Couverture de JFP_049

Article de revue

Demande et anticipation

Pages 63 à 65

Notes

  • [1]
    P. Castoriadis-Aulagnier, « Demande et identification », L’inconscient, n° 7, 1968.
  • [2]
    G. Crespin, L’épopée symbolique du nouveau-né, Toulouse, érès, 2019.
  • [3]
    J. Bergès, Le corps dans la neurologie et la psychanalyse, Toulouse, érès, 2016.
  • [4]
    M.-C. Laznik, « La théorie lacanienne de la pulsion permettrait de faire avancer la recherche sur l’autisme », La Célibataire, 2000, p. 67-78.
  • [5]
    J. Lacan, « Le stade du miroir comme fondateur de la fonction du Je », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
  • [6]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI (1963-1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, éditions ali (hors commerce).

1«En ce début de dialogue, se profile l’interrogation du désir auquel sont assujetties de fait – et déjà – la demande de l’un comme la réponse de l’autre […] non seulement c’est dans et par la réponse que le sujet découvre ce qu’il ne savait pas demander, mais c’est l’objet qui lui est offert qui deviendra le support d’un premier processus identificatoire […] la mère désire que l’infans demande et l’infans demande que la mère désire, ceci représente pour nous la dialectique qui sous-tend l’identification primaire […] le demandeur, en s’offrant par cet appel à ce désir dont il est demandant, institue ce désir comme Cause de son propre désir […] l’infans est en premier lieu, ce qu’il découvre en une expérience inaugurale de plaisir, objet d’autant plus conforme à la demande qu’il en est la réponse anticipée. Il va offrir un premier support à la demande libidinale et va conjointement jouer la fonction d’un premier signifiant (ou représentant) du désir maternel [1]. » Ce dialogue demandeur-répondant, dans un investissement libidinal réciproque, semble illustré par une petite scène à l’heure du déjeuner : un bébé de 5 mois, bien installé dans sa chaise haute avec des coussins, Sophie la Girafe dans une main, se prépare à manger la purée que sa mère lui apporte. Mais ce n’est pas la nourriture qui l’intéresse, c’est appeler son père qui parle à un copain dans une autre partie de la pièce. En le regardant intensément, il s’égosille, s’époumone, s’étouffe (tous verbes impliquant le corps), sort de sa gorge des sons gutturaux, au risque de se faire vomir : c’est en effet par le même orifice, la bouche, que rentre la nourriture et sortent les sons que sont parole et langage. Cet enfant a quelque chose à dire à son père, veut qu’il le regarde, qu’il lui parle, qu’il s’intéresse à lui, qu’il le reconnaisse : son corps est tout animé de ce désir, en tension ; il est tout rouge, les yeux, la respiration participant à cet élan, à cette demande d’existence : ce n’est pas un appétit de nourriture mais « cet appétit formidable qu’a le nouveau-né bien portant à entrer en relation avec l’Autre [2] ». Le bébé n’est pas un réceptacle passif aux sollicitations des parents, mais est tout de suite actif, pris dans la relation à l’autre (l’Autre ?), participant, initiant, relançant celui ou celle qui le fait fonctionner et le met en éveil, dans un commerce posture moteur, de vocalises, de lalangue, précocissime, chargé de plaisir, d’excitation et d’érotisation réciproques. Et on connaît bien, depuis longtemps, l’importance dans la structuration psychique du bébé, de cette rencontre symbolique inaugurale et les ravages qu’occasionnent son absence ou sa difficile mise en place : dans le tissu signifiant dans lequel l’enfant vient au monde, rencontre inaugurale entre l’équipement sensori-moteur du bébé, le réel du corps, les rêves et projections imaginaires des parents, et la circulation des signifiants que l’enfant va accrocher.

2Avec ses mots, Jean Bergès évoque aussi l’enfant comme « réponse anticipée » à la demande de l’autre dans un corps « compétent à soutenir du signifiant » : « L’homme est une usine à fabriquer de façon inépuisable du signifiant et l’organique est sans doute la machine la plus rentable de l’usine » ; « le corps de la mère est un complément, un prolongement de celui de l’enfant en tant qu’il fonctionne, et non pas de son image. L’anticipation est le fait du fonctionnement dans son accrochage au signifiant […] le fonctionnement fonctionne quelle que soit la fonction, parce qu’il est pris par le signifiant ». C’est en se faisant l’adresse des mouvements et appels sonores du bébé que la mère et l’entourage le subjectivent ; dans leur attente, leur anticipation, le possible est créé, le futur est ouvert, en place : le bébé est supposé, prévu comme sujet, c’est ce que Jean Bergès appelait « la clinique de l’hypothèse ».

