1La question de l’impact de la recherche se pose dans tous les domaines des sciences de gestion. Les débats autour de ces questions indiquent qu’il est difficile de cerner les contributions de la recherche aux pratiques de gestion [1, 2]. Comme le montrent Carton & Mouricou [3], de nombreuses solutions sont proposées mais ce sont les mêmes depuis plus de 20 ans. Cela indique en creux que le problème de l’impact reste entier.
2Bien que dans le domaine de la santé et des établissements de santé, les travaux de recherche soient souvent justifiés, à juste titre, par les enjeux de transformations dans ce secteur – l’existence même d’une communauté de recherche spécialisée dans le secteur des organisations de santé, Aramos, se justifie notamment par le fait qu’elle peut aider à répondre à ces enjeux – la question de leur impact sur ces transformations n’a à notre connaissance pas été posée en France à ce jour. C’est d’autant plus surprenant que, dans ce secteur, les transformations se font notamment sous l’impulsion de politiques publiques qui visent à introduire des changements dans la gouvernance des établissements ou les dispositifs de gestion. Or la communauté académique n’est que peu impliquée dans l’analyse de leurs effets [4].
3C’est pour cela que ce thème a été choisi pour la conférence Aramos 2018. L’appel à communication sollicitait des contributions portant sur des analyses d’exemples de recherches considérées comme ayant un impact ou des analyses de la recherche dans d’autres pays en rapport avec la question de l’impact. Etaient aussi suggérées les questions suivantes : en quoi le débat sur l’impact se pose-t-il de façon spécifique pour la recherche sur les organisations de santé ? Quels seraient les facteurs permettant d’améliorer l’impact de cette recherche ? Comment contribuer à l’évaluation des politiques publiques ?
4Les articles de ce numéro spécial sont issus de cette conférence Aramos.
5L’article de Rebecca Dickason aborde la question de l’impact de la recherche en prenant appui sur les sciences infirmières et le travail réalisé dans ce champ sur le travail émotionnel pour en tirer des enseignements pour le champ de la gestion hospitalière. Elle met en évidence l’importance de deux dispositifs : l’utilisation de policy papers et les think tanks. Selon elle, ces dispositifs « en structurant le champ par l’externe permettent de dépasser les collaborations bilatérales entre chercheurs et institutions classiques en management de la santé et favorisent la dissémination et l’impact externe de la recherche ». Cet article est intéressant en ce qu’il interroge le rôle des dispositifs institutionnels qui accompagnent la recherche pour que son impact aille au-delà de l’intérêt pour les pratiques de chaque projet de recherche pris séparément.
6Delphine Wannenecher étudie l’impact de l’introduction du robot chirurgical au sein d’un bloc opératoire et met en évidence les enjeux en termes de compétences non-techniques collectives qui en résultent. Si l’importance des compétences non-techniques au niveau individuel est reconnu, les résultats de l’étude conduisent l’auteur à la conclusion que cette question doit être posée sur un plan collectif et non individuel. L’impact de ce travail est double : en mettant en évidence l’importance de ces compétences, il invite à leur développement. Par ailleurs, cette recherche repose sur une méthodologie originale qui combine observations filmées et autoanalyse de ces observations par les participants à l’opération. Cette analyse transforme de facto la compréhension qu’ont ces participants des enjeux liés au robot.
7L’article de Jacques Orvain & Stéphanie Gentil apporte une autre illustration de l’impact de la recherche. A partir de l’observation des pratiques et de l’analyse des entretiens réalisés avec cadres infirmiers et médecins chefs de service dans deux services d’urgences, ils mettent en évidence que les couloirs des urgences sont à la fois des espaces d’accueil, des espaces de surveillance et des espaces d’orientation. Autrement dit, l’utilisation des couloirs n’est pas le reflet d’un dysfonctionnement, d’une désorganisation, mais peut participer à ce que le service remplisse ses missions. Bien qu’en cohérence avec leur approche interprétative, les auteurs ne fassent pas de recommandations, cette recherche conduit donc à une re-présentation du rôle des couloirs qui rend possible une transformation de la pratique des urgences ou de leur conception par des acteurs de terrain.
8Paula Dickason étudie les pratiques relationnelles développées par les médecins nucléaires pour nouer des relations d’interdépendance dans le cadre de la cancérologie. Elle montre que la mise en œuvre des réunions de concertations pluridisciplinaires (RCP) n’est pas suffisante pour intégrer fortement la médecine nucléaire et la clinique. Cette intégration nécessite : 1. le développement de relations interpersonnelles entre les médecins de médecine nucléaire et les autres praticiens et 2. une dynamique d’innovation propre à la médecine nucléaire permettant de faire de cette spécialité une partie prenante de l’amélioration du traitement des patients. Ce travail modifie la compréhension des acteurs de leurs enjeux, à la fois par ses résultats et par les interactions avec ces acteurs lors du recueil des données.
