Couverture de JFP_044

Article de revue

Quelle spécificité du travail avec un enfant dans un service de pédopsychiatrie ?

Pages 8 à 13

Dans différents échanges que nous avons eus avec Jean-Jacques Tyszler, des sujets très différents ont été abordés. Nous avons pris le parti dans ce numéro de découper ces conversations pour donner à chaque sujet traité une place spécifique.

1 Eva-Marie Golder : Nous savons que tu es arrivé dans la pédopsychiatrie sur le tard. Dis-nous cette rencontre particulière.

2 Jean-Jacques Tyszler : C’était un changement radical. J’y suis arrivé tard sans avoir fait particulièrement une spécialisation en pédopsychiatrie. Le travail s’y présente de manière très différente par rapport à la psychiatrie de l’adulte : ce qu’on appelle la clinique de l’enfant est vu à travers des métiers très variés, chacun a sa spécialité. Avec l’enfant, il se pose en effet la question de savoir ce qu’est la haute clinique psychiatrique. Il faut plusieurs regards, des regards différentiels et le point de départ est la surprise, alors même qu’une lecture à partir du tableau clinique adulte est toujours possible, mais insuffisante la plupart du temps. Il faut garder à l’esprit le fait qu’on ne peut pas combiner les bilans isolés pour obtenir la totalité du tableau pour l’enfant. Il faut dialectiser.

3 EMG : Peux-tu préciser cette question de la spécificité ?

4 JJT : On ne sait pas tout isolément. Le tableau clinique chez l’enfant est multiforme et pose en premier lieu la question du symptôme ou du trouble. Quelle plainte, quelle souffrance, quel trouble le plus apparent ? Les écoles nous adressent beaucoup d’enfants. Mais dans le trouble de l’apprentissage, de quoi s’agit-il ? Cognition ? Problématique névrotique, psychotique ? Ou problème de motricité ? Sans l’aide de collègues plus spécialisés, l’avis est difficile. Il faut les regards de la psychomotricienne, du psychopédagogue, de l’éducatrice, de l’orthophoniste. Le tableau clinique de l’enfant est à la fois classique et non, il nécessite des compléments. Il en est de même dans la prise en charge par la suite.

5 EMG : La pédopsychiatrie continue de se chercher. Elle se démarque nettement de la nosographie classique des aliénistes pour les adultes. Tu peux nous dire ce qui motive cette différence ?

6 JJT : On a du mal à spécifier, en effet. La difficulté est que cette psychopathologie ne fonctionne que sur une nosologie, une sémiologie, psychanalytique. La sémiologie psychiatrique classique n’y a jamais été vraiment en usage. Les mots utilisés restent de tradition analytique. Pourtant, on ne peut pas uniquement parler de mécanismes psychiques, il faut un corpus nosographique. Il faut admettre que le refus d’utiliser les classifications psychiatriques a parfois une dimension idéologique.

7 Dominique de Quay : Comme si ça ne pouvait pas se penser.

8 JJT : Il y a tension entre processus et structure. Il faut accepter que derrière les processus, il y ait des structures qu’on ne peut pas bouger. Mais il y a des collègues qui ne travaillent que dans les processus et parient sur la capacité de l’enfant à bouger. On peut d’ailleurs se demander si Lacan, à la fin de sa vie, n’a pas fait une sorte d’ouverture dans ce sens.

9 EMG : Selon les lieux, selon les interlocuteurs, même pour parler d’un seul et même enfant, les mots qu’on choisit ne sont pas les mêmes, tant il est vrai qu’il y a une sensibilité de certains quant à l’utilisation de termes comme celui de psychose, de transfert.

10 JJT : Ne travailler que sur un domaine peut figer. Dans la clinique, structure et processus sont intimement liés, mais tenir les deux mots sans en rejeter un reste un pari. Comment garder à la structure un côté processuel ? On peut considérer le structuralisme comme dynamique. En neurologie, on parle de plasticité. Mais tout n’est pas plastique. Il faut aussi prendre en considération qu’avec le jeune enfant, on est avant le mur de la sexualité. Les choses vont se cristalliser vers 16-17 ans.

11 DQ : Peut-être faudrait-il s’appuyer sur un exemple pour illustrer les questions que nous pose la prise en charge d’un enfant. Pourquoi pas Enzo ?

12 EMG : Il mériterait à lui tout seul une monographie. Il est arrivé au cmpp il y a deux ans comme un animal sauvage et aujourd’hui, nous constatons qu’il est en train de construire « une autre scène ».

