Notes
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Psychologue, csapa.
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J. M. Forget, L’adolescent face à ses actes… et aux autres, Toulouse, érès, 2013.
1Depuis quelques années, nous, professionnels qui intervenons en Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (csapa), sommes de plus en plus sollicités pour construire des dispositifs de prévention et d’intervention précoce en direction des jeunes consommateurs. Ce dispositif de Consultations jeunes consommateurs (cjc) répond à une commande sociale, ambitieuse et quelque peu déroutante, qui mérite d’être précisée dans un premier temps : intervention précoce pour retarder l’initiation aux produits et favoriser l’accès aux soins.
2Ce positionnement semble pointer les premières expérimentations en elles-mêmes comme dangereuses… Mais de nombreux jeunes expérimentent différents produits à l’adolescence sans pour autant y revenir, encore et encore, jusqu’à se trouver pris dans l’addiction. Cette inquiétude par rapport aux premières consommations fait écho à un discours social qui surestime la solution chimique, avec la crainte, peut-être, que l’effet trouvé dans les premières consommations soit trop satisfaisant et piège le jeune.
3Peut-être peut-on entendre aussi dans cette injonction l’idée que tous les jeunes seraient de potentiels futurs addictés et donc, qu’il faudrait tous les rencontrer avant, aller vers un public qui ne rencontre pas encore de problèmes liés à sa consommation, ou du moins ne s’en plaint pas, pour repérer ceux dont les pratiques constituent un risque, pour eux-mêmes ou pour la société. Plus précisément, nous sommes engagés à « prioriser » les actions en direction des jeunes en situation de vulnérabilité, c’est-à-dire les jeunes en rupture scolaire, familiale, etc. Il est donc demandé aux professionnels de l’addictologie, entre autres, de « prévenir le décrochage scolaire », de « soutenir les parents dans leur rôle éducatif », de forcer la rencontre là où le jeune court-circuite le lien à l’autre et, peut-être, menace la cohésion sociale…
4Pour répondre à ces missions, je suis surprise de la directivité dont font preuve nos tutelles en termes de modalités de réponse. Les textes auxquels nous devons nous référer recommandent des façons de faire très précises : apporter des réponses brèves et efficaces, grâce à des outils d’évaluation standardisés, pour agir dès les premiers stades de la consommation, justifier d’un projet thérapeutique adapté et de savoir-faire spécifiques, moderniser les outils, apporter des informations et des conseils à l’entourage. Tout se passe comme si le devenir des jeunes consommateurs dépendait de la technicité des professionnels qui les rencontrent, sommés de pouvoir apporter des réponses performantes.
5C’est à partir de ces impératifs que nous tentons de construire des dispositifs en direction des jeunes consommateurs qui se déclinent de différentes façons :
- l’ouverture de temps de consultations dédiées aux jeunes et/ou à leur entourage ;
- des propositions de rencontres et d’échanges avec les travailleurs sociaux, qui accompagnent des jeunes et sont confrontés à la question des consommations. Ce qu’ils nous disent le plus souvent, c’est qu’ils se heurtent à des jeunes qui consomment régulièrement des produits, essentiellement du cannabis, qu’ils ont l’impression que ça entrave la poursuite de certains projets, mais qu’ils ne peuvent pas en parler avec les jeunes, qui revendiquent leur bon droit à fumer et assurent que leurs consommations n’ont aucun impact négatif sur leur vie. Ainsi, ils décrivent une situation « bouchée », qui ferme le dialogue. Notre travail consiste souvent à les aider à déconstruire certaines représentations par rapport aux addictions et à les aider à entendre la fonction que peuvent prendre les produits dans le fonctionnement général et singulier de l’adolescent. La consommation n’est pas la cause de toutes les difficultés, elle s’avère fréquemment être plutôt une modalité d’évitement ou de réponse à ces difficultés ;
- des actions de prévention collective.
6Ces différentes actions ont aussi pour but de faire repérer cette offre d’écoute que nous proposons, de nous constituer non pas comme un lieu de réponse mais comme un lieu d’adresse possible.
7Ainsi, un public différent de celui que nous accueillons au csapa vient nous rencontrer dans le cadre de ces consultations et s’empare de notre offre d’écoute.
Qui recevons-nous au sein des cjc ?
8La première chose frappante est la diversité des publics et des demandes que nous recevons. Il est difficile d’y repérer des constantes. On peut néanmoins dégager un point commun qui sous-tend ces demandes, c’est l’enjeu propre à l’adolescence d’un passage, d’un franchissement, qui ne s’opère pas et produit chez l’adolescent et/ou son entourage le sentiment d’être dans une impasse.
