractérise nos sociétés ne questionne pas les effets négatifs qui peuvent être liés à la mobilité et les tensions qui peuvent en découler (perte de lien social, inégalités, etc.) (Kaufmann et Montulet, 2004). Or les discours entourant la mobilité (tout comme l’interculturel d’ailleurs) omettent souvent de parler des tensions rencontrées et ne préparent donc pas les individus à y faire face. Nous pensons qu’il est au contraire important de préparer à ces possibles tensions, de les reconnaitre et de les nommer, afin que les étudiants puissent y répondre lorsqu’ils les rencontrent.
69Comprendre les conditions sociales dans lesquelles s’insère l’étudiant est nécessaire pour que ce dernier puisse ensuite se positionner et faire ses choix. Il peut alors développer ce que Marcel Lebrun nomme le « savoir-devenir », qui ajoute au savoir-être « une perspective dynamique et temporelle : la manière dont la personne se met en projet en tentant d’infléchir le cours des choses » (Lebrun, 2007 : 27).
Savoir se dire et s’inventer
70La modernité a vu l’émergence du sujet et ce que Danilo Martucelli désigne par la singularisation [17]. « L’identité personnelle devient une opération réflexive. […] Confrontés à la pluralité des mondes vécus et des styles de vie, les individus doivent choisir, produire, bricoler, façonner et mettre en scène leurs propres biographies » (Vandenberghe, 2001 : 32). Ulrich Beck et Elisabeth Beck-Gernsheim parlent alors de « biographie élective » :
The normal biography thus becomes the ‘elective biography’, the ‘reflexive biography’, the ‘do-it-yourself biography’. This does not necessarily happen by choice, nor does it necessarily succeed. The do it yourself biography in always a ‘risk biography’, indeed a ‘tightrope biography’, a state of permanent (partly over, partly concealed) endangerment (1999 :157).
72L’émergence du sujet va avec celui de sa subjectivité qui est un espace réflexif dans le sens où elle est le lieu de la représentation de soi, mais aussi celui de la prise de conscience par l’individu de ses représentations et de sa relation au monde (Bertucci, 2009 : 45).
73Cette mise en valeur de l’individu et de sa subjectivité – un individu émancipé vis-à-vis de ses propres déterminations, capable de s’inventer et de se réinventer face à toute situation nouvelle [18] – rend de plus en plus prégnante la responsabilité de l’individu sur sa propre réussite.
Ainsi, l’individu contemporain se donne pour objectif de se promouvoir lui-même, d’inventer à tout instant sa propre vie et ses rapports aux autres. Être mobile devient alors pour lui notamment une capacité d’orientation active qui doit lui permettre d’affronter des environnements changeants, au lieu de les subir passivement et surtout une manière de prendre en main et de guider sa trajectoire à des fins formatives et d’épanouissement personnel (Papatsiba, 2003 : 2).
75La mobilité est alors la situation par excellence pour « entraîner » l’individu à la maitrise des situations inconnues et pour découvrir sa propre subjectivité [19]. Cependant,
[…] cette « capacité d’invention ou d’adaptation », cette « flexibilité et fluidité identitaires », cette « bonne volonté » sont surtout attendues de la part du candidat à la migration, mais plus vital encore, candidat à l’installation dans le lieu qui lui est le plus souvent échu ou imposé, afin de « trouver sa place » […]. Or les tensions observées dans un grand nombre de pays remettent en question ces conceptions euphoriques de la toute-mobilité et de la toute-liberté de l’individu en situation de migrance (Gohard-Radenkovic et Veillette, 2015 : 28).
77C’est pourquoi il nous semble capital de préparer et de former ces candidats à l’installation à faire face aux tensions qu’ils rencontreront.
Comment préparer les étudiants à la post-mobilité ?
78Par rapport à toutes les opérations mentales dont nous venons de souligner l’importance (conscientisation des acquis, positionnement dans l’espace social, etc.) la compétence centrale est la réflexivité.
79Par ailleurs, nous assistons à une dé-standardisation des mobilités, ce qui implique qu’il n’y a pas de « modèle type » de mobilité auquel les étudiants peuvent se référer, ce qui les oblige à tracer leur propre voie. Une conscientisation des enjeux, des contraintes, mais également des possibilités se révèle donc capitale.
Cependant le savoir comme source créative, travail basé sur un effort de synthèse et d’imagination, semble réservé, comme voie de salut existentiel, à une élite restreinte, capable de traiter la masse d’information et de savoir à laquelle elle est confrontée dans l’enseignement supérieur, et de la dépasser en un projet de recherche original qui pourra donner un sens à sa vie (Anquetil, 2006 : 43).
