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Article de revue

Les toxicomanes sont-ils à la pointe du progrès ?

Pages 60 à 63

Notes

  • [*]
    Psychiatre, ancien responsable du csapa du chu de Grenoble.
  • [1]
    J’en profite à cet endroit pour faire part de ma dette immense et de ma reconnaissance à un certain nombre de personnes, auteurs de textes, qui m’accompagnent le long de mon existence. Je remercie ainsi J.-P. Hiltenbrand, C. Melman, J.-L. Chassaing, n’oubliant pas l’œuvre immense de J. Lacan et de S. Freud.
  • [2]
    C’est une question qui a été posée, J. Pigeaud, Melancholia, Paris, Payot, 2008.
  • [3]
    J. Lacan, « Petit discours aux psychiatres », 10 novembre 1967.
  • [4]
    J.-P. Hiltenbrand, « Considérations préliminaires sur la technoscience », Revue lacanienne, n°7, 2010, p. 117-124.
  • [5]
    J. Lacan, « Conférence à Genève sur le symptôme, 4 octobre 1975 », Bulletin afi, n°71, janvier 1997.
  • [6]
    N. Postman, Se distraire à en mourir (1985), trad. Paris, Fayard, 2011.

1Puisque j’interviens dans le champ des expériences de terrain, je ferai état d’une certaine pratique et des questions qui se sont posées à moi avec les patients rencontrés dans le cadre d’un centre de soins pour toxicomanes [1]. Je ne parlerai pas directement de l’addiction mais plutôt de la toxicomanie et des toxicomanes, une population particulière au sein de cette communauté florissante des addicts. J’aborderai ainsi un certain nombre de points qui m’ont paru importants et posant un certain nombre de questions qui ne sont pas toujours résolues. Dans un premier temps, je préciserai ce qu’il en est au niveau clinique. Dans un deuxième temps, j’aborderai la question sociale.

Du point de vue clinique

2Dans nos rencontres, nous sommes parfois frappés devant une certaine régularité des modalités de la demande. Demandes qui sont toutes un peu sur le même mode, avec notamment ces effets de nomination imaginaire : « Je suis toxicomane, je suis addict. » C’est effectivement toujours curieux d’énoncer les choses de la manière suivante pour formuler une demande de ce qui ne va pas. Il est rare en effet d’entendre : « Je viens vous voir car j’ai dans mon existence rencontré un produit par accident qui m’a soulagé, qui m’a fait un bien fou. Mais vous voyez, j’en suis malade… »

3Ce qui frappe donc, c’est cette stéréotypie qui se décline bien sûr de différentes manières. Cela pose d’ailleurs la question de l’évolution de notre clinique, où, me semble-t-il, ont toujours existé cette pauvreté langagière, cette absence, voire cette incapacité à faire et à dire. À mes débuts, j’ai pu rencontrer encore quelques patients qui pouvaient tenir un certain type de discours. Enfin, ceux qui avaient pu passer entre les mailles du sida.

4Comment devient-on toxicomane ? Par accident le plus souvent mais aussi parfois par choix, par goût des expériences, de quelque chose lié à une fascination. On peut remarquer dans notre société cette tendance vers l’outrance, l’hubris. Cette absence de limite est le témoignage de l’effacement de la référence paternelle.

5S’il y a une modalité d’entrée volontaire, très vite se produit un changement. Le sujet va se trouver dépassé, sous l’emprise de l’organique. C’est encore vrai que pour calmer une douleur, une douleur d’exister, pour briser les soucis, ces produits sont d’une redoutable efficacité. Toutefois, nous rencontrons également des jeunes gens ou jeunes femmes consommateurs de produits plus excitants, comme le lsd, la mdma, les acides, les champignons, la kétamine, dans un cadre festif, leur permettant d’avoir un semblant de vie ensemble sur des musiques électroniques. Ainsi la psy-trance est une modalité laïque de la transe, une tentative de nouer un dialogue avec l’autre. Il est parfois étrange de percevoir cette dimension instantanée d’être mis en place d’égal, une dimension imaginaire du rapport à l’autre et pour laquelle il faut quelquefois un peu de temps pour instaurer un peu de disparité.

6J’ai évoqué cette pauvreté langagière si souvent décrite. Cela témoigne d’un fait clinique : la méfiance à l’égard de la parole. Ce qu’ils ne veulent pas en tout cas au départ. Cela indique aussi un changement d’économie psychique. Nous assistons ainsi au passage d’une économie normalement régie par le signifiant à une économie régie par le signe, ce qui confère une présentation tout à fait particulière. C’est l’effacement progressif de la fonction symbolique, donnant à penser que probablement l’homme moderne sort du langage, pour entrer dans un mode communicatif. Un système de question-réponse, un peu à la manière des questionnaires qui sont remis aux patients pour leur auto-évaluation clinique. C’est de la communication mais également de l’informatif, de l’information. Ce n’est pas du symbolique, qui lui est articulé à un manque et lié à la fonction de la métaphore et de la métonymie. C’est du signe, cela n’engage ni le symbolique, ni le réel, ni l’imaginaire. Cela a encore comme conséquence de ne pas donner de place à l’autre. Cette notion d’information me paraît un point important. Charles Melman, dans son séminaire, fait référence pour les paranoïas à cette question en relation avec la désafférence au texte.