13 JJT : Il ne faut pas aller trop vite : ce qui est significatif et qu’on vit dans le transfert avec l’enfant, ça existe aussi avec l’adulte. Quand quelque chose est incarcéré, incorporé par le malade, le corps du praticien peut s’incorporer dans la vie psychique de celui-ci, comme par exemple dans l’érotomanie. Chez l’enfant, le praticien est incorporé, au même titre que les autres « autres », et fait surgir contre toute attente quelque chose comme un tenant lieu. Il y a une scène qui a sa centralité, mais qui n’est pas de l’ordre du fantasme. La présence de ce tenant-lieu d’une scène est à la fois mystérieuse et opératoire. L’enfant a bien incorporé un des bouts de corde du praticien, pour prendre la topologie des nœuds ou du tressage. Le travail avec l’enfant semble créer des espaces topologiques, une forme scénique.

14 DQ : Pour moi, il y a quelque chose de l’ordre du synthome. Enzo est arrivé terrorisé par les monstres, et maintenant, il est en train de construire son œuvre, à partir de son monde de monstres, construisant en concentricité autour de cette thématique. Il y a eu une pré-scène, une petite année après le début du travail avec lui. Enzo est dans la salle d’attente. J’arrive et lui dis : « Bonjour Enzo ! » Il se tourne vers la grand-mère qui l’accompagne et dit : « Tu vois, je ne suis pas un monstre, elle n’a pas peur. » La grand-mère, en me regardant, dit : « Non, tu sais bien que tu n’es pas un monstre. » Moi : « J’aurais dû avoir peur ? » À ce moment-là, quelque chose s’est cristallisé pour lui. Nous, on s’est mis autour de lui, tous en séance. (Dans ces séances, il y a toujours Eva-Marie Golder et les stagiaires psychologues, psychanalystes, psychiatres.) Il a mis en place quelque chose de l’ordre d’une construction d’une pré-scène qui a tenu. C’était là. Il y a quelque chose de topologique : une corde roulée trois fois autour d’une bitte d’amarrage tient par le frottement, sans être nouée.

15 JJT : Je suis toujours hésitant à employer le mot de sinthome. La première raison est liée à son utilisation. Ce terme est réservé à quelques lecteurs de Lacan. Il faut trouver un autre nom pour parler de ce que l’enfant crée dans l’imaginaire. L’« autre scène », comme dénomination, me paraît pour l’instant mieux. Les collègues qui vont vous lire vont comprendre ce que vous voulez dire, mais pas en lisant « sinthome » qui reste un concept réservé à un cercle d’initiés. Créer une autre doublure scénique, ça mérite un temps d’élaboration théorique. Il y aurait donc une forme technique qui permettrait la création de cette autre scène. Ce sont des scènes structuralement pas tout à fait identiques au travail avec l’adulte, mais cela n’empêche pas d’utiliser les grands mots fondamentaux pour se faire comprendre. Comment dire qu’une scène se construit ?

16 EMG : Un seul thérapeute ne suffit pas, dans ce genre de cas. On était toujours plusieurs. Enzo nous a fait entrer dans son jeu, le soir, en séance (en hiver, il était toujours reçu en fin d’après-midi, dans un bureau éclairé, lui permettant des jeux infinis de présence-absence grâce à l’interrupteur), en éteignant la lumière. Il a fini par repérer chacun de nous dans le noir et par nous attribuer à tour de rôle le rôle de monstre. Ce n’est que peu à peu qu’il a accepté l’idée de ne pas chercher le monstre derrière le mur, mais de nous en faire jouer le rôle, chacun son tour. Ensuite seulement, il a accepté d’allumer la lumière. Et peu à peu, il a fini par nous attribuer en quelque sorte le rôle de monstre partiel, un monstre, pas si monstrueux que ça, comme le connaissent tous les enfants, avec ce frisson du « peut-être vrai ».

17 DQ : Il nous a fait entrer dedans, nous nous y sommes rendus. On a accepté la matérialité de son discours.

18 JJT : Entrer dans le délire, en France, on ne l’a jamais fait ; ailleurs oui. Probablement l’influence de Lacan a joué. Nous n’accompagnons jamais le délire chez l’adulte. Et chez l’enfant, à quoi on participe, quand on prête sa corde ? Comment cette présence ne sert-elle pas simplement à la réduplication du délire, mais à la création d’une sorte de vacuole ?

19 EMG : La redistribution des rôles à partir du noir, puis dans la lumière, a précédé la scène dans le couloir dont parlait DQ tout à l’heure.

20 JJT : Il y a un terme de Marcel Czermak : la « décomposition spectrale des éléments transférentiels ». Il se peut que dans les travaux avec l’enfant, on participe à quelque chose d’analogue. La décomposition va emprunter des polarités. Ça fait un processus au sein d’une structure. C’est dans l’après-coup qu’on peut dire que ça s’est passé. Il y a des points de reproductibilité.

