Couverture de JFP_047

Article de revue

Et l’enfant ?

Conversation avec Pascaline Rodiet - 4

Pages 102 à 108

Notes

  • [1]
    Précédemment thérapeute par le jeu au cmpp de la mgen. Formatrice, notamment à l’École des parents.

1 Dominique de Quay : Tu prélèves un trait pour chaque enfant. Un trait qui le singularise par rapport aux autres enfants.

2 Pascaline Rodiet : Je fais confiance aux enfants. Ils se rappellent ce qu’ils ont fait et reprennent le fil de séance en séance. C’est l’enfant qui se souvient de quelque chose. Nous faisons une co-construction en séance. De fait, même dans un truc vide, il y trouvera toujours quelque chose. Mais il y a des enfants qui ne sont plus simplement eux-mêmes, mais tous à la fois. C’est comme si la société ou l’école, en ce moment, produisait ça. En étant accueilli avec ouverture, l’enfant se rappelle ce qui s’est passé et si tu lui permets, il va reprendre le fil. Ce n’est pas grave si on ne se souvient pas. Si on lui fait confiance, c’est lui qui se souvient. Parfois, il reprend le fil sur un tout petit rien de la semaine précédente. Et on reconnaît tout de suite.

3 Beila Sciamma-Danan : Dans cet espace, ce lieu, il y a du matériel cassé. Je me souviens des armoires pleines d’objets de ce genre.

4 PR : Oui, tout à fait, comme dans leur esprit.

5 DDQ : Lieu et personne sont liés. Même si rien n’est directement à disposition. C’est vraiment la singularité de ce rapport lieu-personne qui compte. L’enfant trouve toujours un support pour dire. Tout fait indice pour lui. L’enfant va s’en emparer et en faire une répétition. De fois en fois, il reprend et c’est ce que tu appelles « le fil ». C’est point par point que cela se fait.

6 Eva-Marie Golder : Un enchaînement d’éléments qui fait écriture. L’objet, on nous le laisse même après le départ. Parfois, on le découvre après seulement. Noué à l’histoire de l’enfant. Chaque objet est aussi investi pour raconter l’histoire de l’enfant. C’est un faire, un faire penser. Un faire pour penser.

7 PR : Oui, parfaitement, c’est ce que Jean-Jacques Tyszler souligne dans le jfp n° 44, quand il dit que toute l’institution est lieu de transfert.

8 EMG : J’ai une autre question. Elle concerne les enfants que nous recevions au cmpp [centre médico-psychopédagogique]. Globalement, j’ai constaté une augmentation de la pathologie grave, parfois familiale. Plus celle-ci est manifeste, moins il y a de chances pour que l’enfant puisse construire quelque chose pour lui-même malgré sa pathologie. Notre défi était bien sûr de l’aider au maximum de nos possibilités, mais il faut bien admettre combien celles-ci sont limitées.

9 PR : Beaucoup d’enfants présentaient des éléments nettement autistiques, avec ce que cela impliquait de difficultés pour les aider.

10 DDQ : Ce n’était pas un répertoire autistique classique, isolé, du type Kanner. Est-ce qu’on ne se trouverait pas plutôt du côté du phénomène autistique tel que Bleuler l’a décrit ? Un autisme comme élément parmi d’autres choses ? Tel enfant te voyait par moments, puis il ne te voyait plus. Il faut bien dire que les parents se protègent aussi de ce qui est si difficile à regarder en face. Pour telle famille, on signalait bien que la maman avait de nouveau décompensé, qu’elle était à nouveau hospitalisée. On cherche alors des mots pour désigner ça, par exemple, bipolaire ou que sais-je. Mais combien difficile est-il de se dire « il/elle est fou/folle » ! C’est de l’ordre de l’impensable, la maladie mentale.

11 PR : C’est là où l’institutionnel compte. Il faut partager les difficultés sinon on ne peut pas avancer avec ces enfants. L’institutionnel prime.

12 EMG : Notre réunion de synthèse le lundi à 16 heures était vitale pour moi. On était un collectif à faire face. Sinon c’était la surdose de souffrance chez ces enfants, insupportable pour moi. Là, il ne s’agissait jamais de s’arracher l’enfant entre les différentes pratiques, mais de parler de lui, ensemble.

13 PR : Oui, s’arracher les enfants, ça ne peut pas être encore une fois une histoire de « mère ».

14 EMG : Le cmpp s’offre comme un espace entier pour l’enfant.

15 PR : Un enfant ne vient pas seul au cmpp. Mais il fallait veiller à ne pas s’occuper seulement des parents, leur donner une place, certes, mais sans oublier l’enfant. Certains enfants, plus ils avançaient, plus on les voyait décliner, en écho avec le délitement et l’immobilité des parents respectifs. C’était indispensable de partager ces difficultés. Avec telle petite fille étrangère dont la mère ne parlait pas français, on avait décidé de créer un groupe de jeu-comptines avec la mère, la petite fille et le bébé qui venait de naître. Et là, la fillette pouvait seulement se mettre à parler.