81Pour plus de « justice sociale », nous pensons donc qu’il est du rôle de l’université d’accompagner les étudiants sur ce cheminement personnel de la réflexivité et de la construction de leur projet de vie. Mais comment développer ces compétences ? La didactique des langues et des cultures peut-elle jouer un rôle ? Et si oui, quels seraient les outils et les dispositifs didactiques qui pourraient être mis en place ?
Utiliser les outils de l’anthropologie pour se décentrer et analyser
82Enseigner aux étudiants des savoirs et des méthodologies propres à l’anthropologie peut se révéler pertinent pour leur séjour de mobilité [20]. La pratique de l’observation participante en particulier est utile pour les étudiants à l’étranger, car elle implique une interaction approfondie avec la société afin de comprendre des phénomènes socioculturels. L’étudiant se retrouve en position d’observateur externe, tout en étant impliqué sur son « terrain », ce qui est potentiellement formateur.
83Cette formation à l’anthropologie a un rôle à jouer dans différentes phases de la mobilité : avant, pour apprendre à se décentrer ; pendant, pour développer des capacités d’analyse comparative et critique ; mais également après lorsqu’il s’agira de « décapitaliser » les nouveaux savoirs et savoir-faire acquis dans la mobilité en revisitant cette expérience, afin d’assurer « la capitalisation, soit le passage de l’expérience à la connaissance partageable » (Gohard-Radenkovic, 2014).
Mettre en mot l’expérience et développer une identité narrative
84Si un décentrement est nécessaire, un « recentrement » l’est également afin de comprendre la place que l’on occupe ou que l’on veut occuper dans son nouvel environnement. Pour cela, l’approche biographique à travers des dispositifs tels que les biographies langagières, les portfolios et différents journaux [21] se révèle particulièrement intéressante.
85L’un des objectifs des productions de type autobiographique est de développer une identité narrative qui selon Paul Ricœur se trouve au centre des processus de construction de l’identité, car
[…] raconter, c’est dire qui a fait quoi, pourquoi et comment, en étalant dans le temps la connexion entre ces points de vue […]. Le personnage tire sa singularité de l’unité de sa vie considérée comme une totalité temporelle elle-même singulière qui le distingue de tout autre. Selon la ligne de discordance, cette totalité temporelle est menacée par l’effet de rupture des événements imprévisibles qui la ponctuent (rencontres, accidents…) (Ricœur, 1990 : 174).
87Sur bien des points, l’expérience de mobilité est une rupture dans la vie d’un individu qui doit être accompagnée afin d’être en mesure d’« organiser son existence autour d’un récit qui fait sens et garantit une cohérence identitaire » (Burnay, 2015 : 76). Se dire – et s’écrire – permet ainsi de construire le sens de sa vie à travers son récit, car c’est par la narration que l’individu peut mettre en cohérence les différents épisodes de sa vie, et que le soi peut se construire, en tension entre le pôle de la mêmeté (la permanence dans le temps) et de l’ipséité (la conservation d’un noyau de la personnalité) (Ricœur, 1990). Le développement d’une identité narrative – et d’une compétence réflexive – rend alors capable d’écrire sa « biographie élective » (Beck et Beck-Gernsheim, 1999).
88Cependant, le travail biographique n’est pas qu’un « recentrement » sur l’individu, au sens d’un travail d’introspection, mais aussi un travail d’extrospection [22]. Il s’agit au final pour l’acteur de comprendre « pour chaque épreuve, les manières dont les contraintes sociales opèrent sur lui » (Martuccelli, 2010a : 195) et de prendre conscience de ses possibilités réelles d’action.
89Ainsi, il nous semble utile de mettre en œuvre des dispositifs de formation intégrant les approches biographiques qui auraient pour but d’amener les étudiants à raconter leurs expériences de mobilité et de diversité à la fois dans leur dimension objective (sociale, contextuelle) et subjective (psycho-affective, imaginaire) (Molinié, 2014) et permettraient « une représentation diachronique de soi à trois niveaux : la réalité historico-empirique du vécu, la réalité psychique et sémantique du narrateur, la réalité discursive du récit » (Gohard-Radenkovic et Murphy-Lejeune, 2008 : 135).