21 DQ : On a un principe dans ce travail : il y a un respect absolu de son vocabulaire, on n’a jamais apporté un nouveau mot.

22 JJT : Comment, dans une forme de réduplication, des éléments de répétition peuvent-ils apparaître ? Quand vous reprenez « monstre », c’est une répétition, mais pas une réduplication. On passe d’une structure biface à un temps mœbien, on a touché un petit décalage. Et de ce jour, l’enfant inconsciemment sait que ça s’est passé. C’est ce que j’appelle la création d’un pacte. Ça crée un point mœbien sur une surface structuralement non mœbienne, un espace fini dans quelque chose de totalement stéréotypé, infini.

23 EMG : Il y a quelque chose du miroir qui se joue. Dans son article sur le stade du miroir, Lacan parle de Je-idéal, un terme qu’il n’utilise plus jamais ensuite, mais qui me paraît le bienvenu dans le processus structural. Il le définit comme point initial du stade du miroir. Dans le travail qu’on a fait avec Enzo, on s’est prêtés à ce qu’il vive quelque chose de ça. Il était en confiance en distribuant les rôles dans le noir aux uns et aux autres, en les différenciant déjà lors de cette attribution. En parallèle, il a commencé le dessin figuratif. C’est ensuite qu’il y a eu cette scène dans la salle d’attente avec Dominique de Quay. Peu après, une autre scène a eu lieu. Jusqu’alors, j’avais accepté qu’il amène des jouets de l’extérieur en séance et qu’il s’en serve. Ce jour-là, je me suis dit : c’est le moment de faire comme je fais avec tous les autres enfants, en demandant que les objets venant de l’extérieur attendent d’être repris à la fin de la séance. Je lui dis donc de mettre de côté la petite voiture qu’il a amenée. Hurlements. Puis au bout d’un moment, il a fini par obtempérer. « Je m’ennuie », me dit-il. « Formidable », est ma réponse. Il tourne un peu en rond, puis, brusquement, il me raconte un rêve. Un autre espace s’ouvre.

24 JJT : L’enfant psychotique n’épouse pas le discourcourant. Il traite tout comme discourcourant. L’écriture du fantasme oblige à penser la chose sur un plan constructiviste.

25 EMG : Est-ce qu’on pourrait dire qu’Enzo était une réduplication du grand-père (très impliqué dans la vie de l’enfant, mais lui-même fragile et agité) ?

26 JJT : Il partage le réel du grand-père.

27 EMG : Suite au récit du rêve, Enzo a donné des précisions sur sa vie comme il n’avait jamais fait auparavant, se situant dans la généalogie. Il y a eu une narration. Les mécanismes de construction du fantasme sont là, avec une forme de plasticité. Quand ils sont ensemble, Enzo n’est pas collé au discours, mais au grand-père lui-même. Au moment de l’élaboration du rêve, il donne des précisions qui hiérarchisent ses émotions. « Dans mon rêve, j’ai eu peur, dit-il, j’ai peur des piqûres, j’ai aussi peur d’avoir peur », une construction, donc, tout en finesse, d’un espace feuilleté. Ce qu’il a prêté au chœur grec (notre groupe de stagiaires) lui a permis de construire quelque chose de l’ordre non du représentant mais de la représentation, occupant des places spécifiques dans ces espaces différenciés.

28 JJT : Il y a un point, qui touche à la position de l’enfant par rapport au miroir. Est-ce qu’on passe ou pas, dans le schéma optique ? Quelque chose de sa présence au miroir est resollicité mais ce n’est pas un retour au miroir. Le miroir du transfert fait jouer quelque chose qui fait abouchement au tenant-lieu du fantasme. Ça fait comme dans Lewis Carroll, le passage du miroir. Ça forme un récit.

29 DQ : Si l’œil est dans un certain endroit (par rapport au miroir de Bouasse), l’image réelle peut advenir comme objet virtuel

30 JJT : On a une idée de ce processus par des séances qui se racontent. Ça a lieu dans une séance spécifique. Il y a une préparation de structure et un jour, ça a lieu. On touche alors à un point du schéma. Ça remobilise. On rejoue, mais on ne revient pas en arrière. Ce point resollicité a rendu le sujet à nouveau disponible au miroir et vient aussitôt à être repris sous forme narrative ou tout équivalent scénique. C’est un moment structurant. Une répétition, et ça répète du non-advenu, mais immédiatement, c’est une répétition et non une réduplication. Ça répète ce qu’il vient de créer. Ça abouche différentes formes imaginaires. Évidemment quand on touche à un bord, on touche immédiatement à tous les autres. On recrée du symbolique, des formes de limite avec le réel.