3Jean Bergès insiste sur deux points dans son ouvrage [3] :

41) « Comment rendre compte des rapports réciproques entre l’immaturité foncière du corps de l’enfant, motrice plus que posturale, et la projection anticipatrice dans le symbolique ? » La mère ou celle qui tient lieu doit être capable d’anticiper que « le fonctionnement des fonctions de l’enfant va déborder ce en quoi elle est elle-même la fonction » : elle doit pouvoir faire l’hypothèse de son propre débordement, supposer un fonctionnement chez lui autre que le sien, malgré une motricité et une fonction posturale immatures ; elle lui fait le crédit de son fonctionnement et suppose une réponse de sa part, « elle fait l’hypothèse que son enfant est capable de faire des hypothèses : il faut que la mère amène du symbolique, non seulement en parle, mais soit capable de faire l’hypothèse de son propre débordement. Il ne s’agit pas d’une qualité de la mère, c’est d’une qualité symbolique qu’il s’agit ». C’est l’hypothèse précoce du sujet à venir, déjà là.

52) « La motricité et la posture de la mère doivent être interrogatives et pas simplement mécaniques, indicatives et affirmatives […] c’est l’interrogation du mouvement qui suscite la demande de l’enfant, la mère anticipe l’autre qu’elle accompagne de ses paroles, elle suppose qu’il peut répondre […] Autrement dit, qu’elle ne soit ni une statue, ni une mécanique automatique. Cela suppose que le geste soit articulé au désir de la mère […] dans cette anticipation et cette interrogation, elle lui permet de faire valoir ce qu’il saurait. »

6Cette alternance d’élans mutuels, de relances pulsionnelles, de plaisir renouvelé dans les jeux, dans les vocalises, dans la langue, n’a pas été possible pour Aurélie et ses parents. Bébé apathique dès sa naissance, petite « poupée de chiffon » pâle ne répondant pas aux diverses sollicitations de l’entourage, Aurélie dort sans cesse, ne regarde autour d’elle que très sollicitée. La « cause » de cette passivité est une prétendue fausse route dans les premiers jours de l’allaitement. Le réel de cet « accident » arrête l’imaginaire des parents pour lesquels elle ne pourra être « His Majesty The Baby » : c’est « la ruine de l’hypothèse » (Jean Bergès) de cet enfant qui aurait fait leur jouissance. Et de fait, les demandes cessent, le bébé ne répond pas, les parents, inquiets, la laissent dormir, ne la redressant pas pour la nourrir, car elle est « toute molle » ; ils la sollicitent avec des objets – qu’elle ne regarde pas – sans le plaisir et l’érotisation habituels dans les échanges posturaux, moteurs et langagiers. Pas de troisième temps de la pulsion, ce moment où le bébé « se fait l’objet de l’autre » dans une grande jubilation, ce temps où advient un sujet pour un autre sujet. M.-C. Laznik [4] considère le ratage de ce troisième temps de la pulsion comme un signe précurseur d’autisme. Cette passivité décourage l’entourage qui se « passivise » à son tour : pas d’appel, pas de lalangue, pas de relance motrice ou langagière, pas d’émerveillement ; et pas de « stade du miroir [5] » ensuite, cette expérience fondamentale où l’enfant, dans une jubilation motrice de satisfaction, noue l’imaginaire au symbolique, dans la reconnaissance qu’il obtient de la mère et de l’entourage, dans « l’anticipation », la « précipitation du Je », comme dit Lacan. Aurélie a un retard important pour tout, la marche, le langage, la socialisation. On a évoqué pour elle un diagnostic de grande hypotonie de l’enfance, de dyspraxie, de dépression… Dépression maternelle ? Et (ou) dépression du bébé ne crochetant pas le désir de l’autre, ne cherchant pas à se faire reconnaître, à exister ? Pendant que la mère, l’entourage, dans une grande déception, ne peut interpréter un signe d’elle comme une trouvaille, un langage : « Le sujet, in initio, commence au lieu de l’Autre en tant que là surgit le premier signifiant [6]. »

7Le réel de cet « accident » initial a empêché les rêves, l’imaginaire des parents et ruiné les hypothèses qu’ils auraient pu faire sur la capacité d’Aurélie à faire des hypothèses, c’est-à-dire l’accès de cet enfant au symbolique. La rencontre a été laborieuse, chargée d’angoisse des deux côtés, dans la plainte et l’incompréhension. ■


Date de mise en ligne : 14/12/2020

https://doi.org/10.3917/jfp.049.0063

Notes

  • [1]
    P. Castoriadis-Aulagnier, « Demande et identification », L’inconscient, n° 7, 1968.
  • [2]
    G. Crespin, L’épopée symbolique du nouveau-né, Toulouse, érès, 2019.
  • [3]
    J. Bergès, Le corps dans la neurologie et la psychanalyse, Toulouse, érès, 2016.
  • [4]
    M.-C. Laznik, « La théorie lacanienne de la pulsion permettrait de faire avancer la recherche sur l’autisme », La Célibataire, 2000, p. 67-78.
  • [5]
    J. Lacan, « Le stade du miroir comme fondateur de la fonction du Je », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
  • [6]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI (1963-1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, éditions ali (hors commerce).

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