9Nous recevons dans ce contexte :
- des parents inquiets, alertés par le comportement de leur enfant (décrochage scolaire, désinvestissement de ses pôles d’intérêt, agressivité), qu’ils supposent lié à sa consommation de substances psychoactives ;
- des familles (le jeune accompagné d’au moins un de ses parents) en crise, qui viennent mettre en scène plus que nous dire les difficultés et conflits au sein de la famille ;
- des jeunes qui semblent plutôt prendre appui sur des questions en lien avec leurs consommations pour dire d’autres difficultés auxquelles ils se heurtent.
10L’idée est de différer et d’introduire un écart entre la demande ou la non-demande du jeune et celle de son parent, afin que des places différenciées soient d’emblée reconnues.
11L’expérience montre que souvent il ne s’agit pas d’attendre que l’adolescent formule une demande et un travail préalable est fréquemment nécessaire avec ceux qui s’inquiètent et nous alertent.
Demande des parents
12En général, ce qui conduit les parents à nous solliciter, c’est l’expertise qu’ils nous supposent. Ils sont inquiets, envahis par des représentations très angoissées sur les drogues, qu’ils dénoncent comme responsables des difficultés rencontrées par leur enfant. Ils demandent des conseils quant à la façon dont ils peuvent se positionner, la conduite à tenir pour aider leur enfant. Les plus angoissés veulent savoir s’il existe des méthodes de sevrage efficaces et rapides qu’ils pourraient proposer ou imposer à leur enfant.
13L’enjeu des premiers entretiens est de ne pas céder à l’urgence éprouvée par les parents, de les engager à en dire un petit peu plus sur le contexte de leur démarche. Il ne s’agit pas de banaliser les risques liés aux consommations du jeune, mais de ne pas céder à une demande qui situe ces consommations comme un problème à éradiquer. L’idée est de pouvoir appréhender comment les consommations viennent s’inscrire dans la vie du jeune et de la famille.
14La question des consommations à l’adolescence vient souvent couvrir des enjeux douloureux liés à l’autonomisation du jeune. La consommation apparaît pour l’adolescent comme un compromis entre le désir de s’autonomiser et les angoisses que suscite le fait de se différencier, s’affirmer, s’éloigner (angoisses qui peuvent être directement liées à une angoisse symétrique chez l’un ou les deux parents). Ainsi, les consommations, dans un contexte de transgression des règles familiales, constituent dans le réel un espace illusoire de liberté pour l’adolescent, peut-être le seul possible. Mais les consommations sont interprétées par ses parents comme un signe de manque de maturité, qui les conduit à resserrer leur contrôle. Les parents, sous couvert de ne pas pouvoir « faire confiance », peuvent littéralement se substituer au jeune dans l’opération de choix qui lui incombent et « faire à sa place », attendant parfois de nous qu’on se substitue à notre tour à eux pour « les soigner ».
15La consommation peut aussi s’inscrire comme une conduite d’opposition pour le jeune, donnant alors lieu à un « bras de fer » entre lui et ses parents autour de l’enjeu de la poursuite des consommations. Dès lors, comme le souligne Jean-Marie Forget, l’adolescent n’engage rien de lui-même dans cette mise en acte, « il n’y a que le frein qu’il exerce contre les sollicitations de l’autre qui se révèle. Il n’y a pas de marques de son désir. C’est la surenchère des refus et des affrontements [1] ».
16Enfin, les consommations peuvent prendre valeur d’appel à l’autre, quand la parole est récusée. Dans ce cas, comme le souligne Jean-Marie Forget, l’adolescent ne veut rien savoir de ce qu’il met en scène. La façon dont la consommation du jeune a été découverte par les parents est généralement éclairante. Il est très fréquent que les adolescents laissent traîner des preuves de leur consommation.
17Les parents peuvent avoir besoin de l’appui d’un tiers pour les accompagner dans un travail de deuil qui leur permette de reconnaître leur enfant différent de ce qu’ils imaginaient, de cesser de « faire à sa place », d’infléchir leurs attentes, ou de consentir à le laisser se dégager d’une place d’objet qui présentifie la jouissance du couple parental. C’est en ce sens qu’un travail avec les parents semble souvent une condition nécessaire pour ménager à l’adolescent une place d’où il pourra commencer à assumer une position subjective.