16 DDQ : Pas d’enfants sans mère, sans parents, sans ambiants.

17 EMG : Peu de ces enfants en extrême difficulté ont pu trouver une suppléance suffisante pour envisager une vie autonome.

18 PR : Oui, mais ces quelques-uns, ça nous soutient dans l’envie de continuer d’y croire.

19 EMG : Il y a dans ta pratique des éléments très importants : l’objet, la place, le temps. Les enfants, dans ton groupe, avançaient avec ça, mais ça ne peut aller mieux pour eux que si du côté des parents, il se passe aussi quelque chose, un déplacement.

20 PR : J’avais des rituels qui étaient indispensables : je tenais à ce qu’on se dise bonjour à chaque rencontre, chacun à sa façon, avec des mots différents selon l’enfant. Je me posais toujours la question : qu’est-ce qui se passe sur le seuil ? Là où le parent le dépose.

21 DDQ : L’enfant arrive, il est le matériel, de tout temps, tout est là. Quel point de vue, ce groupe d’observation ! Être en situation d’observation, observer et être observé. L’enfant est à la fois acteur et passif. Il vient et il est amené. Et du coup : que fais-tu de cela ?

22 EMG : Tu as eu la chance d’un temps long, grâce au dispositif du groupe. Nous vivons à une époque où tout s’accélère. L’enfant vit dans le tout tout de suite, et les écrans n’arrangent rien à l’affaire. Avec ça, les enfants sont de moins en moins capables d’une attention soutenue. Mondzain parle « d’écrasement » du temps. De manière tout à fait insensible, j’ai allongé la durée des séances avec l’enfant, pour aller au-delà de ça. Pour que l’enfant consente à lâcher cette agitation intérieure.

23 BSD : Dans les crèches, pour pallier ce problème, je lis des histoires.

24 PR : Récemment, à une fête des parents, j’ai lu des histoires et des parents m’ont dit : « Mais à la crèche ils ne font pas ça ! » L’enfant qui demande « encore encore encore », c’est tellement important !

25 BSD : J’ai observé dans certaines crèches que les enfants ne sont pas occupés à jouer. Ce sont des crèches qui ne vont pas bien. Un des signes est que quand j’arrive, les enfants sont immédiatement attirés par moi. En fait, ceux-là ne sont pas en train de jouer.

26 PR : Tu es étrangère, tu observes. S’ils viennent, c’est qu’ils ne sont pas en train de faire quelque chose de plus important, mais ils sont dans une sorte de vide, un manque.

27 BSD : Moi je chante aussi. Alors les enfants viennent. Je continue de chanter, et au fur et à mesure les enfants s’en vont… jouer. C’est comme si j’étais en train de créer une sorte d’atmosphère. Je chante un peu fort, dans les aigus, et ça crée une atmosphère, une ambiance. Le jeu devient possible.

28 PR : Tu les sécurises. Tu n’as pas besoin de jouer avec eux. Il y a un accrochage.

29 EMG : Ça suppose une ouverture à l’imprévu.

30 PR : Ah oui, ça me fait penser à une mère qui me disait tout le temps à propos de son enfant : « Vous verrez, il va faire ça, puis ça ! » L’enfant était autiste. Il n’y avait pas de place pour l’insu. Ce qui me paraissait important dans mon groupe, c’est que chaque enfant puisse effectivement faire ce qu’il a décidé de faire, mais qu’en même temps il apprenne à être attentif à ce que font les autres, ce qui fait qu’en même temps, ils faisaient quelque chose ensemble.

31 DDQ : Tu dis ça, tu insistes sur le fait qu’ils choisissent pour eux-mêmes tout en étant attentifs à ce que font les autres enfants.

32 PR : Et quand ils sont suffisamment bien eux-mêmes… ils sont ensemble avec les autres et on parle. Dans les « classes qui bougent », la table est construite comme un vélo d’appartement. C’est une façon de renoncer au cadre de l’école qui exige une forme d’immobilité du corps. Ça va de pair avec le fait qu’on délègue à l’enfant la décision de savoir comment il va travailler. Dans certaines classes, on a installé de gros coussins, comme ça s’ils n’ont plus envie de rester à leur table, ils se mettent dans les coussins, un peu comme à la maternelle. D’autres travaillent sous leur table. Dans les classes avec des pédales sous la table, les enfants bougent avec la moitié inférieure du corps pendant que l’autre moitié sert à travailler sur la table. C’est tout de même aussi une question de maturité d’accepter de ne plus bouger le temps de l’école.