7Quels effets cela pourra-t-il avoir ? Je reste persuadé que ce déferlement informatif à des effets sur la subjectivité en la modifiant. Cela peut permettre de poser cette question importante, à savoir l’inconscient peut-il encore exister ? Cela renvoie à cette remarque d’Heidegger : « C’est un ébranlement du monde, dont l’homme actuel remarque à peine les soubresauts, car il est continuellement recouvert par de nouvelles informations. »

8Un autre point important concerne la dimension du transfert. Je fais cette remarque en disant que les conditions et la mise en place du transfert ont changé. Nous ne sommes plus si certains de l’aptitude transférentielle de ces patients, tant ils apparaissent volatils ou bien utilitaires. Nous sommes, à cet endroit, le moyen pour qu’ils puissent bénéficier de leur traitement. Il y a bien sûr une certaine avidité. Ce n’est pas la même chose selon l’endroit où l’on va s’adresser. Ce rapport aux médicaments est d’ailleurs très particulier et m’amène à aborder la problématique de la substitution. J’ai pu connaître la période juste avant l’arrivée de la substitution, puis ces produits, substituts, produits d’émergence. Ceux-ci ont eu un effet indéniablement salvateur. Cela a permis à bon nombre de personnes de se tirer d’affaire, d’éviter de mourir trop tôt. On peut entendre cela comme un progrès sur le plan sanitaire et sur le plan social. Cela a eu aussi un effet d’apaisement, mais peut-on dire que c’est forcément toujours une bonne chose ? Pour beaucoup, cela les plonge dans une routine, une certaine tranquillité, voire une absence au monde. Bien sûr, ils vivent, ils communiquent, ils ont une famille, ils travaillent, mais l’expression de la question du désir reste lettre morte. J’ai parfois l’impression d’avoir affaire à des organismes vivants mais pas à des êtres vivants. Cela pose cette question qui me paraît importante, à savoir : « Qu’est-ce que tranquilliser [2] ? » Est-ce d’amener à cette sorte d’euthymie ? C’est vrai que déjà chez les Anciens, on retrouvait cette question avec le fameux Népenthès d’Homère : « L’insensibilité au malheur suppose en revanche l’absence au monde. » Il y a une perte de la vie, il existe une désespérante tranquillité. Cela renvoie quelques siècles plus tard aux interrogations de Lacan : « Qu’est-ce qu’on fait et que font les médecins ? Du fait de l’entrée de la psychiatrie dans la médecine, elle-même entièrement dans le dynamisme pharmaceutique, il se produit de nouvelles choses, on tempère, on interfère ou on modifie ; on ne sait pas ce que l’on modifie ni d’ailleurs où vont ces modifications [3]. »

9La toxicomanie permet également d’évoquer la question importante de la jouissance et du rapport au corps. Je garde toujours en mémoire cette remarque de Charles Melman que « le toxicomane ou le buveur, c’est son corps qu’il consomme et le corps en porte la trace, c’est de lui dont on jouit ». Cela intervient bien sûr quand il n’y a plus cette dysfonction nécessaire du corps. Je rappelle que la physiologie du corps a pour principe un dysfonctionnement qui est celui de cette perte, de cette chute entre S1 et S2, si l’on veut le maîtriser comme c’est le cas en médecine. Cela a comme conséquence l’élimination du sexuel. Il est vrai que le patient a usé de son corps. Il va le trouer en créant aussi un néo-orifice privé. C’est un sujet du besoin, c’est-à-dire qu’il n’est plus divisé. C’est vrai que la douleur peut venir modifier l’harmonie. Nous pourrions dire aussi que le rapport au corps est culturel, c’est le lieu du refoulement, c’est le siège de la pulsion. Cela pose la question, lorsque l’on parle de jouissance du corps, de définir qu’il y a deux jouissances : l’une phallique et celle de l’objet a.

10Une autre question qui se pose, c’est celle de la perversion. Sur le plan pratique, il s’agit de savoir s’il est possible de repasser de cette économie du signe à celle du signifiant. C’est-à-dire d’accepter la possibilité d’une béance ou d’une division. La tendance à dire que cela est particulièrement difficile. Pour les patients qui sont en analyse, il est fort probable que cette question demeure comme un reste, une scorie fixée réellement dans le corps sans qu’il soit possible d’en dire quelque chose.