18Notre non-réponse partielle est parfois insupportable, même quand la rencontre a donné lieu à un échange riche. Il peut être déroutant de constater à la fin d’un entretien d’accueil qu’aucun intérêt n’est accordé à ce qui vient d’être dit, comme s’ils avaient consenti à me parler seulement pour me transmettre des informations afin que je leur donne en échange une solution rapide et efficace (« Concrètement, vous proposez quoi ? »). Mais le mécontentement exprimé parfois avec véhémence n’implique pas forcément une absence d’effet de la rencontre. En tout cas, c’est ce que m’engagent à penser d’une part la violence des réactions à nos manques, et d’autre part la surprise de voir quelquefois revenir certaines familles quelques mois plus tard.
19C’est le cas d’une famille rencontrée à plusieurs reprises sur une période de plusieurs mois. C’est le père qui avait appelé le centre pour prendre rendez-vous rapidement pour son fils. Une de mes collègues psychologue l’avait rappelé et il lui avait parlé de son fils âgé de 19 ans, déscolarisé après trois tentatives de l’inscrire en classe de première, scolarité qu’il avait mise en échec chaque année quelques mois après la rentrée, selon lui en raison de son addiction aux jeux vidéo. Ce papa expliquait qu’ils avaient déjà tenté de nombreuses choses avec sa femme : changement d’établissement, éloignement géographique sans succès, etc. Ma collègue, interpellée par la violence verbale de ce père à l’endroit de son fils, lui avait proposé de venir dans un premier temps me rencontrer seul pour parler de ces grandes difficultés qu’il lui faisait entendre.
20C’est dans ce contexte que j’ai rencontré ce papa pour la première fois. Il décrivait avec beaucoup de détails les difficultés que son fils faisait vivre à la famille entière depuis quatreans. L’enjeu des conflits entre le père et le fils, qui pouvaient aller jusqu’à des altercations physiques, se cristallisait autour des questions de la scolarité et du temps passé par le fils sur l’ordinateur.
21Le père expliquait qu’il venait d’une famille modeste et qu’il avait énormément travaillé pour accéder au poste à responsabilité qu’il occupait désormais. Il insistait sur ce qui constituait pour lui une valeur familiale de « travailleur ». Aussi, le souhait revendiqué depuis peu par son fils de devenir « joueur pro » lui était insupportable. Il pouvait dire la dureté dont il faisait preuve à l’égard de son fils. Il disait aussi traverser lui-même une période douloureuse. En fin d’entretien, il résumait sa demande de la façon suivante : « comment le sortir de là ? », sachant qu’il ne savait pas si son fils accepterait de venir.
22Je lui proposai de nous revoir, son fils pouvant l’accompagner s’il le souhaitait. Il revint la semaine suivante, seul. Il répéta beaucoup de choses de manière identique à la semaine précédente concernant le comportement de son fils, plaquant le même discours relatif à son idée de ce que son fils devrait faire pour réussir. Il dit aussi l’insupportable pour lui de ce que son fils lui donnait à voir de son état léthargique. Je l’interrogeais plus précisément sur sa vie d’homme et de père. Il se mit à parler de façon plus posée et émue, faisant notamment entendre sa difficulté à repérer ce qui le liait à son fils, dans lequel il disait « ne pas se reconnaître ». À la fin de l’entretien, il me dit que c’était quand même son fils qui avait un problème, pas lui, qu’il n’avait pas besoin d’un psy pour lui, qu’il ne voyait pas l’intérêt de revenir, que ça ne servait à rien. Je lui répondis que je ne pensais pas que cela ne servait à rien et que je restais disponible s’il souhaitait reprendre un rendez-vous plus tard.
23Environ cinq mois plus tard, il prit à nouveau contact avec le centre pour demander à me rencontrer à nouveau, en présence de son fils, qui était d’accord pour l’accompagner. Ils se présentèrent ensemble en salle d’attente et le père me dit qu’ils souhaitaient être reçus tous les deux dans un premier temps puis qu’ensuite, son fils aimerait pouvoir me parler sans lui. Son fils ne dit rien mais acquiesça. Le père s’empara de la parole pour faire état de l’évolution de la situation : il était toujours en colère contre son fils et inquiet, mais je fus frappée par des contradictions dans son discours concernant ce que son fils devrait faire. Son fils tenta de défendre son projet toujours investi de devenir joueur pro, ce à quoi son père opposa un grand mépris, puis s’en alla.