9Ces trois derniers articles montrent bien comment la recherche qualitative conduit à un impact sur les organisations : même si l’objectif de la recherche n’est pas directement d’accompagner une transformation des pratiques, la conduite même de la recherche modifie les représentations des acteurs et induit des changements dans leurs pratiques. Mais la question qui se pose est celle de l’impact au-delà des acteurs directement en contact avec les chercheurs. Comme le montre l’article de Rebecca Dickason, cela conduit à se pencher sur l’écosystème dans lequel les travaux de recherche sur les organisations de santé s’insèrent et à interroger sa capacité à favoriser l’impact de ces travaux.
10Cette question de l’écosystème nous semble centrale pour développer la recherche en gestion sur les organisations de santé. En effet, celle-ci reste limitée malgré plusieurs facteurs favorables. Ainsi, la dimension sectorielle offre un contexte propice à l’impact puisqu’elle permet une proximité avec les organisations par une meilleure connaissance de leurs enjeux spécifiques. Par ailleurs, lors de la session plénière de la conférence Aramos 2018, Jean-Claude Sardas a fait une présentation convaincante de l’intérêt et de la faisabilité dans les organisations de santé de projets de recherche-intervention qui visent précisément à transformer les organisations tout en produisant de la connaissance [5]. Enfin, la CNAM a fait de la recherche sur les organisations de santé une de ses priorités à partir de 2018 [6].
11La question qui se pose est donc : pourquoi la recherche sur les organisations de santé, notamment interventionniste, n’est pas plus développée en France ou au moins plus visible alors même que les enjeux sont importants et que cette recherche est très développée dans de nombreux autres pays ?
12Sans prétendre à l’exhaustivité, nous pouvons émettre quelques hypothèses afin d’alimenter la réflexion. L’appel de la CNAM est récent et est en fait symptomatique d’un contexte institutionnel français dans lequel la légitimité de la recherche pour penser l’organisation, en particulier publique, est faible – en raison peut-être du poids institutionnel des organismes d’inspection. Par ailleurs, la recherche en gestion est organisée autour des disciplines de gestion (comportement organisationnel, marketing, contrôle de gestion, etc.). Pour les chercheurs, il y a donc un arbitrage entre un rattachement à une de ces disciplines ou à une recherche sectorielle. Or il semble que ce soit le premier qui l’emporte. Ainsi, Valette et al. [4] ont montré que les articles portant sur l’intégration du médical et de l’économique à l’hôpital, qui est un enjeu actuel du secteur, prenaient cette question plus comme un élément de contexte que comme objet de recherche. Le domaine de la recherche sur les organisations de santé est mieux structuré à un niveau international. Mais compte tenu des spécificités locales des systèmes d’organisation des soins, les résultats de nombreuses recherches doivent être d’abord publiées au niveau national. Or, en France, le nombre de revues académique sur le secteur et leur classement sont insuffisants pour asseoir la légitimité académique du domaine, malgré les efforts réels de la communauté pour développer ces revues. En ce qui concerne le financement, si des financements publics existent, ils sont calqués sur le domaine de la santé publique. Or, l’organisation de ce champ est différente de celui de la gestion hospitalière ce qui induit des opportunités, des enjeux, des contraintes et des besoins spécifiques. Il est donc peut-être nécessaire d’adapter les modalités de financement pour tenir compte de ces spécificités.
13Malgré l’existence d’initiatives locales, il n’est donc pas évident que le contexte institutionnel actuel soit favorable au développement de la recherche en gestion sur les organisations de santé et à son impact. Pour répondre à l’appel de la CNAM, il nous semble nécessaire de faire un état des lieux et un diagnostic de ce contexte. Cela peut passer par l’organisation d’assises de la recherche dans ce domaine qui associeraient des chercheurs français, des chercheurs internationaux et des représentants de différents acteurs du système de santé. Compte tenu de l’organisation actuelle du champ, de telles assises requièrent elles-mêmes un soutien institutionnel.
Bibliographie
Bibliographie
- 1Bartunek, J. M. and Rynes, S. L., “Academics and Practitioners Are Alike and Unlike: The Paradoxes of Academic-Practitioner Relationships”, Journal of Management, 2014, Vol. 40 No. 5, pp.1181-1201.
- 2Kieser, A., Nicolai, A. and Seidl, D., “The Practical Relevance of Management Research: Turning the Debate on Relevance into a Rigorous Scientific Research Program”, The Academy of Management Annals, 2015, Vol. 9 No. 1, pp. 143-233.
- 3Carton G., Mouricou P., A quoi sert la recherche en management ? Une analyse systématique des contributions au débat rigueur-pertinence (1994-2013), Etats Généraux du Management, Toulouse, 26-27 Mai 2016.
- 4Valette, C., Grenier, C., Saulpic O. & P. Zarlowski, L’intégration de l’économique et du médical à l’hôpital français : une analyse de la littérature, Politiques et Management Public, 2015, Vol. 32 No. 3, pp. 241-264.
- 5Sardas J-C, L’impact de la recherche en gestion de la santé, 6e Congrès Aramos, Cité Internationale Universitaire de Paris, 25 mai 2018.
- 6CNAM, Améliorer la qualité du système de santé et maîtriser les dépenses. Proposition de l’assurance maladie, Rapport au ministre chargé de la Sécurité sociale et au Parlement sur l’évolution des charges et des produits de l’Assurance Maladie au titre de 2018, 7 juillet 2017.