La question du social

11Il me paraît intéressant de repérer comment la toxicomanie est devenue le signe d’une mutation culturelle. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’évoquais la question du progrès, puisque enfin nous pouvons être débarrassés d’un certain nombre de contraintes, d’entraves. C’est-à-dire cette possibilité de pouvoir jouir à tout prix, voire cette injonction « n’est-ce pas là formidable ? », et si vous objectez quelques remarques, c’est que vous êtes un esprit chagrin, passéiste, réactionnaire, rétrograde et j’en passe…

12Cette mutation porte sur la question de la jouissance sexuelle. Celle-ci n’étant plus la norme. Il y a donc une vraie modification de masse, qui ne peut que nous interpeller. Cela entraîne des modifications dans notre clinique, dont ces mutants sont à la pointe. La diffusion planétaire liée à la diffusion de discours techno-scientifiques – pas de la science je précise, la science n’est qu’une écriture – a des effets dans notre culture.

13La toxicomanie vient modifier notre lien social, le mettre à mal, car elle vient modifier les discours. On peut dire effectivement que les toxicomanies sont un symptôme social.

14Pour continuer ce parcours, je m’appuierai sur un texte de Jean-Paul Hiltenbrand [4] dans lequel il décrit tout un faisceau de critères qui sont à prendre en compte : le franchissement des limites, la dématérialisation de l’objet, l’indistinction entre écriture de la science et parole, bouleversement du régime des connaissances et du savoir, conflit entre la science et la culture et une élision du réel. Je poserai la question suivante de savoir si ce discours technoscientifique ne vient pas dématérialiser la fonction du signifiant. On assisterait ainsi à une dématérialisation, ce terme faisant référence a contrario à celui cité par Lacan dans la conférence sur le symptôme [5] où il évoque la question du « motérialisme » pour le distinguer du matérialisme. Tout cela s’inscrit dans une dynamique de progrès, de savoir, cette abolition des limites, des frontières, pour être libre. Sauf que celui qui se revendique libre devient l’esclave d’une molécule, d’une écriture scientifique. Bien sûr, ce terme de progrès est un mot d’ordre, un alibi, un cache-misère, car si l’on regarde en quoi c’est un progrès au sens du désir par exemple, on peut se poser effectivement un certain nombre de questions. En quoi ce changement est-il bénéfique ? Si vous êtes du côté de la jouissance sans limite, alors oui c’est un progrès. Si c’est d’être du côté du désir, c’est plutôt une régression.

15En conclusion, tout dépend bien évidemment de la position et du choix d’existence. Neil Postman, dans son introduction à Se distraire à en mourir[6], évoque deux auteurs qui ont marqué leur époque. Il s’agit de Georges Orwell et Aldous Huxley. Il dit repérer qu’il y a deux chemins différents. En effet, pour Orwell, c’est le risque d’être écrasé par une force extérieure, et il craignait que l’on interdise les livres. Huxley redoutait qu’il n’y ait même plus besoin d’interdire les livres car plus personne n’aurait envie d’en lire. Orwell craignait qu’on nous prive d’information. Huxley craignait que l’on nous en abreuve. Il redoutait que la vérité soit cachée dans un océan d’insignifiance.

16Dans le Meilleur des mondes, le contrôle des gens s’exerce en leur infligeant du plaisir. Cela renvoie effectivement au texte de Lacan sur la médecine. Il me semble que l’on peut entendre de cette manière ce que Lacan a pu dire : « Pour moi, la seule vraie science, c’est la science-fiction. »

Notes

  • [*]
    Psychiatre, ancien responsable du csapa du chu de Grenoble.
  • [1]
    J’en profite à cet endroit pour faire part de ma dette immense et de ma reconnaissance à un certain nombre de personnes, auteurs de textes, qui m’accompagnent le long de mon existence. Je remercie ainsi J.-P. Hiltenbrand, C. Melman, J.-L. Chassaing, n’oubliant pas l’œuvre immense de J. Lacan et de S. Freud.
  • [2]
    C’est une question qui a été posée, J. Pigeaud, Melancholia, Paris, Payot, 2008.
  • [3]
    J. Lacan, « Petit discours aux psychiatres », 10 novembre 1967.
  • [4]
    J.-P. Hiltenbrand, « Considérations préliminaires sur la technoscience », Revue lacanienne, n°7, 2010, p. 117-124.
  • [5]
    J. Lacan, « Conférence à Genève sur le symptôme, 4 octobre 1975 », Bulletin afi, n°71, janvier 1997.
  • [6]
    N. Postman, Se distraire à en mourir (1985), trad. Paris, Fayard, 2011.
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