24Une fois son père sorti, le fils demanda à corriger les propos de son père, argumenta quant au bien-fondé de son projet, construit à partir d’une véritable passion pour les jeux vidéo, depuis l’enfance, lorsqu’il regardait son père jouer ! Il était intarissable sur les logiques du jeu, son rôle dans l’équipe, précisait qu’il était très bon, « reconnu » dans le monde virtuel. Je l’écoutais attentivement et l’interrogeais aussi sur son parcours dans le monde réel, chaotique selon lui, tant du côté de la scolarité, jamais à la hauteur des attentes parentales depuis l’entrée au collège, que de ses relations aux autres, qui montraient fréquemment, dit-il, du mépris à son égard. Il pointait la difficulté de son père à admettre qu’il soit différent de ce qu’il avait imaginé. Il repérait aussi sa peur d’être confronté à l’échec et le refuge que pouvait constituer le monde virtuel. Il ne revint seul que quelques séances parler de ses difficultés, puis cessa de venir sans prévenir. La dernière fois que je le vis, il me dit qu’il s’était inscrit pour suivre des cours par correspondance pour passer le baccalauréat, qu’il avait passé des épreuves blanches pour se tester et que ça l’avait rassuré. Ce projet, qui semblait beaucoup l’enthousiasmer, avait eu pour effet d’apaiser le climat familial, et il dit sa propre inquiétude (désormais) par rapport à l’avenir, de ne pas se tenir à ses projets, que ça recommence, d’autant plus, dit-il, qu’il avait « touché les limites de ses parents »…
Demande de l’adolescent
25Lorsque le jeune prend contact avec le centre de son propre chef, c’est en général parce qu’il a remarqué que quelque chose cloche et qu’il le noue, d’une façon ou d’une autre, à ses consommations.
26Les motifs des prises de rendez-vous sont variés :
- inquiétude liée à une « crise d’angoisse »/« crise de manque » un soir où ils n’avaient pas de cannabis ;
- interrogation quant au caractère « normal » de leurs consommations, du côté du médical (« est-ce que je suis addict ? ») ou de la loi (« cannabis interdit mais toléré »), questionnement qui n’est pas sans rappeler le paradoxe inhérent au traitement social de la toxicomanie et la confusion introduite par l’arrivée de la substitution… délinquant ou malade ?
- crainte de ce vers quoi pourraient les entraîner leurs consommations ;
- embarras suite à des prises de drogues en milieu festif. Ils viennent alors raconter leurs expériences, qui leur ont « trop » plu ou dont ils sont choqués ;
- enfin, une partie des jeunes que nous recevons sont envoyés par la justice, suite à une interpellation pour détention/trafic de stupéfiants ou d’autres actes délinquants, le plus souvent des violences, sous l’emprise de substances psychoactives.
27La plupart des jeunes que nous recevons consomment plus ou moins régulièrement du cannabis et de l’alcool, associés pour certains à des consommations occasionnelles de lsd, mdma, ecstasy, cocaïne lors d’occasions festives, de l’ordre de l’excès. Quelques demandes concernent les jeux vidéo.
28Lors des premiers entretiens, ce sont généralement la rencontre avec les produits, l’histoire des consommations et la relation aux produits qui sont questionnées, au regard de ce que le jeune vit de manière plus générale : parcours scolaire, relations familiales, relations sociales. D’emblée, les échanges prennent une forme très différente de ce à quoi je suis habituée en csapa généraliste. Les « jeunes consommateurs » ne semblent pas en prise directe et exclusive avec le produit et rapidement, même au fil du premier entretien, ils s’en détachent pour parler des autres questions qui les préoccupent. Il y a bien quelque chose qui est noué à leurs consommations et ils vont souvent en passer à plusieurs reprises par là pour articuler leurs difficultés et leur souffrance, mais la consommation recouvre moins les autres enjeux.
29D’ailleurs, l’accompagnement ne s’organisera pas autour du produit, d’objectifs de diminution ou d’un sevrage et l’évolution des consommations sera évoquée au fil des rencontres, en filigrane. Il y a néanmoins à préciser que cette place relative des consommations au niveau intrapsychique ne coïncide pas toujours avec la place effective occupée par les consommations dans le réel.
30Au cours des premiers échanges, le jeune va parler de l’effet attendu du produit ou de ce que cela permet ou facilite. Concernant les consommations régulières de cannabis, une des premières choses que les adolescents disent attendre de leurs consommations, c’est « pour être bien, être posé » et « ne pas penser », tout en étant incapable de dire dans un premier temps à quoi cela leur permet de ne pas penser.