33 DDQ : Je trouve que c’est intéressant qu’on soit arrivé à devoir prendre en compte l’agitation des enfants de cette sorte. C’est un constat d’échec. L’école essaie d’en faire quelque chose. À ce titre, c’est une expérience et donc intéressant, mais ce n’est pas dialectique.

34 EMG : C’est mieux que de les « ritaliniser » ! Tout à l’heure tu disais un mot important : « nourrir ». C’est une expression que Serge -Boimare a beaucoup utilisée : « nourrir ». Ça permet de reprendre le fil à propos du subtil et du substantiel. Le langage humain a cet avantage du double sens, propre et figuré, et tu l’utilises pour ces enfants-là. C’est vraiment ça, les nourrir. Serge Boimare dit que ces enfants toujours agités, explosés, ces enfants qui ont des moments de blanc quand ils doivent penser, n’ont pas été nourris.

35 PR : Ils n’ont pas été nourris de la bonne chose au bon moment, quand ils en avaient besoin. Malheureusement, on peut penser qu’on nourrit un enfant en lui donnant un jeu électronique.

36 EMG : Pas n’importe quoi n’importe quand. Par exemple, la mauvaise nourriture au mauvais moment, c’est également donner cent mille explications à un bébé de 18 mois pour lui dire qu’il doit mettre son gilet parce qu’il fait froid dehors. Lui dire que la météo, que le climat, etc.

37 PR : À 18 mois, il a besoin de toucher, d’expérimenter, de découvrir que c’est vrai qu’on peut avoir froid. On est un être sensoriel à cet âge. Les enfants que je recevais au cmpp avaient 2 ans de maturité. Ils découvraient le langage en emboîtant petit à petit les choses les unes dans les autres. On ne peut pas toujours dire qu’il s’agit de psychose. Beaucoup de jeux évoquaient des jeux de tout-petits.

38 DDQ : Je pense à un enfant qui était autiste, qui passait son temps à lire au fond de la pièce, mais il ne faisait rien d’autre.

39 PR : Accepter qu’il le fasse le temps qu’il lui faut pour apprivoiser la situation, remarquer qu’il est entouré d’autres. La capacité à être seul de Winnicott a à voir avec ça. L’enfant doit pouvoir jouer, et jouer en présence.

40 Par rapport à l’objet, il me vient autre chose d’important à préciser à propos de Montessori : elle insistait sur la préparation du matériel que l’enfant peut choisir pour jouer par essai-erreur, mais c’est lui qui choisit. On observe alors que l’enfant a différents temps de présence : même si ça n’a pas l’air, chaque enfant sait ce qui se passe dans le groupe et peut attraper s’il veut ce qui se fait avec un autre enfant.

41 BSD : C’est parce que chaque enfant a sa place dans le groupe que le groupe peut fonctionner.

42 EMG : Tu en développes un type spécifique de transfert, à savoir que dans un groupe d’enfants, chaque membre sait ce qui se passe avec l’autre. Du coup, leur jeu va se rejoindre.

43 PR : Et dès qu’un enfant manque, les autres vont réagir.

44 EMG : Ça mérite un développement.

45 PR : C’est une grande question, le groupe, pour certains enfants, est morcelant. Il faut alors proposer une prise en charge individuelle. C’est leur donner une chance de s’emparer des outils dont ils disposent. Nous devons être attentifs à eux, mais sans savoir à leur place. La bonne nourriture est celle qu’il faut et au bon moment. Hier, j’ai observé des parents dans le jardin avec leurs enfants. Les parents avaient amené deux buts de foot pour eux. Un des enfants a immédiatement déclaré qu’il serait au but. Pour l’autre, c’est le père qui a gardé les choses en main, dirigeant le jeu de l’enfant. Ça a tout changé. Quand on ne part pas de ce que l’enfant choisit, ça ne marche pas. L’enfant n’invente pas. Plus tard, le premier garçon avait choisi un jeu de société et la mère du deuxième garçon a tout de suite pris les devants en disant que son fils n’était pas du tout intellectuel, qu’il faut qu’il bouge tout le temps, qu’il ne peut pas se concentrer. Ce n’est pas une histoire d’être concentré ou pas : il est concentré si on lui donne quelque chose qui l’intéresse.