Conclusion
90Nous avons vu qu’une mobilité Erasmus reste dans les souvenirs des étudiants comme un moment en dehors de leur « réalité », une sorte de parenthèse dorée dont le retour est plus ou moins violent, mais jamais anodin. Ce séjour à l’étranger apparait donc comme un moment marquant dans un parcours de vie, un point de bifurcation, mais qui suscite surtout beaucoup de questionnements qui tournent principalement autour de l’alternative : « partir ou rester ». Ce choix, même s’il est effectué librement est fortement influencé par la situation politique et économique du pays d’origine, dans notre cas la Croatie et les déséquilibres existants entre les pays de l’Union européenne. Et, quel que soit le choix effectué, la mobilité Erasmus se présente comme une expérience enrichissante, mais qui peine à être réinvestie dans le parcours de vie des étudiants qui la vivent.
91Il est également important de ne pas confondre mobilité de passage et projet d’immigration durable et de ce point de vue, Erasmus ne prépare pas non plus à ce changement de paradigme. Ainsi, pour reprendre les termes de l’analyse d’Eugène Enriquez (2003), une mobilité Erasmus mobiliserait plutôt un imaginaire (de la mobilité) leurrant qu’un imaginaire moteur. En effet, pour le psychosociologue, alors qu’un imaginaire moteur permet aux individus de laisser aller leur imagination sans se laisser brider par des règles impératives, l’organisation implique un imaginaire leurrant lorsqu’elle « tente de prendre les sujets aux pièges de leurs propres désirs » et les assure « de ses capacités à les protéger du risque de la brisure de leur identité ». Nous pouvons voir dans l’injonction actuelle du monde néolibéral l’imposition d’un certain imaginaire leurrant dans le sens où cette idéologie fait espérer aux individus une « vie meilleure » grâce à toujours plus de flexibilité, sans pour autant leur donner les moyens de réaliser leurs aspirations propres.
92Nous pensons que la didactique des langues et des cultures peut jouer un rôle dans cette « après-mobilité » qui est souvent compliqué pour les ex-Erasmus. Notamment en les aidant à développer des compétences réflexives permettant à ces jeunes adultes (mobiles ou immobiles) de conscientiser leurs acquis, les conditions sociales de leur existence et de pouvoir se positionner et développer une identité narrative. Des formations allant dans ce sens, et qui prendraient en compte la complexité et la diversité des situations de mobilité, pourraient trouver leur place au sein de l’université. Cependant, cela suppose de repenser la posture des enseignants (qui seraient alors en position d’accompagnateurs plutôt que de formateurs), mais également d’engager une réflexion sur le rôle de l’université et notamment son positionnement éthique afin d’être conscient des enjeux de la mobilité et de se positionner politiquement par rapport à la finalité de l’enseignement des langues et des cultures.
Bibliographie
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Notes
-
[1]
« Politiques linguistiques européennes et dispositifs éducatifs à l’épreuve des mobilités étudiantes. Quelle responsabilité éthique pour la didactique des langues et des cultures dans le contexte croate ? », thèse soutenue le 11 décembre 2019 à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, sous la direction du Professeur Muriel Molinié.
-
[2]
Nous avons réalisé des entretiens ouverts et comportant des dessins réflexifs, c’est-à-dire un « dispositif comprenant le moment de la consigne, le moment du dessin et celui des entretiens d’explicitation » (Molinié, 2011 : 202) qui s’insère plus généralement dans une méthode biographique. En fonction du souhait des interviewés, les entretiens se déroulaient en français, en anglais ou en croate. Les extraits présents dans cet article ont été traduits par nos soins. Au final, nous nous appuyons pour cette analyse sur sept entretiens principalement, effectués avec des étudiants de diverses filières (droit, sciences politiques, langues…) qui ont effectué un séjour d’études à Paris, Reims ou Boulogne-sur-Mer. Les entretiens ont eu lieu en 2017 et les étudiants avaient effectué leur séjour quelques années auparavant (entre 2012 et 2015). Pour une question d’anonymat, les prénoms ont été changés.
-
[3]
Nous employons ici le terme de bifurcation dans un sens proche de la notion de turning point théorisée par Andrew Abbott (2001). Ainsi une bifurcation ouvre sur un « carrefour biographique imprévisible dont les voies sont elles aussi au départ imprévues – même si elles vont rapidement se limiter à quelques alternatives —, au sein desquelles sera choisie une issue qui induit un changement important d’orientation » (Bidart, 2006).
-
[4]
Vincent Kaufmann définit la motilité « comme la manière dont un individu ou un groupe fait sien le champ du possible en matière de mobilité et en fait usage pour développer des projets. L’usage de ce potentiel peut soit conduire à la réalisation d’une mobilité sociale ou spatiale, soit au renoncement actif, à la décision de ne pas être mobile en vue du maintien du champ du possible, soit à la construction d’un nouveau champ de motilité » (Kaufmann, 2004, p. 32‑33). La motilité est donc composée de l’ensemble des facteurs intervenant dans la potentialité à être mobile dans l’espace.