31Un autre trait récurrent dans la clinique concerne le lien aux pairs et le fait que le cannabis permet « d’être tous pareils ». La consommation de cannabis semble permettre au jeune d’éviter ce qui pourrait être conflictuel, évitement qui trouve sa limite dans des moments où l’angoisse surgit ou dans l’incapacité repérée par le jeune à tenir ses investissements : « envie de rien ». Ils décrivent souvent comment ils évoluent dans une sorte de présent qui n’est pas dialectisé par une histoire passée et des projets, dans une forme d’attente, ponctuée par la retrouvaille avec l’objet drogue.
32Un autre mode de consommation peut pousser le jeune à venir parler, c’est une répétition de « défonces », avec l’alcool ou l’expérimentation de drogues, qui vont souvent de pair avec des mises en actes (accidents, relations sexuelles, violences) dont le jeune vient parler dans l’après-coup, parce qu’il ne sait pas quoi en faire, qu’il ne s’y reconnaît pas (« c’était pas moi »). En effet, il est confronté à quelque chose qui a pu faire effraction parfois, et qui reste désarrimé du reste de son existence. Ainsi, il se saisit de cet espace de parole qui lui est proposé pour construire un récit de cette succession d’expériences et pour essayer de s’y situer. Le travail peut aussi consister à construire ou repérer ce qui peut faire limite symbolique pour lui, afin de la rencontrer autrement que lorsqu’elle fait retour dans le réel, de façon traumatique.
33Solliciter l’adolescent par la parole va également lui permettre de faire l’expérience de ses propres marques, d’entendre quelque chose de ses petites différences, ses petites singularités, auxquelles il va pouvoir se fier pour baliser son chemin et, éventuellement, se remettre en mouvement. Ainsi, au fil des rencontres, le travail va finalement consister à aider le jeune à repérer ce que ses consommations lui permettent d’éviter.
34Pour moi, ce travail est possible mais nécessite de s’engager dans l’entretien, pas en tant que membre d’une institution d’experts du côté de l’addictologie, mais en tant que ne sachant pas tout et ayant besoin qu’ils parlent pour tenter d’entendre quelque chose de ce qui fait difficulté pour eux. Cela implique une position active dans un premier temps, parfois de montrer un intérêt marqué pour les petites choses que le jeune dit de lui sans y prêter attention, ou pour la façon dont il manie la parole.
Vignette clinique
35R, âgé de 17 ans, vient me rencontrer, me dit-il, suite à un événement qui l’a perturbé. Il consomme du cannabis régulièrement, en douille, et a expérimenté des drogues dures lors de soirées techno. Récemment, il a accompagné un de ses camarades de classe, deux jours après une consommation de lsd, aux urgences psychiatriques, où ce dernier est resté une semaine et dont il est sorti avec un traitement. Ce qui l’inquiète beaucoup, c’est l’idée que les produits peuvent avoir un effet après la prise. Lui-même d’ailleurs a un sentiment d’étrangeté depuis qu’il a consommé des produits et se demande si cela ne l’aurait pas « rendu fou ». Il dit aussi que suite à cet épisode, ses copains et lui avaient tous décidé qu’ils ne consommeraient plus de produits et qu’il est déçu qu’aucun ne tienne cet engagement, à part lui.
36Lors du second rendez-vous, il consacre tout l’entretien à me parler de son week-end précédent. Il a accompagné ses copains dans une rave de trois jours, au cours desquels il a été le seul à ne pas prendre de drogues dures. Il ne comprend pas la légèreté avec laquelle ses copains consomment, des drogues en tous genres, sans trop savoir de quoi il s’agit.
37Troisième rendez-vous, R prend très rapidement la parole pour parler de sa rentrée des classes. Comme il fait un cursus en alternance, il doit passer une semaine sur trois dans un appartement seul dans une autre ville et il dit l’avoir très mal supporté. Il avait besoin de parler. Il s’en veut de n’avoir pas profité de sa solitude pour travailler et n’a pas compris pourquoi il n’avait envie de rien. Il déplore les contraintes de la liberté : il doit faire les courses, cuisiner, ranger son appartement, etc. La solitude l’a conduit à « trop penser », dit-il. Il dit être envahi par des regrets concernant ses actes. S’il décide de se divertir, de prendre du plaisir, il regrette de ne pas avoir travaillé… et s’il travaille, il a l’impression de passer à côté des bons moments de son âge. Il se reproche tous ses choix et dit que c’était plus simple avant quand il était « obligé ». Il dit aussi que finalement, ça fait longtemps qu’il n’a pas arrêté de fumer pour s’assurer qu’il n’est pas dépendant et qu’en fait, il se rend bien compte qu’il est « addict aux douilles ». Il explique que c’est le seul moyen pour lui de faire taire ces reproches qui tournent en boucle continuellement dans sa tête. C’est désormais pour cette raison qu’il veut venir parler…
38Progressivement, le jeune va donc pouvoir repérer la fonction singulière des consommations pour lui et peut-être inventer d’autres manières que le recours aux consommations pour affronter ses difficultés.