46 DDQ : Je pense à une séquence avec un petit garçon dont les parents disaient qu’il n’était pas concentré. Il avait pris une petite balle qui était sur ma table et on se parlait tout en se passant la balle. Et il était bel et bien concentré ! Et du coup, j’ai proposé de le faire avec le père. Au bout d’un moment, j’ai dit au père : « Il est bien concentré, votre fils, n’est-ce pas ? » Il m’a dit : « Oui, c’est vrai ça ! »

47 PR : Et tu as fait un aller-retour avec la balle. À l’enfant avec le but, on lui demandait juste de faire le but, rien d’autre, s’exercer à faire. Les parents sont à côté. Ce sont des parents très impliqués dans la vie de leur fils, mais on lui a donné un truc à faire, rien d’autre, comme un exercice à l’école.

48 DDQ : Ce qui s’était passé dans la séquence avec la passation de la balle, c’était que ça s’était présenté ainsi. L’enfant n’avait pas de but assigné. Il tripotait cet objet qui était sur mon bureau. Je me suis dit : « Tiens cet objet est intéressant ! Il se prête à l’échange. » En plus, ce qu’il y a d’intéressant, c’est que cet objet est soumis à la loi de la physique. Ensuite ça s’est déposé dans un certain temps. Le temps que l’objet parcoure l’espace, que je le réceptionne de ma main, que je le renvoie et en le visant. Pour cet enfant, il se passait quelque chose qui est de l’ordre de la faisabilité, qui échappe à notre propre vouloir et à notre contrôle. Tandis que le père qui dit à l’enfant : « Allez on va faire des buts », c’est autre chose. Tant qu’il y a un objet entre la volonté du père et la volonté de l’enfant, ça fait médiation. Entre la toute-puissance supposée du père et l’incapacité supposée de l’enfant, l’objet installe sa propre loi.

49 EMG : C’est un point très important. Pour qu’un enfant prenne en charge tout ce qu’il ne sait pas faire, on ne peut jamais aller au-delà de la limite de l’objet, du réel de l’objet qui résiste. Ce que tu décris, c’est exactement ça : cette balle fait ce qu’elle veut, selon ses caractéristiques physiques. C’est le réel qui échappe.

50 PR : Ce que vous m’aidez à préciser, c’est que j’avais le sentiment qu’on ne permettait pas à cet enfant, on lui prêtait une impossibilité, et en fait c’est le sentiment dont le père est animé. Cet enfant-là, si j’avais eu le temps, on aurait aussi pu faire des jeux de société avec lui. On s’investit en lui montrant le vélo, etc, et du coup, parce qu’il est déjà classé, il doit être dehors, il doit faire du sport.

51 DDQ : En même temps, ça révèle le désir du père par rapport à ce fils, ce qui est déjà beaucoup.

52 EMG : Le désinvestissement de l’enfant du fait que ce n’était pas l’objet que lui-même aurait choisi est interprété en « Il n’est pas ceci-cela ». Je me souviens d’un enfant de 6 ans environ qui venait avec un de ces monstres qui se désarticulent et il n’arrivait plus à le remettre en place. C’était un désespoir pour lui, parce ce n’était pas un objet pour son âge. Alors il disait : « Mais papa sait faire ! » Lui pas. Il était là, face à son impuissance et c’était l’horreur.

53 PR : Au jardin d’enfants, j’avais parfois l’impression que j’ouvrais des voies aux enfants qui n’avaient pas encore été ouvertes. Par exemple, avec le sable.

54 DDQ : Chez l’enfant, c’est mystérieux, le petit humain, tout est possible. On ne peut pas tout ouvrir, tout réussir, mais c’est rattrapable longtemps. Ce qui est plus difficile à rattraper, ce sont les parents.

55 EMG : Il y a toujours cette question : répétition névrotique ou automatisme psychotique ?

56 DDQ : Chez certains enfants, on voit que la répétition est clairement du côté de quelque chose qui se dirige vers la névrose obsessionnelle.

57 EMG : Sauf que quand il y a absence d’adresse, on est du côté de la psychose. Une chose me frappe souvent : chez l’enfant, on peut avoir des phénomènes d’une catégorie x lors d’une séance, d’une catégorie y une autre fois, etc. Ce n’est pas encore totalement cristallisé comme chez l’adulte. Ça bouge. Tout le dsm y passe, parce que ce n’est pas encore posé. J’ai vu des jeunes adolescents partir de leur travail thérapeutique avec une belle névrose obsessionnelle, alors qu’au départ j’étais persuadée qu’il s’agissait d’une psychose.

58 PR : C’est une question d’ouverture. Je n’aime pas poser de diagnostic, ce n’est pas mon travail. Mon choix est de suivre ce que l’enfant amène en lui permettant d’occuper sa place de sujet, à sa manière.

Notes

  • [1]
    Précédemment thérapeute par le jeu au cmpp de la mgen. Formatrice, notamment à l’École des parents.
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