31 DQ : Une question est tout le temps agitée pour Enzo : « Je ne suis pas un monstre. »

32 JJT : L’espace feuilleté me paraît une idée bienvenue. Quand Enzo crée cette suture dans l’imaginaire, ça n’annule pas la structure sous-jacente. Ça permet de vitaliser la meilleure part de la personnalité, le mode sous-jacent qui peut apparaître plus tard, comme pour l’homme aux loups. Les deux sont restés en concurrence.

33 EMG : Fondamentalement, le trouble de l’association, au sens de Bleuler, reste.

34 DQ : Le frottement crée l’électricité, crée une chose étrangère aux deux matériaux en présence.

35 JJT : Il y a une relance du miroir. Une réinterrogation. Il vaut mieux marcher en boitant que pas du tout, comme dit la Bible.

36 DQ : La topologie veut qu’on soit à l’intérieur du cône.

37 EMG : C’est ça le pacte.

38 JJT : Ça n’empêche que certains reviennent nous voir pendant des années.

39 EMG : Est-ce qu’on peut dire que cet enfant est dans un réel d’a-sujet ? Il dit par son agitation maniaque au début de nos rencontres : « je ne suis pas », puis il y a la scène de la frustration avec la petite voiture, le remaniement de ces choses qui reprennent les mêmes mouvements fondamentaux. Pas pour les refaire, mais pour relancer un processus qui ne va pas fermer la béance originelle, qui rejoue en suppléance quelque chose qui peut faire point d’appui auxiliaire.

40 JJT : Dans le travail avec l’enfant, les termes analytiques deviennent opératoires. Les mots de la théorie deviennent covariants. Le miroir, la linguistique, les nœuds. Ces mots sont des opérations. Face au réel, une négation va venir et permettre une construction. C’est l’importance de la casuistique. À partir des cas partagés avec des références théoriques, on arrive à approcher un point de difficulté, voire de travail, pour que ça soit transmissible, pour qu’il y ait un point nouveau. Pourquoi depuis cent ans, on reparle toujours de l’homme aux loups ?

41 EMG : Un point est crucial : tu imagines bien que sans noter de manière exhaustive chaque séance, on n’aurait pas pu faire ce travail d’analyse du parcours d’Enzo. C’est la plus grande difficulté que rencontrent mes collègues. Le travail avec l’enfant est extrêmement délicat du fait de la totale imprévisibilité des éléments de la séance. Si on ne note rien, on ne retient que ce que nos propres représentations nous font raconter, et sur le versant névrotique, bien entendu, et on passe à côté du réel de la séance. Sans oublier qu’écrire une séance prend parfois plus de temps que la séance elle-même. Mais ça, nous le devons à l’enfant.

42 JJT : Il faut qu’on prenne acte de ce déplacement des questions posées. Freud, Lacan n’ont pas vraiment traité la question de l’enfant. Il est nécessaire de préciser les usages, de dire par quel bord les surprises et les défaites nous sont venues.

43 EMG : Ça nous a permis d’aller au-delà de la clinique molle, vers quelque chose de charpenté.

44 JJT : La clinique infantile a sa consistance. Il y a une responsabilité, une importance des petites vies qui nous sont confiées. Dans notre travail au jour le jour, nous constatons qu’il y a de nouveaux accompagnants. Ce ne sont plus les bonnes de l’homme aux rats, mais les grands-parents. C’est une donnée sociologique, et cela donne une allure très différente aux devenirs des enfants aujourd’hui.

45 DQ : Comment articuler alors la clinique psychiatrique et la psychanalyse ?

46 JJT : Le plus important, ce sont les surprises. S’il y a à coup sûr des structures cliniques en clinique de l’enfant, mais, pour avancer, il ne faut pas tronçonner la psychanalyse, en prélevant juste les éléments qui nous arrangent. Elle reste générale. Et il est important de la reprendre sur ce plan-là. Mais par quel biais ? Le Lacan des nœuds n’est pas le même que celui de la séparation-aliénation. Il ne faut pas le rendre trop abstrait, mais revenir sur le rapport avec la clinique spécifique et avec des mots pas trop conceptuels si on veut que ça soit transmissible.

47 EMG : L’enfant n’est pas dans la résistance, mais s’empare du transfert sur le versant symbolique pour nous faire travailler avec lui. Les parents sont dans la résistance, sur le versant imaginaire. On a affaire aux deux en même temps. Ce que je vise, c’est le rapprochement des deux modalités pour qu’elles se conjoignent en un point de rencontre dans lequel le parent résistant peut se reconnaître en miroir dans ce que l’enfant met en scène pour lui.

48 JJT : C’est le passage de la réplication à la répétition, que j’appelle point mœbien. Maintenant, il faut trouver un mot pour l’abouchement des deux imaginaires ; j’évite vraiment l’utilisation du sinthome.

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