-
[5]
Tous ressentent et mentionnent des pratiques professionnelles liées à des formes de clientélisme dans leur pays.
-
[6]
Un Master of Laws, un diplôme universitaire de troisième cycle spécialisé dans un domaine particulier du droit.
-
[7]
Un document délivré par un établissement qui consigne les savoirs et compétences acquis lors d’une mobilité. Nous en reparlerons plus en détail dans la deuxième partie de cet article.
-
[8]
À notre connaissance, pas une seule personne de notre corpus n’en a reçu un.
-
[9]
Nous donnions comme consigne aux personnes avec lesquelles nous nous entretenions de se dessiner avant, pendant et après leur mobilité.
-
[10]
D’ailleurs, Jelena est l’une des étudiantes qui a le plus évité l’entretien. Alors qu’elle avait accepté de le faire, elle a ensuite repoussé plusieurs fois le moment de le réaliser. Nous y voyons – contrairement à l’enthousiasme des étudiants fraichement rentrés qui souhaitent pouvoir partager leur expérience – une certaine gêne à constater que les espoirs qui ont suivi son séjour de mobilité n’ont pas vraiment été réalisés.
-
[11]
Ils associent souvent la vie en Croatie à une vie traditionnelle qu’ils souhaitent éviter, mais surtout, ils disent partir car alors ils auront plus de choix professionnels et subiront moins le clientélisme.
-
[12]
C’est la seule personne que nous avons interviewée qui a souhaité faire l’entretien en croate.
-
[13]
Il y a 10 jours, on lui a proposé un travail en Croatie, pour un an et demi, alors qu’elle habite actuellement à Paris.
-
[14]
Selon le site officiel : http://europassmobilite.fr/page/3/EuropassMobilite. Ce document détaille, outre la description du parcours de mobilité (objectif, durée, etc.), les compétences acquises qui sont déclinées dans les rubriques suivantes : Activités/tâches effectuées ; Compétences liées à l’emploi ; Compétences linguistiques ; Compétences numériques ; Compétences organisationnelles / managériales ; Compétences en communication.
-
[15]
Le développement du pouvoir d’agir, traduction en français de la notion d’empowerment, indique « le processus par lequel un individu ou un groupe acquiert les moyens de renforcer sa capacité d’action, de s’émanciper. [Cette notion] articule ainsi deux dimensions, celle du pouvoir, qui constitue la racine du mot, et celle du processus d’apprentissage pour y accéder » (Bacqué, 2006 : 108).
-
[16]
Même si cette prise de conscience n’est pas une découverte, mais plutôt une confirmation.
-
[17]
Pour le sociologue, les sociétés actuelles sont soumises à un processus structurel de singularisation, qui est une inflexion de l’individualisation où « l’idéal suprême n’est plus tant l’autonomie politique ou l’indépendance économique, que la quête d’une forme sui generis de justesse personnelle » (Martuccelli, 2010b).
-
[18]
Mais nous pourrions aussi parler d’une injonction à se réaliser, à être libre, en projet…
-
[19]
Ce qui est plus facile, car il est alors détaché des contraintes sociales habituelles.
-
[20]
Le site du SIEP (Service d’information sur les études et les professions) par exemple, recense les savoir-être nécessaires pour exercer le métier d’anthropologue : capacités d’observation ; curiosité intellectuelle ; rigueur ; patience ; autonomie ; capacités d’adaptation à un nouvel environnement ; ouverture d’esprit ; capacités d’analyse ; esprit critique ; disponibilité ; être disposé à s’expatrier ; flexibilité (http://metiers.siep.be/metier/anthropologue). Autant de savoir-être particulièrement utiles lors d’un séjour à l’étranger.
-
[21]
Le journal de bord d’apprentissage, le journal de recherche, mais également le journal de formation développent chez le jeune praticien, non seulement la conscientisation des processus cognitifs sollicités par l’apprentissage d’une langue nouvelle, mais aussi la compréhension des enjeux personnels, sociaux, professionnels associés au plurilinguisme, à la mobilité culturelle, à l’ouverture à l’altérité (Molinié, 2006 : 10).
-
[22]
Le travail d’extrospection se différencie de l’introspection – plutôt utilisé dans le domaine de la psychologie — et consiste en une exploration libre des frontières de la réalité.