39Concernant les problématiques sous-jacentes qui se dévoilent, on peut repérer certains traits cliniques récurrents :
- traumatismes pendant l’enfance, souvent des maltraitances tues jusqu’alors. Cette clinique particulière est également repérable dans la clinique généraliste du csapa ;
- difficulté à opérer des choix. Nombre de jeunes viennent dire leur incapacité à opérer des choix les concernant et l’absence d’appuis qu’ils ont à disposition. Absence d’appuis du côté de l’autre ; beaucoup ne repèrent aucune attente les concernant chez leurs parents. Absence de repères par rapport aux rets de leur propre désir dont ils ne savent presque rien. Les jeunes que je reçois disent aussi fréquemment leur manque de confiance, leur profond pessimisme quant à l’avenir et leur refus de s’engager dans une direction sans savoir ce qu’ils vont y trouver. Ils sont peu soutenus par des idéaux. Ils peuvent dire, par exemple quand on les interroge sur la manière dont ils se représentent leurs consommations dans l’avenir : « Quand j’aurai un travail, que je serai marié, je ne fumerai plus », mais ne semblent pas se sentir concernés par le trajet qu’ils ont à effectuer ;
- certains adolescents, surtout les garçons, s’avèrent terrorisés par la rencontre avec l’autre sexe. Les consommations peuvent les aider à surmonter une « timidité », ou parfois à avoir des relations sexuelles sans en passer par une rencontre. C’est le cas d’un jeune homme qui venait parler de ses consommations de mdma et disait que l’effet du produit lui permettait de « s’entraîner à draguer », ce qui signifiait pour lui « obtenir quelque chose de la fille ». Il parlait de « désinhibition ». Bien sûr, son entraînement ne lui permettait pas de progresser puisqu’une fois l’effet dissipé, il se retrouvait dans la même impasse à nouer des liens avec des jeunes femmes. Ce jeune homme expliquait que son problème, c’était qu’avec le temps et la répétition de ces expériences, son intérêt initial s’était dissipé, que nouer des liens avec les autres ne l’intéressait plus, que c’était pour l’effet dans le corps et le rapport parfait que cela permettait avec la musique qu’il consommait, de plus en plus souvent désormais. Il s’amusait un jour de conclure un entretien en disant qu’il était « passé de la drague à la drogue ».
Conclusion
40Ainsi, on pourrait dire que les consommations viennent s’articuler à des actes en attentes. Il me semble qu’il y a à tenter de repérer ce que les adolescents cherchent à faire entendre, les questions qu’ils posent, à leurs parents, figures d’autorité, ou auprès de nous, professionnels en csapa, supposés détenteurs d’un savoir médical, à travers leurs consommations et leurs conduites. Permettre que cette clinique de l’agir puisse se transposer dans la parole nécessite d’être souple, de ne pas trop répondre avec notre logique institutionnelle, mais plutôt à partir de notre propre assise subjective.
41Qu’attendre de ces consultations ? L’écoute des patients toxicomanes permet d’entendre que l’addiction se met en place progressivement et que de nombreuses mises en acte ont eu lieu, sans trouver d’adresse, avant que la mise en acte que constitue la consommation devienne permanente. De plus, les patients reçus au csapa se présentent souvent comme étrangers à ce qui constitue leur vie. Et lorsqu’ils tentent de sortir de leur addiction, ils se trouvent confrontés à des conflits laissés en suspens au moment de l’adolescence.
42Ainsi, un travail de prévention pourrait consister à proposer une écoute de ces mises en acte, une écoute des adolescents sollicités à prendre la parole, une parole constituante de subjectivité.
Notes
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Psychologue, csapa.
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[1]
J. M. Forget, L’adolescent face à ses actes… et aux autres, Toulouse, érès, 2013.